Amnésie, PCI et water-polo - La métaphore sportive dans Palombella rossa de Nanni Moretti - OpenEdition Journals

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Italies
                           Littérature - Civilisation - Société
                           23 | 2019
                           In corpore sano

Amnésie, PCI et water-polo
La métaphore sportive dans Palombella rossa de Nanni Moretti

Justine Rabat et Manuel Esposito

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/italies/7331
DOI : 10.4000/italies.7331
ISSN : 2108-6540

Éditeur
Université Aix-Marseille (AMU)

Édition imprimée
Date de publication : 2 décembre 2019
Pagination : 217-228
ISBN : 979-10-320-0243-8
ISSN : 1275-7519

Référence électronique
Justine Rabat et Manuel Esposito, « Amnésie, PCI et water-polo », Italies [En ligne], 23 | 2019, mis en
ligne le 03 mars 2020, consulté le 30 mars 2020. URL : http://journals.openedition.org/italies/7331 ;
DOI : https://doi.org/10.4000/italies.7331

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Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.
Amnésie, PCI et water-polo
                  La métaphore sportive
                  dans Palombella rossa de Nanni Moretti

                  Justine Rabat et Manuel Esposito
                  Université Sorbonne-Nouvelle Paris III, CERC EA 172

                  Résumé : Nous voudrions montrer avec cet article de quelle manière Nanni Moretti tente
                  de définir dans Palombella rossa (1989) une pratique démocratique du cinéma en utilisant
                  une métaphore sportive : un (bien étrange) match de water-polo. Moretti développe sa
                  réflexion en réunissant plusieurs éléments qui – à première vue – pourraient ne rien avoir
                  en commun : le water-polo, la politique, le cinéma et les souvenirs d’enfance se complètent,
                  s’entrecroisent pour représenter une crise individuelle – celle que traverse Michele Apicella
                  à la suite d’un accident de voiture qui l’a rendu amnésique – et historique – le PCI qui se
                  change radicalement à la fin des années 80.
                  Riassunto: Vorremmo dimostrare con quest’articolo in che modo Nanni Moretti cerca
                  di definire in Palombella rossa (1989) una pratica democratica del cinema utilizzando una
                  metafora sportiva: una partita (molto strana) di pallanuoto. Moretti sviluppa la sua riflessione
                  collegando vari elementi che – a prima vista – potrebbero non avere nulla in comune: la
                  pallanuoto, la politica, il cinema e i ricordi d’infanzia si completano, s’incrociano per
                  rappresentare una crisi individuale – quella che attraversa Michele Apicella, colpito da
                  amnesia dopo un incidente d’auto – e storica – il PCI che cambia radicalmente alla fine degli
                  anni 80.

                  Avec Palombella rossa, Nanni Moretti propose, à partir d’une métaphore
                  sportive, une réflexion sur la crise que le Parti Communiste Italien (PCI)
                  connaît à la fin des années 80 : un match de water-polo dont la durée elle-
                  même pose problème puisqu’il commence l’après-midi et ne se termine qu’en
                  pleine nuit. On retrouve Michele Apicella – l’alter ego de Nanni Moretti – qui
                  est cette fois-ci un cadre du PCI et un joueur de water-polo. Soudainement,
                  il est frappé d’amnésie à la suite d’un accident de voiture. L’amnésie l’installe
                  dans une perpétuelle situation de crise et d’incompréhension. À la recherche de
                  son identité et d’une compréhension du réel, Michele se trouve confronté à son

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Justine Rabat et Manuel Esposito

