Ancrage, mobilité et francité au Manitoba français : histoire d'une lignée - Érudit

 
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Francophonies d'Amérique

Ancrage, mobilité et francité au Manitoba français : histoire
d’une lignée
Yves Frenette, Sandrine Hallion, Monica Heller and Gabrielle
Breton-Carbonneau

Number 52, Fall 2021                                                                Article abstract
                                                                                    This article offers an analysis of the life stories told by multiple generations of a
Un Canadien errant : les mobilités et la construction de la francité                French lineage in the Pembina Mountain area of Manitoba between the
canadienne                                                                          immigration of Jean-Baptiste Déroche, the family’s first “Canadian” ancestor at
                                                                                    the end of the 19th century, and the beginning of the 21st century. Adopting a
URI: https://id.erudit.org/iderudit/1082861ar                                       diachronic perspective, the study’s objective is to understand how the members of
                                                                                    the Deroche lineage established roots in the region and how this process was
DOI: https://doi.org/10.7202/1082861ar
                                                                                    linked to social mobility. It also considers how family members depict their
                                                                                    relationship to the French language and to France, thereby expressing the part of
See table of contents                                                               their identity that is tied to being French-speakers. Thus the article invites the
                                                                                    reader to reflect upon continuities and ruptures in the Francophone experience
                                                                                    especially as it relates to French immigration and to Manitoba’s relationship
Publisher(s)                                                                        with Quebec and France.

Les Presses de l'Université d'Ottawa
Centre de recherche en civilisation canadienne-française

ISSN
1183-2487 (print)
1710-1158 (digital)

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Frenette, Y., Hallion, S., Heller, M. & Breton-Carbonneau, G. (2021). Ancrage,
mobilité et francité au Manitoba français : histoire d’une lignée. Francophonies
d'Amérique, (52), 31–57. https://doi.org/10.7202/1082861ar

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Ancrage, mobilité et francité au Manitoba français :
                   histoire d’une lignée

                    Yves Frenette et Sandrine Hallion
                            Université de Saint-Boniface
                Avec la collaboration de Monica Heller
                 et de Gabrielle Breton-Carbonneau
                                Université de Toronto

L
        ’objectif de la présente étude est d’analyser les récits de vie d’une
        lignée d’origine française à la Montagne Pembina 1, dans la pro-
        vince du Manitoba, entre la fin du xixe siècle et le début du xxie,
afin de saisir les motifs de l’ancrage territorial de ses membres et de leur
mobilité sociale. Nous considérons également la manière dont ceux-ci
se racontent dans leur rapport à la langue française et à la France pour
cerner ce qui constitue, en somme, une partie de leur francité. Se servir
des concepts d’ancrage, de mobilité et de francité permet d’en mesurer
la validité opératoire pour l’analyse du parcours familial qui nous inté-
resse. À la différence des trois autres articles qui composent le présent
numéro thématique, notre démarche est résolument diachronique. Elle
donne ainsi de la profondeur temporelle à la séquence ancrage – mobilité
– francité et elle permet au lecteur ou à la lectrice d’entamer une réflexion
sur les continuités et les ruptures dans l’expérience francophone, parti-
culièrement en ce qui a trait à l’immigration française au Canada et aux
relations du Manitoba français avec le Québec et avec la France.
    L’ancêtre « canadien », Jean-Baptiste Déroche 2, immigre à la
Montagne Pembina en 1890. Nous avons reconstruit l’histoire d’une des
lignées qu’il fonde en prenant comme point de départ une entrevue avec

1.   Cette appellation désigne un plateau vallonné qui se situe à environ 120 km au sud-
     ouest de Winnipeg. Il surplombe d’environ 150 mètres les plaines environnantes
     (Gaborieau, 1990 : 3). Dans le vocabulaire français, le terme « montagne » peut
     désigner une grande masse de terre ou de rocher élevée au-dessus de la campagne
     (Havard, 2019 : 543).
2.   Sur son acte de naissance, le patronyme s’orthographie « Déroche » (État civil et
     registres paroissiaux du département de la Vienne, naissances : 1848-1852). Dans les
     recensements français, on trouve également l’orthographe « Desroches », alors que,

Francophonies d’Amérique, no 52 (automne 2021), p. 31-57.
32        Yves Frenette et Sandrine Hallion

son petit-fils, Robert Deroche, et son épouse, Thérèse Augert 3. Pour ce
faire, nous avons exploité des sources diverses, dont une part importante
de documents familiaux. Ces derniers ont guidé notre recherche, tout
en limitant la fenêtre qu’ils nous ont permis d’ouvrir sur l’histoire des
Deroche. En effet, ce sont surtout les trajectoires des hommes, sur trois
générations, qui y sont racontées, soit de première main, par exemple
dans le témoignage que Joseph Deroche, fils de Jean-Baptiste et père de
Robert (voir la figure 1), livre de son voyage en France en 1970 (Notre
voyage en France 1970, [s.d.]), soit de seconde main, par exemple dans
la recherche de Gisèle Barnabé sur l’histoire de ses grand-père et arrière-
grand-père paternels (M. Jean-Baptiste Deroche, [s.d.] 4).
     Après une présentation historiographique et contextuelle de la
migration française dans la Prairie canadienne, nous suivons la famille
Deroche depuis l’arrivée de Jean-Baptiste Deroche et de Joséphine Lainé
en 1890 jusqu’à la troisième génération, en examinant plus particulière-
ment les facteurs qui influencent l’ancrage et la mobilité de ses membres.
Nous comparons leur expérience à celle d’une famille française d’origine
bourgeoise, les Trémorin, qui immigre en même temps à la Montagne
Pembina. Dans la section 6, nous abordons la francité des Deroche en
concentrant notre analyse sur les expériences que raconte Joseph lors d’un
voyage qu’il effectue en France en 1970 avec son épouse Anne-Marie
Trémorin. On y observe notamment le degré d’attachement de Joseph et
de la génération suivante à la terre ancestrale. En conclusion, nous reve-
nons sur le processus d’ancrage territorial, communautaire et culturel que
cette étude d’histoire familiale nous a permis d’explorer, en n’oubliant pas
qu’il est étroitement lié à son pendant de mobilité.

