Bioéconomie et économie circulaire : lecture critique et place de l'élevage
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Bioéconomie et économie INRAE Prod. Anim., 2023, 36 (1), 7430 circulaire : lecture critique et place de l’élevage Sophie MADELRIEUX1,2, Jean-Yves COURTONNE3, Myriam GRILLOT4, Souhil HARCHAOUI5 1 Université Grenoble Alpes, INRAE, LESSEM, Grenoble, France 2 CIRAD, INRAE, Montpellier SupAgro, SELMET, 34000, Montpellier, France 3 Université Grenoble Alpes, INRIA, Steep, Montbonnot, France 4 AGIR, Université Toulouse, INRAE, Castanet-Tolosan, France 5 Institut Agro, INRAE, SAS, 35000, Rennes, France Courriel : sophie.madelrieux@inrae.fr Pour s’affranchir de ses dépendances aux énergies fossile, l’Europe déploie des stratégies pour une économie davantage fondée sur l’utilisation des biomasses (bioéconomie) et circulaire (économie circulaire). Ces stratégies sont remobilisées notamment par les opérateurs économiques. Quelle est la place de l’élevage dans ces stratégies institutionnelles et quelle opérationnalisation pour atteindre la cible d’une soutenabilité forte1 ? Introduction application ont presque exclusive- de ré-intégrer les processus écono- ment été développés et pilotés dans miques dans la biosphère et les limites le champ institutionnel, par des prati- planétaires (Vivien et al., 2019). À partir des années 2000, Économie ciens (décideurs politiques, entreprises, Circulaire (EC) et bioéconomie consultants, associations/fondations Si la littérature scientifique sur l’EC deviennent des stratégies clés en d’entreprises). Cette diversité peut ne traite pas majoritairement des ques- Europe, notamment en France, du fait expliquer l’attrait de ces notions, mais tions agricoles, il est plus étonnant que que l’économie est devenue très majo- cela rend également difficile de savoir les travaux relatifs à la bioéconomie, ritairement linéaire et fondée sur des de quoi il s’agit réellement (Corvellec par sa définition même davantage ressources fossiles. Ces stratégies visent et al., 2021). L’absence de cadrage théo- focalisée sur les systèmes agri-alimen- à opérer une transition vers une écono- rique, voire parfois la méconnaissance, taires, se réfèrent assez peu aux pro- mie plus circulaire et basée sur des res- par les promoteurs de l’EC et de la bioé- ductions animales, alors même qu’elles sources renouvelables, notamment la conomie, des critiques adressées à ces représentent une part importante du biomasse d’origine agricole. notions « parapluie » (Corvellec et al., potentiel de bioéconomie (Dourmad 2021) laissent entrevoir des risques de et al., 2019). Ces auteurs précisent que Les définitions et récits associés détournement sémantique des termes, l’élevage, dans les publications scien- à ces deux notions sont nombreux notamment en évitant la question de la tifiques relatives à la bioéconomie, est et des auteurs ont essayé d’en pro- durabilité de ces (bio)économies circu- principalement abordé via l’utilisation duire des synthèses que ce soit pour laires (Vivien et al., 2019). des effluents pour la production d’éner- l’EC (Kirchherr et al., 2017) ou pour la gie par méthanisation. Or l’élevage est bioéconomie (Levidow et al., 2013 ; Dans le champ institutionnel, le pré- un des vecteurs de transformation les Pahun et al., 2018 ; Vivien et al., 2019). fixe « bio » accolé au terme « économie » plus importants de la biomasse agri- Korhonen et al. (2018) expliquent la vient signifier l’intégration du vivant aux cole. À l’échelle mondiale, l’alimenta- multiplicité des définitions accolées processus économiques. Pour les por- tion animale représente en masse plus à EC par le fait que le concept et son teurs des critiques il s’agirait, à l’inverse, de 60 % de la biomasse totale produite 1 Cet article est issu d’une synthèse invitée présentée aux 26es Journées Rencontres Recherches Ruminants des 7-8 décembre 2022 (Madelrieux et al., 2022). https://doi.org/10.20870/productions-animales.2023.36.1.7430 INRAE Productions Animales, 2023, numéro 1
2 / Sophie madelrieux, Jean-yves courtonne, Myriam grillot, Souhil HARCHAOUI par l’agriculture et plus de 40 % des Encadré 1. Définitions institutionnelles de la bioéconomie. terres arables (Mottet et al., 2017). OCDE Nous proposons de partir des défini- Au début des années 2000, l’OCDE définit la « biobased economy » comme l’application des biotechnologies tions institutionnelles posées dans les à des fins économiques et/ou de protection de l’environnement. stratégies européennes et françaises et d’en produire une lecture critique Ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté Alimentaire illustrée dans le secteur de l’élevage. Nous proposons de faire de cette lec- Sur le site du Ministère (septembre 2022), la bioéconomie est présentée comme : « englobant l’ensemble des ture un outil permettant de décortiquer activités de production et de transformation de la biomasse qu’elle soit forestière, agricole et aquacole : i) la les impensés, les hypothèses cachées, production de bioressources (ressources végétales et animales issues des secteurs de l’agriculture, la sylviculture, les conséquences non envisagées, et l’aquaculture et la pêche) ; ii) l’agroalimentaire (transformation des produits pour notre alimentation) ; iii) les de réévaluer ce qui pourrait être consi- produits biosourcés (fabrication de produits à partir de sources végétales ou animales pour des usages matériaux déré comme acquis (Corvellec et al., ou chimie) ; iv) la valorisation des déchets organiques (compostage des déchets verts ou utilisation des effluents 2021 ; Allain et al., 2022). Notre finalité issus de l’élevage, pour la production d’énergie ou comme fertilisant pour les sols) ; v) les bioénergies (utilisation est d’attirer l’attention, notamment des de l’énergie stockée dans la biomasse, comme la méthanisation