AUDIENCE SOLENNELLE DU 7 OCTOBRE 2021 - CURIA
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Audience solennelle de la Cour de justice du 7 octobre 2021 à l’occasion de la cessation des fonctions et du départ de : Mme Rosario Silva de Lapuerta, vice-présidente M. Michail Vilaras, président de la IVème chambre M. Endre Juhász, juge Mme Camelia Toader, juge M. Daniel Šváby, juge M. Henrik Saugmandsgaard Øe, avocat général M. Michal Bobek, avocat général M. Evgeni Tanchev, avocat général M. Gerard Hogan, avocat général ainsi que de la prestation de serment de : M. Dimitrios Gratsias, en qualité de juge Mme María Lourdes Arastey Sahún, en qualité de juge M. Anthony Collins, en qualité d'avocat général M. Miroslav Gavalec, en qualité de juge M. Nicholas Emiliou, en qualité d'avocat général M. Zoltán Csehi, en qualité de juge Mme Octavia Spineanu-Matei, en qualité de juge Mme Tamara Ćapeta en qualité d'avocate générale Mme Laila Medina en qualité d'avocate générale Déroulement de la cérémonie Ouverture par M. Koen Lenaerts, président de la Cour Allocution en hommage aux Membres de la Cour cessant leurs fonctions, par M. le président Lenaerts Allocution de bienvenue aux nouveaux Membres de la Cour, par M. le président Lenaerts Prestation de serment des nouveaux Membres de la Cour 3
Après 18 ans comme juge à la Cour de justice, je quitte cette institution. Je suis arrivée le 6 octobre 2003, et j’ai pris mes fonctions en même temps que Koen Lenaerts, Juliane Kokott et Miguel Poiares Maduro. La Cour n’était pas une inconnue pour moi, car pendant les 16 années qui précédèrent mon entrée en fonction, j’avais été l’agent du Royaume d’Espagne, et mes aller et retour entre Madrid et Luxembourg ont été mon activité quotidienne durant cette période. Je suis arrivée avec beaucoup d’énergie et d’enthousiasme ainsi qu’avec la volonté de bien faire mon travail. Je pense que pendant toutes ces années, j’ai donné le meilleur de moi-même dans le but de contribuer à ce que la Cour accomplisse sa mission et je suis fière d’avoir fait partie d’une institution clé dans le cadre de la construction européenne. J’ai connu une Cour très différente de celle d’aujourd’hui, avec seulement 15 juges et 8 avocats généraux dont le cœur de leur travail était essentiellement le marché intérieur avec ses 4 libertés. J’ai participé pendant ces 18 dernières années à la transformation de la Cour, tout d’abord quant au nombre de ses Membres, mais aussi pour ce qui est des langues de procédure, du système de fonctionnement, de la composition et des tâches des services et surtout des nouveaux domaines du contentieux. En effet, c’est pendant ces années que notre jurisprudence s’est développée dans de nouvelles matières telles que l’asile et l’immigration, la coopération judiciaire civile et pénale ainsi que les droits fondamentaux surtout à partir de l’entrée en vigueur de la Charte. Je voudrais profiter de cette opportunité pour simplement remercier tous ceux qui m’ont aidée et soutenue tout au long de mon parcours à la Cour. Tout d’abord, je voudrais remercier mes deux présidents : Vassilios Skouris et Koen Lenaerts. Tous deux de grands présidents et surtout de bons amis. Vassilios a eu le mérite de réussir le plus grand élargissement de la Cour, d’une façon remarquable. Tout a fonctionné à la perfection, et nos nouveaux collègues se sont rapidement intégrés dans les rouages de l’Institution. En outre, Vassilios a rendu possible une réduction drastique des délais de jugement, ce qui a permis par la suite que, même avec une augmentation continue du nombre d’affaires, la durée moyenne est restée toujours 7
la même. Enfin, Vassilios a su diriger la Cour dans un moment où des nouveaux domaines du droit de l’Union avaient commencé à se développer en établissant les fondements de cette nouvelle jurisprudence. Koen et moi, nous partageons la même année de naissance, et, comme je l’ai mentionné auparavant, nous sommes entrés en fonction à la Cour le même jour. Il est le collègue avec lequel j’ai le plus siégé, dans la mesure où, pendant 6 ans, j’ai fait partie de la chambre qu’il présidait, ensuite comme vice-président, il a été affecté à la chambre que je présidais et, en dernier lieu, nous avons été côte à côte dans la composition de la Grande chambre, surtout pendant les trois dernières années de ma vice-présidence. Koen est une personne unique avec un dévouement total à la Cour, au droit de l’Union et à la construction européenne. Je pense que nous avons travaillé ensemble d’une façon efficace et constructive, toujours avec la volonté de faire ce qui pouvait être le mieux pour la Cour. Je voudrais le remercier pour son soutien et pour son amitié pendant ces 18 années. Ensuite, je veux remercier tous mes collègues, juges et avocats généraux, pour leur aide et pour tous les bons moments passés ensemble, mais je dois faire une référence spéciale aux membres de la première chambre pendant la période allant de 2015 à 2018. Merci Jean-Claude, Alexander, Carl Gustav, Siniša et Eugene. Je crois que nous avons réussi à avoir la meilleure formation de jugement possible, avec un esprit d’équipe, une volonté de collaboration et de compromis avec l’objectif d’arriver toujours à la meilleure solution. Je n’oublierai jamais notre voyage en Espagne ainsi que les bons moments partagés en dehors du cadre professionnel de la Cour. Je veux aussi remercier tous les services de la Cour qui m’ont aidée pendant ces 18 ans et sans lesquels notre travail juridictionnel n’aurait pu être possible. Très spécialement, je veux me référer à la direction générale du Multilinguisme et concrètement à l’unité de langue espagnole de la direction de Traduction dont le chef a été pendant presque tout mon parcours à la Cour, Adolfo Gutierrez, sans oublier la cabine espagnole de l’interprétation. J’ai toujours proclamé que la Cour dispose du meilleur service d’interprétation au monde et j’ai eu la chance de pouvoir bénéficier des compétences de professionnels d’un très haut niveau. Merci Marina, Javier, German et Beatriz, vous allez me manquer. 8
