Argentine : nouveau modèle, nouvelle dynamique ? - AFD

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Septembre 2018 / N               26
                                                                                                                             o

                                        Macroéconomie & Développement

                                                               Argentine :
                                                               nouveau modèle,
Introduction                                                   nouvelle
La fin de l’année 2015 et le début de 2016 ont constitué
un tournant historique pour l’Argentine à bien des égards.
Sur le plan politique tout d’abord puisque, pour la première
                                                               dynamique ?
fois depuis le retour de la démocratie en 1983, un candidat
– Mauricio Macri (coalition de centre-droit) – qui n’est ni
membre du parti péroniste, ni du parti radical, a été élu à        David Chetboun
la présidence de la République en novembre 2015. Sur
                                                                   Direction exécutive Innovation,
le plan économique également, dans la mesure où, après
12 ans d’un modèle axé sur le protectionnisme, l’interven-         Recherche et Savoirs (IRS)
tionnisme de l’État et le soutien à la consommation des            Département Diagnostics économiques
ménages, la politique économique mise en place par le              et politiques publiques (ECO)
gouvernement Macri induit un changement de cap par
rapport à celle de l’administration précédente. Elle se veut       chetbound @ afd.fr
en effet davantage extravertie, misant sur le libéralisme
économique et la relance de l’investissement financé par
le recours à de l’endettement externe.

Dès son arrivée au pouvoir, le nouveau gouvernement            L’équilibre reste cependant précaire, compte-tenu des
a ainsi mené de nombreuses réformes destinées à                nombreuses vulnérabilités structurelles présentées par
corriger les déséquilibres économiques et à rassurer les       l’économie. L’inflation s’établit à 35 % en août 2018 et
investisseurs étrangers : suppression du contrôle des          pourrait atteindre 40 % d’ici la fin de l’année. Le déficit
changes et introduction d’un mécanisme de taux de              public, à 6,5 % du PIB en 2017, est essentiellement
change flexible, mise en place progressive d’une poli-         financé par l’endettement externe. Le déficit courant
tique monétaire de ciblage d’inflation, remaniement            se creuse, pénalisé par un manque de compétitivité à
de l’Agence nationale de statistiques et publication de        l’exportation. Dans ce contexte, le pays demeure expo-
nouvelles séries de produit intérieur brut (PIB) et d’infla-   sé à des retournements de sentiments des marchés et
tion, conclusion d’un accord avec les fonds « vautours »       à des chocs externes comme ceux observés au cours
autorisant l’Argentine à faire son retour sur le marché        du deuxième trimestre et de l’été 2018, remettant en
obligataire international. La réaction des investisseurs à     question la politique économique de « gradualisme »
l’ensemble de ces mesures a, dans un premier temps,            prônée par le gouvernement Macri.
été favorable, comme en témoigne leur appétit vis-à-vis
des émissions obligataires réalisées par le pays sur les
marchés financiers internationaux en 2016 et 2017.
Dans ce contexte, cette étude propose de faire un point sur la   seconde partie. La troisième partie est consacrée à l’évolution
    situation macroéconomique et financière de l’Argentine. Elle     des finances publiques et la quatrième partie s’intéresse au
    s’articule autour de cinq parties. La première partie présente   système bancaire et à la politique monétaire. Enfin le dia-
    le contexte sociopolitique argentin. Les évolutions structu-     gnostic est complété par une analyse des équilibres externes
    relles du modèle de croissance sont abordées dans une            du pays.

       Sommaire
       1 / UNE DÉMOCRATIE CONSOLIDÉE                                  4 / UN SECTEUR BANCAIRE SAIN
           OÙ LES ENJEUX SOCIOÉCONOMIQUES 		                              MAIS PEU PROFOND                                        24
           DEMEURENT PRÉGNANTS              3
                                                                      4.1. Faible profondeur du secteur financier                 24
       1.1. Une histoire politique mouvementée                        4.2. Un secteur bancaire sain, rentable
            mais une démocratie qui s’est consolidée                       et bien capitalisé                                     25
            depuis plus de trente ans                         3
                                                                      4.3. Une politique monétaire en recherche
       1.2. Un paysage politique façonné par le clivage                    de crédibilité                                         27
            entre péronistes et anti-péronistes               4
       1.3. Le syndicalisme, acteur majeur de la vie
            politique                                         4       5 / LES ÉQUILIBRES EXTERNES DEMEURENT
                                                                          FRAGILES                                                29
       1.4. Un régime fédéral caractérisé par un rapport
            de force entre État central et provinces           5      5.1. Un compte courant devenu structurellement
                                                                           déficitaire, reflet de la baisse de la compétitivité
       1.5. D’importants enjeux socioéconomiques malgré                    à l’exportation                                        29
            un niveau élevé de richesse par habitant           5
                                                                      5.2. Augmentation des flux de portefeuille entrants
                                                                           suite à la levée des contraintes externes         31
       2 / UNE CROISSANCE VOLATILE ET SOUMISE                         5.3. Liquidité externe de nouveau orientée à la baisse 32
           À DES CHANGEMENTS DE POLITIQUES
           ÉCONOMIQUES                                        8
       2.1. Une histoire économique mouvementée entravant             LISTE DES ACRONYMES ET ABRÉVIATIONS                         35
            le développement du pays                          8       RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES                                 36
       2.2. De faibles gains de productivité générant
            un déficit de compétitivité                       10
       2.3. La récente fragilisation de l’économie accroît
            les incertitudes sur le plan politique            14

       3 / UNE CRÉDIBILITÉ EN MATIÈRE DE FINANCES
           PUBLIQUES À RESTAURER                              16
       3.1. Augmentation rapide de la dette publique
            après le retour de l’Argentine sur les marchés
            internationaux                                    16
       3.2. Des déficits budgétaires majeurs liés au niveau
            élevé des dépenses publiques                      19

