Avis de tempête sur le commerce international : quelle stratégie pour l'Europe ? - Le Moci

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Sébastien Jeana, Philippe Martinb et André Sapirc

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Avis de tempête
                                                                                         03/07/2018 11 heures

sur le commerce international :
quelle stratégie pour l’Europe ?
Les notes du conseil d’analyse économique, n° 46, juillet 2018

L
       e système multilatéral commercial est aujourd’hui          latérales ou plurilatérales sur les sujets légitimes : déséqui­
       gravement menacé par le pays qui en a été l’inspi­         libres macroéconomiques, fonctionnement du règlement
       rateur principal, les États-Unis. La position améri­       des différends à l’Organisation mondiale du commerce
caine focalisée sur les déséquilibres commerciaux bila­           (OMC), réciprocité des engagements et mise à jour des
téraux qui résulteraient de politiques commerciales               règles sur les subventions, les entreprises d’État et sur le
déséquilibrées est une erreur d’analyse. Elle n’a non             droit de la propriété intellectuelle. L’Europe a cependant
seulement que peu de sens en présence de chaînes                  besoin d’un plan B tant une négociation plurilatérale ou
mondiales de valeurs mais elle rate aussi sa cible : ce sont      multi­latérale avec l’Administration américaine semble diffi-
les déséquilibres des balances commerciales agrégées              cile. À court terme cela nécessite, par exemple, de fédérer
qui posent problème et celles-ci dépendent surtout du dif­        un club de pays afin d’identifier et mettre en œuvre des
férentiel entre investissement et épargne domestiques et          stratégies de contournement du blocage américain de
peu de la politique commerciale.                                  l’OMC au niveau de l’organe d’appel.
Cette Note analyse d’abord les conséquences écono­                Nous recommandons par ailleurs de poursuivre une poli­
miques d’une guerre commerciale généralisée. Nos esti­            tique ambitieuse d’accords commerciaux. Les gains éco­
mations suggèrent qu’elle aurait un effet permanent sur le        nomiques que nous prédisons sont modestes. Mais ils
PIB par habitant d’ampleur similaire sur les trois grandes        peuvent jouer un double rôle de « police d’assurance » en
puissances mondiales (Union européenne, États-Unis                cas de guerre commerciale généralisée et ils peuvent être
et Chine), d’environ 3 à 4 % de PIB. L’impact serait com­         utilisés comme un levier sur des sujets non commerciaux.
parable à celui de la Grande récession de 2008-2009. Il           Ces accords doivent donc changer de nature et répondre
serait beaucoup plus grave pour les petits pays. L’Union          à deux des principales inquiétudes sur la mondialisation :
européenne est en partie protégée par la taille de son mar­       la protection de l’environnement avec la question du chan­
ché intérieur. En outre, les effets de court terme devraient      gement climatique et les problèmes liés à l’évasion et
être plus importants du fait du choc négatif de demande et        l’opti­misation fiscales.
d’offre que subirait l’économie mondiale. Pour cette raison,
                                                                  Nous recommandons donc de conditionner la signature
l’Union européenne doit s’engager résolument dans une
                                                                  d’un accord commercial à l’adoption du plan d’action de
stratégie de défense du multilatéralisme commercial.
                                                                  l’OCDE de lutte contre l’érosion de la base fiscale ainsi
Nous recommandons de combiner l’adoption de mesures               qu’à la mise en œuvre de l’Accord de Paris sur le climat.
de rétorsion fermes et crédibles en réponse aux attaques          Nous proposons des mesures progressives de contrôle et
actuelles et l’initiative d’une offre de négociations multi­      de sanction pour en assurer la mise en œuvre effective.

                       Cette note est publiée sous la responsabilité des auteurs et n’engage que ceux-ci.

a
    CEPII et INRA ; b Sciences Po, membre du CAE ; c Bruegel et Université libre de Bruxelles (Belgique).
2            Avis de tempête sur le commerce international : quelle stratégie pour l’Europe ?