Mes remerciements vont aussi à Alfredo Calot, notre greffier, sans qui la Cour ne serait pas ce qu’elle est. Son effort inlassable pour que tout fonctionne à la perfection nous a permis de continuer à travailler pendant la pandémie, et ce avec une performance remarquable. Mais je voudrais également remercier non seulement le professionnel, mais aussi l’ami. À Madrid ou à Valencia, nous continuerons à nous voir, gracias. Je remercie tous ceux qui m’ont aidée dans les centaines d’audiences auxquelles j’ai participé, très spécialement Christine, son efficacité, sa bonne disposition et son amabilité m’ont toujours touchée. En dernier lieu, je veux remercier les membres de mon cabinet. J’ai eu la chance d’avoir un cabinet très stable, ceux qui l’on quitté, c’était à cause de leur départ à la retraite, ou pour des raisons familiales ou encore professionnelles. Je pense que nous avons réussi à avoir une véritable équipe où tout le monde se sentait intégré dans une bonne ambiance, et un désir de toujours faire mieux. Merci Kurt, Bernard, Jorge, Miguel, Patricia, Álvaro, André, Alessandro, Valéria, Tania, Martine et Patricia. Et il me manque Ramón, mon chauffeur, une personne exceptionnelle qui maintenant fait partie de notre famille et qui va réellement me manquer. Je ne peux pas finir mes remerciements sans une référence à ma famille, Julio mon mari, Santiago et Javier, mes fils, sans eux rien n’aurait été possible. Ils m’ont soutenue dans mon parcours professionnel. Ils m’ont suivie jusqu’au Luxembourg, et m’ont apportée l’équilibre nécessaire pour accomplir ma tâche. Les avoir toujours à mes côtés m’a donné une force et une stabilité qui m’ont permis de m’épanouir dans mon travail. Maintenant, une étape de ma vie se termine mais je suis sûre qu’une autre s’ouvre. Le travail n’est pas tout, il est important d’avoir un peu de temps à pouvoir partager avec sa famille et ses amis. J’étais heureuse à la Cour, j’ai mené à bien un travail passionnant, et j’ai eu la chance d’avoir fait partie d’une grande institution qui fêtera ses 70 ans l’année prochaine. La Cour est une institution unique que je ne peux me résoudre à qualifier d’internationale. Le fait qu’elle applique un droit issu des traités mais qui s’intègre dans les ordres juridiques des États membres, et surtout la décentralisation du système juridictionnel de l’Union qui découle de la reconnaissance des juges des États membres en tant que juges de droit 9
commun de ce droit, fait de la Cour une création avec des caractéristiques très spécifiques. J’espère que, surtout à travers le renvoi préjudiciel, la Cour continuera à garantir la pleine application du droit de l’Union en donnant aux juridictions nationales des réponses qui leur seront utiles afin de pouvoir résoudre les litiges dont elles sont saisies. Sans une coopération directe entre la Cour et les juridictions nationales, dans le cadre de laquelle ces dernières participent de façon étroite à la bonne application et à l’interprétation uniforme du droit de l’Union ainsi qu’à la protection des droits conférés par cet ordre juridique aux particuliers, la communauté de droit qui est l’Union européenne n’existerait pas. Je souhaite à la Cour tout ce qu’il y a de meilleur pour les 70 prochaines années. Merci et au revoir. 10
Michail Vilaras Président de la IVème chambre
Monsieur le Président, Chers collègues, Mesdames et Messieurs. En octobre 2010, j’avais prononcé depuis l’estrade de la salle où nous sommes tous réunis aujourd’hui mon allocution de départ du Tribunal. Plus d’une décennie plus tard, je reprends la plume pour mon allocution de départ de la Cour mais cette fois-ci dans des circonstances à la fois très différentes et très particulières. En effet, la cérémonie de ce jour sera marquée pour toujours par les conditions exceptionnelles dans lesquelles elle est organisée en raison de la pandémie. L’Europe et le monde entier ne seront plus les mêmes post-Covid-19. La justice européenne ne le sera pas non plus. Mon mandat à la Cour s’achève, marquant la fin d’une très longue période au service de la justice nationale, à savoir le Conseil d’État hellénique, et de la justice européenne. La moitié d’une carrière de 40 ans a été en effet dédiée au service de deux juridictions européennes ainsi que, plus largement, des institutions européennes. Tout au long de ce parcours j’ai vécu plusieurs stades de l’évolution du projet européen, les progrès, les échecs, les nouveaux départs, les mises en cause, les défis. J’ai été témoin de la dynamique de l’évolution du droit européen. La jurisprudence de la Cour reflète également cette dynamique et demeure un moteur de construction du projet européen. Beaucoup plus qu’un moteur d’intégration, ces dernières années notre jurisprudence met en avant ce qui nous a unis, l’Europe des valeurs. C’est ainsi que, dans les lignes