ou les biocarburants) ». praticiens, sur des points qui pourraient être considérés sinon comme sans pro- blème, afin de transformer les façons de rapport prospectif « Les technologies du 1.2. Économie circulaire voir bioéconomie et EC, pour que leur xxie siècle ». Ces institutions attribuent opérationnalisation en lien avec l’éle- une place centrale aux biotechnologies La loi de Transition énergétique pour vage permette d’atteindre la cible d’une comme moteur de l’économie euro- la croissance verte a inscrit en 2015 soutenabilité forte (Allain et al., 2022). péenne. La bioéconomie promue vise une définition de l’EC dans le code de ainsi à substituer l’utilisation du pétrole l’environnement (encadré 2). Afin d’ac- Cette lecture critique repose sur : par des « bioressources », afin de produire compagner la transition vers une EC, i) une mise en perspective historique, bioénergie, biomatériaux et autres pro- une feuille de route (FREC) a été publiée donnant à voir que les concepts de duits biosourcés. Si sa définition n’est pas en 2018, comportant « 50 mesures bioéconomie et d’EC ne sont pas nou- stabilisée, elle s’articule autour de l’écono- pour une économie 100 % circulaire » veaux, mais sont promus aujourd’hui du mie de la biomasse, de la promotion des autour de quatre thématiques : com- fait des transformations des usages de biotechnologies, et du développement ment mieux produire ? comment mieux la biomasse et d’un certain nombre de des bioraffineries (Pahun et al., 2018). consommer ? comment mieux gérer déconnexions appelant à renouer avec nos déchets ? comment mobiliser tous les multiples usages de la biomasse En France, les ministères en charge les acteurs ? Parce que le secteur agri- et à recoupler ce qui a été découplé, de l’écologie, de la recherche, de l’agri- cole est vu comme acteur incontour- notamment les flux de biomasse et de culture et de l’alimentation ont travaillé nable de l’EC, un volet agricole de la nutriments ; ii) une mise en regard des conjointement, à l’élaboration d’une FREC paraît en 20193. Le secteur agri- critiques liées à cette absence de prise en « stratégie bioéconomie pour la France » cole est principalement identifié pour : considération de l’histoire, des connais- qui a vu le jour en 2017, accompagnée la valorisation des biodéchets sur les sances scientifiques, ou du lien réel entre d’un plan d’action 2018-20202. Malgré terres agricoles et la réduction de la bioéconomie/EC et soutenabilité, leurs la définition large (encadré 1) donnée à consommation d’engrais d’origine non illustrations dans le secteur de l’élevage, la bioéconomie englobant production renouvelable ; la réduction des pertes et des potentiels de l’élevage comme agricole, valorisations alimentaires et et du gaspillage au niveau de la produc- atout pour la bioéconomie et l’EC si on non alimentaires, ce plan d’action ren- tion primaire ; la meilleure prévention prend en compte ces critiques. voie essentiellement aux valorisations et gestion des déchets des exploitations non alimentaires des productions agri- agricoles. Il est noté que ces actions coles. Les actions, concernant les filières sont cohérentes avec le plan d’actions 1. Cadre institutionnel animales sont par exemple : structurer bioéconomie 2018-2020. une filière de valorisation de la laine et 1.1. Bioéconomie des peaux des ovins ; renforcer et déve- 1.3. Et la bioéconomie lopper une filière de valorisation des cuirs circulaire ? En Europe, la bioéconomie émerge de veaux français ; renforcer les filières de comme nouveau référentiel d’action valorisation du cinquième quartier dans En 2018, la nouvelle stratégie euro- publique à partir du moment où elle est les filières animales ; lever les freins régle- péenne pour la bioéconomie souligne saisie par l’Organisation de Coopération mentaires/faciliter l’investissement dans que, pour réussir, celle-ci doit avoir la et de Développement Économiques la méthanisation agricole. durabilité et la circularité en son cœur. (OCDE), puis par la Commission euro- La notion de Bioéconomie Circulaire péenne, dans les années 2000 (Pahun 2 https://agriculture.gouv.fr/une-strategie- et al., 2018). Ces auteurs montrent que bioeconomie-pour-la-france-plan- cette notion émerge à l’OCDE suite au daction-2018-2020 3 https://agriculture.gouv.fr/telecharger/95176 INRAE Productions Animales, 2023, numéro 1
Bioéconomie et économie circulaire : lecture critique et place de l’élevage / 3 Encadré 2. Définitions institutionnelles de l’économie circulaire répondre aux besoins d’autres industries, potentiellement en substitution d’autres Commission Européenne matières premières ». Autre exemple, L’économie circulaire est une économie où la valeur des produits, des matériaux et des ressources est mainte- celui des coopératives agricoles, qui suite à un premier recensement des initiatives nue dans l’économie aussi longtemps que possible et où la production de déchets est réduite au minimum. autour de l’EC en 2015 sort une nouvelle Code de l’environnement, article L.110-1-1 édition en 20174, souhaitant « mettre en lumière 19 exemples qui s’articulent « La transition vers une économie circulaire vise à dépasser le modèle économique linéaire consistant à autour des piliers de l’économie circulaire extraire, fabriquer, consommer et jeter en appelant à une consommation sobre et responsable des ressources tels que l’approvisionnement durable, naturelles et des matières premières primaires ainsi que, par ordre de priorité, à la prévention de la production l’écoconception, l’écologie industrielle de déchets, notamment par le réemploi des produits, et, suivant la hiérarchie des modes de traitement des et territoriale, l’économie de la fonction- déchets, à une réutilisation, à un recyclage ou, à défaut, à une valorisation des déchets (…) ». nalité, la consommation responsable et le recyclage ». (BC) apparaît, visant à combiner les tout en réduisant les d épendances vis- concepts de bioéconomie et d’EC, et à-vis de matières premières importées. 