     dans les documents canadiens, la graphie du patronyme est « Deroche ». C’est celle
     que nous conservons.
3.   Entrevue avec Robert et Thérèse Deroche, 15 décembre 2008 ; Hallion et Frenette,
     « Regards croisés sur un corpus oral » (à paraître).
4.   Nous voudrions la remercier chaleureusement pour avoir mis les archives de sa
     famille à notre disposition. Nous nous basons également sur des entrevues avec plu-
     sieurs membres de la famille Deroche, sur les recensements et les actes d’état civil des
     communes françaises de Saint-Maurice-la-Clouère et de Champagné-Saint-Hilaire,
     dans le Poitou, sur les recensements canadiens et les données généalogiques du site
     Ancestry (https://www.ancestry.ca/), ainsi que sur Gaborieau (1990 : 66, 338-339,
     405-408, 516).
Ancrage, mobilité et francité au Manitoba français                                     33

                                 Jean -Baptiste              Joséphine Lainé
                                  (1848-1915)                  (1869-1926)

                Anna                                            Marie             Jean -Baptiste

                                    Joseph                 Anne-Marie Trémorin
                                 (1898-1981)                   (1902-1979)

                                                                        Georges

                                    Robert                   Thérèse Augert
                                 (1923-2016)                  (1929-2019)

    Charlotte           Hubert                    Nicole           Jocelyne             Gisèle     Francine

Figure 1 Arbre généalogique de la famille Deroche

         Les immigrants français dans la Prairie canadienne :
              repères historiographiques et contextuels

Notre travail s’insère dans l’historiographie du peuplement de l’Ouest
canadien par des colons francophones, particulièrement des immigrants
français. Le contexte est bien connu : ouverture de la Prairie à la coloni-
sation par des Blancs, surtout à partir de la création de la province du
Manitoba en 1870 ; adoption, deux ans plus tard, de la Loi sur les terres
du Dominion, en vertu de laquelle un homestead de 160 acres (environ
64 hectares) est offert, au prix de 10 $, aux chefs de famille et à tous les
hommes de 21 ans et plus, ainsi qu’aux veuves et aux épouses abandon-
nées ; construction d’un chemin de fer transcontinental entre 1881 et
1885 ; immigration de dizaines de milliers de Canadiens et d’Européens
(Friesen, 1987 : 171-246 ; Viaud, 1999 ; Pyée, 2005).
     Jusqu’à la fin des années 1960, l’historiographie francophone du
peuplement de la Prairie est essentiellement nationaliste. Elle reprend
l’optique des clercs et des promoteurs laïcs de la colonisation de l’Ouest,
34        Yves Frenette et Sandrine Hallion

qui font ressortir les efforts héroïques des membres de l’élite pour y attirer
des Canadiens français et des franco-catholiques européens. En même
temps, les premiers historiens francophones de la Prairie pointent du
doigt l’intelligentsia québécoise, qui caresse ses propres projets de coloni-
sation et qui, de ce fait, est peu encline à voir les Canadiens français quit-
ter la vallée du Saint-Laurent pour les lointaines et « sauvages » plaines
(Painchaud, 1978) 5.
     Robert Painchaud est le premier chercheur à nuancer cette pers-
pective clérico-nationaliste, d’abord dans sa thèse de maîtrise (1969),
puis dans sa thèse de doctorat (1976), parue de façon posthume (1987).
L’historien montre que, dès la création du Manitoba, l’archevêque de
Saint-Boniface, Mgr Alexandre-Antonin Taché, développe une stratégie
pour que les Canadiens français et les Métis francophones continuent
d’occuper, voire de dominer le territoire. Son successeur, Mgr Adélard
Langevin, caresse lui aussi l’idée d’implanter une population franco-­
catholique d’une grande densité qui prenne comme point de départ les
établissements métis, auxquels serait juxtaposée une population cana-
dienne-française immigrée. Cependant, réalisant rapidement que les
Canadiens français ne répondent pas avec enthousiasme aux appels du
clergé et de ses alliés laïcs, l’épiscopat de l’Ouest se tourne vers l’Europe
francophone comme bassin potentiel de recrutement. Si cette stratégie
amène des milliers de franco-catholiques dans la Prairie, elle est loin
de connaître le succès escompté par l’Église, l’Ouest se peuplant plu-
tôt d’immigrants des îles Britanniques ainsi que de l’Europe centrale et
orientale 6.
      Pour sa part, Gratien Allaire (1999) va plus loin que Painchaud,
quoique de façon beaucoup plus succincte, en explorant la diversité fran-
cophone subséquente au peuplement de la Prairie et le rôle qu’y jouait
l’altérité : avec les Canadians, qui entendaient imposer leur vision du
monde ; avec les immigrants allophones, à la recherche de terres et d’un
avenir meilleur ; au sein même de la population de langue française, entre
Canadiens français, Métis, Belges, Suisses et Français.

5.   Sur l’historiographie nationaliste au Canada français, voir Ouellet (1999).
6.   Voir aussi Lalonde (1983). Les spécialistes de l’immigration contemporaine diraient
     que nous sommes en présence de régimes migratoires distincts. Sur le concept de
     régime migratoire, voir l’article de Belkhodja dans le présent numéro thématique.
Ancrage, mobilité et francité au Manitoba français                    35