qui suivent, je vais esquisser mon vécu juridictionnel au sein de de la justice européenne en pleine évolution et mutation. Quand j’ai pris le chemin vers mon « Ithaque », pour faire référence au célèbre poème de Constantinos Cavafis, en tant qu’expert national au service juridique de la Commission à la fin des années 80 et au début des années 90, l’Europe avançait à pleine vitesse vers l’achèvement du marché intérieur. C’était l’époque de l’« objectif 1992 ». C’est pendant la même période que le traité de Maastricht, qui a posé les bases de l’union monétaire, a été signé. Sont venus ensuite, pendant mon mandat au Tribunal, le traité d’Amsterdam et puis celui de Nice, qui a substantiellement élargi les compétences du Tribunal et qui a permis l’élargissement. Le 1er mai 2004, l’Union à 15 devenait l’Union à 25. Mais l’euphorie n’a pas duré trop longtemps. L’abandon du traité établissant une constitution pour l’Europe, suite à son rejet par référendum en France et aux Pays Bas, a brisé le rêve fédéraliste des « États-Unis d’Europe ». En effet, l’élargissement en l’absence d’un édifice constitutionnel solide pour l’Union était, à mon sens, une grande erreur dans l’histoire de la construction européenne 13
dont nous continuons à payer les conséquences aujourd’hui. Le traité de Lisbonne, entré en vigueur peu de temps avant mon départ du Tribunal ainsi que les mesures adoptées pour faire face à la crise financière et de dette souveraine ont impliqué un approfondissement des compétences de l’Union dans des domaines constitutionnels sensibles, dont, notamment, l’espace de liberté, de sécurité et de justice ainsi que la politique économique et monétaire. En outre, depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, la charte de droits fondamentaux acquiert la même valeur juridique que les traités. Cette évolution a donné un nouvel élan à la Cour en tant que garant des droits fondamentaux des citoyens de l’Union lorsque le droit de l’Union est applicable. Il n’en reste pas moins que, pendant la durée de mon mandat à la Cour, nous avons vécu un événement moins heureux, à savoir le premier retrait de l’Union d’un État membre qui, entre autres, a conduit la Cour à plusieurs occasions à statuer rapidement sur des affaires sensibles. Pendant mon long parcours de juge européen, j’ai également vécu une évolution remarquable de l’organisation et du fonctionnement de la justice européenne. La juridiction de quinze membres que j’ai intégrée en 1998 en compte désormais 54 ! Une nouvelle juridiction a été créée pour prendre en charge les affaires de la fonction publique, avant d’être supprimée. Il est encore trop tôt pour dresser un bilan définitif, en termes d’augmentation de productivité, du doublement des juges du Tribunal, mais cette évolution a déjà impliqué une autre, moins visible mais non sans importance. Une procédure de filtrage de pourvois - dans la conception de laquelle j’espère avoir apporté moi-même une petite contribution - a été instaurée pour certaines catégories d’affaires. Il reste à étudier s’il sera nécessaire d’étendre son champ d’application à d’autres catégories d’affaires, voire à la généraliser. De même, le nombre sans cesse croissant des renvois préjudiciels, qui représentent maintenant trois quarts des affaires introduites devant la Cour, nécessitera, tôt ou tard, une nouvelle réflexion sur un éventuel transfert de certaines de ces affaires au Tribunal. Tout au long de mon parcours européen, j’ai été témoin de la dynamique de la jurisprudence. S’agissant, plus particulièrement, de mes années à la Cour, je pense que l’arrêt du 21 décembre 2016, AGET Iraklis (C-201/15, EU:C:2016:972), qui a repris et renforcé l’idée selon laquelle l’Union promeut la protection sociale, dès lors qu’elle n’établit pas seulement un marché intérieur, mais œuvre pour un développement fondé sur une économie sociale de marché, tendant au plein emploi et au progrès social, mérite d’être mentionné. Je suis heureux d’avoir pu jouer un certain rôle dans l’évolution de cette jurisprudence. 14
La jurisprudence de la Cour pendant la dernière décennie s’inscrit, d’ailleurs, dans le cadre des crises multiples dont l’Union a dû faire face : la crise de dette souveraine, la crise migratoire et la crise de l’État de droit. Aux fins de relever le défi presqu’existentiel que ces crises représentent, la jurisprudence est guidée par les principes du droit de l’Union et ses valeurs. Ainsi que notre jurisprudence récente le démontre, l’État de droit n’est pas une notion abstraite mais une valeur dont la violation entraîne des conséquences juridiques et dont les justiciables peuvent se prévaloir. En effet, dans plusieurs arrêts prononcés tout au long de mon mandat, la Cour a progressivement développé et concrétisé les exigences qui découlent de l’obligation des États membres, consacrée à l’article 19, paragraphe 1, TUE, d’établir les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union. Cela étant, il est regrettable que la Cour ait eu à traiter d’affaires, telles que celles ayant donné lieu à cette jurisprudence et qui s’inscrivent dans un cadre de crise de l’État de droit dans certains États membres. Je quitte la Cour à un moment où celle-ci et, plus généralement, la justice européenne doit faire face à plusieurs défis. Il y a, tout d’abord, la nécessité d’approfondir la coopération avec les juridictions suprêmes des États membres, laquelle a connu une évolution importante lors de mon