2    © AFD / Macroéconomie & Développement / Septembre 2018
1 / Une démocratie consolidée où les enjeux
    socioéconomiques demeurent prégnants
  1.1. Une histoire politique mouvementée                                                     trois branches principales : (i) politique ; (ii) syndicale, permet-
                                                                                              tant l’intégration de la classe ouvrière à l’État ; et (iii) féminine,
           mais une démocratie qui s’est                                                      créée après la mise en place du droit de vote des femmes en
           consolidée depuis plus de trente ans                                               1947. Perón s’assure du soutien de la population grâce à de
                                                                                              nombreuses mesures sociales : programmes de protection
Terre d’immigration pour les Européens et terre d’investissement                              sociale, congés payés, augmentations des salaires des fonction-
pour les capitaux anglais et états-uniens à partir de la fin du                               naires, droit de vote des femmes, etc. Davantage préoccupé
19e siècle, notamment dans les ports et les chemins de fer pour                               par la redistribution de la richesse et l’encadrement de la popu-
l’extraction des produits agricoles, l’Argentine connaît une crois-                           lation que par la transformation des structures productives,
sance spectaculaire jusqu’à la fin des années 1920. Sa popu-                                  il laisse le pays exposé à la grande baisse des cours agricoles
lation double tous les 20 ans entre 1850 (1 million d’habitants)                              dans les années 1950, qui plonge l'économie dans une réces-
et 1914 (8 millions), pour atteindre 42 millions aujourd’hui.                                 sion. À la suite d'un coup d’État militaire, Perón quitte le pou-
Le développement économique du pays est tiré par les expor-                                   voir en 1955. Son parti politique est interdit, ses sympathisants
tations de laine, de viande et de céréales vers l’Europe, exploitant                          réprimés et plusieurs dizaines de cadres exécutés.
l’immense espace disponible [ 1 ] . En 1913, le pays se classe au
                                                                                              L’Argentine connaît ensuite deux décennies marquées par la
12 e rang mondial en termes de PIB/tête avec une classe
                                                                                              proscription du péronisme aux élections, une forte conflictualité
moyenne établie, tandis que Buenos Aires inaugure le premier
                                                                                              sociale et plusieurs coups d’État militaires. Après 18 ans d’exil,
métro d’Amérique du Sud.
                                                                                              Perón, revenu en Argentine, est élu démocratiquement à la
Déstabilisée par la contraction des marchés internationaux                                    présidence de la République en 1973 pour ce qui constitue son
suite à la grande crise de 1929, l’Argentine entre alors dans                                 troisième mandat. À sa mort, en 1974, sa troisième épouse
une longue période d’instabilité politique marquée par de                                     alors vice-présidente, lui succède. Elle est à son tour renversée
nombreux coups d’État militaires. Alors qu’il avait été régulière-                            par le pouvoir militaire en 1976. La junte militaire gouverne
ment élu deux ans plus tôt, le président Yrigoyen est renversé                                ensuite le pays de façon autoritaire jusqu’en 1983 dans la pé-
en 1930 par le pouvoir militaire œuvrant pour le compte de                                    riode dite de « guerre sale », avant que la défaite de l’Argentine
l’oligarchie foncière. Cet événement constitue un tournant                                    durant la guerre des Malouines et les difficultés économiques
dans l’histoire politique du pays. Entre 1930 et 1983, l’Argentine                            n’entraînent son départ.
connaît une succession de régimes de nature autoritaire, et                                   L’élection présidentielle de Raul Alfonsin en 1983 marque ainsi
souvent militaires : sur les seize présidents à la tête du pays                               le retour de la démocratie et la mise à l’écart définitive du
durant cette période, onze prennent le pouvoir par la force.                                  pouvoir militaire de la vie politique.
En 1943, Juan Domingo Perón occupe une position proémi-                                       En 2001, l’Argentine est frappée par une grave crise écono-
nente dans la dictature militaire qui prend le pouvoir par                                    mique et sociale. Devant l’importante récession qui touche
la force après dix années d’administration marquées par la                                    le pays, les manifestations publiques se multiplient et sont
fraude électorale, la corruption et la montée du fascisme. Il se                              sévèrement réprimées. Les émeutes font au total trente-cinq
fait ensuite élire démocratiquement en 1946 avec 56 % des                                     morts et l’état d’urgence est déclaré. Ces événements débou-
suffrages exprimés. Si le multipartisme est maintenu sous sa                                  chent sur une crise politique entraînant la démission du pré-
présidence, Perón instaure une forme de pouvoir populiste et                                  sident De La Rua à la moitié de son mandat puis la succession
nationaliste qu’il définit comme « justicialiste ». Il s’appuie sur                           de cinq présidents à la tête du pays en l’espace d’un mois.

[1 ] Avec une superficie cinq fois supérieure à celle de la France, l’Argentine est le huitième pays le plus vaste du monde.