                passé et à un présent à reconstruire. Moretti revient sur le choix peu commun
                de confronter sport et politique :
                      J’ai voulu fondre ces deux éléments apparemment si éloignés l’un de l’autre –
                      le water-polo et la politique – dans la figure de quelqu’un qui ne se souvient
                      plus de rien. L’amnésie du protagoniste permet à des aspects très différents
                      de coexister. Il s’agit donc d’un film délibérément composite fait de matériaux
                      différents les uns des autres : au centre, il y a mon personnage qui reconstruit de
                      manière fragmentaire et discontinue des morceaux de sa propre vie 1.
                Tout l’intérêt des films de Moretti tient à ce paradoxe : Moretti semble autar-
                cique, égocentrique, et il parvient pourtant dans chacun de ses films à parfaite-
                ment représenter sa génération, son temps présent sur le plan collectif. Ainsi,
                il s’agira de savoir dans quelle mesure l’amnésie de Michele ne serait pas à
                comprendre comme un symptôme générationnel. Comme pour dire : une crise
                politique a lieu, nous perdons tous la mémoire, au moment précis où s’écroule
                un modèle – le communisme – dont l’écroulement conduit à la victoire défini-
                tive d’un autre modèle : le capitalisme. Dans Palombella rossa Moretti repré-
                sente donc un moment de rupture – historique autant qu’individuelle. Serge
                Daney observe très bien cette dimension plus collective que simplement
                autobiographique du film de Moretti :
                      La tentation de “faire corps” avec quelque chose (l’équipe, l’eau, le parti, le
                      peuple “comme un poisson dans l’eau”) est aussi éternelle qu’éternellement
                      déçue. […] Mais ce qui est encore plus fort, c’est que M[oretti] fait également
                      couple (toujours improbable) avec des personnages fantômes (l’ancien “ver
                      fasciste”), des souvenirs d’enfance, des parties de lui-même, etc. Il est donc,
                      comme le dit Deleuze, “très peuple à l’intérieur de lui-même” et le burlesque
                      mental a sans doute à voir avec cet encombrement propre à l’individu moderne 2.
                Par la dimension autobiographique de son film, mais aussi grâce à l’ironie qui
                lui permet de prendre de la distance par rapport à lui-même – et peut-être
                par rapport à l’Histoire, Moretti parvient, avec Palombella rossa, à faire un
                film sur un moment décisif de l’histoire récente de l’Italie : la fin de l’utopie
                communiste.

                1     Nanni Moretti, entretien avec Jean A. Gili, in Nanni Moretti, Roma, Gremese, 2001, p. 69.
                2     Serge Daney, L’exercice a été profitable, Monsieur, Paris, P.O.L., 1993, p. 166-167.

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Amnésie, PCI et water-polo. La métaphore sportive dans Palombella rossa de Nanni Moretti

                  Le corps, la politique et le sport :
                  norme et pouvoir disciplinaire
                  Toute la question du film semble être non seulement « que s’est-il passé pour
                  que j’en sois arrivé là ? » mais aussi « que s’est-il passé pour que nous (en tant
                  qu’équipe, en tant que parti – voire en tant que pays ?), nous en soyons arrivés
                  là ? » L’amnésie qui frappe Michele est un événement qui l’oblige à se redéfinir
                  par rapport à l’oubli. La forme fragmentaire du film épouse les mouvements
                  de la mémoire depuis le présent immédiat de la partie de water-polo. Moretti
                  aborde, à partir d’une cohabitation entre actualité politique et environnement
                  sportif, la question du présent et de l’héritage politique, tant sur le plan indivi-
                  duel (la mémoire de Michele) que sur le plan collectif (les conflits et les rassem-
                  blements collectifs sont inhérents à la pratique du sport et de la politique).
                      Le fait d’avoir recours au sport permet de mettre en avant la représentation
                  du corps, mais surtout du corps politique. Le film remet en question l’identité
                  de Michele, mais aussi les rapports du pouvoir avec le corps par la métaphore
                  du sport. Le pouvoir passe par le corps et la métaphore sportive le met en
                  avant à la différence du classique film politique de gauche comme le souligne
                  Moretti : « cela ne m’intéressait pas de faire le film habituel pour rassurer le
                  public de gauche habituel, je voulais faire quelque chose de différent 3 ». Les
                  corps des sportifs sont presque nus : le corps n’est pas caché et rend directe-
                  ment visible les liens qui existent entre le pouvoir et ce que Giorgio Agamben
                  nomme tout au long de son œuvre « la vie nue 4 ».
                      Les souvenirs d’enfance de Michele offrent le meilleur exemple de l’entre-
                  croisement du politique et du plus intime. Moretti insiste beaucoup sur le
                  rapport de Michele avec ses parents : là aussi, il est avant tout question de
                  politique. Les souvenirs de la pratique sportive sont associés tant à la figure du
                  père qu’à celle de la mère, les deux parents ne jouant pas le même rôle dans
                  la formation de Michele. C’est bien son père qui l’oblige à plonger (dans un
                  souvenir son père lui crie plusieurs fois « Tuffati ! ») : dans la figure du père c’est
                  le pouvoir disciplinaire en tant qu’instrument de normalisation qui fait retour.
                  Le sport apparaît alors comme faisant partie d’une « machine du pouvoir » :
                        Le moment historique des disciplines, c’est là où naît un art du corps
                        humain, qui ne vise pas seulement à la croissance de ses habilités, ni non plus
                        l’alourdissement de sa sujétion, mais la formation d’un rapport qui dans le

                  3     Nanni Moretti, entretien avec Jean A. Gili, in op. cit., p. 69.
                  4     Nous pensons ici tout particulièrement à Homo sacer. Il potere sovrano e la nuda vita, Torino,
                        Einaudi, 1995.