2. Mise en perspective souligner l’utilisation d’une approche Ce déploiement a été assez variable historique circulaire de la bioéconomie, (Kardung selon les territoires (CGAAER, 2019). Ces et al., 2021). BC ne signifie pas pour notions ont toutefois été largement res- 2.1. Transformations autant soutenable (Giampietro, 2019), saisies par les acteurs économiques pour majeures des usages des ce que nous décortiquons et discutons promouvoir leurs activités et donner à biomasses : des biomasses dans la suite. Les relations entre ces voir comment ils répondent aux enjeux qui sortent de l’économie notions sont présentées dans la figure 1. socio-économiques et environnemen- taux promus par l’EC et la bioéconomie. Dans le champ institutionnel, la 1.4. Opérationnalisation bioéconomie est présentée comme de ces cadres Pour prendre deux exemples, le « l’économie de la photosynthèse Syndicat des Industries Françaises de et plus largement du vivant », « une La stratégie Bioéconomie pour la COproduits animaux (SIFCO) présente nouvelle vision du vivant »5. Pourtant France visait un déploiement dans la valorisation de ces coproduits comme cela ne semble pas très nouveau. Les les régions et les territoires (CGAAER, « l’outil EC » des filières animales en per- coproduits animaux ont par exemple 2019). Il s’agissait d’offrir des débouchés mettant de valoriser plus de trois millions été valorisés pour des usages variés nouveaux aux secteurs primaires (valeur de tonnes (t) de biomasse animale par an, ajoutée, emplois), augmenter la com- via différentes filières (40 sites et plus de 4 https://www.lacooperationagricole.coop/ pétitivité des industries, proposer des 3 600 emplois). « En évitant que ces res- media/4373/download solutions innovantes et plus durables sources ne soient perdues et en maximi- 5 https://agriculture.gouv.fr/la-bioeconomie- de développement pour les territoires, sant leur valeur ajoutée, elle permet de nouvelle-vision-du-vivant Figure 1. Relations entre bioéconomie, économie circulaire et bioéconomie circulaire. BIOÉCONOMIE ÉCONOMIE CIRCULAIRE BIOÉCONOMIE Économie fondée CIRCULAIRE Économie fondée sur la production sur l’utilisation de biomasse de biens et de services en limitant issue de la photosynthèse • Substitution des la consommation des ressources, ressources non renouvelables leur gaspillage et la production • Usages alimentaires par de la biomasse des déchets,notamments par le et non alimentaires ré-usage et le recyclage • Utilisation optimale • Usages en cascade des bioressources de la biomasse • Minimisation des biodéchets → pas forcément circulaire → ne se restreint pas aux ressources renouvelables (dont biomasse) Source : les auteurs, inspirés de Kardung et al. (2021) INRAE Productions Animales, 2023, numéro 1
4 / Sophie madelrieux, Jean-yves courtonne, Myriam grillot, Souhil HARCHAOUI rappelés par le SIFCO : peaux pour se Encadré 3. Définitions de métabolisme des sociétés et du régime métabolique. vêtir, graisse pour le savon et l’éclai- rage urbain, boyaux pour l’alimenta- Métabolisme des sociétés, social ou socio-économique tion humaine, les cornes et onglons, Pour mieux réinscrire l’économie dans son substrat biophysique et les limites planétaires (Georgescu-Roegen, le sang pour la fertilisation, coproduits 1971), les recherches sur le métabolisme des sociétés se multiplient. Elles ont différentes origines concep- (ex. lactoserum issue de fromagerie) tuelles et disciplinaires, mais se rejoignent sur l’importance de prendre en considération les bases matérielles et pour l’alimentation des porcs. énergétique du fonctionnement de notre société (Haberl et al., 2019). Le métabolisme social ou métabolisme Daviron (2019) reprend l’histoire de la de société englobe les flux biophysiques échangés entre les sociétés et leur environnement naturel ainsi que place occupée, au cours du temps, par les flux au sein des systèmes sociaux et entre eux (Haberl et al., 2019). Une importance est accordée aux divers la biomasse (sources et usages) et de flux de matière et d’énergie qui traversent les sociétés, mais également à leurs origines et à leurs destinations l’agriculture (comme source et consom- (Fischer-Kowalski et Haberl, 2015). matrice), en remontant à la fin 16e siècle. Les approches socio-métaboliques, visant à analyser ce métabolisme des sociétés, cherchent à relier processus Pour l’auteur, la question des usages de socio-économiques et biophysiques. la biomasse est principalement celle de la place de la biomasse dans le métabo- Régime métabolique lisme des sociétés autrement dit dans les apports de matière et d’énergie, et Il s’agit de modèles spécifiques fondamentaux d’interaction entre société humaine et nature. Un régime est la part respective des usages alimen- caractérisé par le profil socio-métabolique de la société concernée, notamment son utilisation des matières taires et non alimentaires. L’auteur et énergies (Fischer-Kowalski et Haberl, 2007). mobilise les travaux de l’Institut d’éco- logie sociale6 de Vienne (Autriche) sur les régimes métaboliques, pour décrire de déchets à profusion, et d’émissions est largement éloigné, avec un moindre les transformations dans les usages des – gaz à effet de serre en tête – (Daviron, usage des biomasses comme source de biomasses. Ces différentes notions sont 2019). Ainsi des biomasses auparavant matière et d’énergie. précisées dans l’encadré 3. utilisées, sortent de l’économie, soit parce qu’elles ne sont plus utilisées au 2.2. Ruptures Deux régimes sont distingués : le profit de ressources fossiles et produits métaboliques : régime solaire/agraire et le régime minier/ de synthèse, soit qu’elles deviennent d’une