     Ces derniers ont retenu l’intérêt des chercheurs, surtout en raison de
leur nombre relativement élevé et de leur statut de pionniers à plusieurs
endroits. En dépit d’importantes zones d’ombre, on connaît donc relati-
vement bien ces immigrants. En effet, dans le dernier demi-siècle, ils ont
fait l’objet d’une quarantaine d’articles, de chapitres de livres, d’éditions
de sources imprimées (surtout des mémoires) et de quelques travaux
plus substantiels. Parmi ceux-ci, notons en premier lieu l’ouvrage Les
Français dans l’Ouest canadien du journaliste Donatien Frémont (2002
[1959]). C’est un ouvrage rempli de faits, de souvenirs, de vignettes de
personnages que l’auteur lui-même, immigrant de la Loire-Atlantique en
Saskatchewan en 1904, a souvent connus personnellement. Le livre com-
porte des informations inédites, mais qui sont à l’occasion imprécises
ou erronées. En outre, la démarche de l’auteur est empreinte de filiopié-
tisme : les immigrants français n’ont pas de défaut, et Frémont justifie
avec vigueur leurs représentations négatives des Canadiens français et des
Métis, jugés inférieurs à plusieurs égards, y compris leurs parlers.
     Une génération plus tard, en parallèle à la thèse de Painchaud, celle
de Bernard Pénisson (1986) est également à mentionner. Pénisson se
penche sur le parcours d’Henri Lefebvre d’Hellencourt, un Champenois
issu d’une vieille famille bourgeoise qui immigre à Montréal en 1891 avec
une jeune divorcée, qu’il épouse devant un pasteur protestant. Le couple
s’établit ensuite à Sainte-Anne-des-Chênes, au Manitoba. Comme beau-
coup d’autres Français, d’Hellencourt essaie sans succès de s’y transformer
en bûcheron et en cultivateur. De plus, dès leur arrivée, Henri et Louise
d’Hellencourt suscitent la méfiance du curé, qui finit par les ostraciser
quand il apprend leur histoire matrimoniale. Après cinq ans d’opprobre
et de pauvreté, ils partent pour Winnipeg. D’Hellencourt s’engage alors
dans la vie politique et, en janvier 1898, il se voit confier la rédaction de
L’Écho du Manitoba, organe libéral nouvellement fondé dont il deviendra
propriétaire en 1901. Le bouillant journaliste consacre ses énergies à son
rôle de publiciste libéral. Pour le clergé, c’est l’homme à abattre 7.
    Il faut attendre 2005 pour assister à une nouvelle percée historio-
graphique. Cette année-là, Audrey Pyée soutient une thèse de doctorat

7.   Outre son étude sur d’Hellencourt, Pénisson fait paraître des articles sur la relation
     du journaliste français avec les Métis (1990), le séjour d’un immigrant français en
     Alberta dans la première décennie du xxe siècle (1991) et l’expérience de deux immi-
     grantes françaises au Manitoba (2000).
36        Yves Frenette et Sandrine Hallion

sur les migrations françaises vers la Montagne Pembina au tournant du
xxe siècle. Bien au fait des travaux réalisés dans le cadre de la nouvelle
histoire de l’immigration en Amérique du Nord et en Europe, elle analyse
ce mouvement et en démonte les mécanismes. Insistant sur l’agencéité
des immigrants, elle montre comment ces derniers inscrivent leurs stra-
tégies de reproduction familiale et de mobilité sociale dans les réseaux de
recrutement gouvernementaux et ecclésiastiques décrits par Painchaud.
La thèse et les rares articles qu’en tire Pyée (2006 ; 2012 ; 2018) consti-
tuent une exception en ce qu’ils se veulent des contributions à l’étude
des mouvements et des processus migratoires. En effet, tout aussi inté-
ressantes qu’elles soient, la plupart des recherches qui précèdent celles de
Pyée, n’ont pas été menées dans une perspective d’histoire de l’immigra-
tion. Elles concernent plutôt l’histoire politique, l’histoire des idéologies,
l’histoire religieuse. Ou encore, comme dans l’ouvrage de Frémont, les
publications veulent mettre en exergue la contribution des Français au
développement de l’Ouest. En miniature, sauf exceptions, c’est aussi le
but des auteurs de monographies locales et d’albums paroissiaux ou fami-
liaux (Linteau, Frenette et Le Jeune, 2019).
     Dans la synthèse Transposer la France, Paul-André Linteau, Yves
Frenette et Françoise Le Jeune (2017) intègrent les travaux de leurs pré-
décesseurs et les réinterprètent, ainsi qu’une variété de sources primaires,
en exploitant les concepts et les perspectives de l’histoire de l’immigra-
tion 8. Pour la première fois, les Français des Prairies sont ainsi étudiés
de façon globale. Les trois auteurs réévaluent ainsi leur apport démogra-
phique à diverses échelles spatiales, tout en faisant ressortir leur caractère
minoritaire, tant au sein de la population totale de la région que de la
population francophone. Ils revoient aussi l’établissement des Français
dans l’Ouest, en insistant sur leur diversité sociale. Linteau, Frenette et Le
Jeune font également œuvre de pionniers en analysant l’enchevêtrement
des réseaux tissés par les immigrants français. En outre, ils consacrent
plusieurs pages à l’encadrement clérical, notamment celui des chanoines
réguliers de l’Immaculée-Conception et des chanoinesses régulières des

8.   En parallèle, Sathya Rao (2018, 2019) mène depuis quelques années des recherches
     sur la présence franco-européenne dans l’Ouest, plus particulièrement celle des
     immigrants français en Alberta. Notons aussi les travaux un peu plus anciens de
     Pierre-Yves Mocquais (2008) et de Dominique Sarny (2011) sur l’immigration bre-
     tonne en Saskatchewan.
Ancrage, mobilité et francité au Manitoba français                  37

Cinq-Plaies de Notre-Seigneur à la Montagne Pembina. Les trois histo-
riens s’attardent, de surcroît, aux transferts culturels et politiques ayant
eu cours entre l’Hexagone et l’Ouest canadien, ce qui n’empêcha pas les
immigrants de s’adapter, plus ou moins rapidement selon les familles
et les individus, à leur nouveau milieu. Enfin, dans leur analyse de la
cohabitation entre Français et Canadiens français, Linteau, Frenette et
Le Jeune nuancent beaucoup l’image d’harmonie qui prévaut dans l’his-
toriographie. Certes, les relations entre les deux groupes étaient compo-
sées d’accommodements, mais elles étaient aussi faites de conflits. Quant
aux rapports des Français avec les Métis, ils étaient teintés d’exotisme
et de paternalisme 9. C’est là le contexte historiographique dans lequel
s’insère notre étude sur la lignée de Jean-Baptiste, de Joseph et de Robert
Deroche.