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Justine Rabat et Manuel Esposito

                      mécanisme le rend d’autant plus obéissant qu’il est plus utile, et inversement.
                      Se forme alors une politique des coercitions qui sont un travail sur le corps, une
                      manipulation calcu1ée de ses éléments, de ses gestes, de ses comportements. Le
                      corps humain entre dans une machinerie du pouvoir qui le fouille, le désarticule
                      et le recompose 5.
                Le corps de Michele n’est pas « désarticul[é] », mais son amnésie – dont on
                ne sait à aucun moment si elle n’est que momentanée ou si elle s’inscrira dans
                la durée – le présente malgré tout comme ce que nous pourrions appeler un
                sujet désarticulé. Le rapport entre le dedans (l’amnésie) et le dehors (le corps)
                continue à fonctionner, mécaniquement.
                    Dans la nostalgie de Michele dans la perte de la mère, c’est tout le contraire
                qui est recherché. L’eau en tant que surface liée à la mère est analysée de
                manière très fine par Serge Daney :
                      L’eau est une surface, souvent filmée de haut, […] mais une surface spéciale qu’il
                      faut sans cesse reparcourir, labourer de son corps (boustrophédon). Chez Besson
                      [dans Le grand bleu], l’idéologie est celle du “silence des profondeurs” : il vise un
                      public qui ne saurait pas que mer = mère. Chez M[oretti] impossible de ne pas
                      le savoir : le rapport à la mère, bien-sûr, mais pas parce qu’elle représente elle-
                      même un élément-refuge mais parce qu’elle n’a pas permis au petit de “changer
                      de sport”. Mère moderne, autoritaire, donc et pas la mamma fondamentale ou
                      la mère absente 6.
                Il ne faudrait pas se tromper et voir trop rapidement l’eau comme le retour
                dans le ventre de la mère, mais bien le retour dans le rapport à la mère de
                quelque chose d’ambivalent : à la fois l’amour de l’enfant pour sa mère (les
                images des gâteaux), mais aussi le fait de retrouver à chaque plongée l’autorité
                de la mère. L’eau de la piscine est double – et donc en ce sens surface parfai-
                tement paradoxale : c’est le lieu de la normalisation par l’action du père, mais
                aussi d’une tentative de retrouver la mère. Le moment du premier bain est un
                moment de normalisation : tous les enfants doivent plonger, tous les enfants
                doivent accomplir en même temps le même geste, il s’agit de faire en sorte que
                leurs corps soient capables de jouer en équipe. C’est le moment indispensable
                de la socialisation – qui reste toutefois un traumatisme : « Coder le désir – et la
                peur, l’angoisse des flux décodés, – c’est l’affaire du socius 7 ».
                    Cette duplicité du sport (père/mère, disciplinarisation/plaisir dans l’eau), on
                la retrouve aussi autour de la politique : en tant que communiste, Michele fait

                5     Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 139.
                6     Serge Daney, op. cit., p. 168.
                7     Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972, p. 167.

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Amnésie, PCI et water-polo. La métaphore sportive dans Palombella rossa de Nanni Moretti

                  parti de l’opposition, mais en même temps, tout geste politique demeure une
                  tentative de normalisation. Quand bien même il va à l’encontre de la majorité,
                  à partir du moment où il est institutionnalisé, un choix politique fait partie la
                  norme : « En un sens le pouvoir de normalisation contraint à 1’homogénéité,
                  mais il individualise en permettant de mesurer les écarts, de déterminer les
                  niveaux, de fixer les spécialités et de rendre les différences utiles en les ajustant
                  les unes aux autres 8 ». Il y a donc la mise en relation de ce double jeu autant
                  dans la pratique du sport que dans la pratique de la politique.