                                                                                                       / Argentine : nouveau modèle, nouvelle dynamique ? /            3
Cette instabilité politique s’achève en 2002 avec l’élection de        1.3 Le syndicalisme, acteur majeur
    Dualde à la présidence. En 2003, Nestor Kirchner, membre du
    parti justicialiste héritier du péronisme, est élu à la présidence.           de la vie politique
    Sa femme, Cristina, lui succède en 2007 pour deux mandats
    (2007-2015). Le modèle politique mis en place par le couple           Le syndicalisme naît en Argentine à la fin du 19e siècle tandis
    Kirchner se caractérise par un fort interventionnisme de l’État       que la Confédération générale du travail (CGT), principal
    et une politique d’inclusion sociale volontariste. Après douze        syndicat du pays, est créée en 1930. L’arrivée au pouvoir de
    ans de « kirchnérisme », l’élection en 2015 de Mauricio Macri,        Perón constitue une rupture dans l’histoire des syndicats en
    opposant de centre-droit, à la présidence de la République,           Argentine. En effet, le syndicalisme dans la doctrine péroniste
    constitue un nouveau tournant politique. En effet, pour la            est vu comme l’un des piliers du mouvement national et est
    première fois depuis les années 1940, le président élu n’est ni       incorporé progressivement aux institutions étatiques. En effet,
    péroniste ni membre du parti radical.                                 l’État reconnaît les organisations syndicales membres de la CGT
                                                                          comme des interlocuteurs privilégiés dans les discussions
                                                                          avec les employeurs sur le développement de la négociation
     1.2. Un paysage politique façonné                                    collective ou le renforcement du pouvoir des délégués dans
                                                                          les entreprises. Le modèle syndical argentin est construit sur le
            par le clivage entre péronistes                               monopole de la représentativité au niveau de chaque secteur :
            et anti-péronistes                                            le syndicat détenant le plus grand nombre d’adhérents est le
                                                                          seul à même de représenter les travailleurs dans les négociations
    Depuis 1983 et la fin de la dictature militaire, les conditions       et les conflits.
    d’expression de la démocratie se sont renforcées en Argentine.
    En effet, le multipartisme est ancré dans la vie politique et les     À la suite du départ de Perón en 1955 et durant les années
    élections à l’ensemble des échelons du pouvoir sont pluralistes,      d’interdiction du péronisme, le syndicalisme prend le relais poli-
    transparentes, tandis que leurs résultats ne font pas l’objet de      tique du parti péroniste en termes d’opposition. Profitant de sa
    contestation.                                                         capacité de mobilisation et d’encadrement des classes popu-
                                                                          laires, son action politique se renforce et le pouvoir syndical est
    À la suite du développement du péronisme, à partir de 1946,           utilisé pour négocier avec l’État, au détriment de son action
    le paysage politique argentin peut être décomposé entre péro-         revendicative au sein de l’entreprise.
    nistes et anti-péronistes. Le mouvement péroniste ou justicialiste
    a longtemps dominé la compétition politique du pays. Pouvant          L’arrivée de la junte militaire au pouvoir en 1976 modifie à
    être originellement défini comme une idéologie nationaliste,          nouveau les rapports de force. Le droit de grève et le processus
    personnaliste et populiste, le péronisme revendique l’intégration     de négociation collective sont suspendus alors que la CGT est
    de la classe ouvrière à l’espace étatique grâce à la médiation des    provisoirement dissoute en 1979. Cependant, le but de la dic-
    syndicats, et défend deux notions majeures : la justice sociale et    tature militaire n’est pas de détruire la structure syndicale mais
    la souveraineté nationale. Il n’a toutefois eu de cesse d’évoluer,    plutôt de la diviser, en recherchant des alliés en son sein.
    si bien qu’il est devenu au cours des années un mouvement poli-
                                                                          Dans un contexte d’affaiblissement des syndicats suite à la
    tique protéiforme dont on ne peut déterminer précisément s’il
                                                                          période d’autoritarisme militaire, la mise en place de la démo-
    se situe à gauche ou à droite. Ainsi, alors que Menem, au pouvoir
                                                                          cratie en 1983 s’accompagne d’une reconstruction de leur
    en 1989, donne au mouvement une orientation fortement
                                                                          capacité d’influence et d’un retour au modèle de représen-
    néolibérale, l’approche des époux Kirchner est au contraire beau-
                                                                          tativité établi sous Perón. Cependant, le néolibéralisme de la
    coup plus sociale et se rapproche davantage du mouvement
                                                                          fin des années 1980 et de la décennie 1990, mis en œuvre sous
    initialement créé par Perón.
                                                                          Menem, se traduit par une flexibilisation de la législation du
    Depuis la transition politique en 1983, les péronistes n’ont jamais   travail, visant à réduire les coûts et à améliorer la mobilité
    perdu deux élections présidentielles successives. Cependant,          de la main-d’œuvre. Cette politique économique déstabilise le
    le péronisme apparaît aujourd’hui très fragmenté entre trois          mouvement syndical en faisant apparaître de profondes diver-
    partis politiques (Parti justicialiste, Frente Para la Victoria –     gences : alors que la CGT soutient l’action du gouvernement,
    Front pour la victoire et Unidad Ciudadana – Unité citoyenne,         d’autres syndicats s’opposent à ces politiques. Dans ce contexte,
    nouvellement créée par l’ex-présidente Cristina Kirchner) alors       une distanciation entre la base syndicale et les dirigeants,
    que peu de nouveaux leaders émergent.                                 qui continuent de négocier avec les entreprises et l’État, se

4    © AFD / Macroéconomie & Développement / Septembre 2018
1 / Une démocratie consolidée où les enjeux socioéconomiques demeurent prégnants

crée. Par exemple, lors des manifestations qui suivent la crise                              La constitution réserve néanmoins au pouvoir central les com-
économique de 2001, la direction syndicale est fortement                                     pétences régaliennes (affaires extérieures, défense, monnaie,
discréditée par les manifestants.                                                            crédit). Les provinces sont également largement dépendantes
                                                                                             de l’État central sur le plan de leurs recettes fiscales : la majo-
De manière générale, les syndicats apparaissent comme des                                    rité des impôts est recouvrée à l’échelon fédéral et redistri-
acteurs majeurs dans la vie politique du pays en raison de leur                              buée en partie aux prov inces et municipalités selon une loi
identification symbolique avec le péronisme et de leur capacité                              dite de « coparticipation » datant de 1988.
d’action directe (grèves, blocages, intimidations, etc.). En revanche,
leurs dirigeants sont largement critiqués par la population, du                              Le pouvoir législatif argentin est détenu par le Congrès qui
fait d’une organisation interne très peu démocratique et                                     est composé du Sénat et de la Chambre des députés. Le
d’accusations de corruption.                                                                 Sénat est constitué de 72 membres, soit trois sénateurs élus
                                                                                             par province (deux sénateurs pour le parti vainqueur des
Sous Kirchner, l’action syndicale connaît un renouveau. Depuis                               élections et un pour le parti arrivé en seconde position), indé-
2004, les syndicats participent au Conseil national de l’emploi                              pendamment du poids économique et démographique de
et du salaire minimum vital et mobile, qui détermine les aug-                                la province. Le Sénat est renouvelé par tiers tous les deux
mentations du salaire minimum. Parallèlement, les conflits du                                ans. La Chambre des députés est constituée de 257 députés
travail se développent, donnant une place grandissante aux                                   et est renouvelée par moitié bi-annuellement.
délégués syndicaux dans les négociations, tandis que le nombre
de travailleurs syndiqués (40 %) augmente. L’élection de Macri                               Depuis son arrivée au pouvoir en octobre 2015, le président
en 2015 et le retour à plus de libéralisme économique font                                   Macri gouverne sans disposer de la majorité au Parlement.
de nouveau apparaître certaines lignes de fracture. Alors que                                Cela n’a pas constitué un point de blocage lors de la première
les leaders syndicaux sont dans une logique de négociation                                   partie de son mandat puisque de nombreuses lois et réformes
d’avantages partiels avec le pouvoir, considérant l’ajustement                               ont été votées au cours de cette période. Pour ce faire, le pré-
économique actuel comme inéluctable, ce sont les bases syn-                                  sident s’appuie sur les péronistes modérés qui votent selon les
dicales qui ont lancé les derniers mouvements de grève.                                      réformes proposées, mais également en fonction de logiques
                                                                                             clientélistes. Il s’agit ici d’une limite du système fédéral. En effet,
                                                                                             les sénateurs et les députés sont portés à voter selon les inté-
 1.4. Un régime fédéral caractérisé                                                          rêts des gouverneurs des provinces qu’ils représentent [ 2 ] , de
          par un rapport de force entre État                                                 sorte que ces derniers jouent un rôle central en matière de
          central et provinces                                                               politique fédérale. La plupart des politiques menées sur le plan
                                                                                             national doivent ainsi être négociées avec les gouverneurs des
                                                                                             provinces, en échange de transferts fiscaux discrétionnaires.
L'Argentine est une République fédérale dotée d'un régime
                                                                                             Dans ce contexte, les provinces de petite taille surreprésentées
présidentiel. Le président est élu au suffrage universel direct
                                                                                             politiquement au Congrès [ 3 ] jouent un rôle stratégique en dépit
pour une durée de quatre ans renouvelable une fois. La cons-
                                                                                             de leur faible poids économique et démographique.
titution date de 1853 et a été modifiée à cinq reprises, la dernière
révision datant de 1994. Le pays est constitué de 23 provinces
et du district fédéral de Buenos Aires. Chaque province est
                                                                                              1.5. D’importants enjeux
dirigée par un gouverneur, également élu pour quatre ans au
suffrage universel direct. Les provinces disposent de leur propre                                      socioéconomiques malgré un niveau
gouvernement, d’un parlement et d’une constitution. Celle-ci                                           élevé de richesse par habitant
définit l’organisation institutionnelle, politique, administrative,
économique et financière de la province. Les provinces ont                                   Avec un PIB p ar habitant supérieur à 10 148 dollars (USD) en
une autonomie importante vis-à-vis de l’État central dans la                                 2016 [ 4 ] , l’Arg entine figure parmi les pays à revenu intermé-
définition de leur système politique, électoral et municipal.                                diaire de la tranche supérieure (PRITS) et est la troisième