Mondialisation, inégalités et montée                                               manufacturiers provenant des exportations vers la Chine sont
du populisme                                                                       du même ordre de grandeur que les pertes provenant des
                                                                                   importations dans le cas des États-Unis et par conséquent
La profession économique s’accorde largement à dire que                            l’effet net sur l’emploi manufacturier du commerce entre la
le commerce international est une source importante de                             Chine et les États-Unis est probablement proche de zéro4.
gains en termes de bien-être. Ces gains proviennent d’une
meilleure allocation des ressources et de plus grandes
économies d’échelle, et se traduisent finalement par des                               Constat 1. Les destructions d’emploi dans
coûts de production et des prix plus faibles et une plus                               le secteur manufacturier et l’augmentation
grande variété de produits disponibles. Le contraste est                               des inégalités sont en partie mais pas
flagrant avec l’opinion publique comme le révèlent plusieurs                           principalement imputables à l’augmentation
sondages récents (Printemps de l’économie, 2018) : 60 % des                            du commerce.
Français ont une mauvaise opinion de la mondialisation et
13 % seulement sont favorables à une plus grande ouverture
des échanges commerciaux. Les Français sont davantage                              Les estimations effectuées dans cette Note confirment la
critiques de l’intégration commerciale que les Allemands :                         vision des économistes d’un commerce international source
75 % des Français et 57 % des Allemands sont favorables à plus                     de gains nets pour les pays qui libéralisent les échanges.
de protection contre la concurrence étrangère. Cette crainte                       Contrairement à la vision de l’actuelle Administration
de l’ouverture à l’international s’inscrit dans une méfiance                       américaine, le commerce est un jeu à somme positive. Ces
plus générale : 47 % des Américains et 36 % des Français                           gains sont toutefois inégalement répartis et créent des
souhaitent faire davantage pour se protéger du monde                               perdants. Les critères et les modalités des transferts des
d’aujourd’hui1. Dans le même temps, 68 % des Français et                           gagnants vers les perdants de la mondialisation doivent être
55 % des Allemands considèrent que la mondialisation accroît                       repensés : les pays industrialisés, à l’exception peut-être des
les inégalités sociales. Sur ce dernier point, les économistes                     pays scandinaves, ont échoué à redistribuer les bénéfices
sont largement d’accord : ils établissent, en effet, que                           de la mondialisation. À cet égard, le fait que la politique
depuis près de trente ans l’accélération du phénomène de                           commerciale ait été déléguée au niveau européen, justifie la
mondialisation des échanges commerciaux augmente la                                mise en place d’un instrument européen visant à atténuer les
concurrence entre les marchés, souvent au détriment de                             conséquences négatives de la libéralisation des échanges. Cet
certaines catégories de travailleurs dans les pays avancés.                        instrument existe, c’est le Fonds européen d’adaptation à la
                                                                                   mondialisation, mais les missions et les moyens qui lui ont été
Plusieurs études empiriques2 ont évalué l’impact de                                confiés sont notoirement insuffisants5. Il est certes difficile
l’augmentation des importations en provenance des pays                             d’identifier les pertes d’emploi spécifiquement imputables à
émergents et en développement (principalement la Chine),                           la libéralisation des échanges, mais cela ne devrait pas être
et celui de l’introduction de nouvelles technologies. Si                           un obstacle à un soutien européen visant l’accompagnement
l’augmentation des inégalités et l’évolution des salaires et                       de bassins d’emploi durement touchés par le chômage. En
de l’emploi dans les pays avancés sont en partie imputables                        outre, alors que la mondialisation commerciale requiert des
à l’augmentation des importations en provenance des pays                           moyens, en particulier fiscaux, pour redistribuer ses gains et
émergents et en développement, ces travaux concluent                               accompagner efficacement les plus fragiles, la mondialisation
cependant que le changement technologique a joué un rôle                           financière, via la mobilité du capital, de la production et de la
plus important que le commerce. Les différents travaux3                            base taxable, en particulier celle des grands groupes, rend
trouvent que les bassins régionaux d’emploi les plus exposés                       plus difficile cette redistribution. En pratique, elle soumet,
à la concurrence des importations chinoises – intensives en                        avec la concurrence et l’optimisation (voire l’évasion) fiscale,
travail non qualifié – sont ceux qui ont connu le plus important                   nos systèmes de redistribution à une pression sans précédent.
déclin de l’emploi manufacturier. Mais les gains d’emplois                         L’intégration commerciale pousse aussi à cette concurrence

Les auteurs remercient Jean Beuve, conseiller scientifique du CAE qui a assuré le suivi de ce travail, ainsi que Amélie Schurich-Rey, Samuel Delpeuch
et Louis Vedel au sein de l’équipe permanente du CAE qui leur ont prêté assistance. Ils remercient également Vincent Vicard (CEPII) pour les travaux
de simulation conduits dans le cadre de cette Note. Ils remercient enfin Sandrine Gaudin, Secrétaire générale des Affaires européennes (SGAE),
Muriel Lacoue-Labarthe (Direction du Trésor) et Édouard Bourcieu (Commission européenne), ainsi que leurs collaborateurs, pour les entretiens accordés
et les informations transmises.
1
  IPSOS (2017) : La tentation de l’Île : le protectionnisme est-il la solution ? Cf. www.ipsos.com/fr-fr/la-tentation-de-lile-le-protectionnisme-est-il-la-solution
2
  Une synthèse de cette littérature est présentée dans un récent rapport de l’OMC ; selon les cas étudiés, l’ouverture au commerce serait responsable de
20 % des pertes d’emploi, voir OMC (2017) : Rapport sur le commerce mondial 2017. Commerce, technologie et emploi.
3
  C’est notamment le cas pour l’impact des importations chinoises sur le secteur manufacturier américain, voir Autor D.H., D. Dorn et G.H. Hanson (2013) :
« The China Syndrom: Local Labor Market Effects of Import Competition in the United States », American Economic Review, vol. 103, n° 6 ; Malgouyres C.
(2017) : « The Impact of Chinese Import Competition on the Local Structure of Employment and Wages: Evidence from France », Journal of Regional Science,
vol. 5, n° 3, pp. 411-441.
4
  Feenstra R., M. Hong et X. Yuan (2017) : « US Export and Employment », NBER Working Paper, n° 24056.
5
   Doté à sa création en 2006 de 500 millions d’euros par an, le Fonds européen d’adaptation à la mondialisatio a vu ses moyens réduits à 150 millions
par an dans le budget 2014-2020 à cause de sa sous-utilisation. Pour une analyse du fonctionnement du système actuel et des propositions de réformes
voir Claeys G. et A. Sapir (2018) : « The European Globalisation Adjustment Fund: Easing the Pain from Trade », Bruegel Policy Contribution, n° 5.

Les notes du conseil d’analyse économique, n° 46
Juillet 2018                                                                3

fiscale car elle facilite la délocalisation de la production en                  n’ont que peu de lien avec les politiques commerciales
réponse à des avantages fiscaux. C’est pourquoi la soutenabilité                 (tarifs douaniers et accords commerciaux). Il n’existe pas de
politique de la mondialisation requiert de lier les sujets de                    corrélation empirique8 entre balance commerciale et droits
libéralisation commerciale et les sujets de concurrence fiscale.                 de douane. Ce sont les facteurs macroéconomiques, tels que
Cette soutenabilité est aujourd’hui remise en cause dans la                      la politique budgétaire, les taux de change, les prix des actifs
plupart des pays avancés qui se trouvent confrontés à des                        ou la productivité, qui ont un impact sur le compte courant.
mouvements d’opinion en faveur d’une plus grande protection.                     Ainsi, pour contrer la contagion protectionniste et populiste,
Une étude récente montre cependant que l’exposition à la                         les gouvernements ne doivent pas hésiter à utiliser les
mondialisation (mesurée par l’intensité de l’augmentation de                     instruments macroéconomiques pour relancer l’économie en
la concurrence des importations chinoises) n’est pas l’unique                    cas de crise. Si la réponse macroéconomique a relativement
explication de la montée du populisme6. Dans les pays de la                      bien fonctionné en 2009 au niveau du G20, elle a ensuite été
zone euro les plus touchés par les crises financières (2008-                     défectueuse en particulier en zone euro. Nous en concluons
2013), l’insécurité économique et la perception de l’incapacité                  que le débat sur les déséquilibres courants doit être déplacé
des gouvernements à les protéger efficacement contre la crise                    des questions commerciales bilatérales vers les questions
se sont ajoutées à la mondialisation comme facteurs expliquant                   macroéconomiques multilatérales. Les discussions sur ce
la montée du populisme. Il existe d’ailleurs un parallèle avec                   sujet peuvent se tenir dans le cadre du G7 ou du G20, mais les
la situation des années 1930 car les travaux récents des                         trois acteurs principaux en sont incontestablement les États-
historiens économiques montrent que ce sont dans les pays                        Unis, l’Union européenne (en particulier, la zone euro) et la
qui n’ont pas pu (du fait de l’étalon or) ou pas voulu utiliser                  Chine (G3).
l’instrument monétaire pour stimuler leur économie que la
tentation protectionniste a été la plus forte.