                        Le couple fondateur :
               Jean‑Baptiste Deroche et Joséphine Lainé

Le patriarche de la famille Deroche, Jean-Baptiste, naît le 23 octobre
1848 à Champagné-Saint-Hilaire, commune située dans le département
de la Vienne, à 35 kilomètres au sud de Poitiers. À une date indéterminée
entre 1848 et 1876, ses parents, Jean Déroche et (Marie-)Rose Texier
(ou Tessier 10) s’établissent au lieu-dit de La Bâtardelière dans la com-
mune de Saint-Maurice-la-Clouère, à moins de 15 kilomètres au nord-est
de Champagné. Jusque-là, Jean travaillait comme ouvrier agricole, un
métier synonyme d’instabilité financière et souvent de pauvreté (Estebe,
1996 : 148). À Saint-Maurice, le couple possède une petite ferme pour
l’achat de laquelle il s’est endetté. On n’en connaît pas beaucoup plus sur
les origines françaises de Jean-Baptiste Deroche. Nous savons toutefois
qu’il avait fait l’expérience de la mobilité géographique en faisant son
service militaire, durant sept à neuf ans.
    Le 31 mars 1890, Jean-Baptiste s’embarque à Liverpool vers le Canada
à bord du paquebot Vancouver 11. Arrivé à Halifax, il prend le train pour

9. Voir aussi Frenette (2012 : 141-171).
10. Sur son acte de décès, daté du 30 janvier 1891 (État civil et registres paroissiaux du
    département de la Vienne, décès : 1883-1892), elle porte le nom de Marie-Rose Tessier
    (décès déclaré par Jean Déroche à Saint-Maurice-la-Clouère).
11. Il n’y a pas de liaison maritime directe entre la France et le Canada avant 1905.
38       Yves Frenette et Sandrine Hallion

Winnipeg. Au Bureau des terres, il choisit un homestead à la Montagne
Pembina, déjà peuplée par de petits groupes de Métis, de Canadiens
anglais et de Canadiens français. La concession est située à 24 kilomètres
au nord-ouest de la dernière localité habitée, Saint-Léon, dans un territoire
destiné à former la paroisse francophone de Notre-Dame-de-Lourdes l’an-
née suivante. De Winnipeg, Jean-Baptiste et les autres migrants doivent
d’abord se rendre en train à Manitou, puis de là parcourir les 17 kilo-
mètres en voiture à cheval jusqu’à Saint-Léon (voir la figure 2). Selon la
mémoire familiale, Jean-Baptiste part immédiatement à pied vers son lot,
en transportant sur son dos les outils de forgeron et de maréchal ferrant
qu’il a apportés de France. Arrivé sur place, il creuse un puits et bâtit une
cabane. Dans les premiers temps, son seul numéraire provient du bois de
corde qu’il vend comme bois de chauffage et pour le chemin de fer en
construction. En outre, dans ce milieu de défricheurs où les bœufs et les
chevaux servent d’animaux de trait, il commence à ferrer ceux des autres
colons, en plus de cultiver sa terre (M. Jean-Baptiste Deroche, [s.d.]).
    À la fin de septembre 1891, le père de Jean-Baptiste, devenu veuf
neuf mois plus tôt, le rejoint à Notre-Dame-de-Lourdes, mais il décède
à peine une semaine après son arrivée. En 1892, Jean-Baptiste épouse
Joséphine Lainé, originaire du Tronchet, dans le département d’Ille-
et-Vilaine, qui a émigré en même temps que lui en tant que servante
des Trémorin. Ils se seraient donc vraisemblablement connus sur le
Vancouver. Le couple aura sept enfants, dont trois décéderont en bas âge
(Gaborieau, 1990 : 405).
     La migration de Jean-Baptiste Deroche, de Joséphine Lainé et du
premier contingent de migrants français à la Montagne Pembina en 1890
s’inscrit dans le contexte géopolitique et socioéconomique que nous avons
décrit dans la section précédente. Leur mobilité transatlantique est avant
tout socioéconomique : Jean-Baptiste et Joséphine veulent améliorer leur
situation sur un continent et dans une région où la terre est abondante et
quasiment gratuite. Pour eux, comme pour beaucoup de ruraux français,
la propriété terrienne demeure un idéal : « Le destin familial », écrit l’his-
torien Maurice Agulhon (1976 : 486), « a longtemps été conçu comme
l’accession à la propriété » et, en cette deuxième moitié de xixe siècle où
la terre devient chère, certains paysans sont tentés par la ville, tandis que
d’autres choisissent d’émigrer afin de poursuivre leur activité agricole
Ancrage, mobilité et francité au Manitoba français       39

Figure 2 Carte de la région de la Montagne Pembina.
(Conception : David MacNair, 2020)

dans un contexte plus favorable (Agulhon, 1976 : 475 ; Estebe, 1996 :
149). La Prairie canadienne représente donc une option attrayante.
     C’est par des réseaux de recrutement mis sur pied par le clergé et ses
alliés laïcs pour susciter la migration française vers le Canada, en par-
ticulier vers l’Ouest, que Jean-Baptiste Deroche, Joséphine Lainé et la
famille Trémorin entendent parler de la Prairie. En effet, c’est l’abbé Jean
Antoine Plantin, un prêtre du diocèse d’Ottawa originaire de l’Ardèche,
qui dirige les premiers immigrants français vers la Montagne Pembina.
L’ecclésiastique travaille en étroite collaboration avec Auguste Bodard, lui
aussi immigrant français, qui agit comme secrétaire de la Société d’immi-
gration française fondée à Montréal en 1885. Dans l’Hexagone, la société
peut compter sur la revue Paris-Canada, organe du Commissariat cana-
dien en France, et sur le réseau informel des « amis du Canada », com-
posé de prêtres et de notables persuadés que les valeurs traditionnelles de
la « vieille France » peuvent être transplantées outre-Atlantique. Dans la
région de Dinan, l’un d’entre eux, un certain Léon Aubry, inciterait ainsi
40        Yves Frenette et Sandrine Hallion