[2] En effet, les gouverneurs des provinces exercent une forte influence sur l’établissement des listes des candidats aux élections provinciales.
[ 3 ] Comme le souligne Prévôt-Schapira (1998) : « Le nombre de voix nécessaire à l’élection d’un sénateur est deux cent quatorze fois plus élevé dans la province de Buenos Aires
      (13 millions d’habitants) que dans la Terre de Feu (59 000 habitants) ».
[ 4 ] PIB par habitant à prix constant de 2010, calculé par la Banque mondiale.

                                                                                                      / Argentine : nouveau modèle, nouvelle dynamique ? /                           5
économie d’Amérique latine. En dépit de ces caractéristiques, le                               L’enquête sur la pauvreté révèle de fortes disparités intergéné-
    pays affiche de mauvaises performances concernant certains                                     rationnelles. Ainsi, la pauvreté touche principalement les plus
    indicateurs socioéconomiques, conséquence d’une trajectoire                                    jeunes. 45 % des enfants âgés de moins de 14 ans vivent sous
    de croissance erratique au cours des trente dernières années.                                  le seuil de pauvreté. Dans le même temps, 7 % des seniors
                                                                                                   de plus de 65 ans, qui bénéficient d’un système généreux de
    D’après les données publiées par l’Institut national des sta-                                  réversion des retraites, vivent sous ce seuil. Les disparités sont
    tistiques et des recensements (INDEC), en mars 2017, près                                      également d’ordre géographique puisque la pauvreté touche
    de 30 % de la population urbaine vivrait en dessous du seuil                                   plus fortement les régions du nord-est du pays (30 %) que
    de pauvreté [ 5 ] et plus de 1,6 million de personnes dans des                                 celles du sud (de l’ordre de 20 % en Patagonie).
    conditions d’extrême pauvreté. En comparaisons régionales,
    la part de la population vivant avec moins de 4 USD par jour                                   Dans ce contexte, les inégalités, bien que moins prégnantes
    est plus élevée en Argentine qu’au Chili ou en Uruguay – les                                   par rapport à de nombreux pays d’Amérique latine, demeurent
    deux pays les plus riches de la région – mais en dessous de                                    importantes : selon les dernières données disponibles (2014),
    pays tels que le Brésil ou le Pérou (cf. graphique 1).                                         l’indice de Gini [ 6 ] s’élève ainsi à 0,43 contre 0,51 au Brésil ou
                                                                                                   0,48 au Mexique.

                                                                                                   Ces inégalités sont notamment entretenues par les caracté-
              Graphique            1
                                                                                                   ristiques du marché du travail. En effet, le secteur informel
              Part de la population vivant avec moins                                              emploie plus de 30 % de la main-d’œuvre. Or, si le marché
              de 4 USD par jour en PPA                                                             du travail formel propose des salaires élevés et de meilleures
              (en % de la population totale)                                                       conditions d’emploi (assurance chômage), les travailleurs in-
                                                                                                   formels sont plus faiblement et irrégulièrement rémunérés.
        30
                                                                                                   D’après l’Organisation de coopération et de développement
        25                                                                                         économiques (OCDE), la rémunération dans le secteur infor-
                                                                                                   mel est inférieure de 36 % à celle du secteur formel. L’impor-
        20                                                                                         tance de l’informalité peut en partie s’expliquer par les règles
                                                                                                   en vigueur sur le marché du travail formel, et notamment par
         15
                                                                                                   le coût élevé des cotisations sociales qui représentent 35 %
         10                                                                                        du salaire des employés. Fin 2017, le taux de chômage s’est
                                                                                                   néanmoins légèrement réduit, s’établissant à 7,2 %. Il touche
          5                                                                                        principalement les jeunes actifs âgés de 15 à 24 ans, cohorte
          0
                                                                                                   pour laquelle le taux de chômage atteint 40 %.

                                                                                                   En termes de protection sociale, l’Argentine propose de nom-
                   y

                           ili

                                       ne

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                                                                              bie
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                         Ch

                                                        Bré
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                                                                  xiq

                                                                           lom
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                                             Pé

                                                                                                   breux programmes mis en place aux niveaux national et
                                 ge

                                                                Me
              Ur

                                                                         Co
                                 Ar

                                                                                                   provincial. Alors que les travailleurs du secteur formel béné-
                                                                                                   ficient d’un système de sécurité sociale, le pays a introduit,
              Source : SEDLAC
                                                                                                   depuis 2009, un mécanisme de transfert monétaire condi-
                                                                                                   tionnel pour les travailleurs du secteur informel. Ces derniers
                                                                                                   reçoivent un montant de 70 USD par enfant sous condition
                                                                                                   d’envoi des enfants à l’école et au centre de soins. En revanche,
                                                                                                   les allocations chômage ne permettent pas d’augmenter
                                                                                                   significativement les revenus des ménages argentins. D’un
                                                                                                   montant faible (190 USD, soit un tiers du salaire minimum),
                                                                                                   elles bénéficient à seulement un dixième des chômeurs en
                                                                                                   raison de conditions restrictives d’éligibilité.