mandat, avec la création, à l’initiative du président de la Cour, du Réseau judiciaire de l’Union européenne. En même temps, face à certaines frictions liées au fonctionnement du dialogue judiciaire dans un environnement de réserves constitutionnelles, la Cour devra continuer à défendre le principe de primauté du droit de l’Union, tout en faisant preuve de compréhension et d’un souci d’apaisement. Dans le cadre d’un dialogue constitutionnel sincère et constructif, la Cour devra continuer à façonner les termes de la coexistence entre la primauté du droit de l’Union et l’identité constitutionnelle nationale pour surmonter une logique conflictuelle. Enfin, ainsi que je l’ai évoqué au début de mon allocution, la pandémie de Covid-19 représente un défi pour le modèle classique de la justice. La Cour a fait preuve d’une résilience et d’une flexibilité remarquables qui lui ont permis de continuer à fonctionner et de rendre la justice même lors du confinement. Ainsi, il y a sans doute plusieurs leçons à tirer de cette expérience qui pourraient aussi être utiles même en période de fonctionnement « normal ». À titre d’exemple, nous pouvons, notamment, mentionner la possibilité de plaider à distance, dans des conditions bien définies, ainsi que la diffusion en direct des audiences. 15
Je ne pourrais terminer cette brève allocution sans une série de remerciements. D’abord, à mon épouse Sofia, à mes enfants et aux autres membres de ma famille, dont le soutien tout au long de mon parcours juridictionnel a été constant et inconditionnel. Ensuite, à l’ensemble de mes différents collaborateurs au sein de mon cabinet, dont l’aide a toujours été précieuse. Je ne saurais certainement omettre de remercier mes collègues juges et avocats généraux à la Cour, qui m’ont tous réservé un accueil chaleureux, dès le premier jour de mon arrivée, et plus particulièrement tous les collègues de la quatrième chambre, que j’ai eu l’honneur de présider, pour leur coopération. J’ai eu également le plaisir d’y retrouver certains collègues, y compris le président de la Cour, avec lesquels nous avons aussi passé de longues et fructueuses années de coopération pendant mon parcours au Tribunal. Un grand remerciement est également dû aux autorités du Grand-Duché de Luxembourg, qui ont su créer pour nous tous un cadre d’accueil et de séjour agréable, nous permettant de vivre et de travailler sans souci majeur, malgré notre expatriation. Enfin, je suis heureux de pouvoir quasiment reprendre les termes que j’ai utilisés dans mon allocution à l’occasion de mon départ du Tribunal : je félicite donc encore une fois mon successeur, Dimitrios Gratsias, et je lui souhaite le plus grand succès dans l’exercice de ses nouvelles fonctions. Mes chers collègues, arrivé à la fin de cette allocution, c’est avec une grande émotion que je vois mon long périple vers « Ithaque » s’achever. Certes, le bilan de notre passage par la justice européenne sera dressé, en fin de compte, par les praticiens du droit, les universitaires et surtout par les justiciables. Toutefois, mon ressenti personnel est que nous avons œuvré à dresser un équilibre entre un marché économique et une Europe sociale, à faire avancer l’Europe des valeurs, de la démocratie, des droits fondamentaux et à défendre une vision humaniste du droit. Je veux croire, pour paraphraser Emmanuel Carrère dans son roman D’autres vies que la mienne, que « c’est assez pour se dire qu’on a servi à quelque chose, et même qu’on a été de grands juges ». 16
Endre Juhasz Juge à la Cour de justice
Monsieur le président, Madame la vice-présidente, Chers collègues, Mesdames et Messieurs, Le 6 mai 2004, par un vol Luxair en partance de Budapest, je suis arrivé à Luxembourg pour ma prise de fonctions en tant que juge à la Cour de justice de l’Union européenne. Ni la Cour ni la ville de Luxembourg ne m’étaient inconnues. En tant qu’ambassadeur auprès de l’Union européenne à Bruxelles (1995-2003), j’ai accompagné le président de la Cour suprême de Hongrie et le procureur général de mon pays lors de visites à la Cour. En outre, j’étais négociateur en chef des négociations d’adhésion de la Hongrie à l’Union européenne (1998-2003) et, au cours de ces négociations, j’avais déjà eu l’opportunité de commencer à me familiariser avec la jurisprudence de la Cour, car certains arrêts faisaient partie de l’acquis communautaire, dont l’incorporation dans le droit national était exigée. Quant à la ville de Luxembourg, déjà pendant les négociations d’adhésion, et surtout après leur achèvement, les représentants des pays candidats étaient informellement invités à des réunions du Conseil, y compris celles tenues à Luxembourg, auxquelles j’ai participé. Néanmoins, il serait prétentieux de dire que je connaissais l’activité d’un juge. Tout au contraire, c’était une nouvelle vie. Cette vie a duré dix-sept ans et cinq mois, une longue période de ma vie professionnelle et de ma vie tout court. Il est difficile de la décrire et de la caractériser même brièvement. Je commencerais comme de coutume par les remerciements. Tout d’abord, je remercie le président de la Cour, M. Koen Lenaerts. Je ne veux pas oublier son prédécesseur M. Vassilios Skouris, qui a eu le grand mérite de bien préparer et d’organiser l’arrivée et l’intégration des nouveaux juges en 2004. Notre actuel président, M. Koen Lenaerts, qui, j’en suis sûr, sera renouvelé dans cette fonction demain, assume la fonction de président depuis 2015. Il exerce cette fonction avec autorité, mais aussi avec sérénité et même gentillesse. Dans les faits, cette fonction n’est pas facile. Elle exige une capacité professionnelle et humaine extraordinaire ainsi qu’un juste équilibre entre divers intérêts. J’ajoute que M. Lenaerts était également mon président de chambre (de 2006 à 2012), après M. Peter Jann (de 2004 à 2006). Par conséquent, j’ai pu travailler à ses côtés pendant de longues années. 19