économie circulaire industriel. Une société au régime métabo- des déchets non utilisés. Lacombe à linéaire lique solaire/agraire est caractérisée par (2018) prend l’exemple des laines, des sa dépendance vis-à-vis de la biomasse cornes, du lactosérum, pour illustrer Daviron (2019) énonce les trans- comme source quasi unique de matière comment ces produits animaux sont formations majeures du rapport à la et d’énergie (nourriture, combustible, devenus des « déchets », dont il fal- biomasse, entraînées par le passage fibres et peaux pour s’habiller, matériaux lait chercher à se débarrasser, dans le du régime solaire/agraire à minier/ de construction, mais aussi énergie méca- régime minier avec ses logiques de industriel. Outre la croissance spec- nique via les animaux). Elle joue aussi un spécialisation. taculaire des rendements agricoles, rôle essentiel dans l’entretien de la ferti- il met en avant les ruptures dans lité des sols. Le rayonnement solaire est Selon Magalhães et al. (2019), jusqu’en les interactions métaboliques entre la source d’énergie primaire principale. 1860, l’économie en France a fonctionné activités humaines et substrat bio- sur un régime agraire avec plus de 88 % physique. Des auteurs proposent Une société au régime métabolique des matériaux consommés provenant la notion de rupture métabolique minier/industriel tire, quant à elle, l’es- de la biomasse, alors qu’à partir de 1980 ou de rift métabolique (Saito, 2021) sentiel de ses ressources de l’exploi- elle ne représente plus que 30 % de la pour en rendre compte. Ces ruptures tation du sous-sol. Le charbon, puis consommation totale de matière. La concernent notamment les transferts le pétrole, le gaz naturel ou l’uranium découverte du procédé Haber-Bosch, locaux de biomasse et nutriments : s’imposent comme les sources quasi au début du 20e siècle, a accéléré le élevages-cultures, villes-campagnes, uniques d’énergie mécanique et ther- changement de régime, permettant à forêts-cultures. Elles sont liées i) à mique. La biomasse est remplacée tout pays disposant d’énergie fossile de la spécialisation des systèmes de par des substituts de synthèse ou des synthétiser des engrais azotés, de ferti- production et des filières ; ii) à l’ur- dérivés de minerai, que l’énergie abon- liser ses sols sans contraintes, et donc banisation croissante et une perte dante permet d’extraire et de traiter. sans plus dépendre ni d’un transfert des liens entre villes et campagnes L’usage de la biomasse est alors quasi- local de biomasse, ni d’un stock phy- proches, que ce soit pour l’approvi- ment réduit à l’alimentation. Ce régime sique limité et lointain (Daviron, 2019). sionnement de la ville en nourriture se traduit également par la production Si le régime solaire/agraire peut s’appa- ou pour le recyclage agricole des renter à ce qu’on appelle aujourd’hui déchets urbains (Dufour et Barles, bioéconomie avec un usage important 2021) ; et iii) au développement du 6 https://boku.ac.at/en/wiso/sec/research/ des biomasses comme base de l’éco- commerce de longue distance (Le Noë gesellschaftlicher-stoffwechsel nomie, le régime minier/industriel s’en et al., 2018). Daviron (2019) note par INRAE Productions Animales, 2023, numéro 1
Bioéconomie et économie circulaire : lecture critique et place de l’élevage / 5 exemple qu’un marché international de déplacements des problèmes et les elle est soutenable. Cidón et al. (2021) du soja existe déjà pleinement dès la difficultés d’opérationnalisation. Le dis- montrent que les publications scien- première décennie du 20e siècle. cours dominant « gagnant-gagnant » tifiques reliant agriculture biologique se concentrant davantage sur la crois- et développement de la bioéconomie Saito (2021) caractérise les trois sance et la compétitivité (innovation, sont limitées. L’attention portée à la problèmes majeurs qu’entraînent ces emploi, nouvelles filières) que sur les biomasse peut masquer les questions ruptures métaboliques associées au défis socio-écologiques, occultant les de dépendance et d’utilisation d’autres passage d’une économie auparavant conflits potentiels entre développe- ressources, notamment naturelles circulaire à linéaire : l’épuisement des ment économique et protection de (eau, sols…, Staffas et al., 2013), de la ressources naturelles, le transfert des l’environnement (Corvellec et al., 2021), soutenabilité de l’exploitation de cette problèmes du « nord global » vers amènent de fortes critiques dans le biomasse (ex : déforestation, érosion le « sud global », et les effets à retar- champ scientifique. des sols…), d’interactions entre filières dement, climatiques et environne- et de détournements de flux (Marty mentaux, qui ne se cristallisent pas Les critiques adressées à la bioéco- et al. (2021) d’où l’intérêt de s’y intéres- immédiatement. nomie/EC sont nombreuses et ont fait ser spécifiquement (Allain et al., 2022). l’objet de synthèses, par exemple Allain 2.3. Ré-usages et al. (2022) pour la bioéconomie ou L’absence de considération des et recouplages souhaités Corvellec et al. (2021) pour l’EC. Nous dimensions sociales (autre compo- mais complexes reprenons dans la suite les principales sante de la soutenabilité) est égale- critiques et illustrons leur expression ment critiquée. Corvellec et al. (2021) La bioéconomie appelle à ce que dans le secteur de l’élevage, ainsi que explicitent en effet les controverses les usages non alimentaires de la bio- les potentiels pour l’élevage si on tient de ces politiques et stratégies pré- masse reprennent l’importance qu’ils compte de ces critiques. sentées comme « gagnant-gagnant », occupaient dans le régime métabo- négligeant les problèmes d’opération- lique solaire/agraire, et l’EC à ce que nalisation, les contraintes, les verrouil- les recouplages s’opèrent, notamment 3. Principales critiques lages