    [5 ] Celui-ci est défini comme le niveau de revenu nécessaire pour satisfaire les besoins essentiels de l’individu : nourriture, vêtements, transport, éducation, santé, etc.
    [ 6 ] Plus l’indice de Gini est élevé et plus la distribution des revenus au sein de la population est inégalitaire.

6     © AFD / Macroéconomie & Développement / Septembre 2018
1 / Une démocratie consolidée où les enjeux socioéconomiques demeurent prégnants

Encadré       1    Manque de transparence des statistiques sous Kirchner

 La qualité des données statistiques s’est fortement détériorée          En 2016, l’INDEC a fait l’objet d’un remaniement et l’ensemble
 entre 2007 et 2015 sous l’effet de la pression politique du             de ses cadres ont été renouvelés. Cela s’est traduit par la publica-
 gouvernement Kirchner. Plusieurs séries statistiques clés de            tion de chiffres révisés d’inflation ainsi que de données révisées
 l’INDEC telles que les données d’inflation, de comptabilité natio-      concernant la comptabilité nationale, le commerce international,
 nale ou encore les résultats relatifs aux enquêtes de pauvreté,         les indicateurs de pauvreté et le marché du travail. En dépit de
 ont ainsi été manipulées dans le but de masquer la réalité de la        ces améliorations, l’historique de certaines séries statistiques
 situation socioéconomique. En 2013, le Fonds monétaire inter-           – comme celles relatives aux enquêtes ménages et à l’inflation
 national (FMI) a adopté une déclaration de censure contre les           – ne peut être amélioré, compte tenu des falsifications dont
 données publiées par l’Argentine, sommant le pays de corriger           elles avaient fait l’objet par le passé. Ainsi, seules les données
 « l’inexactitude de ses données statistiques afin de se conformer aux   publiées à partir de la seconde moitié de l’année 2016 par
 standards internationaux ». À partir de 2013, certaines statistiques    l’INDEC peuvent être considérées comme fiables. Par consé-
 (enquêtes de pauvreté notamment) ne sont plus publiées par              quent, l’analyse historique de certaines séries statistiques oblige
 l’INDEC, notamment au niveau des provinces.                             à recourir à des données statistiques non officielles.
 Pendant cette période, les organismes élaborant des statistiques
 alternatives se sont multipliés. Un indice alternatif d’inflation a,            Graphique 2
 par exemple, été publié par la mairie d’opposition de Buenos
 Aires. En 2012, alors que l’INDEC mesurait l’inflation à 10,8 %,                Estimation du taux de pauvreté au seuil
 la mairie de Buenos Aires l’évaluait à 25,6 %. Les chiffres de                  national – INDEC vs université catholique
 pauvreté ont également fait l’objet d’estimations alternatives
 par l’université catholique d'Argentine. Ces estimations sont                   d'Argentine (en % de la population totale)
 considérées comme fiables par l’ensemble des observateurs                           ■ Université catholique d'Argentine ■ INDEC
 internationaux et renvoient une image bien différente du niveau            35
 réel de pauvreté du pays par rapport aux statistiques officiel-
 lement diffusées (cf. graphique 2).                                        30

                                                                            25

                                                                            20

                                                                            15

                                                                            10

                                                                             5

                                                                             0
                                                                                       2010               2011              2012       2013

                                                                                 Sources : INDEC, université catholique d’Argentine.

                                                                                 / Argentine : nouveau modèle, nouvelle dynamique ? /           7
2 / Une croissance volatile et soumise
        à des changements de politiques économiques
     2.1. Une histoire économique mouvementée                                         Afin de mettre fin au régime d’hyperinflation de la fin des
              entravant le développement du pays                                      années 1980 (3 100 % d’inflation en 1989, 2 300 % en 1990,
                                                                                      cf. graphique 4) et de restaurer la crédibilité de la politique
    Sur longue période, la croissance économique de l’Argentine                       monétaire, Carlos Menem, élu président en 1989, fait voter
                                                                                      une loi de convertibilité. Celle-ci crée une nouvelle monnaie,
    apparaît peu soutenue et fortement volatile (cf. graphique 3).
                                                                                      le peso, en parité fixe par rapport au dollar, dans un régime
    Cette instabilité reflète notamment les nombreux changements
                                                                                      dit de « currency board » (caisse d’émission) qui requiert une
    en termes de politiques économiques mises en place par les
                                                                                      couverture intégrale de la base monétaire en circulation par les
    différents gouvernements qui se sont succédés. Ainsi, sous la
                                                                                      réserves de changes détenues à la Banque centrale. Si ce type
    dictature militaire (1973-1983), le modèle protectionniste                        de régime assure la transparence de la politique monétaire en
    argentin en vigueur depuis les années 1930 est remis en cause                     évitant la monétisation des déficits publics et réduit l’exposition
    au profit d’une forte libéralisation financière dans le but                       au risque de change, il augmente en contrepartie la dépendance
    d’attirer les capitaux étrangers. La décennie 1980 se caracté-                    du pays vis-à-vis de l’étranger, l’émission monétaire étant
    rise par une période de faibles performances économiques :                        conditionnée à l’entrée de devises dans le pays. Parallèlement,
    récessions, hyperinflation, déficits publics non maîtrisés et                     le gouvernement Menem procède également à de nombreuses
    augmentation du service de la dette, etc.                                         privatisations d’entreprises publiques (électricité, gaz, poste,
                                                                                      secteur pétrolier, etc.) et ouvre le marché argentin à la concur-
                                                                                      rence externe (fin des restrictions aux importations). Les résul-
             Graphique 3                                                              tats de cette politique sont dans un premier temps significatifs.
                                                                                      L’inflation repasse sous la barre des 10 % à partir de 1992, avant
             Taux de croissance du PIB sur longue                                     de s’établir à 4,2 % en 1994, tandis que la croissance écono-
             période (en %)                                                           mique, vigoureuse (entre 10,5 % en 1991 et 5,8 % en 1994), est
                ■ Taux de croissance                Taux de croissance annuel moyen   soutenue par l’afflux de capitaux étrangers.
       15

       10                                                                                    Graphique 4
        5                                                                                    Taux d’inflation sur longue période (en %)
        0                                                                                3 500

                                                                                        3 000
        -5
                                                                                        2 500
       -10
                                                                                        2 000
       -15
                                                                                         1 500
         81
         84

                      87

                             90

                                   93
                                          96

                                                99

                                                            02

                                                            05
                                                            08

                                                             11
                                                            14

                                                            17
                                                          20

                                                         20
        19

                                                         20
                                  19
                     19

                                                         20
                                               19
                                        19

                                                     20

                                                         20
                           19
              19

                                                                                         1 000

             Sources : FMI (WEO), calculs de l’auteur.                                    500

                                                                                            0

                                                                                         -500
                                                                                             80

                                                                                                      84

                                                                                                                88

                                                                                                                         92

                                                                                                                                   96

                                                                                                                                         00

                                                                                                                                              04

                                                                                                                                                   08

                                                                                                                                                        12
                                                                                                                                                        20
                                                                                                              19

                                                                                                                       19

                                                                                                                                 19
                                                                                            19

                                                                                                                                                   20
                                                                                                    19

                                                                                                                                         20

                                                                                                                                              20

                                                                                                 Sources : INDEC, calculs de l’auteur.