                  La piscine comme lieu démocratique et utopique :
                  « Siamo uguali, ma siamo diversi »
                  Le dispositif du film lui-même garde la trace des « idéaux passés » de Michele/
                  Nanni, dans la mesure où la piscine devient un lieu démocratique par excel-
                  lence : quand bien même Michele reste frustré dans sa réalisation politique,
                  le film lui-même (re)présente un lieu où toutes les opinions politiques sont
                  (re)présentées : c’est le rôle des personnages qui suivent Michele autour de
                  la piscine de faire entendre des discours qui ne s’accordent pas avec le sien.
                  L’ensemble des personnes qui tournent autour de la piscine, qui poursuivent
                  Michele, construisent des discours différents, qui se rencontrent autour d’un
                  espace commun. La tentative de prendre le pouvoir – puisque c’est avant tout
                  de cela dont il est question – se fait par le langage et par la construction d’un
                  discours. L’action qui se joue autour de la piscine est une représentation des
                  différents discours, partis, groupes, qui existent alors en Italie : les commu-
                  nistes, la droite et l’extrême-droite (avec le « ver fasciste »), les catholiques, la
                  gauche extraparlementaire – les deux hommes qui essaient le plus de parler
                  avec Michele.
                      Palombella rossa est un film sur la difficulté de passer du dire à l’agir, de la
                  parole à l’action. La solution semble être de concevoir la mise en place d’un
                  discours comme une action en elle-même. En ce sens, il s’agit d’un film sur
                  la performativité du langage, lorsque Michele s’écrie : « Chi parla male pensa
                  male e vive male. Bisogna trovare le parole giuste, le parole sono importanti ».
                  Comme si les mots avaient une influence sur l’action. Pour Michele, le langage
                  a des conséquences sur la façon de vivre : « Bisogna inventare un linguaggio
                  nuovo ». Ce à quoi Michele ajoute : « Ma per inventare un linguaggio nuovo
                  bisogna inventare una vita nuova ». Le match – l’action – redouble le discours

                  8     Michel Foucault, op. cit., p. 201.

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                politique – le langage, et inversement. On peut comparer la lutte entre les
                partis politiques avec le match qui se joue dans la piscine. Discours politique
                et action sportive se complètent jusqu’à converger à la fin du match. Les deux
                discours – sport et politique – se rejoignent pour représenter une rupture.
                      Michele’s realisation of the necessity of forging a new language does not
                      dispel his doubts nor answers all his questions – he remains a lonely, suffering
                      character, who makes mistakes (as in the failed penalty in the dying seconds of
                      the match) and feels frustrated (as testified by the accident that he causes while
                      driving back to Rome. […] although Michele stops at the realisation of the
                      necessity to create a new, more effective vocabulary, one better able to speak to
                      the people, Moretti does more and offers to the Italian moderate Communist
                      community concrete new ways of describing itself 9.
                Dans Palombella rossa, Moretti questionne, par la métaphore sportive, le mouve-
                ment dialectique qui permet de passer de la parole à l’action et de l’action à la
                parole : Michele est à la recherche d’une résolution (Aufhebung) qu’il ne trouve
                pas. Moretti tente de mettre en avant une aporie propre au discours du PCI et
                Michele ne parvient pas à trouver de solution. L’ une des phrases que Michele
                ne cesse de répéter, « Siamo uguali, ma siamo diversi », est en elle-même une
                illustration de la dimension aporétique du discours du PCI :
                      This phrase, which Michele repeats countless times with increasing despair, [...]
                      shows the inherent contradiction of a party that regards itself simultaneously as
                      a parliamentary group and as a revolutionary force, that wants to be accepted
                      as an official, moderate component of the democratic life of the country, but
                      also maintain its specific history (be faithful to its past ideals, as Michele says
                      in the film 10).

                9     Ewa Mazierska et Laura Rascaroli, The Cinema of Nanni Moretti. Dreams and Diaries, Londres,
                      New York, Wallflower Press, 2004, p. 140-141. Notre traduction : « En prenant conscience
                      de la nécessité de forger une nouvelle langue, Michele ne dissipe pas ses doutes et ne répond
                      pas à toutes ses questions - il reste un personnage solitaire, souffrant, qui commet des erreurs
                      (comme dans le penalty manqué dans les dernières secondes du match) et se sent frustré
                      (comme en témoigne l’accident qu’il provoque en rentrant à Rome en voiture. [...] bien que
                      Michele s’arrête sur la prise de conscience de la nécessité de créer un vocabulaire nouveau,
                      plus efficace, plus capable de parler au peuple, Moretti en fait plus et offre à la communauté
                      communiste italienne modérée de nouvelles façons concrètes de se décrire ».
                10    Ibidem, p. 141. Notre traduction : « Cette phrase que Michele répète un nombre incalculable
                      de fois, avec un désespoir croissant, illustre la contradiction inhérente d’un parti qui se regarde
                      simultanément comme un groupe parlementaire et comme une force révolutionnaire qui veut
                      être acceptée comme un élément officiel et modéré de la vie démocratique du pays, tout en
                      maintenant la singularité de son histoire (être loyal envers ses idéaux passés, comme Michele
                      le dit dans le film) ».