sociotechniques, les perdants/ entre villes et campagnes, cultures et et illustrations gagnants, les conflits de ces réorgani- élevages. Bioéconomie et EC relèvent pour l’élevage sations et réorientations de flux, de ces finalement d’un recouplage entre des déstructurations/restructurations. activités ayant été précédemment 3.1. La biomasse : disjointes. Ces dynamiques souhaitées Les stratégies bioéconomiques ne une ressource inépuisable sont pour autant aujourd’hui rendues précisent pas non plus les échelles de et sous-utilisée complexes par la perte des outils de leur mise en place. Les territoires sont pour la bioéconomie ? transformation (ex. dynamique actuelle mis en avant (CGAAER, 2019) sans que du Collectif Tricolor7 pour faire renaître Dans la vision institutionnelle, la bioé- leur place ne soit interrogée par rap- une filière laine en France), la forte conomie est vue comme inépuisable port aux logiques industrielles. Bahers concentration des opérateurs détenant car se basant sur la biomasse par défi- et al. (2017) discutent du risque de dis- les outils de transformation (ex. pour la nition renouvelable. Or renouvelable ne parition de la dimension territoriale au valorisation du 5e quartier des filières signifie pas soutenable, ni illimitée. profit de l’efficience dans l’utilisation bovine, ovine et porcine en France, des ressources. L’investissement dans FranceAgriMer, 2013), ou la décon- a. Renouvelable ne veut pas des infrastructures et la nécessité de nexion des activités nécessitant des dire soutenable les rentabiliser peut en effet amener déverrouillages socio-techniques (ex. Les récits institutionnels sur le à intensifier les productions, rame- des travaux du RMT Spyce puis Spicee8 potentiel d’une bioéconomie évitent nant aux impasses agronomiques de ou du GIS Avenir Élevages9 sur la recon- la question de la soutenabilité (Vivien la monoculture par exemple, à l’aug- nexion culture-élevage). et al., 2019), notamment celle de la mentation de l’utilisation d’intrants production de la biomasse. Pfau et al. ou de ressources naturelles (eau) ou à Cette histoire des usages des bio- (2014) soulignent cet amalgame entre des de détournements de flux venant masses et des ruptures métabo- « renouvelable » et « soutenable ». mettre à mal le système existant, voire à liques (spécialisation, urbanisation, Parce qu’elle utilise des ressources accroître la déconnexion entre cultures mondialisation des échanges) semble renouvelables alors la bioéconomie et élevages. C’est ce que nous illustrons invisible par les promoteurs de la bioé- serait intrinsèquement soutenable. dans la suite. conomie/EC, tout comme les risques La soutenabilité est assimilée à la substitution des ressources fossiles Illustration des tensions par des ressources renouvelables, et entre logiques territoriales, 7 https://www.collectiftricolor.org/ une optimisation de l’usage de ces environnementales et industrielles 8 https://idele.fr/spicee/ 9 https://www.gis-avenir- élevages.org/ ressources. Pour autant, utiliser des Marty et al. (2021) décrivent comment Actions-thematiques/REVE-Reconnexion- ressources renouvelables ne signi- le déploiement de la méthanisation Élevage-VEgetal fie pas que leur production, quant à dans le nord de l’Aube (NA) modifie les INRAE Productions Animales, 2023, numéro 1
6 / Sophie madelrieux, Jean-yves courtonne, Myriam grillot, Souhil HARCHAOUI assolements, les besoins d’irrigation, la ( d irective e uropéenne Nitrates en et sous-utilisée dans les visions insti- restitution des cultures intermédiaires 1991), une quinzaine d’éleveurs avi- tutionnelles n’est, pour Daviron (2019), au sol, les infrastructures et filières exis- coles ont choisi de s’associer en 2006 que le résultat d’une utilisation mas- tantes. En effet, l’augmentation de l’uti- pour mutualiser la gestion de leurs sive des énergies fossiles dans toutes lisation de pulpe de betterave comme effluents d’élevages, notamment pour les branches de l’activité humaine. intrant pour les méthaniseurs, les organiser l’exportation de nutriments Or, pour cet auteur, les quantités de détournant des déshydrateurs, pourrait fertilisants excédentaires hors de leur biomasse sont au contraire limitées. entraîner la fermeture de ces derniers. territoire de production via le compos- La production primaire nette agricole Cela impacterait les filières d’élevage tage (Le Houerou et Blazy, 2021). La est en effet le produit des rendements puisque ce sont actuellement 350 000 à démarche s’est élargie à d’autres types agricoles par les surfaces agricoles dis- 400 000 t de pulpe de betterave par an d’élevage (bovin, ovin, caprin, porcin) et ponibles. Chacun des termes de ce pro- et 100 000 t de luzerne qui sont déshy- associe en 2021 : 140 exploitations dans duit est contraint et limité. D’une part, dratées dans le NA à des fins d’expor- un rayon de 50 km autour des deux le rendement des cultures est limité par tation pour l’alimentation animale. Le plateformes de compostage. Le fumier, l’efficacité intrinsèque de conversion peu d’élevages restant sur le territoire valorisé en compost, est vendu dans un de la photosynthèse et par l’écart de pourrait également être amené à dispa- rayon de 150 km pour grandes cultures, rendement qui dépend des pratiques raître. Une concurrence pour l’accès à la viticulture, maraîchage, arboriculture. agricoles (Mueller et al., 2012). D’autre pulpe de betterave se développe avec la En retour un approvisionnement des part, la surface agricole est limitée par méthanisation, qui est particulièrement éleveurs en litière est possible via la coo- les limites planétaires (Steffen et al., attrayante économiquement pour les pérative. L’une des clés de réussite de 2015). À l’échelle de la France, les producteurs de betteraves. On pourrait cette démarche, inscrite dans la durée marges d’amélioration