8    © AFD / Macroéconomie & Développement / Septembre 2018
2 / Une croissance volatile et soumise à des changements de politiqués économiques

En 1995, l’effet sur l’Argentine de la crise « Tequila » au Mexique                    peso argentin (AR$) et USD pour les dettes, et de 1,4 pour les
(-2,8 % de croissance) témoigne de la sensibilité du pays aux                          dépôts), gel des prix des tarifs publics, mise en place d’une
chocs externes et aux reflux de capitaux. À partir de 1997, le                         taxe sur les exportations, etc. [ 8 ]. Entre 2000 et 2002, le PIB se
pays est à nouveau impacté par une série de chocs externes.                            contracte de 15 % et les conséquences sur le plan social sont
Les crises asiatique et russe de 1997 et 1998 entraînent une                           majeures : le taux de chômage bondit à 21 % tandis que plus
défiance des investisseurs étrangers et une augmentation du                            de 50 % de la population bascule sous le seuil de pauvreté.
coût des emprunts externes pour les économies émergentes
telles que l’Argentine. Parallèlement, la dépréciation de nom-                         Entre 2003 et 2007, l’activité économique retrouve du
breuses monnaies d’Amérique latine face au dollar, la crise au                         dynamisme. Elle bénéficie d’un taux de change sous-évalué
Brésil, principal partenaire commercial du pays, et la baisse des                      favorable aux exportations (stabilisé à 4 pesos pour un USD),
prix des matières premières affectent le commerce extérieur                            ainsi que de termes de l’échange favorables au pays, d’une
argentin. En 1999, l’Argentine connaît une récession de 3,5 %                          orientation à la hausse des prix des matières premières qui
et les marchés financiers commencent à s’interroger sur à la                           représentent plus de 50 % des exportations du pays, de la
soutenabilité de la trajectoire de sa dette publique.                                  baisse significative du service de la dette externe suite à
                                                                                       l’épisode de défaut. La croissance a également été soutenue
En 2000, l’économie se contracte à nouveau (-0,8 %) tandis                             par une politique de relance très active de la consommation
que la dette externe totale atteint 65 % du PIB. Au cours de                           et de soutien de la demande sous Kirchner : gel des tarifs
cette année, la prime de risque sur les émissions obligataires                         publics, investissements publics, mise en place de nombreux
argentines passe de 500 à 860 points de base, témoignant de                            programmes d’assistance sociale, etc.
la méfiance grandissante des marchés financiers par rapport
à la solvabilité de l’État. En décembre et afin de restaurer la                        À partir de 2008, l’économie commence à montrer d’importants
confiance sur les marchés financiers internationaux, l’Argentine                       signes de surchauffe. En outre, la crise financière internationale
conclut un accord avec le FMI, tandis que plusieurs bailleurs                          affecte négativement l’économie argentine via une baisse de la
multilatéraux [ 7 ] s’engagent à soutenir le pays conditionnelle-                      demande mondiale adressée au pays. En 2009, l’économie se
ment à la mise en place d’une combinaison de réformes de                               contracte de 5,9 %. Si le PIB rebondit dès 2010, la politique
libéralisation financière et d’austérité budgétaire.                                   budgétaire expansionniste menée par le gouvernement en-
                                                                                       traîne l’apparition d’importants déficits publics, désormais
En août 2001, une nouvelle ligne de crédit est accordée par                            essentiellement financés par de la création monétaire, ce qui
le FMI, sous réserve de l’atteinte d’un solde budgétaire nul                           génère des tensions inflationnistes (en dépit des chiffres offi-
en 2002. En décembre 2001, suite à d’importantes sorties                               ciellement publiés par l’INDEC).
de capitaux menaçant la convertibilité entre peso et dollar,
le gouvernement argentin instaure une mesure dénommée                                  La période 2012-2015 se caractérise par un fort ralentisse-
« el corralito » qui limite les retraits bancaires des particuliers                    ment de la croissance. L’inversion des termes de l’échange,
à 250 dollars par semaine. Le 22 décembre 2001, le FMI refuse                          défavorable aux exportations argentines (chute des prix des
de débloquer une nouvelle tranche de 1,2 Md USD du prêt                                matières premières, ralentissement des principaux partenaires
conditionné, estimant que les engagements pris par le gouver-                          commerciaux), révèle l’ampleur des déséquilibres résultant
nement en termes de finances publiques ne sont pas tenus.                              de la politique économique (taux de change surévalué, taux
L’Argentine se déclare alors en défaut de paiement sur sa dette                        d’inflation élevé, déficits jumeaux générant une diminution
externe pour un montant de 88 Mds USD, dont 93 % est                                   des réserves de changes, etc.). Au cours de cette période, les
détenue par des créanciers privés. En l’espace d’un mois, cinq                         autorités renforcent leur contrôle sur les différents champs
présidents intérimaires se succèdent à la tête du pays, tandis                         de la sphère économique et maintiennent une politique éco-
que l’état d’urgence économique est décrété. D’importants                              nomique de plus en plus insoutenable : contrôle des flux de
changements de politiques économiques ont alors lieu : aban-                           capitaux et du marché des changes pour soutenir la politique
don du système de caisse d’émission garantissant la parité                             de change (entraînant la création d’un marché des changes
nominale entre dollar et peso, mise en place d’un régime de                            parallèle), nationalisation d’entreprises, introduction d’impor-
change flottant administré, conversion des dettes et créances                          tantes barrières douanières, ponctions régulières dans les
en devises de façon asymétrique (taux de change unitaire entre                         réserves de change, etc.