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Amnésie, PCI et water-polo. La métaphore sportive dans Palombella rossa de Nanni Moretti

                  Le propos de Moretti est de montrer le chaos généré par la rencontre de ses
                  discours, comme l’atteste le déphasage de Michele. À mesure que Michele
                  retrouve la mémoire et son identité, il affirme sa singularité, sans essayer de
                  changer les autres, et parfois même en refusant de les écouter. L’affirmation de
                  sa singularité lui est surtout reprochée par la gauche extraparlementaire – qui
                  opère sur lui, communiste, une sorte de chantage : « Tu non pensi alle atrocità
                  del mondo, tu pensi solo a te stesso ». De manière métaphorique, Moretti
                  recrée le présent politique de la fin des années 80 en Italie. La particularité de
                  Michele/Moretti : il ne cherche pas l’approbation des autres, mais plutôt les
                  moyens d’affirmer sa singularité.
                      Parce qu’il réunit différents discours, le film actualise donc une forme
                  d’utopie. Et l’on comprend par la même occasion que le communisme de
                  Moretti n’a rien de dogmatique ou d’orthodoxe, il se pense comme une partie
                  d’un ensemble, un discours parmi d’autres. Si Michele refuse d’entendre les
                  discours qui s’opposent au sien, Nanni leur accorde une place dans son film :
                  c’est le cinéma – autour de la piscine – qui devient un espace démocratique.
                      La piscine dans Palombella rossa est un espace politique qui représente
                  l’exercice du pouvoir (on dit bien “faire de l’exercice” mais aussi que l’on
                  “exerce un pouvoir”) et ses liens avec la vie nue ; mais cet espace politico-s-
                  portif permet aussi de remettre en question la place de l’individu dans la société
                  (collectif : équipe de water-polo, parti politique) et la notion même d’engage-
                  ment politique.
                      La piscine est donc la métaphore de la polis dans sa forme la plus idéalement
                  démocratique. Moretti met en avant le double mouvement selon lequel la polis
                  donne sa forme aux individus, autant que les individus lui donnent sa forme
                  (par la pratique du sport, du cinéma, de la politique). L’agir et le dire de chaque
                  citoyen structure la polis autant qu’elle semble elle-même influencer leur action
                  et leur parole. Il est encore possible d’agir et de construire un discours autour de
                  la piscine, quand bien même cela ne se révèle pas toujours simple. Parce que
                  tous – sans exception – peuvent intervenir autour de la piscine, Moretti en fait
                  un lieu ouvert qui devient une actualisation de cette phrase que Michele ne
                  cesse de répéter : « Siamo uguali, ma siamo diversi ».

                                                                223

Italies_23.indd 223                                                                                         04/11/2019 15:05:42
Justine Rabat et Manuel Esposito

                Filiation, héritage, mémoire :
                le PCI et les souvenirs d’enfance
                La question de l’héritage est centrale dans Palombella rossa. Moretti a pu
                souligner : « […] c’est la première fois que je suis à la fois père et fils 11 […] ».
                À travers la représentation des rapports de Michele avec sa fille, Moretti pose
                bien la question suivante : comment hériter du communisme en Italie à la fin
                des années 80 ? Est-ce encore possible ? Avec les fragments de ses premiers
                court-métrages qui deviennent ici des flash-backs, Moretti évoque son propre
                choix de devenir communiste. Avec Michele, ses parents, sa fille, ce sont
                plusieurs générations qui sont (re)présent(é)es dans le film. On apprend que
                Michele ne parle pas de politique avec sa fille : s’il est amnésique à la suite d’un
                accident de voiture, on peut dire qu’il rend sa propre fille amnésique, en ne lui
                permettant pas d’hériter de l’histoire dont il a lui-même été témoin. Le film
                évoque donc aussi une rupture dans l’héritage.
                    L’entrecroisement du politique et de l’individuel structure Palombella rossa.
                Confus et désorienté, Michele est autant envahi par des images de son enfance
                que par des souvenirs de ses premières années de militantisme politique de
                sorte que l’intime raconte toujours le collectif dans ce film (comme dans Aprile)
                comme s’ils formaient un ensemble indissociable. Dans Palombella rossa, le
                dispositif métaphorique rend possible une rencontre entre la politique, le sport,
                la famille autour de la figure centrale de Michele qui tente de lutter dans cet
                immense chaos. En représentant les souvenirs d’enfance de Michele, la genèse
                de son engagement politique (de ses idéaux) Moretti montre de manière
                exemplaire que « l’inconscient, c’est la politique 12 ». De même, en représen-
                tant tous les personnages qui viennent à la rencontre de Michele autour de la
                piscine, Moretti illustre aussi de quelle manière « l’inconscient, c’est le discours
                de l’autre 13 ».
                    Une situation de crise intervient autant sur le plan politique que sur le plan
                individuel : le film représente la rencontre de deux crises. Michele, en pleine
                confusion sur son identité, est amené à retrouver des morceaux de son passé
                et à se confronter à des situations extrêmement difficiles, notamment lorsqu’il
                est responsable de l’échec de son équipe de water-polo et lorsqu’il n’arrive pas
                à réagir dans un débat politique à la télévision (autre exemple du rapport entre
                l’agir et le dire tant ces deux séquences se répondent : Michele ne marque pas, il