des rendements également craindre une disparition de semble avoir été dans la construction des cultures et de l’efficience d’utilisa- la luzerne dans les assolements de cette d’un projet multi-acteurs, multi-filières tion des nutriments sont très faibles zone spécialisée en cultures végétales, animales et multi-échelle. L’impact de (Harchaoui et Chatzimpiros, 2019). avec des impacts négatifs sur le renou- l’augmentation du transport routier et vellement de la fertilité des sols. la dimension énergétique du système À l’échelle européenne, Renner et al. reste à clarifier. (2020) montrent les déséquilibres entre En parallèle, les cultures intermé- internalisation et externalisation des diaires, y compris les pièges à nitrate b. Sous-utilisée ne veut pas pressions sur les ressources/émissions (et pas seulement celles à vocation dire illimitée de l’agriculture, sa dépendance à l’égard énergétique), sont de plus en plus La substitution des ressources fossiles de flux « virtuels » de terre et d’eau, récoltées pour l’approvisionnement par des ressources renouvelables est et l’impossibilité d’étendre ce modèle des digesteurs et une moindre quan- une hypothèse trompeuse (Allain et al., à d’autres parties du monde. Avec le tité est directement restituée au sol. Au 2022). Cet idéal de substitution ne tient déploiement de la bioéconomie et fur et à mesure que les cultures inter- compte ni du fait que la transition éner- l’augmentation de la demande en bio- médiaires deviennent plus rentables gétique reste aujourd’hui une addition masse, Bruckner et al. (2019) montrent que les cultures principales, les temps de ressources renouvelables aux éner- qu’une part de plus en plus importante de cultures des céréales (cultures prin- gies fossiles (et non une substitution), des surfaces agricoles mondiales est cipales) diminuent au profit du maïs ni que les matières n’ont pas toutes les consacrée à la production de biomasse nécessitant davantage d’irrigation, mêmes propriétés. Le potentiel éner- à des fins non alimentaires. Mais aussi, considéré comme une culture inter- gétique des biomasses agricoles est, que les deux tiers des terres cultivées médiaire, qui est utilisé en totalité dans par exemple, bien moindre que celui nécessaires pour satisfaire la consom- les digesteurs. Ce développement de des énergies fossiles (Harchaoui et mation de biomasse non alimentaire en la méthanisation suscite des inquié- Chatzimpiros, 2019). Europe sont déjà situés dans d’autres tudes diverses, quant aux effets sur la régions du monde (Chine, États-Unis, ressource en eau, la biodiversité des Pahun et al. (2018) montrent com- Indonésie), ce qui peut avoir un impact sols liés à l’épandage des digestats ment on est passé dans le champ ins- sur les écosystèmes de ces pays. Cela (Madelrieux et al., 2020), et à l’accepta- titutionnel d’une vision de ressources concerne des oléagineux pour produire bilité sociale de cette activité (Bourdin surexploitées (par le régime minier/ des biocarburants, des détergents et et Nadou, 2020). industriel) à sous-exploitées (nouveaux des polymères, mais aussi des utilisa- usages permis par les technologies, tions plus traditionnelles : fibres pour Toutefois des démarches de ges- déprise agricole/friches, gaspillage), les textiles ou cuirs d’animaux. De plus, tion collective se développent face à sans finalement changer de régime. les fluctuations de l’empreinte spatiale des problèmes environnementaux, Le risque est même fort de reproduire de nos consommations mettent en en déployant une logique indus- la logique minière dans l’exploitation évidence les liens aux fluctuations des trielle davantage ancrée dans leur des biomasses, d’aggraver les pro- rendements agricoles du fait des séche- territoire. C’est le cas de Ferti’eveil en blèmes environnementaux et inéga- resses, qui risquent de s’intensifier dans Vendée. Face au durcissement de la lités sociales. Cette impression que la un contexte de changement climatique réglementation environnementale quantité de biomasse est abondante (Harchaoui, 2019). INRAE Productions Animales, 2023, numéro 1
Bioéconomie et économie circulaire : lecture critique et place de l’élevage / 7 Les concurrences d’usage vont néces- a nimaux monogastriques consommés. l’économie continue d’augmenter, les siter plus de terres ou d’intensifier la Il irait également à l’encontre des taux empreintes environnementales asso- production des biomasses, avec des minimums de retour au sol des résidus ciées aux flux d’entrée et de sortie du incidences environnementales variables de culture au regard des objectifs de système resteront supérieures aux selon les lieux (Lewandowski, 2015). conservation et enrichissement en car- gains d’une augmentation du degré Cette compétition entre usages reste bone des sols, conduisant ainsi à des de circularité (Haas et al., 2020). Certains peu étudiée de manière systémique par dilemmes et compromis nécessaires auteurs parlent alors de « circular was- la bioéconomie, alors que la question de entre objectifs énergétiques et clima- hing » (Marrucci et al., 2022), nouveau hiérarchisation des usages des biomasses tiques (Harchaoui et Chatzimpiros, mode de justification de l’économie est incontournable (Muscat et al., 2021). 2018). Cette étude permet d’envisager néolibérale. les conditions limites de l’impact de la Illustrations des tensions compétition alimentation humaine, De plus augmenter la circularité à un entre alimentation humaine, animale et énergie sur le bilan énergé- endroit peut entraîner l’accroissement animale et énergie tique de l’agriculture. Par contre, elle ne de la linéarité sur le reste du système et Le défi de l’agriculture va être de tient pas compte du levier important de les empreintes énergétiques, environ- produire pour répondre aux besoins réduction des déchets et gaspillages ali- nementales associées. En effet, l’implé- de l’alimentation humaine, animale mentaires pour améliorer le bilan éner- mentation de l’EC ne concerne souvent mais également de bioénergie pour la gétique de l’agriculture. qu’une partie des activités (Corvellec société, sans augmenter ses surfaces et al., 2021). Ce que nous illustrons dans agricoles (Harchaoui et Chatzimpiros, En effet, des travaux commencent à la suite. 