Je remercie M. von Danwitz, qui était mon président de chambre entre 2012 et 2018. Il a présidé la chambre également avec autorité, dans une bonne atmosphère et avec succès. À ce stade, je peux dire que sa vision de la Cour et, en général, sur beaucoup de questions européennes était très proche de la mienne. Je remercie M. Eugene Regan, qui est mon président de chambre le plus récent (de 2018 à 2021). Bien que son style ait été assez différent de celui de M. Lenaerts ou de M. von Danwitz, son approche pragmatique était efficace et a abouti à des résultats équilibrés après des débats parfois animés. Je tiens à remercier également mes proches collaborateurs. En premier lieu, Márton Szüts, qui est à mes côtés depuis le début. Cette longue période de plus de dix-sept ans est en soi un signe de reconnaissance de ses mérites dans un système où le juge dispose de la liberté de choisir ses collaborateurs. Il s’est acquitté de ses obligations soigneusement et efficacement. Je regrette que les circonstances ne lui permettent pas de continuer son travail dans le cabinet hongrois en tant que référendaire. J’ai eu également la chance de pouvoir travailler avec deux excellents collaborateurs, un Français, Pierre de Lapasse (2014-2021), et un Allemand, Dieter Kraus (2016-2021). Je suis content que M. Kraus puisse continuer en tant que référendaire dans le cabinet hongrois. Il serait injuste de ne pas mentionner le prédécesseur de M. Kraus, à savoir M. Athanassios Stathopoulos (2004 2016), qui faisait partie de la composition initiale de mon cabinet. Jonathan Tomkin (2004-2008), qui aujourd’hui est au Service juridique de la Commission, et M. Thierry de Bovis (2008-2014) ont également contribué efficacement au travail du cabinet. En ce qui concerne les assistantes, Franca Vaccaro a été à mes côtés depuis le début. Elle a constitué le véritable pilier du cabinet. Sur la base de nos dix-sept années de collaboration, je peux dire que je ne peux pas imaginer une meilleure assistante principale qu’elle. J’ai apprécié non seulement sa capacité organisationnelle, mais également sa compétence linguistique. Elle a été la garante de la qualité des textes qui sont sortis du cabinet. Je suis heureux qu’elle puisse continuer son travail de première assistante auprès de Mme la juge Prechal. Stéphanie Gardinetti était également à mes côtés depuis le début. Elle m’a servi avec une efficacité remarquable. Je ne pouvais pas lui demander une tâche qu’elle n’exécutait aussitôt. Je suis sûr qu’un juriste n’aurait pas pu mieux préparer les dossiers qu’elle ne l’a fait. 20
Mme Katalin Horuczi (2006-2021), tout en contribuant au travail du cabinet, était le point de contact important avec la Hongrie, donc avec les autorités, les organismes, les entreprises et les citoyens de ce pays. Sa prédécesseure était Mme Éva Neofitu. Je remercie également l’État du Luxembourg et la ville de Luxembourg d’avoir offert à la Cour et aux juges les meilleures conditions pour exercer leur travail. J’ai pu observer que les juges arrivent à la Cour avec des ambitions différentes, parfois avec celle d’arriver au sommet de leur parcours professionnel. J’avoue que je suis arrivé à la Cour à l’âge de 60 ans avec une ambition plus modeste. En lisant ma biographie, on peut s’apercevoir que j’ai parcouru pratiquement tous les échelons de la hiérarchie administrative de mon pays, de stagiaire jusqu’à secrétaire d’État et ministre du gouvernement. De plus, j’étais ambassadeur auprès de l’Union pendant huit ans et négociateur en chef pendant cinq ans (1998-2003) des négociations pour l’adhésion de la Hongrie. Ainsi, j’avais le sentiment, peut-être infondé, que j’avais déjà accompli quelque chose pour mon pays et aussi peut-être pour l’Europe. Je n’avais pas l’ambition de le surpasser. Ainsi, mon ambition n’était pas de devenir un « grand juge », mais plutôt de m’acquitter correctement de mes obligations, peut-être dans des conditions plus prévisibles et régulières qu’auparavant. Cela ne signifie pas que j’ai renoncé à exercer une influence sur la jurisprudence de la Cour. Je souhaitais quand même laisser une empreinte. En fait, je peux constater que certaines formulations de la législation de l’Union (dans le domaine des marchés publics, par exemple) reprennent les idées et les termes des arrêts dans lesquels j’étais juge rapporteur et que j’ai rédigés. Dans plusieurs procédures en manquement, où j’étais juge rapporteur, l’idée a été réaffirmée que, tout en reconnaissant l’obligation de l’État membre concerné de se défendre d’une manière adéquate, la charge fondamentale de la preuve du manquement pèse sur la Commission. Je constate également que, dans certains arrêts, la Cour revient à des solutions que j’ai développées dans le cadre de mon activité antérieure. Cela étant, je suis fermement convaincu que la fonction de juge est l’interprétation du droit de l’Union et non sa « promotion » ni son extension. La Cour est appréciée et respectée dans toute l’Europe. Néanmoins, afin que cette situation demeure, je crois qu’elle doit évoluer et s’adapter. Tout d’abord, des mesures efficaces sont nécessaires pour réduire la présente surcharge de travail résultant d’un nombre d’affaires trop élevé. L’introduction de l’admission de certaines catégories de pourvois est 21