                11    Jean A. Gili, op. cit., p. 75.
                12    Jacques Lacan, La logique du fantasme, séance du 10 mai 1967, inédit.
                13    Jacques Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 16.

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Italies_23.indd 224                                                                                04/11/2019 15:05:42
Amnésie, PCI et water-polo. La métaphore sportive dans Palombella rossa de Nanni Moretti

                  n’est pas pris au sérieux à la télévision, comme si le sport métaphorisait l’action
                  du langage ; le sport comme langage de l’action). Les situations d’échec se
                  répondent, comme si le film faisait rimer les épreuves politiques et sportives.
                  Michele est submergé par ses « responsabilités » en tant que porte-parole du
                  PCI (qui représente une communauté), mais aussi en tant que père (puisqu’il
                  n’a pas su transmettre un héritage politique à sa fille). La crise individuelle
                  de Michele est liée justement à ces « responsabilités » qui deviennent pour lui
                  une charge insurmontable. Il tente de lutter, en questionnant le langage, en
                  questionnant le présent, mais sa crainte de l’avenir (autant politique qu’indi-
                  viduelle) l’amène à un stade de nervosité tel qu’il en vient à regretter un passé
                  idyllique (« Il tempo passato non tornerà più »). Sans cesse, Michele revient,
                  par le souvenir et le rêve, « à l’époque révolue de l’enfance, d’une beauté pure
                  et perdue 14 ».
                      Nous pouvons retrouver dans Palombella rossa des échos félliniens et en
                  particulier des correspondances avec 8 ½, dans la mesure où le film de Moretti,
                  comme celui Fellini est la représentation d’une crise individuelle. Guido dans 8
                  ½ et Michele dans Palombella rossa n’ont plus la force d’endosser leur fonction
                  de « personnalité publique » : Fellini et Moretti s’arrêtent sur une forme
                  d’épuisement. Le film se termine comme il a commencé : par un accident de
                  voiture. Cette fois Michele est accompagné par sa fille : « Dans un mouvement
                  de colère, il donne un brusque coup de volant, et père et fille finissent au milieu
                  du Circo Massimo �». La fin, tout à fait féllinienne et tout aussi mystérieuse
                  que la composition générale du film, peut nous amener à nous demander si
                  tout ce que l’on a vu ne proviendrait pas essentiellement de l’imaginaire et de
                  l’inconscient du personnage. Comme dans le final de 8½, tous les personnages
                  que Michele a connu sont réunis, comme à la fin d’une représentation. C’est
                  aussi le point où tous se rencontrent : sa mère, sa fille, Michele enfant. Sur les
                  hauteurs du Circo Massimo, face au lever du soleil, les tensions disparaissent,
                  la mémoire est retrouvée ( ?). Le film s’arrête précisément sur le rire de l’enfant,
                  comme si tout n’avait été qu’une vaste farce.