[7] Le FMI octroie un prêt de 13,7 Mds USD, la Banque mondiale et la Banque interaméricaine de développement (BID), s’accordent sur un prêt de 5 Mds USD.
[8] Pour plus de détails, lire Carluccio et Ramos-Tallada (2016).

                                                                                                / Argentine : nouveau modèle, nouvelle dynamique ? /          9
L’élection de Mauricio Macri à la présidence de la République                                      Graphique 6
     à la fin de l’année 2015, après 12 ans de Kirchnerisme, consti-
     tue un nouveau tournant dans l’histoire économique de                                              Évolution du PIB/habitant
     l’Argentine et marque le retour à une gestion plus libérale de                                     par rapport à d’autres groupes de pays (en %)
     l’économie. Dès sa prise de fonction, le gouvernement Macri                                                 Argentine /PRITS     Argentine /moyenne monde
     a mis en place de nombreuses réformes visant à réduire les                                                  Argentine /moyenne ALC (Amérique latine et Caraïbes)
     déséquilibres macroéconomiques hérités de l’administration                                   350
     précédente (Carluccio et Ramos-Tallada, 2016). Alors que le FMI
                                                                                                 300
     (2017) estime que ces mesures devraient permettre de relever
     le potentiel de croissance à moyen terme de l’économie [ 9 ]                                 250
     et d’en diminuer la volatilité, ces réformes n’ont pas encore
                                                                                                 200
     totalement porté leurs fruits. L’économie s’est contractée de
     2,2 % en 2016 et a renoué avec une croissance modérée de                                     150
     2,9 % en 2017.                                                                               100

     La forte volatilité historique de la croissance se retrouve                                   50
     dans l’évolution erratique du PIB par habitant du pays (cf.
                                                                                                    0
     graphique 5). Si le PIB par habitant a globalement progressé
     depuis trente-cinq ans, il a alterné entre phases de crois-
                                                                                                       80

                                                                                                        83
                                                                                                       86

                                                                                                       89
                                                                                                       92

                                                                                                        95
                                                                                                       98

                                                                                                        01
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                                                                                                        10

                                                                                                        13

                                                                                                        16
                                                                                                    20

                                                                                                    20
                                                                                                    20

                                                                                                    20
                                                                                                     19
                                                                                                     19

                                                                                                    20
                                                                                                    19
                                                                                                    19

                                                                                                    19
                                                                                                    19
                                                                                                   19

                                                                                                    20
     sance et de forte récession. En outre, celui-ci diminue tendan-
     ciellement depuis 2010. En comparaisons internationales,
     alors que le PIB par habitant de l’A rgentine était plus de trois                                  Sources : Banque mondiale (WDI), calculs de l’auteur.

     fois supérieur à la moyenne des pays à revenu intermédiaire
     de la tranche supérieur (PRITS) dans les années 1980, il s’est
     largement érodé au fil du temps illustrent de la faiblesse des                            2.2. De faibles gains de productivité
     performances économiques récentes (cf. graphique 6).                                                générant un déficit de compétitivité

                Graphique 5                                                                   Après la crise économique de 2001, l’Argentine a bénéficié
                                                                                              de conditions externes favorables (prix élevé des matières
                PIB par habitant à prix constant de 2010                                      premières, augmentation de la demande mondiale) qui ont
                (en USD)                                                                      permis de soutenir sa croissance. L’accélération de la croissance
       12 000                                                                                 ne s’est toutefois pas traduite par des gains de productivité.
                                                                                              D’après les estimations réalisées par le CEP [ 10 ] et contrairement
       11 000
                                                                                              aux données publiées par l’INDEC, la dynamique de croissance
       10 000                                                                                 du pays entre 1990 et 2015 a essentiellement été entretenue
                                                                                              par l’accumulation du facteur capital et du facteur travail, alors
        9 000
                                                                                              que la productivité totale des facteurs n’a quasiment pas pro-
        8 000                                                                                 gressé au cours de cette période. À l’exception des entreprises
                                                                                              du secteur agricole dont les performances ont été relativement
        7 000
                                                                                              bonnes [ 11 ] , l’ensemble de l’économie a souffert d’un déficit de
        6 000                                                                                 productivité (cf. graphiques 7 et 8).
        5 000
             80

                   84

                           88

                                   92

                                           96

                                                  00

                                                        04

                                                               08

                                                                       12

                                                                              16
                                                                     20

                                                                            20
                          19

                                  19

                                          19
           19

                                                             20
                  19

                                                  20

                                                       20

                Source : Banque mondiale (WDI).

       [ 9 ] Estimée par l’institution autour de 3 % (FMI, 2017).
     [10] Base de données ARKLEMS produite par le « Centro de Estudios de la Productividad ». Compte tenu du manque de fiabilité des données de comptabilité nationale produites
             par l’INDEC, les données de productivité publiées par ce centre de recherche font l’objet d’un consensus et sont reprises par les publications de l’OCDE et du FMI.
     [ 11 ] Notamment dans le secteur du soja qui a bénéficié d’un choc positif de productivité.

10     © AFD / Macroéconomie & Développement / Septembre 2018
2 / Une croissance volatile et soumise à des changements de politiqués économiques

      Graphique 7                                                                 L’absence de gains de productivité, qui grève le potentiel de
                                                                                  croissance, a pour origine les nombreux verrous structurels
      Contribution des différents facteurs de l’offre                             pesant sur l’économie. Depuis le début de la décennie 1990,
      à la croissance (en %)                                                      la part de l’investissement dans le PIB est structurellement
         ■ Productivité totale des facteurs                                       inférieure à 20 % du PIB, niveau insuffisant pour permettre
         ■ Contribution travail ■ Contribution capital                            une montée en gamme de la production vers des activités à
  6                                                                               plus forte valeur ajoutée (cf. graphiques 9 et 10). Parallèlement,
                                                                                  les entrées d’IDE (Investissements directs à l’étranger)sont
  5                                                                               restées limitées à moins de 2% du PIB depuis 2011.
  4

  3                                                                                        Graphique 9
  2
                                                                                           Investissement (en % du PIB)
  1
                                                                                     30
  0
                                                                                     25
 -1
                                                                                     20
          1990-1998          2002-2015               1998-2015        1990-2015
                                                                                     15

      Source : ARKLEMS.                                                              10

                                                                                      5
      Graphique 8
                                                                                      0

      Évolution de la productivité des facteurs
                                                                                      80

                                                                                               83

                                                                                                    86

                                                                                                          89

                                                                                                                 92

                                                                                                                      95

                                                                                                                             98

                                                                                                                                   01
                                                                                                                                          04