les Trémorin à émigrer (Le Colonisateur canadien, 1885-1898 ; Bodard,
1901 ; Pyée, 2005 ; Linteau, Frenette et Le Jeune, 2017).
     Peu après leur mariage, Jean-Baptiste et Joséphine possèdent deux
bœufs, quatre vaches « et tout ce qui est nécessaire pour exploiter la
terre ». La jeune femme déclare : « Je n’aurais certainement pas trouvé
une pareille position en France, car je n’avais rien » (Joséphine Lainé à
Auguste Bodard, 15 octobre 1892, dans Le Colonisateur canadien 12).
C’est d’autant plus vrai qu’elle a donné naissance à une fille illégitime en
Bretagne. Par ailleurs, elle « travaillait comme un homme 13 » (M. Jean-
Baptiste Deroche, [s.d.]), une citation qui en dit long sur la façon dont
on se représentait les femmes à l’époque. Il faut dire aussi que, comme le
notent Linteau, Frenette et Le Jeune (2017 : 284), dans la Prairie, « le tra-
vail quotidien est lourd pour les femmes » et, « [m]ême si elles comparent
favorablement leur situation à celle qui prévalait en France, les tâches
n’en sont pas moins laborieuses ».
     Selon le recensement du Canada de 1901, Jean-Baptiste parle l’an-
glais, à la différence de Joséphine qui serait, en outre, analphabète, la
seule adulte du voisinage dans cette situation. Les propriétaires de lots
qui sont leurs voisins sont tous nés en France, y compris les membres de
la famille Bibault, seuls autres Poitevins du contingent de 1890. Cinq
ans plus tard, le couple Deroche a fait des progrès : il possède six che-
vaux, deux vaches laitières, deux autres animaux de ferme et cinq cochons
(Recensement du Manitoba, 1906).
    Asthmatique, Jean-Baptiste est contraint de cesser de travailler en
1908. C’est sans doute pour assurer l’avenir de ses fils, Joseph et Jean-
Baptiste, qu’il acquiert de la compagnie de chemins de fer Canadien
Pacifique une deuxième concession en 1910. Après sa mort, cinq ans plus
tard, les deux garçons demeurent avec leur mère sur le homestead original.
Après leurs mariages respectifs, Joséphine vit chez l’un d’entre eux jusqu’à
son décès en 1926.

12. Ce journal étant un outil de propagande, il faut l’utiliser avec prudence. Dans ce
    cas-ci, il est certain que ce témoignage n’a pas été rédigé par Joséphine Lainé, car elle
    était analphabète.
13. Les lettres et les documents sont cités intégralement. Nous en reproduisons donc
    l’orthographe originale, sans correction.
Ancrage, mobilité et francité au Manitoba français                        41

     Jean-Baptiste était devenu citoyen canadien en 1893. C’est peut-
être un signe d’enracinement, quoique la naturalisation des aubains, dite
« petite naturalisation », permettait aux immigrants français, après trois
ans au pays, de devenir citoyens canadiens, tout en conservant la natio-
nalité française. Comme pour Joséphine, la migration vers le Canada a
représenté une mobilité ascendante pour lui, la Montagne Pembina étant
peut-être une « terre promise » (Painchaud, 1987 ; Pyée, 2005). C’est sans
doute la raison pour laquelle le couple n’a jamais émis de regret d’avoir
quitté la France et que la famille s’est ancrée pendant au moins trois géné-
rations à Notre-Dame-de-Lourdes.

                     La deuxième génération :
              Joseph Deroche et Anne‑Marie Trémorin

Quatre enfants de Jean-Baptiste Deroche et de Joséphine Lainé se
rendent à l’âge adulte : Anna née en 1894, Joseph né en 1898, Marie née
en 1900 et Jean-Baptiste né en 1902. Tous épousent des personnes nées
dans l’Hexagone : Anna épouse un immigrant de la région de la Loire en
1917, Marie, un Aveyronnais deux ans plus tard, Joseph et Jean-Baptiste,
des Bretonnes, respectivement en 1921 et en 1925. Cette endogamie eth-
noculturelle s’explique par le fait que la Montagne Pembina, particuliè-
rement Notre-Dame-de-Lourdes, constitue le lieu le plus franco-français
de la Prairie. En 1918, les migrants en provenance de l’Hexagone et leurs
enfants représentent presque le tiers de la population. Ajoutons aussi que
le caractère familial de la migration française résulte dans un équilibre
entre les sexes (Linteau, Frenette et Le Jeune, 2017). Le contexte est donc
favorable à des unions endogames qui renforcent la cohésion ethnocultu-
relle du groupe. Comme le remarque Audrey Pyée (2005 : 341),
    l[a] présence [des femmes françaises] a pour effet de renforcer les hiérarchies
    raciales et d’articuler les relations sociales, puisqu’elles représentent des parte-
    naires privilégiées par les Français. Leur présence limite les relations entre ces
    hommes et les femmes métisses ou autochtones et surtout avec les femmes
    d’autres groupes ethnoculturels comme les Canadiennes françaises.

Qui plus est, Joseph est le seul Deroche de la deuxième génération à choi-
sir une partenaire à l’extérieur de Notre-Dame-de-Lourdes. Sa promise
est Anne-Marie Trémorin, dont le grand-père, Guillaume Célestin, et le
père, Jean-Marie, ont migré en même temps que le père de Joseph. En
outre, comme on l’a vu, la mère de Joseph a été la servante des Trémorin.
42      Yves Frenette et Sandrine Hallion