                                                                                 Les attaques contre le multilatéralisme
    Constat 2. La montée du populisme n’est pas                                  et la position inconfortable
    seulement ou même principalement nourrie par                                 de l’Union européenne
    l’ouverture commerciale mais par le sentiment
    d’insécurité économique et l’augmentation                                    Trois décisions récentes de l’Administration Trump sont des
    des inégalités.                                                              attaques des règles multilatérales. La première concerne le
                                                                                 blocage sur la nomination de nouveaux juges auprès de l’organe
                                                                                 d’appel de l’OMC qui risque de mettre en péril le système
Un objectif répété de l’Administration Trump est de réduire les                  d’adjudication des disputes. Ce dernier, considéré comme le
déficits commerciaux bilatéraux (en particulier avec la Chine                    « joyau de la couronne » de l’OMC, est indispensable au bon
et l’Allemagne). Cette focalisation sur les déficits et excédents                fonctionnement du système commercial international qui repose
bilatéraux plutôt que sur les déficits et excédents commerciaux                  sur sa capacité de faire respecter les règles acceptées par ses
agrégés est une erreur d’analyse. Les déséquilibres bilatéraux                   membres. La deuxième décision (mars 2018) est celle d’invoquer
sont en effet en grande partie liés aux structures industrielles                 l’argument de la sécurité nationale pour mettre en place
respectives ou aux mécanismes des chaînes de valeur7. Le                         – ce qui fut fait pour l’Union européenne le 1er juin 2018 – des
solde commercial d’un pays n’étant pas déterminé par sa                          droits de douane supplémentaires de 25 % sur les importations
politique commerciale mais reflétant l’épargne nette de la                       d’acier et de 10 % sur celles d’aluminium, soit 6,4 milliards
nation, augmenter la protection commerciale n’a aucun impact                     d’euros d’importations au total. Dans ce contexte, l’UE estime, à
sur ce solde, car le taux de change réel s’ajuste, par le taux de                raison, qu’elle est en droit de réagir pour répondre aux mesures
change nominal ou par l’inflation, si le déséquilibre d’épargne                  unilatérales des États-Unis qui touchent des alliés proches
perdure. Au niveau bilatéral, l’argument est plus incongru                       (Union européenne, Canada et Japon), ce qui invalide l’argument
encore, tant il est difficile de faire sens économiquement                       de défense nationale. Celle-ci a en effet adopté des mesures de
du solde bilatéral, dans un contexte où les chaînes                              rétorsion d’un montant de 2,8 milliards d’euros (qui pourraient-
d’approvisionnement sont largement internationalisées. En                        être alourdies d’ici deux ans avec l’aval de l’OMC). Le rejet par les
revanche, les déficits et excédents commerciaux agrégés                          autorités européennes d’une restriction volontaire d’exportations
des grands pays sont une question pertinente car les                             – illégale au sens de l’OMC – en contrepartie d’une exemption
déséquilibres globaux qu’ils génèrent peuvent en partie                          aux tarifs douaniers américains s’inscrit aussi dans la défense
expliquer la crise de 2008-2009. Mais ces déséquilibres                          des règles du multilatéralisme et d’une logique fondée sur le

6
  Guiso L., H. Herrera, M. Morelli et T. Sonno (2018) : « Global Crises and Populism: The Role of Eurozone Institutions », EIEF Working Papers Series, n° 806.
7
  Par exemple, l’Allemagne a un excédent commercial agrégé (de 244,9 milliards d’euros en 2017) et connaît des déficits bilatéraux avec un certain nombre
de pays de l’Europe de l’Est dont elle importe des biens intermédiaires. Les déficits bilatéraux bruts ne prennent pas en compte le fait que la valeur des biens
exportés (par exemple, de la Chine vers les États-Unis) représente la valeur ajoutée par les entreprises chinoises mais aussi la valeur des biens intermédiaires
importés par la Chine. Cette différence entre déficit bilatéral brut et en valeur ajoutée est d’environ 40 % dans le cas États-Unis-Chine.
8
  Voir, par exemple, Gagnon J. (2017) : « We Know What Causes Trade Deficits », Trade & Investment Policy Watch, Peterson Institute for International
Economics, 7 avril ou Hufbauer G.C. et L. Zhiyao (2016) : Free Trade Agreements and Trade Deficits. Trade and Investment Policy Watch, Peterson Institute for
International Economics, 31 mars.