un bon début, mais elle n’est pas suffisante. De plus, même les effets bénéfiques de cette modification ne peuvent se faire sentir si l’on continue d’examiner exhaustivement tous les arguments de la partie pour conclure que le pourvoi ne soulève aucune question importante pour l’unité, la cohérence ou le développement du droit de l’Union. Depuis mon arrivée à la Cour, j’ai, à plusieurs reprises, lancé l’idée d’introduire l’obligation, pour les parties, de payer des taxes dans certaines catégories d’affaires, bien entendu, déjà devant le Tribunal et, par la suite, en cas de pourvoi, devant la Cour. Cette obligation ne s’appliquerait évidemment pas aux procédures de renvoi préjudiciel ni aux procédures en manquement, et des exonérations appropriées pourraient être accordées. Je trouve illogique que les entreprises soient contraintes de payer des taxes importantes lorsqu’elles attaquent une décision nationale devant une juridiction nationale, mais que, pour la procédure devant les juridictions de l’Union, lorsque l’objet du recours est comparable, elles en soient exonérées. Ces taxes pourraient être imposées, en particulier, dans le domaine de la concurrence et des marchés publics. Selon l’article 272 TFUE, la Cour est compétente en vertu d’une clause compromissoire contenue dans un contrat de droit public ou de droit privé passé par l’Union ou pour son compte. En général, une clause compromissoire constitue le fondement d’une procédure d’arbitrage, qui est normalement d’un seul niveau. Je suis d’avis que de tels litiges devraient être définitivement tranchés par le Tribunal sans possibilité d’introduire un pourvoi. En outre, la Commission et les autres organismes de l’Union devraient être incités à n’introduire une telle clause compromissoire qu’exceptionnellement. Il existe un consensus parmi les juges selon lequel notre fonction est d’interpréter le droit de l’Union et non de l’appliquer à des situations concrètes. Dans la pratique, nous recevons de plus en plus de demandes de décision préjudicielle qui décrivent des situations factuelles complexes et spécifiques et qui nous demandent comment les apprécier à l’aune d’une disposition du droit de l’Union ou du droit de l’Union en général. Certes, il est difficile de faire la distinction entre l’interprétation et l’application, mais, si nous décidons toujours que de telles affaires sont recevables, la Cour risque d’être inutilement submergée. En fait, je ne peux me rappeler aucune affaire que nous avons déclarée irrecevable après avoir constaté qu’il s’agissait non pas d’interprétation, mais de pure application. 22
Personnellement, je serais enclin à déléguer certaines compétences au Tribunal, sur la base de l’article 256, paragraphe 3, TFUE, en matière de renvoi préjudiciel. Bien entendu, les matières spécifiques à transférer devraient être déterminées avec précision. Dans un tel cas, je ne vois pas le risque de mettre en danger la cohérence et l’homogénéité de la jurisprudence. Les affaires à transférer pourraient être celles concernant la TVA, les affaires douanières et certaines catégories relevant de la propriété intellectuelle, surtout celles dont les marques font l’objet. Je constate que, pendant les dix-sept années que j’ai passées ici, l’orientation générale de la Cour a sensiblement évolué. Tandis qu’au début la Cour accomplissait essentiellement sa fonction primordiale, notamment celle de régler des conflits découlant du fonctionnement du marché unique, il apparaît que le centre de gravité de la Cour s’est récemment déplacé vers la résolution de conflits naissant de l’interprétation des droits fondamentaux et des principes généraux de l’Union, voire même des valeurs de l’Union. De plus en plus, seuls les arrêts concluant de telles affaires sont considérés comme étant de « grands arrêts ». J’admets que la Cour doit trancher les litiges qui lui sont présentés conformément aux traités. Néanmoins, il faut être conscient que, par cette nouvelle tendance, surtout par l’interprétation de l’article 19, paragraphe 1, TUE, sur la protection juridictionnelle effective, la Cour se retrouve sur un terrain où elle entre en concurrence, voire même en conflit, avec la Cour européenne des droits de l’homme et les cours constitutionnelles des États membres. Je suis content que la Cour, par son interprétation des relations sensibles avec la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et avec la Cour EDH, ait réussi à préserver l’autonomie du droit de l’Union et, ainsi, l’autonomie de notre Cour. J’espère que cette appréciation prévaudra aussi à l’avenir. En revanche, je doute que les États membres acceptent indéfiniment que deux cours établissent la jurisprudence sur les mêmes sujets, jurisprudence qui quelquefois peut s’avérer contradictoire. Je pense que les cours constitutionnelles devraient être nos partenaires et nos alliées et non nos adversaires. Cela exige une coopération qui est parfois difficile, mais nécessaire et réalisable. Il est indéniable que le droit de l’Union et les règles constitutionnelles des États membres se chevauchent parfois. Je crois que notre Cour doit témoigner une certaine réserve à cet égard et conserver une « coexistence pacifique ». 23