                                                                                                                                           07

                                                                                                                                                    10

                                                                                                                                                         13
                                                                                                                                                         20
                                                                                                                                  20

                                                                                                                                                    20
                                                                                                                      19
                                                                                            19

                                                                                                                                        20
                                                                                                         19

                                                                                                               19

                                                                                                                             19
                                                                                                    19
                                                                                     19

                                                                                                                                        20
      (base 100 = 1993)
               Capital       Travail                                                       Source : Banque mondiale (WDI).
               Productivité totale des facteurs
180
                                                                                           Graphique 10
160
                                                                                           Investissement en % du PIB – Comparaisons
140
                                                                                           régionales (moyenne 2002-2016)
120                                                                                  25

100                                                                                  20

80
                                                                                      15

60
                                                                                      10
  90

         92

                 94

                        96

                                98

                                        00

                                                02

                                                        04

                                                                 06

                                                                      08

                                                                            10
                                                                           20
       19

                              19
                       19

                                                20

                                                                      20
19

                                                             20
               19

                                     20

                                                       20

                                                                                      5

      Sources : ARKLEMS, calculs de l’auteur.
                                                                                      0
                                                                                                                                                          ili
                                                                                               ne

                                                                                                           sil

                                                                                                                      C

                                                                                                                                   ue

                                                                                                                                              bie

                                                                                                                                                         Ch
                                                                                                                      AL
                                                                                                         Bré
                                                                                            nti

                                                                                                                                  xiq

                                                                                                                                             lom
                                                                                           ge

                                                                                                                              Me

                                                                                                                                         Co
                                                                                          Ar

                                                                                           Source : Banque mondiale (WDI).

                                                                                           / Argentine : nouveau modèle, nouvelle dynamique ? /                 11
Le déficit d’investissement s’explique notamment par la faiblesse                          • une mauvaise qualité des infrastructures, provenant notam-
     de l’épargne nationale dans une économie où le principal mo-                                   ment d’un déficit d’investissement public, qui contribue
     teur de la croissance demeure la consommation. Il s’explique                                   à des coûts logistiques élevés. Ainsi, selon le classement
     également par l’instabilité de l’environnement économique et                                   établi par le World Economic Forum, l’Argentine a perdu
     politique ainsi que par un climat des affaires défavorable pour                                62 places en termes de qualité des infrastructures, pour
     un pays de ce niveau de revenu, entraînant une défiance des                                    se classer désormais 123 e. Les infrastructures de transport
     investisseurs privés pour les investissements en pesos. Ainsi,                                 sont particulièrement défaillantes à l’extérieur des grandes
     le classement Doing Business de la Banque mondiale vient                                       métropoles et dans les provinces les plus reculées comme
     sanctionner la faiblesse du climat des affaires en Argentine                                   celles du nord-ouest du pays ;
     (cf. graphique 11). En 2017, le pays est classé 117 e sur 190, soit
     à un rang largement inférieur au classement moyen des pays                                 • un discours souvent hostile des autorités, entre 2001 et 2015,
                                                                                                    vis-à-vis du secteur privé qui n’a guère contribué à encou-
     de la même tranche de revenu (94 e ) ou que d’autres pays
                                                                                                    rager les investisseurs.
     d’Amérique latine tels que le Mexique (47 e) ou la Colombie
     (53 e). Le climat des affaires est notamment impacté par :
     • les nombreuses barrières à l’entrée de nouvelles entreprises                                       Graphique 11
         sur le marché argentin et la complexité des procédures
         administratives de création d’entreprise. En outre, la création                                  Classement Doing Business 2017
         de nouvelles entreprises se heurte également à un niveau                                         (rang sur 190 pays)
         élevé de corruption. Ainsi, l’indice de perception de la                                  140
         corruption de Transparency International place l’Argentine                                 120
         au 107 e rang sur 175 pays. D’après l’organisme, la corruption
         aurait coûté plus de 6,2 Mds USD à l’économie argentine                                    100

         entre 2002 et 2015, affectant la qualité des services publics                               80
         et décourageant les investisseurs étrangers ;
                                                                                                    60
     • une concurrence déloyale qui se manifeste par une régula-                                    40
         tion inefficace des marchés et des interventions arbitraires
         du gouvernement. Dans ce contexte, l’autorité de contrôle                                   20
         des marchés a récemment été restructurée et une loi a                                        0
         été votée au Congrès (2016), dans le but de renforcer ses
                                                                                                             ue

                                                                                                                        bie

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                                                                                                                                               ITS

                                                                                                                                                           C

                                                                                                                                                                     ne

                                                                                                                                                                           sil
                                                                                                                                   Ch

         pouvoirs et son indépendance ;
                                                                                                                                                           AL

                                                                                                                                                                          Bré
                                                                                                           xiq

                                                                                                                                                                 nti
                                                                                                                     lom

                                                                                                                                             PR

                                                                                                                                                                ge
                                                                                                          Me

                                                                                                                   Co

                                                                                                                                                                Ar

     • des rigidités sur le marché du travail. Celles-ci sont liées aux
         négociations salariales collectives par branches, susceptibles
                                                                                                          Source : Banque mondiale (WDI).
         d’imposer des niveaux de salaires élevés à des entreprises                                       Note : Un rang élévé signifie un score faible.
         dont la productivité est plus faible que celle de la branche.
         Elles se manifestent également par l’importance des coti-                              La mise en place d’une stratégie d’import-substitution au cours
         sations sociales ;                                                                     de la dernière décennie a accentué le déficit de productivité
                                                                                                des entreprises, si bien que celles-ci souffrent d’un manque de
                                                                                                compétitivité sur le marché international. En effet, l’administra-
                                                                                                tion Kirchner a introduit de nombreuses barrières tarifaires et
                                                                                                non tarifaires ainsi qu’un système de restriction de licences
                                                                                                aux importations [ 12 ] . Combinée à une monnaie surévaluée et
                                                                                                à un contrôle des changes, cette politique a permis au début
                                                                                                l’émergence et le soutien d’une industrie liée au secteur de
                                                                                                l’électronique sur le marché local protégé de la concurrence
                                                                                                internationale (cf. graphique 12).

     [12] Sous Kirchner, les entreprises souhaitant importer devaient justifier d’un contenu local pour leur production ou d’une contribution aux exportations du pays. Ce mécanisme
          a été assoupli par la nouvelle administration, même si 1 600 produits restent soumis au système de licence aux importations.

12     © AFD / Macroéconomie & Développement / Septembre 2018
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