                                                    www.cae-eco.fr
4           Avis de tempête sur le commerce international : quelle stratégie pour l’Europe ?

droit. Le troisième élément (mars 2018) est la menace explicite              biens intermédiaires tels l’acier et l’aluminium, même sans
de droits de douane à hauteur de 25 % sur 50 milliards de dollars            rétorsion, se fera au détriment de l’économie américaine dans
d’importations en provenance de Chine que l’Administration                   son ensemble. Elle peut aussi engendrer une série de rétorsions
américaine accuse de violations en matière de protection de la               et contre-rétorsions. Quelle augmentation de tarif au niveau
propriété intellectuelle entraînant des risques pour sa capacité             mondial peut-on craindre si on passe de l’équilibre coopératif
d’innovation ; en juin, se sont ajoutés des menaces de droits de             actuel à l’équilibre non coopératif de guerre commerciale ?
douane de 10 % sur 200 milliards de dollars d’importations.                  Selon différents travaux de simulation, les droits de douane
                                                                             augmenteraient jusqu’à 30 et 60 points de pourcentage dans
Ces décisions prises dans leur ensemble génèrent des tensions                des scénarios de guerre commerciale9.
commerciales, elles-mêmes source d’incertitude. Or, un des
atouts du système de règles de l’OMC est précisément qu’il                   Une estimation de l’impact de long terme du scénario le
permet de réduire l’incertitude sur les futurs droits de douane.             plus dramatique a été conduite avec une augmentation de
L’imprévisibilité actuelle aura un impact non négligeable et                 60 points de pourcentage des tarifs douaniers sur les biens
similaire à leur augmentation non seulement sur le commerce                  manufacturiers (actuellement inférieurs à 3 % en moyenne pour
lui-même mais aussi sur l’investissement. L’Union européenne                 les États-Unis et l’Union européenne) entre les principaux pays
sera donc une victime de cette imprévisibilité mais peut en                  du monde et des restrictions sur les échanges de services10. Le
limiter le coût, en termes d’investissement, si elle continue à              Marché unique européen (post-Brexit) dans ce scénario reste
se comporter comme un pôle de stabilité fondé sur le respect                 intact et les droits de douane demeurent nuls au sein de l’UE.
des règles. Elle se trouve toutefois dans une position singulière            Sont ensuite traités deux scénarios : le premier, dit de guerre
entre la Chine, avec qui elle partage l’attachement au système               commerciale totale, où les nouveaux tarifs douaniers sont
de règles multilatérales, et les États-Unis, avec qui elle a                 appliqués partout sauf au sein de l’UE et le second, dit de guerre
plusieurs griefs communs vis-à-vis de la Chine. Ces derniers                 commerciale limitée, où ils ne s’appliquent ni au sein de l’UE ni
portent sur l’acier (où la Chine a des excédents de capacité de              entre pays signataires d’accords commerciaux bilatéraux.
production), sur la propriété intellectuelle ou le rôle de l’État
chinois dans la gestion de l’économie, dont l’agenda « Made                  La méthodologie que nous utilisons mobilise les dévelop­
in China 2025 » inquiète tout autant l’Union européenne que                  pements les plus récents de la littérature acadé­mique qualifiés
l’agenda « America First » de l’Administration Trump.                        de « nouveaux modèles quantitatifs de commerce »11. Elle
                                                                             se décompose en deux étapes : il s’agit d’abord d’estimer
                                                                             l’impact des tarifs douaniers et de différents types d’accords
    Constat 3. La tension commerciale actuelle                               commerciaux régionaux sur le commerce à partir des précédents
    est une source d’incertitude et d’imprévisibilité                        historiques (données sur le commerce international entre 1948
    qui aura un impact négatif sur le commerce                               à 2016). Cela permet de simuler l’impact d’un changement de
    et l’investissement.                                                     coûts sur le commerce entre deux partenaires sur l’ensemble
                                                                             de leurs échanges. Cet exercice prend en compte les effets
                                                                             de diversion : par exemple, une augmentation des droits de
                                                                             douane entre les États-Unis et l’Union européenne détruit du
Éviter la guerre commerciale                                                 commerce entre eux mais augmente le commerce de la France
                                                                             avec ses partenaires européens. La seconde étape consiste à
Quels effets d’une guerre commerciale                                        traduire cette variation d’ouverture commerciale d’un pays en
généralisée ?                                                                impact sur son revenu réel. Ces simulations reflètent l’impact
                                                                             à long terme d’une guerre commerciale une fois que les
Le scénario d’une escalade protectionniste au niveau mondial                 ajustements en emplois et salaires se sont faits : ainsi elles
ne peut plus être exclu. Le système mondial fondé sur des                    sous-estiment certains effets de court-moyen terme (voir infra).
engagements de non-agression tarifaire est fragile. La littérature
économique a montré qu’un grand pays, en exploitant son                      Le cas de « guerre totale » nous montre que la perte
pouvoir de marché, peut imposer des droits de douane à son                   permanente de PIB serait de plus de 4 % pour l’Union
avantage pour faire baisser le prix de ses importations ou                   européenne et de plus de 3 % pour la France (cf. graphique),
pour inciter à la relocalisation d’industries sur son territoire.            soit une perte annuelle d’en moyenne 1 250 euros par
L’agression commerciale américaine actuelle répond cependant                 habitant dans l’UE et 1 125 euros par habitant en France.
plus à des motifs politiques sectoriels qu’économiques. Du fait              Ces pertes sont la conséquence directe d’une forte baisse du
des chaînes de valeur, la majorité des économistes considèrent               commerce. Le commerce de la France hors UE baisserait par
que l’imposition de tarifs douaniers, particulièrement sur des               exemple d’environ 42 %. Les pertes sont d’autant plus grandes

9
  Voir Nicita A., M. Olarreaga et P. Silva (2018) : « Cooperation in WTO’s Tariff Waters? », Journal of Political Economy, vol. 126, n° 3, pp. 1302-1338
et Ossa R. (2014) : « Trade Wars and Trade Talks with Data », American Economic Review, vol. 104, n° 12, pp. 4104-4146.
10
   Vicard V. (2018) : « Une estimation de l’impact des politiques commerciales sur le PIB par les nouveaux modèles quantitatifs de commerce », Focus
du CAE, n° 22, juillet.
11
   Voir Mayer T., V. Vicard et S. Zignago (2018) : « The Cost of Non-Europe, Revisited », CEPII Working Paper, n° 2018-06, avril.