2018). Cela pourrait aller à l’encontre mettre en lumière le rôle de l’élevage d’autres écosystèmes et engendrer une dans la valorisation des coproduits Économie circulaire perte de biodiversité, autre limite plané- de l’agriculture et de l’agro-industrie et monogastriques : taire (nommée intégrité de la biosphère (Chapoutot et al., 2018 ; Van Selm et al. quelles alliances possibles ? par Steffen et al., 2015). De nombreuses 2022), plus largement des biomasses Dans la vallée de la Drôme un modèle études mettent de côté la dépendance d’origine végétale non consommables d’EC entre les filières grandes cultures et énergétique de l’agriculture aux éner- par l’homme (Laisse et al., 2018 ; Van volailles est mis en place par un groupe gies fossiles pour produire la biomasse. Zanten et al., 2019), comme facteur de coopératif. Ce modèle vise à mieux valo- réduction de la compétition entre ali- riser les céréales locales et à proposer une Harchaoui et Chatzimpiros (2018) mentation animale et humaine. Il reste à source de diversification de revenus à des proposent la notion de neutralité éner- mieux estimer les gisements disponibles, céréaliers, en développant une produc- gétique pour caractériser la capacité de en tenant compte : i) de leur possible uti- tion de volailles, pour laquelle il y a une l’agriculture à être une source d’éner- lisation par d’autres secteurs (Laisse et al., forte demande et des marchés, que ce gie pour elle-même et pour la société, 2018), comme nous l’avons vu dans le soit pour les œufs ou la chair (Madelrieux tout en substituant sa dépendance aux cas de la méthanisation pour la pulpe et al., 2020). Le lien entre filières se fait énergies fossiles. La neutralité énergé- de betterave ; ii) du coût énergétique principalement par l’intermédiaire de tique permet d’évaluer si le potentiel de leur utilisation, notamment pour l’usine d’aliments, qui reçoit un tiers énergétique des ressources internes de sécher les coproduits humides (Lindberg des céréales de la coopérative céréa- l’agriculture qui sont essentiellement les et al., 2021) ; iii) des moyens nécessaires lière. Il se fait également par l’utilisation résidus agricoles (résidus de cultures et pour changer les logiques économiques des fumiers pour fertiliser les grandes effluents d’élevage) est supérieur ou non actuelles, faire évoluer les connaissances, cultures. La filière volaille « intégrée » à l’équivalent biomasse des énergies fos- les réglementations sanitaires, construire est une des plus fortes activités généra- siles investies en agriculture. À l’échelle de nouvelles filières et des pratiques trices d’emploi de la zone. Toutefois, les de la France, les auteurs proposent plu- d’élevage pour des rations riches en productions de grandes cultures et de sieurs scénarii combinant réduction de coproduits (Laisse et al., 2018), tout en volailles sont aussi, d’après les analyses la part des céréales et fourrages annuels limitant les risques sanitaires pour les de cycle de vie menées, celles du terri- à destination de l’alimentation animale animaux (Chapoutot et al., 2018). toire qui affectent le plus l’environne- et différents taux de valorisation énergé- ment (consommation d’eau et d’énergie, tique des résidus agricoles. Ils montrent 3.2. Une économie acidification potentielle des sols notam- que la neutralité énergétique semble 100 % circulaire ? ment). La filière volaille reste fortement difficile à atteindre. Elle ne serait pos- dépendante d’imports de soja et de sible qu’à la condition de combiner à la a. Des circularités localisées poussins, et des exports des 5es quar- fois la suppression des céréales et des vs une augmentation de tiers. L’abattoir et transformateur de fourrages annuels destinés à l’alimenta- la taille et des empreintes viande de volaille en exporte 1 250 t/an, tion animale et une valorisation énergé- environnementales de qui part dans la filière pet-food, alors tique entre 30 et 70 % de tous les résidus l’ensemble du système que la coopérative d’approvisionnement agricoles. Ce scénario aurait un effet Une critique adressée à l’EC concerne peine à capter par exemple les plumes, sur le régime alimentaire humain avec sa vision « relative » plutôt qu’« abso- intrant de choix pour la préparation une réduction de la part des produits lue ». En effet, si la taille globale de d’engrais azotés. L’autoconsommation INRAE Productions Animales, 2023, numéro 1
8 / Sophie madelrieux, Jean-yves courtonne, Myriam grillot, Souhil HARCHAOUI locale des céréales permet de maintenir mettent en avant une critique récur- d’approvisionnement et d’inflation des des prix plus élevés pour les céréales, et rente qui est que les promoteurs de prix des intrants) et à l’inefficience de d’absorber les fluctuations de prix que l’EC ignorent les connaissances établies, l’utilisation du P (pollution des eaux connaît la production avicole. Ce modèle en particulier, celles de la thermody- et conséquences sur la biodiversité et d’EC local devient alors un moyen d’ex- namique. Les lois de la thermodyna- la santé humaine). Ils montrent que la porter, à la fois la production de volaille mique indiquent qu’on ne peut ni créer distribution spatiale et temporelle du et d’œufs, qui partent dans les circuits ni détruire de la matière, elle ne peut P issu du fumier est une question cri- de distribution classiques, mais aussi être que convertie et dissipée. Même tique pour la