                  Le Docteur Jivago, pour finir :
                  le cinéma en tant qu’instrument démocratique
                  On retrouve, tout au long de Palombella rossa, la présence du Docteur Jivago
                  (1965) de David Lean. À cela sans doute, plusieurs raisons : il s’agit d’un film

                  14    Paolo Di Paolo, Giorigio Biferali, À Rome avec Nanni Moretti, La Table ronde, 2017, p. 76.

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Justine Rabat et Manuel Esposito

                sur le passage d’une époque à une autre (de la Russie impériale à la Révolution
                Russe), moment de crise qui entre en résonnance avec la crise que connaît le
                PCI à la fin des années 80 ; Youri Jivago est un idéaliste, qui ne parvient pas à
                rejoindre son idéal, comme Michele. Le Docteur Jivago a une place significative
                dans Palombella rossa : il est le point de référence d’une réflexion métadiscursive
                sur le cinéma que Moretti met en place dans son film.
                    À la fin de Palombella rossa, le match s’arrête et tout le monde, sans excep-
                tion, va regarder le Docteur Jivago. Pour Serge Daney cette séquence permet à
                Moretti de penser son « [r]apport au cinéma » :
                      Quand Le Docteur Jivago passe à la télé, tout le monde va – comme à la messe –
                      voir la fin du film et encourage – comme au sport – les personnages. Il y a une
                      non-prise de son parti du cinéma comme fétichisme de ce qui est fatalement
                      enregistré, bouclé. Formidable volontarisme, optimiste fou. Point de vue qui
                      tourne le dos aux versions mélancoliques du “ça a été” et remet le cinéma au
                      cœur de la culture populaire 15.
                Tout l’intérêt de l’amnésie est peut-être là : la perte de mémoire interdit la
                mélancolie, il faut retrouver le sens, mais sans s’appesantir de manière complai-
                sante sur le passé.
                    Cette séquence où toutes les personnes présentes autour de la piscine se
                dirigent vers la télévision qui diffuse le Docteur Jivago dans le bar, permet à
                Moretti de mettre en place une réflexion sur la place du cinéma dans la société.
                Toutes les personnes présentes (les spectateurs, les joueurs de water-polo, ceux
                qui poursuivent Michele autour de la piscine) aussi différentes soient-elles,
                regardent le film comme si c’était un match.
                    Ce que l’on retrouve autant dans la politique, que dans le sport, ou au
                cinéma, le point commun entre ces trois pratiques représentées par Moretti
                dans son film, c’est que chacune d’entre elle rassemble une communauté, ce
                qui permet à Moretti de mettre en place une réflexion sur la démocratie, par
                l’entrecroisement de ces trois pratiques. Michele est toujours au milieu d’une
                communauté : les autres joueurs, les autres politiciens, les autres spectateurs.
                    Peut-être que la vraie réflexion dans Palombella rossa se situe avant tout sur
                la mise en place d’une pratique démocratique du cinéma, plus encore que sur
                la politique à proprement parler. Palombella rossa est davantage un film sur une
                pratique politique du cinéma que sur la politique en elle-même. En ce sens, en
                tant que film sur le cinéma, Palombella rossa est comparable, une fois encore, à

                15    Serge Daney, op. cit., p. 169.

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Amnésie, PCI et water-polo. La métaphore sportive dans Palombella rossa de Nanni Moretti

                  8½. La question que pose Moretti est alors avant tout : comment faire un film
                  démocratique ?
                      Le choix de Jivago est très important et trouve autant de connexions avec la
                  situation dans l’Italie de la fin des années 80 qu’avec les flash-backs de l’enfance
                  de Michele : les trois situations – l’Italie des années 80, l’enfance de Michele et
                  la mort de Youri Jivago – se répondent et s’expliquent réciproquement.
                      Ce qui est important c’est que Michele – à partir du moment où tout le
                  monde se dirige vers la télévision qui diffuse le Docteur Jivago – renonce à
                  marquer : il opère un renoncement pulsionnel et la scène finale du Docteur
                  Jivago illustre de manière parfaite la pulsion qui demeurera insatisfaite. C’est
                  une scène de coupure, de perte définitive de l’objet (Jivago qui ne peut pas
                  rejoindre Lara), de deuil (la mort de Jivago) : « The final sequence from Doctor
                  Zhivago demonstrates that merely wishing for order to be restored, […] does
                  not necessarily mean it will happen 16 ». Moretti semble vouloir signifier qu’il
                  est parfois préférable que ce que l’on souhaite puisse ne pas se réaliser. La
                  conclusion de Palombella rossa pourrait alors être la suivante : la volonté de
                  restaurer un ordre – soi-disant – perdu ne relève que d’une forme de fantasme
                  infantile.
                      Toute la difficulté présente dans le film est bien celle de faire le deuil
                  du fantasme de toute-puissance inhérent à l’âge de l’enfance et à préférer se
                  confronter au réel ou, comme le fait Michele, accepter l’échec. C’est en ce sens
                  que les moments de l’enfance de Michele représentés dans le film entrent en
                  résonance avec la crise politique évoquée dans le film. La volonté de restaurer
                  un ordre « perdu » peut être rapprochée du fantasme de toute-puissance de
                  l’enfant : « La toute-puissance est généralement associée à la relation primitive
                  mère-bébé. Dans cette hypothèse, la mère est considérée comme étant à l’ori-
                  gine de la toute-puissance de l’enfant 17 ». La représentation des rapports de
                  Michele avec sa mère peuvent se comprendre de cette manière. Les souvenirs
                  qui font retour dans la crise mémorielle de Michele reviennent sur le narcis-
                  sisme de l’enfant, ainsi décrit par Freud :
                        […] il existe […] devant l’enfant une tendance à suspendre toutes les acquisitions
                        culturelles dont a extorqué la reconnaissance à son propre narcissisme, et