Les notes du conseil d’analyse économique, n° 46
Juillet 2018                                                               5

        Les conséquences d’une guerre commerciale                                     Constat 4. Une guerre commerciale mondiale
                   mondiale, en % du PIB                                              aurait un effet permanent d’ampleur similaire
                                                                                      sur les trois grandes puissances mondiales

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     –-2
       2                                                                          Ces estimations sous-estiment les effets à court-moyen terme
     –-4
       4                                                                          dans la mesure où, à cet horizon, l’impact macroéconomique
                                                                                  et financier n’est pas pris en compte. À court-moyen terme,
     –-6
       6                                                                          la forte baisse de pouvoir d’achat induite par l’augmentation
     –-8
       8
                                                                                  des taxes au niveau mondial devrait se traduire par un choc
                                                                                  négatif de demande ainsi que par un choc négatif d’offre, dû
     -10
     – 10
                                 Guerre commerciale « totale »
                                                                                  à la hausse du prix des biens intermédiaires dans les chaînes
                                                                                  de production mondiales. En outre, la chute du commerce
     -12
     – 12                        Guerre commerciale « limitée »                   mondial provoquerait un gros ajustement sectoriel avec de
     -14
     – 14                                                                         fortes pertes d’emploi dans les secteurs exportateurs qui ne
     Source : Vicard V. (2018) : « Une estimation de l’impact des politiques      pourraient être compensées rapidement par des créations
     commerciales sur le PIB par les nouveaux modèles quantitatifs de
     commerce », Focus du CAE, n° 22, juillet.                                    d’emploi dans les secteurs importateurs si bien qu’une
                                                                                  augmentation du chômage s’ensuivrait. Plusieurs autres
                                                                                  mécanismes devraient avoir un impact négatif : l’augmentation
que les pays sont petits et ouverts, davantage affectés par                       des primes de risque sur les marchés financiers, la montée
l’augmentation des coûts de production (via la destruction de                     de l’incertitude et un durcissement possible de la politique
chaînes de valeur) et des prix aux consommateurs et par la                        monétaire de la part des banques centrales en réaction aux
perte des marchés. Les pays de l’Union européenne, dans un                        pressions inflationnistes générées par les tarifs douaniers15.
scénario de guerre commerciale mondiale, en partie protégés                       On peut rétorquer que l’annonce du Brexit, qui a ouvert de
par leur appartenance au marché intérieur européen. Cette                         fait une ère d’incertitude pour le Royaume-Uni, n’a pas,
chute de plus de 3 % de PIB pour la France est à rapprocher                       malgré le ralentissement récent de la croissance britannique
à la perte de PIB potentiel qu’a subie la France suite à la                       relativement à ces partenaires européens, déclenché la
Grande récession de 2008-2009, estimée à 2,2 % par une                            récession que certains économistes pouvaient craindre. Doit-
récente étude de l’OCDE12. Ces résultats remettent aussi en                       on en déduire que les risques d’une guerre commerciale, avec
cause l’assertion américaine que l’UE et la Chine seraient                        les incertitudes qui l’accompagnent, sont surestimés ? Nous
les seules perdantes d’une guerre commerciale. Un résultat                        ne le pensons pas car, dans le cas particulier du Brexit, le
remarquable de ces simulations est, en effet, que les pertes                      Royaume-Uni a pu bénéficier, au moins à court terme, d’une
des trois grandes puissances commerciales (États-Unis,                            forte dépréciation de sa devise ce qui a amoindri le choc.
Chine et Union européenne) sont à peu près équivalentes,                          En cas de guerre commerciale, le choc étant mondial, les
autour de 3 % pour la Chine et les États-Unis et de 4 % pour                      ajustements de taux de change refléteraient les effets relatifs
l’UE. Pour d’autres pays ouverts ces pertes sont beaucoup                         sur chaque pays (les petits pays plus affectés que les grands,
plus importantes (au-delà de 10 % pour l’Irlande, le Canada, la                   verraient leurs devises se déprécier) mais ne permettraient
Suisse, le Mexique ou encore la Corée). De plus, la littérature                   pas de réduire le choc mondial lui-même.
économique a documenté les effets dynamiques négatifs
d’une hausse des barrières douanières sur la croissance                           D’autres scénarios de guerre commerciale plus limitée
de long terme, notamment via l’apparition d’une économie                          – États-Unis-Chine ou États-Unis-Union européenne, par
administrée peu favorable à l’innovation et à la bonne                            exemple – sont aussi envisageables même s’ils sont plus
allocation des facteurs de production13. Ainsi, les modèles                       difficiles à modéliser. Dans l’hypothèse d’un tarif additionnel
intégrant cette baisse de croissance de la productivité aux                       de 25 % appliqué à l’ensemble des produits échangés entre
conséquences du protectionnisme aboutissent à des pertes                          les États-Unis et la Chine, le commerce bilatéral serait
permanentes nettement plus élevées, a minima doublées14.                          abaissé de près de 60 % tandis qu’il provoquerait une
                                                                                  hausse des exportations chinoises vers l’Union européenne

12
   Ollivaud P. et D. Turner (2015) : « The Effect of the Global Financial Crisis on OECD Potential Output », OECD Journal: Economic Studies, vol. 2014, p. 48.
13
   Voir, par exemple, Aghion P., A. Bergeaud, M. Lequien et M.J. Melitz (2018) : « The Impact of Exports on Innovation: Theory and Evidence », NBER Working
Paper, n° 24600, mai ; Bethou A., J.J.-H. Chung, K. Manova et C. Sandoz (2016) : Productivity (mis)Allocation and Trade, Communication à la Rencontre
annuelle de l’American Economic Association ; Blaum J., C. Lelarge et M. Peters (2016) : « The Gains from Input Trade with Heterogeneous Importer », Banque
de France Working Paper, n° 612, décembre.
14
   Sampson T. (2016) : « Dynamic Selection: An Idea Flows Theory of Entry, Trade and Growth », Quarterly Journal of Economics, vol. 131, n° 1, février.
15
   Pour la première fois en avril 2018, la Reserve fédérale américaine a ainsi elevé dans le « Beige Book » l’inquiétude suscitée par la possible imposition des
droits de douane sur les importations manufacturières.