Même si ces derniers ne demeurent pas longtemps à Notre-Dame-de-
Lourdes et s’établissent dans les localités voisines de Saint-Claude et de
Haywood, les deux familles continuent à se fréquenter, malgré leurs dif-
férences sociales (M. Jean-Baptiste Deroche, [s.d.]).
      En effet, alors que pour Jean-Baptiste Deroche et Joséphine Lainé, la
migration au Canada est synonyme de mobilité sociale, les Trémorin sont
des bourgeois qui veulent refaire leur fortune ou, du moins, maintenir
leur statut en s’établissant au Manitoba. Guillaume Célestin, le patriarche
de la famille, est un maquignon qui s’est élevé dans l’échelle sociale, si
l’on en juge par la demeure cossue qu’il a fait bâtir avant son départ pour
le Canada (Album de photographies du voyage en France de Robert et de
Nicole Deroche, 15 octobre-20 novembre 1989). Mais, ruiné par la situa-
tion difficile du commerce des chevaux en raison de la crise économique
que la France traverse (Agulhon, 1976), il décide, à la fin mars 1890, de
partir pour le Canada avec son épouse, Anne-Marie Corvaiser, leurs deux
fils, Guillaume Joseph et Jean-Marie, âgés respectivement de 18 et 15 ans,
et Joséphine Lainé.
     Suivant le même itinéraire que Jean-Baptiste Deroche, les Trémorin
prennent également un homestead dans le territoire de la future paroisse
de Notre-Dame-de-Lourdes. Guillaume Célestin n’a toutefois pas l’âme
d’un défricheur et il dira souvent ne pas être venu au Canada « pour
ramasser des cailloux » (Famille Trémorin 1890-1984, [s.d.]). En fait, lui-
même et peut-être ses fils considèrent la terre comme un investissement
qui doit rapporter à court terme ; l’ancien maquignon acquiert donc plu-
sieurs propriétés dans le but de les revendre, toujours à la recherche d’une
bonne affaire. Il semble avoir été insatisfait de son sort. En 1896, peu
après le décès de sa femme, il vend sa terre de Notre-Dame-de-Lourdes
pour rejoindre ses fils près de Saint-Claude. À partir de ce moment, il
déménagera souvent sur les territoires de cette localité et de Haywood.
Puis, en 1913, il loue sa terre et, avec sa deuxième femme, Louise Perrais,
et leur fille, il rentre en Bretagne. Il est toutefois déçu des conditions
socioéconomiques qui y règnent. En plus, il y a la rumeur d’une guerre
imminente. Les Trémorin retournent donc « dans leur demeure vétuste de
Haywood » (Famille Trémorin 1890-1984, [s.d.]) en 1914, suivant ainsi
un parcours témoignant de ce que Pyée (2005 : 301) qualifie de « retour
en boucle ». Ils ne sont pas les seuls Français à connaître ce type d’expé-
rience : entre 1890 et 1914, à Notre-Dame-de-Lourdes et à Saint-Claude,
Ancrage, mobilité et francité au Manitoba français                  43

le tiers des migrants repartis dans la mère patrie revient éventuellement
dans une des deux localités (Pyée, 2005 : 297-301), se conformant au
modèle de migrants européens et canadiens très mobiles (Wyman, 1993 ;
Frenette, 1998 : 81-97 ; Ramirez, 2003).
     Pour leur part, les deux fils de Guillaume Célestin et ses petits-­enfants
s’ancrent à Saint-Claude, où le nom « Trémorin » est associé au républi-
canisme et au libéralisme, en raison du fils aîné, Guillaume Joseph, qui
est instituteur à l’école publique entre 1895 et 1897, institution hon-
nie par les chanoines de l’Immaculée-Conception et les chanoinesses des
Cinq-Plaies de Notre-Seigneur. En fait, Guillaume Joseph est le chef de
la faction républicaine de Saint-Claude qui fait la vie dure au curé et aux
religieuses enseignantes. Non seulement les républicains établissent-ils
une école publique, mais ils organisent aussi chaque année la fête natio-
nale du 14 juillet, symbole du républicanisme, et ils sont les ardents pro-
moteurs du Parti libéral et de son journal, L’Écho du Manitoba 14. On
accuse même Guillaume Joseph d’être socialiste (Famille Trémorin 1890-
1984, [s.d.] ; De Moissac, 1986 ; Marchand-Bazin, 1991 ; Pyée, 2005).
     Mais revenons à Joseph Deroche et à Anne-Marie Trémorin. À la
fin de juin 1910, Joseph doit abandonner l’école alors qu’il n’a que onze
ans et demi, car il lui faut aider sa mère dans les tâches quotidiennes que
requiert la ferme, son père étant tombé malade. En 1923, Joséphine par-
tage par tirage au sort les terres familiales entre ses deux fils, qui achètent
d’autres lots, une stratégie vitale que les fermiers de la Prairie doivent
adopter s’ils veulent progresser. Après les années difficiles de la Grande
Dépression, au cours desquelles les produits de la ferme se vendent pour
une bouchée de pain, la Seconde Guerre mondiale et la période d’après-
guerre amènent la prospérité. Le couple cultive des céréales et il élève des
vaches, des porcs et des poules. Il modernise la ferme, acquérant tracteur,

14. Quant aux Deroche, s’ils ne semblent pas être des républicains avoués, cela ne signi-
    fie pas pour autant qu’ils sont dans le giron des chanoines de l’Immaculée-Concep-
    tion. Il est peut-être révélateur que, en février 1897, Jean-Baptiste Deroche ne signe
    pas la pétition contre le compromis Laurier-Greenway qui, depuis novembre de
    l’année précédente, limitait l’enseignement d’une langue autre que l’anglais à une
    demi-heure par jour dans les écoles où au moins dix élèves parlaient cette langue
    dans les zones rurales et 25 dans les zones urbaines (Blay, 2013). Les chanoines et
    leur supérieur, Dom Paul Benoit, s’opposent farouchement à ce règlement (Roy,
    1969).
44       Yves Frenette et Sandrine Hallion

batteuse, puis moissonneuse-batteuse 15. En 1949, Joseph et Anne-Marie
déménagent au village, mais continuent à être propriétaires de la ferme
pendant huit ans, avant de la vendre à leur fils Robert.
     Commence alors pour Joseph une nouvelle carrière comme agent
d’assurances, mais surtout comme gérant de la coopérative et de la Caisse
populaire de Notre-Dame-de-Lourdes, dont il a participé à la fondation
quelques années plus tôt. Il est ainsi amené à donner des conférences sur
le coopératisme à travers le Manitoba. Il est aussi conseiller municipal
pendant douze ans et préfet de la municipalité de Lorne durant trois ans
(Famille Trémorin 1890-1984, [s.d.] ; M. Jean-Baptiste Deroche, [s.d.] ;
entrevue avec Hubert Deroche, juin 2016). Comme le remarque le jour-
naliste Donatien Frémont (2002 [1959] : 68), c’est « l’un des Franco-
Manitobains en vue de la province ». Peu instruit, Joseph a tout de même
acquis le statut de notable, ce qui lui permet de jouer un rôle central
dans les affaires publiques locales et régionales. Il peut de cette façon
contribuer à la reproduction sociale de la communauté francophone de
Notre-Dame-de-Lourdes par le biais du développement institutionnel.