soutenabilité future de 50 % du blé et 60 % du maïs principa- les systèmes cycliques consomment l’agriculture d’Irlande du Nord. La com- lement vers l’Italie et l’Afrique du nord des ressources et créent des déchets et binaison d’une production animale (Madelrieux et al., 2020). Cette EC locale des émissions (Korhonen et al., 2018), intensive localisée, une disponibilité sur une partie du système, et fortement la récupération ne peut jamais être de limitée de terres arables, un coût du promue par le groupe coopératif, ne 100 %. Un avenir d’EC où les déchets transport du lisier, une infrastructure peut cependant s’extraire du fonctionne- n’existent plus, où les boucles de la limitée pour le traitement du lisier, et ment du reste des filières pour évaluer la matière sont fermées et où les produits de 57 % des sols classés comme pré- soutenabilité de l’ensemble du système. sont recyclés indéfiniment est donc, sentant un risque élevé de ruisselle- dans un sens pratique, impossible. ment, pose des défis importants aux Toutefois les élevages mono- agriculteurs en termes d’équilibre entre gastriques peuvent jouer d’autres rôles Recycler représente, de plus, un coût les objectifs agronomiques et environ- dans une EC en valorisant des déchets (en temps, en ressources matérielles et nementaux. Accroître la circularité du alimentaires des hommes qu’ils contri- financières) puisqu’il s’agit d’internali- P est vu comme un des leviers d’action buent à nourrir. Uwizeye et al. (2019), ser un coût qui reposait auparavant sur pour améliorer la soutenabilité de la s’intéressant au remplacement des l’environnement via l’accumulation de gestion du P, avec celui de la réduction céréales et du soja par des pertes et déchets (Giampietro, 2019). L’énergie des pertes, afin de viser un bilan en P gaspillages alimentaires dans diffé- supplémentaire requise pour faire fonc- nul. Toutefois, pour les régions à forte rentes filières porcines, rend compte du tionner une EC appelle donc à passer densité d’élevage, les auteurs posent cas du Japon. Une politique nationale aux énergies renouvelables (Haas et al., la question du compromis entre circu- incitative10 accompagnée d’un système 2020), avec les difficultés présentées larité du P et surplus. En effet, dans le de régulation sanitaire et économique précédemment associées à la substitu- cas de l’Irlande du Nord, la charge en a permis la mise en place d’une chaine tion des énergies. P du fumier dans le sol dépasse à elle de valeur pour les pertes et gaspillages seule de 20 % la demande en P des alimentaires en filière porcine indus- Se pose également la question du cultures. Récupérer le P du secteur de trielle, alors que cela est limité dans de choix des flux à circulariser (Giampietro, la gestion des déchets pour améliorer nombreux pays en raison des risques 2019) ? Pour l’élevage, Dourmad et al. la circularité du P, ne ferait qu’ajouter à de maladies infectieuses et de santé (2019) évoquent les flux associés à la charge en P circulant déjà dans le sys- publique. Cela ne doit toutefois pas pré- l’alimentation des animaux ou générés tème, augmentant alors les risques de valoir sur la prévention et réduction des par l’élevage (flux vers l’alimentation surplus et de pertes par ruissellement. pertes et gaspillages, qui devrait tou- humaine, flux d’effluents animaux). Il jours rester la priorité (Papargyropoulou peut se jouer des concurrences entre Des scénarios sont mis en discus- et al., 2014). flux ou des transferts (l’amélioration sion pour faire face à ce paradoxe où de la circularité d’un flux entraîne une l’élevage est un contributeur potentiel b. Un 100 % non atteignable : dégradation de l’efficience d’utilisation à la réduction de la vulnérabilité des quels flux circulariser ? concernant un autre type de flux) (Van cultures aux perturbations de l’ap- Dans la vision institutionnelle, l’EC der Wiel et al., 2020). Et la question de provisionnement en engrais de syn- est promue avec une visée d’économie l’échelle à laquelle tendre vers ce 100 % thèse, tout en contribuant de manière 100 % circulaire. Corvellec et al. (2021) est reposée, ce que nous illustrons dans significative aux impacts négatifs sur la suite dans des territoires à forte den- l’environnement (Martin-Ortega et al., sité d’élevage. 2022). Ils recourent à différents leviers 10 Au Japon, cette loi sur le recyclage alimentaire et acteurs : mobiliser des technologies est entrée en vigueur en 2007. Elle exige que les Quels flux circulariser économiquement viables, permettant émetteurs de déchets alimentaires recyclent leurs dans des territoires à forte densité de traiter les effluents d’élevage pour déchets alimentaires en compost, en aliments pour animaux, en biogaz ou en utilisant efficacement la d’élevage ? faciliter leur exportation vers des terri- chaleur de l’incinération. Elle exige également que Rothwell et al. (2020) questionnent toires qui sont déficitaires ; s’appuyer les industries alimentaires achètent des produits les bien-fondés d’une EC dans des davantage sur l’héritage passé en P du agricoles qui utilisent des produits dérivés des territoires à forte densité d’élevage. sol et les réserves existantes et s’en tenir déchets alimentaires, comme le compost et les Ils s’intéressent aux vulnérabilités du au strict besoin des cultures ; viser un aliments pour animaux. Et du côté des producteurs, un label spécifique « Ecofeed » se développe avec système agri-alimentaire d’Irlande objectif environnemental (1,5 kg/ha) et des prémiums pour encourager les éleveurs porcins du Nord liées à l’approvisionnement modifier les flux de P des engrais, des à utiliser les aliments issus du recyclage. en phosphore -P- (risques de rupture aliments pour animaux, du fumier, et INRAE Productions Animales, 2023, numéro 1
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