                                                    www.cae-eco.fr
6            Avis de tempête sur le commerce international : quelle stratégie pour l’Europe ?

de 10 % ainsi que des exportations européennes vers les                          nouvelles réalités économiques et sociales. Sur la question
États-Unis de 7 %16. Cependant, si les États-Unis venaient                       du fonctionnement du règlement des différends à l’OMC,
à imposer de nombreuses mesures antidumping contre les                           l’UE peut proposer des négociations sur une réforme de la
importations chinoises cela créerait une redirection des flux                    pratique actuelle permettant à des juges de l’Organe d’appel
plus dommageable à l’UE17. Un autre scénario est celui d’un                      de l’ORD de continuer l’instruction des dossiers dont ils
accord bilatéral qui se ferait au détriment de l’UE. L’accord                    ont la charge au-delà de la fin de leur mandat. En revanche,
du 20 mai 2018 entre la Chine et les États-Unis, même vague                      une remise en cause du pouvoir d’interprétation des textes
et non confirmé, par lequel la Chine s’engageait à acheter                       des accords par l’Organe d’appel, comme le souhaitent les
davantage de biens américains, aurait le même effet que                          États-Unis pour ne pas empiéter sur la souveraineté des
l’imposition de tarifs douaniers chinois sur les importations                    États membres, n’apparaît pas opportune. Cela mettrait
des biens étrangers hors États-Unis. Il est à craindre que ce                    en péril le système dans son ensemble dans la mesure où
type d’accord ne se multiplie remettant fondamentalement                         l’interprétation des juges est incontournable, aucun accord
en cause le multilatéralisme.                                                    n’étant complet ni sans ambiguïté.

                                                                                 L’Union européenne devrait en outre jouer un rôle moteur pour
Sauvegarder le multilatéralisme                                                  proposer des discussions sur les règles au niveau plurilatéral.
                                                                                 Par-delà les récriminations de forme, des griefs de plusieurs
Face à la stratégie d’attaque agressive du multilatéralisme                      États membres portent, en effet, sur la substance des règles,
par l’Administration américaine actuelle, tant sur les aspects                   en particulier pour assurer une concurrence loyale et tenir
commerciaux (blocage de l’Organe de règlement des                                compte des spécificités du fonctionnement de l’économie
différends, ORD, et droits de douane), qu’environnementaux                       chinoise. Si l’argument américain du déficit commercial
(retrait de l’Accord de Paris) et que dans le domaine                            bilatéral n’a pas de cohérence économique (voir supra), il reste
diplomatique (retrait de l’Accord iranien), l’Union européenne                   deux questions de fond sur lesquelles des négociations sont
doit résolument mettre en œuvre une stratégie de défense.                        une priorité : la réciprocité des engagements, compte tenu
Les rétorsions proportionnées aux mesures protectionnistes                       des différences de niveau de développement, et la mise à
américaines injustifiées, accompagnées d’une plainte auprès                      jour des règles sur les subventions et les entreprises d’État.
de l’OMC sont les seules possibles à court terme. Pour être
plus efficaces, ces rétorsions devraient être coordonnées                        Les différences de niveaux de revenu des pays ne sont
avec les pays avec lesquels l’UE a des accords commerciaux                       aujourd’hui prises en compte qu’au travers d’un traitement
(Canada, Japon…). Le but des rétorsions est d’augmenter                          spécial et différencié, fondé sur la distinction auto-
le coût d’une politique protectionniste unilatérale du pays                      déclarée entre trois catégories : pays développés, pays en
non coopératif, la suspension de concessions (c’est-à-dire                       développement et pays les moins avancés. Alors que la
l’augmentation des droits de douane) vis-à-vis d’un partenaire                   Chine, premier exportateur mondial de biens, est encore
ne tenant pas ses engagements étant l’un des principes                           considérée comme un pays en développement, une remise
structurants du système de règlement des différends de                           à plat est nécessaire afin de rendre cette différenciation plus
l’OMC.                                                                           graduelle en remplaçant, par exemple, l’auto-déclaration
                                                                                 par un système de critères objectifs. Quant à la mise à
                                                                                 jour des règles, le problème fondamental est d’assurer
     Recommandation 1. Faire de la protection du                                 qu’elles permettent de faire face à la concurrence de la
     multilatéralisme l’objectif prioritaire de l’Union                          Chine sur des bases équitables. Dans leur forme actuelle,
     européenne. À court terme, une coordination                                 elles sont inadaptées à la politique industrielle chinoise
     de l’Union européenne avec ses principaux                                   qui favorise massivement les secteurs stratégiques par
     partenaires commerciaux sur l’adoption de                                   une combinaison d’outils (subventions, prix d’intrants,
     rétorsions fermes et proportionnées aux attaques                            allocations de crédit et de foncier, relations commerciales
     du multilatéralisme devrait être mise en place.                             avec les entreprises publiques ou influencées par l’État)18
                                                                                 qui faussent la concurrence au détriment de ses partenaires
                                                                                 liés par les règles européennes et multilatérales. Ainsi, par
Il faut, par ailleurs, tenter de « sortir par le haut » de l’impasse             exemple, le secteur européen des panneaux photovoltaïques
politique dans laquelle l’Administration américaine pousse ses                   n’a pas résisté à une concurrence chinoise largement
partenaires, en formulant une offre de négociations multila­                     subventionnée. La mise à jour des règles implique à la fois
térales sur les déséquilibres macroéconomiques (voir supra)                      la définition et la limitation des instruments disponibles, de
ainsi que sur les règles de l’OMC afin de les adapter aux                        l’information afférente et des réponses que les partenaires

16
   Bellora C., S. Jean et G. Santoni (2018) : « Un chiffrage de l’impact des mesures de protection commerciale de Donald Trump », Lettre du CEPII, n° 388, juin.
17
   Les mesures antidumping américaines génèrent une augmentation des importations des pays visés vers l’UE d’environ 13 %, voir Skoglund L. (2018) :
Evidence of Trade Deflection: Investigating the Impact of US Antidumping on EU Imports, Mimeo Sciences Po.
18
   Voir, par exemple, Wu M. (2016) : « The ‘China, Inc.’ Challenge to Global Trade Governance », Harvard International Law Journal, vol. 57, n° 2.