Camelia Toader Juge à la Cour de justice
Les tours dorées, la somptuosité de cette grande salle d’audience de la Cour, avec les Membres en robes, l’esprit du beau et du juste des œuvres d’art décorant les généreux espaces de cette institution que j’ai eu l’honneur de servir jour après jour, depuis janvier 2007, en tant que première juge roumaine à la Cour : voilà ce qui va le plus me manquer à partir de demain. Et je commence par cette réflexion, car, comme Bill Davies et Fernanda Nicola l’ont fait remarquer dans l’introduction de EU Law Stories, la Cour se préoccupe à la fois de construire attentivement sa jurisprudence et son esthétique. En tant que citoyenne européenne, membre du public avide de la plus haute source de sagesse qu’est la jurisprudence de la CJUE ici sur le plateau du Kirchberg (ville de Luxembourg - capitale du Grand-Duché de Luxembourg - Europe), je garderai, je l’espère, le droit de la regarder, de près ou de loin, avec l’aide des nouvelles technologies, tant développées ces dernières années. Ce qui toutefois restera seulement dans ma mémoire seront les intenses interactions intellectuelles, professionnelles et humaines avec les collègues de trois (devenues deux) juridictions de notre institution, dont certains nous ont quittés trop tôt, vers un autre monde, pendant leur mandat. J’ai toujours beaucoup aimé le droit et les langues. Ici, dans cette prestigieuse institution judiciaire internationale, que je quitte aujourd’hui, j’ai eu la chance de les pratiquer tous deux au quotidien, comme une grande partie du personnel de la Cour, ce qui m’a offert une immense satisfaction. Le multilinguisme à la Cour est un acquis précieux et unique, dont la préservation mérite d’être continuée, malgré les critiques qui se font de temps en temps entendre. Symboliquement, pour les justiciables et les citoyens européens, je suis d’avis que les prononcés des arrêts dans toutes les langues de la procédure devraient être maintenus, dans la mesure des ressources humaines à disposition. Si je peux exprimer un regret que j’ai ressenti concernant les langues parlées entre nous, les Membres de la Cour, est celui que dans presque 15 ans depuis l’adhésion de la Roumanie, je suis restée la seule avec comme langue maternelle le roumain. C’est, bien entendu, l’aléa du fonctionnement de l’Union et de ses institutions diplomatiques. Pendant les années de mon passage comme juge à la Cour, tant dans mon pays d’origine qu’au niveau européen, des nombreuses et majeures modifications ont eu lieu. Pour ne pas parler des crises qui, depuis 2008, ont frappé parfois simultanément l’UE, avec le risque d’affecter les fondations de son projet d’intégration. 25
Parmi les modifications législatives avec un impact immédiat sur l’organisation et la charge de travail à la Cour, tant pour les services que pour les avocats généraux et les juges, y compris ces dernières vacances d’été, j’aimerais mentionner l’introduction en 2008 de la « PPU », la procédure préjudicielle d’urgence. J’ai eu la chance de faire partie, tant comme juge rapporteure que comme juge siégeante, de plusieurs chambres chargées du traitement des affaires où cette procédure d’urgence a été demandée par les juges nationaux. Leur traitement exige une implication immédiate de tous les acteurs à l’intérieur de la Cour, afin de résoudre des problèmes parfois délicats et compliqués de droit - évidemment - mais aussi de vie familiale ou de liberté des personnes. Je remercie sincèrement ceux et celles des référendaires chargés au sein de mon cabinet de telles affaires pour leur dévouement et la qualité du travail qu’ils ont fourni. J’aimerais également évoquer ici une autre modification majeure, cette fois des traités, et à laquelle j’ai assisté de l’intérieur pendant ces années. D’abord en 2013, j’ai eu la joie de connaître un élargissement de l’Union avec l’arrivé de la Croatie, pays qui à partir d’aujourd’hui et pour 6 ans aura deux Membres à la Cour, un juge et une avocate générale (à laquelle je souhaite de tout cœur la bienvenue). Mais j’ai aussi connu la grande tristesse de voir le retrait de l’Union européenne par l’un de ses États membres, le Royaume-Uni, et avec lui le départ récent de deux Membres importants, un juge et une avocate générale. Revenant à mon travail de juge à la Cour, c’est avec plaisir que je me souviens de la première chambre à cinq juges à laquelle j’ai appartenu, entre 2007 et 2010, présidée avec sagesse et esprit pratique par M. Christiaan Timmermans, à qui je tiens à témoigner mon plus grand respect. Ses qualités professionnelles, didactiques et humaines m’ont servi, dès mon arrivé à la Cour, de modèle, complémentaire de celui du président Skouris, qui, m’a accordé dès le début une grande confiance. Je mentionnerai encore MM. Jean-Claude Bonichot et Lars Bay Larsen, mes collègues de chambre tant au début de ma carrière de juge à la Cour que – quel hasard ! – à la fin, dans l’actuelle. À mes collègues de chambre, au président Lenaerts et aux autres chères et chers collègues qui m’ont gentiment soutenu, aussi pendant les périodes moins heureuses de ma vie, un sincère et grand MERCI. Je leur souhaite à tous et à toutes bonne continuation du travail à la Cour, en compagnie de la nouvelle juge roumaine, Mme O. Spineanu-Matei, ancienne et ambitieuse collègue de section à la Haute Cour de cassation et justice de notre pays natal, qui s’est entretemps bien familiarisée avec l’institution et son fonctionnement et à laquelle je souhaite une brillante carrière à la Cour. 26