  La troisième génération : Robert Deroche et Thérèse Augert

Robert Deroche naît en 1923 16 à Notre-Dame-de-Lourdes sur une terre
louée par ses parents. Il est l’aîné de deux enfants ; son frère Georges, né
en 1927, fera une carrière militaire et sera amené à se déplacer souvent.
Tout en aidant ses parents à la ferme, Robert fait ses études primaires à
l’école de l’arrondissement scolaire, l’école Carnot. Après son cours secon-
daire au village de Notre-Dame-de-Lourdes, le jeune homme fréquente
l’Université du Manitoba, puis l’Institut agricole d’Oka, au Québec,
avec l’idée de devenir vétérinaire. En 1949, l’année de son mariage avec
Thérèse Augert, il reprend plutôt l’exploitation agricole de ses parents
(M. Jean-Baptiste Deroche, [s.d.]).
     Née à Notre-Dame-de-Lourdes en 1929 17, Thérèse est la fille de
Charles et de Catherine (née Rossat) Augert, originaires de Fontcouverte,
petit village situé dans la vallée de la Maurienne, en Savoie. Ses parents

15. Sur la modernisation des fermes de la Prairie, voir Ankli, Helsberg et Thompson
    (1980) ; MacPherson et Thompson (1989).
16. Robert décède en 2016.
17. Thérèse décède en 2019.
Ancrage, mobilité et francité au Manitoba français                      45

étaient arrivés à Notre-Dame-de-Lourdes en 1910 avec Jean Augert, frère
de Charles, à l’instigation de la sœur de ces derniers, Séraphine, immigrée en
1895 avec son mari, Clément Dompnier. Ayant bien réussi et ayant décidé
d’abandonner l’agriculture pour prendre charge du magasin général au vil-
lage, Séraphine et Clément invitèrent les familles de Jean et de Charles, qui
vivaient pauvrement à Fontcouverte, à s’établir sur leurs terres. En 1921,
Séraphine et Clément retourneront en France, avec leur fille Jeanne, deve-
nue veuve, et leur petit-fils Henri. Voici comment Albert Donze (1992 :
366), un ecclésiastique français natif de Notre-Dame-de-Lourdes et appa-
renté aux Augert, décrit le « père Charles » (Donze, 1992 : 366) :
    Il avait fait des études secondaires au collège de Saint-Jean-de-Maurienne […].
    C’était un passionné de politique, mais il avait des convictions très à droite et
    même royalistes. À cela s’ajoutaient des convictions religieuses très ancrées.
    Dans le climat radical, républicain et anticlérical de l’époque, il était mal à
    l’aise.

À l’instar de plusieurs autres migrants « appartenant à diverses couches
sociales » (Pyée, 2005 : 160), mais contrairement à Jean-Baptiste Deroche
et aux Trémorin, Charles voyait sans doute le départ pour le Canada
comme une occasion d’échapper à un milieu qui ne cadrait plus avec
ses valeurs. Pyée (2005 : 111) donne l’exemple de Jean-Louis Picton, un
autre immigrant originaire de la vallée de la Maurienne, qui écrit dans
ses mémoires :
    Le pays bouleversé par des théories d’hommes inconsiant et ambitieux et, par la
    persécution religieuse qui mettaient les citoyens en suspicions vis a vis des pou-
    voirs publics et des comités dits « Républicains » rendait la vie sociale presque
    insupportable. L’enseignement religieux qui nous était un précieux auxiliaire
    pour l’éducation de nos enfants, était supprimé depuis longtemps de nos écoles.

C’est donc aussi un « désir de reproduction idéologique » (Pyée, 2005 :
161) qui poussa certains immigrants à s’établir à la Montagne Pembina,
où l’Église catholique offrait un encadrement adéquat à l’éducation
morale des enfants (Linteau, Frenette et Le Jeune, 2017 ; Laperrière,
1996-2005).
    En 1957, Robert et Thérèse deviendront propriétaires de la ferme
familiale, qu’ils exploitent déjà depuis huit ans (Gaborieau, 1990 : 320).
Le couple se consacre à la culture des plantes fourragères et des céréales, en
plus de faire, dans les premiers temps, un peu d’élevage de volailles. Plus
tard, il garde aussi des vaches pour la viande et le lait. Dans un secteur
46       Yves Frenette et Sandrine Hallion

agricole de plus en plus compétitif où il faut grossir pour ne pas périr,
Robert et Thérèse commencent en 1961 à acheter les terres voisines appar-
tenant aux Augert. Cette consolidation se termine en 1983, l’année même
où ils se départissent de leur exploitation au profit de leur fils unique,
Hubert, avec compensation pour leurs cinq filles (Gaborieau, 1990 : 320).
     La lignée de Jean-Baptiste, de Joseph et de Robert Deroche est donc
profondément ancrée à Notre-Dame-de-Lourdes. Comme dans la majo-
rité des sociétés rurales, la terre constitue pour eux la forme principale de
capital, à la fois économique et social. Comme on peut le constater, l’ac-
cès à ce capital est obtenu, pour une part, par la transmission foncière et,
pour une autre part, par le marché. Dans ce système patriarcal, l’exclusion
du patrimoine familial, par choix de la part de l’intéressé, de la nécessité
matérielle ou encore d’une décision du père ou des parents, est souvent
synonyme de marginalisation, de mobilité ou d’émigration (Bouchard,
Dickinson et Goy, 1998 : 9-11). De plus, le processus de transmission des
terres est genré : les fils héritent des terres et les femmes déménagent sur
celle de leur mari, si elles épousent un cultivateur, ou elles s’installent au
village ou encore en ville. Anna et Marie Deroche, filles de Jean-Baptiste
et de Joséphine, épousent toutes deux des cultivateurs. Anna s’établit au
village en 1944, quatre ans après le décès de son mari, laissant la ferme à
un fils. Plus tard, Marie part avec son mari pour Winnipeg. En fait, pour
les femmes, l’accès à la propriété foncière n’est pratiquement possible
qu’au décès de leur époux.
     Comme l’énonce Monica Heller dans l’introduction à ce numéro
thématique, l’ancrage des populations francophones nord-américaines
cache une mobilité importante, même chez ceux et celles qui ont l’air de
ne pas se déplacer. Si certains peuvent s’ancrer dans le territoire, c’est en
raison de la mobilité des autres. Dans la même veine, Jacques Mathieu,
Pauline Therrien-Fortier et Rénald Lessard (1987 : 226) écrivent avec
justesse : « [L]’image de la famille fixée à demeure sur une terre ne peut
plus subsister qu’associée à son caractère dynamique de la mobilité d’une
partie de ses membres ».