Les notes du conseil d’analyse économique, n° 46
Juillet 2018                                                             7

peuvent y apporter pour se protéger (mesures antidumping                      de libre-échange (ALE) de nouvelle génération19 avec ses
et antisubventions notamment). Pour dépasser les blocages                     principaux partenaires commerciaux « en veillant à ce que
liés à la règle du consensus, les négociations plurilatérales,                les nouveaux ALE soient un tremplin et non un obstacle à la
regroupant une masse critique de pays membres, sont la voie                   libéralisation multilatérale »20.
la plus crédible. Le commerce électronique est d’ailleurs un
autre sujet sur lequel une telle approche serait bienvenue,                   Les accords commerciaux instituent essentiellement une
étant donné la quasi-absence de règles en la matière.                         réduction des obstacles au commerce entre un nombre
                                                                              limité de partenaires. Ils sont par nature discriminatoires et
                                                                              constituent ainsi une exception au principe fondamental du
     Recommandation 2. Porter au niveau européen                              système multilatéral de non-discrimination entre les partenaires
     une offre de négociations plurilatérales pour                            commerciaux, comme l’autorise, sous réserve du respect de
     faire évoluer le fonctionnement et les règles de                         certaines règles, l’article XXIV du GATT (accord général sur
     l’OMC : fonctionnement de l’ORD, conditions                              les tarifs douaniers et le commerce). En termes d’efficacité
     de réciprocité compte tenu des différences                               économique, ces accords préférentiels représentent une
     de niveau de développement et règles sur les                             situation de « second rang » associant à un effet positif créateur
     subventions, les entreprises d’État et les droits                        de commerce (par l’élimination des barrières douanières entre
     de propriété intellectuelle.                                             les pays signataires d’un accord) un effet négatif via le risque
                                                                              de diversion de commerce au détriment des pays exclus d’un
                                                                              tel accord préférentiel (qui peut engendrer in fine un effet
En cas de refus ou de blocage persistant des propositions                     négatif également sur les pays participants). Typiquement, le
de négociation avancées par l’Union européenne de la part                     risque de diversion de commerce augmente avec le niveau de
de l’Administration américaine actuelle, ce qui semble le                     droit de douane appliqué aux partenaires non préférentiels
scénario le plus probable aujourd’hui, l’UE devrait adopter                   membres de l’OMC : quand ce droit est faible, le niveau de
une stratégie alternative de « limitation des dégâts » à court                préférence est faible et donc le niveau de discrimination est
terme. Il s’agit pour l’UE et ses partenaires d’identifier et                 faible. Les effets positifs l’emportent quand la nature des
d’analyser l’ensemble des stratégies de contournement du                      accords est « profonde », avec des accords allant au-delà des
blocage américain de l’OMC, voire d’en entamer la mise en                     domaines déjà couverts par les règles OMC.
œuvre. Par exemple, afin de contourner le blocage de l’ORD
par les États-Unis à court terme, l’UE pourrait fédérer un club
de pays, à l’exclusion des Américains, s’engageant à ne pas                   Qui gagne aux accords commerciaux ?
recourir à l’Organe d’appel en cas de recours devant l’OMC.
                                                                              L’analyse des effets des accords commerciaux passés permet
                                                                              de proposer une estimation de l’impact économique d’accords
     Recommandation 3. À défaut de pouvoir                                    récents ou à venir. Elle repose sur la même méthodologie
     dénouer le blocage américain de l’OMC,                                   que celle utilisée pour l’estimation d’une guerre commerciale
     fédérer un club de pays afin d’identifier                                (voir supra). Ainsi, les gains estimés pour l’Union européenne
     et mettre en œuvre des stratégies de                                     d’un accord avec le Japon seraient de 0,07 % de PIB en
     contournement.                                                           supposant que cet accord corresponde à la « moyenne » des
                                                                              accords passés (tableau). Cette méthode est aussi appliquée
                                                                              à la Suisse et au Royaume-Uni (encadré), en comparant la
                                                                              situation actuelle au cas théorique où ces pays n’auraient plus
                                                                              de lien commercial préférentiel avec l’UE. Pour les principaux
Quel rôle des accords commerciaux ?                                           accords envisageables, le gain économique pour la France
                                                                              se situe entre 0,03 et 0,23 % du PIB (entre 10 et 79 euros
Après la suspension des négociations du cycle de Doha en                      par habitant), du même ordre de grandeur que celui pour l’UE
juillet 2006, les principales puissances commerciales ont                     dans son ensemble. Ces gains peuvent apparaître faibles,
commencé à réfléchir à une réorientation de leur politique                    mais ne sont pas très différents des gains estimés par l’OCDE
commerciale vers le bilatéralisme ou le régionalisme. C’est                   correspondant à d’autres réformes structurelles en France21.
le cas en particulier de la Commission européenne qui, tout                   L’ampleur des gains varie entre pays de l’UE essentiellement
en réaffirmant son attachement au système multilatéral,                       en proportion de l’intensité de leurs relations commerciales
a estimé nécessaire de relancer la négociation d’accords                      avec le partenaire concerné, d’où les chiffres plus élevés

19
   Le premier de ces accords a été conclu avec la Corée du Sud et est en application depuis juillet 2011. Ont suivi le Pérou et la Colombie (rejoints par
l’Équateur en 2017), le Canada, Singapour, le Vietnam et le Japon. Les négociations sont toujours en cours avec le MERCOSUR, le Chili et le Mexique, ces
deux derniers pays ayant déjà des accords de libre-échange avec l’Union européenne datant respectivement de 2000 et 2002.
20
   Commission européenne (2006) : Une Europe compétitive dans une économie mondialisée, COM(2006) 567 final, octobre.
21
   OCDE (2014) : France. Les réformes structurelles : impact sur la croissance et options pour l’avenir, Note du Secrétaire général de l’OCDE, 14 octobre.