Je tiens à rappeler que si le prestige de la Cour réside dans la qualité et quantité des jugements rendus, issus de longs débats juridiques et délibérés, le travail de différents services d’appui de l’institution, derrière celui purement intellectuel des juges et avocats généraux, est indispensable et parfois sous-estimé. Je remercie donc sincèrement les services, surtout la Recherche et documentation, la bibliothèque, le greffe, le protocole, notamment pour l’excellente collaboration avec le comité des œuvres d’art que j’ai présidé, la presse et communication, l’informatique (surtout pour l’effort soutenu depuis la pandémie de covid), le multilinguisme (avec mention spéciale pour les unités roumaines de la traduction et de l’interprétation). Depuis janvier 2007, quand j’ai dû découvrir le fonctionnement interne de la Cour et mettre les bases de mon cabinet, j’ai bénéficié de l’aide précieuse de mes premiers collaborateurs, ayant une expérience plus longue respectivement plus courte, au sein de la Cour ou d’autres institutions de l’Union. Certains de la « maison » les avaient nommées des « Euro bébés ». Je les remercie vivement pour l’excellent travail de pionniers qu’on a réussi ensemble, travail dont le résultat, les arrêts et les ordonnances de la Cour, resteront parmi les plus mémorables. J’adresse les mêmes mots de gratitude à tous les collaborateurs, celles et ceux qui ont suivi, jusqu’à ce jour. Je leur souhaite de rester curieux dans l’étude de la doctrine et des dossiers et, évidemment, attentifs au respect des délais. La liste des référendaires, assistants, magistrats stagiaires, stagiaires ou même chauffeurs qui étaient à mes côtés pendant ces longues années étant assez longue, je les remercie collectivement pour leur professionnalisme, respectivement pour les diverses expressions en français, introuvables dans les livres de droit que j’avais dans mon bagage à mon arrivée. Je suis sûre que le travail dans une équipe multiculturelle nous a fait tous beaucoup apprendre au niveau des langues, cultures et traditions, qu’on s’est habitué à respecter, sans préjugés. Et j’en finis en remerciant les autorités du Grand-Duché pour l’accueil chaleureux qu’elles nous ont réservé, à ma chère famille et à moi, avec comme point culminant l’introduction d’une ligne aérienne régulière entre Luxembourg et Bucarest. Je vais continuer de profiter de cette facilité, pour revenir voir la Cour et les anciens collègues, accomplir mes recherches juridiques en toute tranquillité, faire du tourisme ou juste vivre dans ce beau pays. Villmools merci ! 27
Daniel Šváby Juge à la Cour de justice
Je viens de souffler mes 70 bougies et, en tant que juge septuagénaire souriant à la vie, je profite d’une belle pratique à la Cour pour dire mon dernier mot. Un mot d’amitié. La vie m’a permis de m’identifier à plusieurs personnages. Ainsi, presque comme un acteur de théâtre, j’ai joué un fils, un frère, un élève, un gymnaste, un mari, un père, un grand-père et un juge de profession. J’imagine que je vais encore continuer à interpréter quelques-uns de ces grands rôles de la vie, mais plus jamais celui de juge. Le confinement de mars 2020 est survenu alors que je parvenais à une sensibilité plus aiguë aux questions de l’âge et du passage du temps. En effet, ce que je vivais dans l’atmosphère générale du Covid-19 et des ravages sanitaires (« Les enfants, tenez vos grands parents à distance! ») n’est pas très différent de ce que nous devons tous affronter un jour : reconnaître qu’une activité de notre vie est terminée et trouver un moyen de s’adapter à cet état de fait, de l’accepter. Je vais essayer de redessiner mon expérience humaine extraordinaire qu’ont été mes années passées au Tribunal et à la Cour. Parmi mes meilleurs souvenirs figure mon tout premier délibéré juste après mon arrivée au Tribunal. C’était une affaire de marque communautaire, affaire banale, diriez-vous. Mais sur un élément litigieux, à savoir quel était le public concerné par la marque tridimensionnelle en question, j’ai rencontré, dans les notes en délibéré, des positions fortement controversées entre mes deux collègues dans la chambre de juges à trois. Je n’avais pas particulièrement confiance en moi dans le labyrinthe jurisprudentiel où je venais de mettre les pieds et, sachant que c’était moi qui allais faire la majorité dans cette affaire, j’ai réuni les trois jeunes référendaires qui composaient mon cabinet d’alors : l’Espagnole Susana Moreno Sánchez, la Française Magali Rousselot et le Slovaque Andrej Stec, pour en discuter. Ils ont été, eux aussi, très partagés. Finalement, j’ai trouvé mon regard à moi au problème soulevé, mais une question était restée : comment présenter mon opinion lors du délibéré oral qui promettait d’être très passionnant. Pour être convaincant j’ai décidé de faire un petit commentaire sur chacune des positions contrastées de mes deux collègues, d’ailleurs les deux très expérimentés en la matière. À la fin de celui-ci, j’ai remarqué le regard qu’ils ont échangé et qui m’a toute de suite rappelé l’histoire amusante d’un chauffeur de taxi new-yorkais qui s’est mêlé audacieusement lors du trajet à la conversation de trois rabbins : « Le plus vieux dit son ignorance, son éternelle humilité devant le texte, le deuxième en âge dit : “Mais non, 29
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