                  16    Eleanor Andrews, Place, Setting, Perspective. Narrative Space in the Films of Nanni Moretti,
                        Madison, Teaneck, Fairleigh Dickinson University Press, 2014, p. 150. Notre traduction :
                        « La séquence finale du Docteur Jivago démontre que le simple fait de souhaiter que l’ordre soit
                        restauré, [...] ne signifie pas nécessairement que cela arrivera ».
                  17    Anne-Marie Blanchard et Gérard Decherf, « Le devenir de la toute-puissance dans les liens
                        précoces », Le Divan familial, vol. 22, n° 1, 2009, p. 149-163.

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Justine Rabat et Manuel Esposito

                      à renouveler à son sujet la revendication de privilèges depuis longtemps
                      abandonnés. L’enfant aura la vie meilleure que ses parents, il ne sera pas soumis
                      aux nécessités dont on a fait l’expérience […]. Maladie, mort, renonciation de
                      jouissance, restrictions à sa propre volonté ne vaudront pas pour l’enfant, les lois
                      de la nature comme celles de la société s’arrêteront devant lui, il sera réellement
                      à nouveau le centre et le cœur de la création. His Majesty the Baby, comme on
                      s’imaginait être jadis 18.
                En ce sens aussi, le refus du fantasme de toute-puissance de l’enfant – repré-
                senté par les souvenirs de Michele – et le refus de l’Utopie – sur le plan politique
                – entrent en résonance avec une forme de destitution : « […] in Palombella
                rossa […] Moretti debunks authority without sharing it […] 19 ». Moretti, à
                travers le fait que Michele accepte de perdre en vient à refuser toute forme
                d’autorité : « Depicting [...] Michele [...] as an […] amnesiac politician, who
                is verbally and physically attacked from all sides, and as a failed sportsman,
                Moretti derides his own political ambitions and denies himself authority 20 ».
                On pourrait dire que toute forme d’Utopie contient en elle une dimension
                autoritaire et fantasmatique.
                    On pourrait parler de Palombella rossa comme d’une invitation à sortir du
                déni en faisant une mise au point sur les échecs du PCI. En filmant cette
                partie de water-polo comme une scène de la vie politique italienne, Moretti
                cherche à ramener l’action et la parole vers le réel. Moretti refuse alors toute
                forme de mensonge ou d’hypocrisie en acceptant de représenter un personnage
                à la recherche d’une solution qu’il ne parvient à trouver : avec Palombella rossa,
                « […] Moretti also put[s] forward his idea that the Italian Communists of the
                contemporary era should have more realistic aspirations for the future 21 ».

                18    Sigmund Freud, « Pour introduire le narcissisme » (1914), in La vie sexuelle, traduit de
                      l’allemand par Jean Laplanche, Paris, PUF, 1969, p. 96.
                19    Ewa Mazierska et Laura Rascaroli, op. cit., p. 136-137. Notre traduction : « […] dans
                      Palombella rossa […] Moretti démystifie l’autorité sans se l’approprier […] ».
                20    Ibidem, p. 142. Notre traduction : « En représentant [...] Michele […] comme un politicien
                      amnésique, verbalement et physiquement attaqué de tous les côtés, et comme un sportif
                      raté, Moretti tourne en ridicule ses propres ambitions politiques et se refuse toute forme
                      d’autorité ».
                21    Eleanor Andrews, op. cit., p. 150. Notre traduction : « [...] Moretti avance également son idée
                      que les communistes italiens de l’époque contemporaine devraient avoir des ambitions plus
                      réalistes pour l’avenir ».

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