                                                  www.cae-eco.fr
8           Avis de tempête sur le commerce international : quelle stratégie pour l’Europe ?

                Gains associés aux accords commerciaux de l’Union européenne, en % du PIB par habitant

                                      Canada          Japon        Suisse      États-Unis       Brésil         Chine          Inde          Russie
                                           Pays pour lesquels un accord                       Pays pour lesquels il n’y a pas d’accord ;
                                                   existe déjà                              les gains présentés sont des gains potentiels

     Pays hors Union européenne
        Canada                    0,41                 0,00          0,00        – 0,06           0,00        – 0,01           0,00           0,00
        Japon                     0,00                 0,23          0,00        – 0,01           0,00        – 0,01           0,00           0,00
        Suisse                  – 0,01               – 0,01          3,16        – 0,06         – 0,01        – 0,03           0,00         – 0,02
        États-Unis              – 0,01                 0,00          0,00          0,26           0,00          0,00           0,00           0,00
        Brésil                    0,00                 0,00          0,00        – 0,01           0,32          0,00           0,00           0,00
        Chine                     0,00                 0,00          0,00        – 0,01           0,00          0,22           0,00           0,00
        Inde                      0,00                 0,00          0,00          0,00           0,00        – 0,01           0,26           0,00
        Russie                    0,00                 0,00          0,00        – 0,02           0,00        – 0,02           0,00           1,22

     Union européenne et États membres
        Union européenne         0,03                  0,07          0,11          0,26          0,04           0,28          0,04           0,12
        Allemagne                 0,03                 0,10          0,19          0,31          0,04           0,44          0,04           0,14
        Espagne                   0,02                 0,04          0,05          0,14          0,05           0,17          0,03           0,05
        France                   0,03                  0,05          0,08          0,23          0,03           0,20          0,04           0,04
        Luxembourg                0,03                 0,03          0,35          0,68          0,00           0,08          0,00           0,11
        Italie                    0,03                 0,03          0,11          0,16          0,04           0,18          0,03           0,09
        Irlande                   0,13                 0,16          0,20          1,48          0,06           0,27          0,03           0,11

     Source : Vicard V. (2018) : « Une estimation de l’impact des politiques commerciales sur le PIB par les nouveaux modèles quantitatifs de
     commerce », Focus du CAE, n° 22, juillet.

obtenus pour l’Irlande avec les États-Unis. Les plus grands                    La dimension « assurantielle » des accords
gagnants des accords commerciaux sont donc les petits pays.                    commerciaux
Les partenaires dont les bénéfices sont les plus importants
proportionnellement à la taille sont ceux qui sont relativement                Le contexte actuel de tension protectionniste et de remise
proches et petits. La Suisse est le cas le plus extrême avec                   en cause du multilatéralisme change profondément la portée
les gains d’un accord commercial trente fois supérieurs à celui                des accords commerciaux. Si la multiplication de ces accords
de son partenaire (UE). La taille de l’Union européenne crée                   risque de se faire aux dépens du multilatéralisme, ils peuvent
donc une forte asymétrie : même si en valeur absolue les gains                 aussi constituer, pour l’Union européenne, une « police
économiques à attendre d’un accord sont souvent proches                        d’assurance » en cas de guerre commerciale généralisée avec
entre l’Union européenne et son partenaire22, ils sont en                      disparition de l’OMC. Un tel scénario de guerre commerciale
proportion du PIB beaucoup plus élevés pour lui que pour l’UE.                 dans lequel la hausse des tarifs douaniers ne s’applique pas aux
Le petit pays bénéficie fortement de l’accès à un grand marché                 partenaires24 avec lesquels l’UE a des accords commerciaux
alors que l’avantage d’accéder à un petit marché est faible                    existants ou en cours a été testé. Cette stratégie de « police
pour l’UE23. L’utilisation de ce pouvoir de négociation dans les               d’assurance » est efficace puisqu’elle permet de réduire d’un
accords passés de l’UE n’est pas évidente dans le domaine                      tiers les pertes d’une guerre commerciale pour l’UE et ses
tarifaire, où l’usage est de démanteler symétriquement les                     États membres (voir graphique). On trouve des résultats
droits de douane, à l’exception de quelques produits agricoles                 conformes dans des études empiriques récentes qui montrent
sensibles. Elle est en revanche manifeste dans le domaine                      que les accords commerciaux, en réduisant l’incertitude sur
réglementaire, dans le sens où l’UE impose dans une large                      la demande future, fonctionnent comme une assurance pour
mesure son cadre dans les négociations commerciales. C’est                     les entreprises exportatrices. Ainsi, pendant la récession
ainsi que les accords commerciaux de l’Union européenne                        de 2008-2009 les exportations chutèrent moins entre les
incluent systématiquement des clauses détaillées sur les                       pays signataires d’un accord commercial25. Par ailleurs, les
marchés publics et les indications géographiques. Les                          accords préférentiels signés par l’UE ont un impact négatif
accords récents (à l’exception de celui avec le Japon) incluent                sur les pays non inclus : c’est le cas, par exemple, des États-
également le Système de cour internationale de règlement des                   Unis qui perdent du fait de l’accord UE-Canada (voir tableau).
différends d’investissement.                                                   Même si ce n’est pas l’effet premier recherché, les accords
22
   Ainsi dans le cas de l’accord UE-Suisse, le gain pour la Suisse est d’environ 19 milliards d’euros et de 17 milliards pour l’Union européenne.
23
   Asymétrie aussi présente dans le futur accord avec le Royaume-Uni conférant a priori un grand pouvoir de négociation à l’Union européenne (voir encadré).
24
   Canada, Corée du Sud, Japon, Mexique, Norvège, Royaume-Uni, Suisse et Turquie.
25
   Voir Carballo J.R., K. Handley et N. Limão (2015) : « Economic and Policy Uncertainty: Export Dynamics and the Value of Agreements », NBER Working
Paper, n° 24368.

Les notes du conseil d’analyse économique, n° 46
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