           Les Deroche, la France et la langue française

On l’a vu, Jean-Baptiste Deroche semble tourner le dos à la France. Il
n’en est pas moins profondément ancré dans la culture française, tout
comme ses compatriotes de la Montagne Pembina qui ont emporté dans
Ancrage, mobilité et francité au Manitoba français                 47

leurs bagages un fort sentiment d’appartenance nationale (Pyée, 2005).
Jean-Baptiste envoie ses enfants à la petite école de campagne Carnot,
nommée en l’honneur de ce président de la République assassiné par un
anarchiste italien en 1894 18. Toutefois, comme il juge que l’instruction
y est de piètre qualité, il donne des « cours particuliers » à ses enfants.
Comme l’écrit la petite-fille de Joseph, « [g]rand-père fut peut-être plus
fortuné que d’autres enfants de son époque car son père lui apprenait le
français et l’arithmétique à la maison » (M. Jean-Baptiste Deroche, [s.d.]).
Le garçon fréquente ensuite l’école du village pendant deux ans.
      Joseph et Anne-Marie auront toute leur vie un profond respect
pour la langue et la culture françaises. Ils le transmettent à leurs deux
fils (Famille Trémorin 1890-1984, [s.d.]). Malgré son peu d’instruction
formelle, Joseph s’exprime bien ; en font foi ses discours 19 et son journal
de voyage en France (Notre voyage en France 1970, [s.d.]). Comme on a
pu le constater précédemment, il est très engagé dans sa communauté et
même au-delà. En 1946, il est parmi les directeurs-fondateurs de Radio
Saint-Boniface (CKSB), où il siège au conseil d’administration pendant
vingt ans 20.
     Le couple fait un voyage en France au printemps 1970. Au retour,
Joseph rédige un récit détaillé de cette visite de la terre de leurs ancêtres.
Ce voyage « vers l’inconnu », comme le caractérise Joseph 21, a mené le
couple en Bretagne et dans le Poitou. Pour Anne-Marie, le séjour en
France constitue un retour, car, lorsqu’elle était enfant, elle a vécu briè-
vement dans le département du Pas-de-Calais, à Berck-Plage, ses parents
s’y étant installés pour faire soigner son frère Séraphin Jean Guillaume,
atteint de tuberculose, et qui y mourra à l’âge de cinq ans et demi en
1909. Le couple visite d’ailleurs le cimetière de Berck-Ville à la recherche
de la tombe du petit garçon, mais en vain.

18. De janvier à juin 1896, l’école compte vingt élèves. En 1916, le nombre d’élèves est
    passé à 37 (Société historique de Saint-Boniface, Dossier Normand Boisvert, 2015,
    0279/2 478/02).
19. Par exemple, dans le cadre de la série de causeries à CKSB (Causeries à C.K.S.B.,
    2 décembre 1947 avec Jos. Deroche, Prés., Lourdes, Man., Fonds Société franco-­
    manitobaine, 0089, boîte 668, S1 41/1/3).
20. Pour l’histoire de cette station radiophonique, voir Bocquel (1996).
21. Il tempère toutefois cette caractérisation en précisant « inconnu, je dirais pas tout
    a fait dans notre cas, nos parents étaient originaires des régions que nous voulions
    voir ».
48       Yves Frenette et Sandrine Hallion

     Ils se rendent aussi en Haute-Savoie, à Sévrier 22 sur le bord du lac
d’Annecy, pour visiter Jeanne Dompnier-Gour, partie de Notre-Dame-
de-Lourdes en 1921 après le décès de son mari, comme nous l’avons vu à
la section précédente. Ils discutent longuement du Canada ainsi que des
familles de Notre-Dame-de-Lourdes. Le témoignage de Joseph montre
que, malgré la distance temporelle et géographique, Jeanne a toujours
gardé un lien avec le Manitoba. Rapportant les propos de cette dernière,
Joseph note : « [C]’est comme ça nous dit Mme Gour quand on a deux
patries, elle avait toujours correspondu avec sa famille ici [au Canada] et
recevait “La Liberté 23” assez régulièrement ».
      Découvrant pour la première fois les coutumes et la vie françaises,
Joseph raconte ses impressions en se concentrant sur l’accueil chaleu-
reux qu’Anne-Marie et lui reçoivent de leur parenté, sur les différences
culturelles et climatiques entre les régions françaises qu’ils visitent et le
Canada. Par déformation professionnelle, il s’attarde à décrire la mise en
valeur et l’aménagement des sols ou encore les machines agricoles qu’il
remarque en parcourant la campagne. Il met en contraste la richesse de la
terre et de la production agricole d’une Bretagne florissante où « tout est
beau, vigoureux, magnifique » et où, pour la première fois, il voit la mer,
et « la terre […] ingrate » de la région de Champagné-Saint-Hilaire dans
le Poitou, pays d’origine de son père. Il note qu’on y trouve « beaucoup de
pierres », que « l’herbe est courte, [que] la terre est pauvre ». Il ajoute : « Les
maisons, ponts, établissements, de la région semble très vieux, la pierre
utilisée pour les constructions n’est pas de si bonne qualité que celle que
nous avons vu en Bretagne » et « les villages n’ont pas beaucoup prospéré ».
Il y voit peut-être la confirmation que le départ de Jean-Baptiste pour le
Canada au siècle précédent était motivé par un environnement peu favo-
rable à l’épanouissement personnel et à la prospérité économique.
     Le voyage est aussi l’occasion pour Joseph d’exprimer les sentiments
qu’il ressent pour la patrie de ses ancêtres tout en soulignant son appar-
tenance canadienne. Son récit est marqué par les impressions affectives
qu’il éprouve au contact de la France. En Bretagne, il est particulière-
ment touché par les traces que la Seconde Guerre mondiale a laissées
sur le paysage et les mentalités, ainsi que par le pouvoir évocateur des

22. Aujourd’hui Sevrier.
23. L’hebdomadaire de langue française du Manitoba.
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