Bioéconomie et économie circulaire : lecture critique et place de l'élevage

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Bioéconomie et économie circulaire : lecture critique et place de l'élevage
Bioéconomie et économie                                                                                                          INRAE Prod. Anim.,
                                                                                                                                    2023, 36 (1), 7430

  circulaire : lecture critique
  et place de l’élevage
Sophie MADELRIEUX1,2, Jean-Yves COURTONNE3, Myriam GRILLOT4, Souhil HARCHAOUI5
1
 Université Grenoble Alpes, INRAE, LESSEM, Grenoble, France
2
 CIRAD, INRAE, Montpellier SupAgro, SELMET, 34000, Montpellier, France
3
 Université Grenoble Alpes, INRIA, Steep, Montbonnot, France
4
 AGIR, Université Toulouse, INRAE, Castanet-Tolosan, France
5
 Institut Agro, INRAE, SAS, 35000, Rennes, France
Courriel : sophie.madelrieux@inrae.fr

„„ Pour s’affranchir de ses dépendances aux énergies fossile, l’Europe déploie des stratégies pour une économie
davantage fondée sur l’utilisation des biomasses (bioéconomie) et circulaire (économie circulaire). Ces stratégies
sont remobilisées notamment par les opérateurs économiques. Quelle est la place de l’élevage dans ces stratégies
institutionnelles et quelle opérationnalisation pour atteindre la cible d’une soutenabilité forte1 ?

Introduction                                               application ont presque exclusive-               de ré-intégrer les processus écono-
                                                           ment été développés et pilotés dans              miques dans la biosphère et les limites
                                                           le champ institutionnel, par des prati-          planétaires (Vivien et al., 2019).
   À partir des années 2000, Économie                      ciens (décideurs politiques, entreprises,
Circulaire (EC) et bioéconomie                             consultants, associations/fondations                Si la littérature scientifique sur l’EC
deviennent des stratégies clés en                          d’entreprises). Cette diversité peut             ne traite pas majoritairement des ques-
Europe, notamment en France, du fait                       expliquer l’attrait de ces notions, mais         tions agricoles, il est plus étonnant que
que l’économie est devenue très majo-                      cela rend également difficile de savoir          les travaux relatifs à la bioéconomie,
ritairement linéaire et fondée sur des                     de quoi il s’agit réellement (Corvellec          par sa définition même davantage
ressources fossiles. Ces stratégies visent                 et al., 2021). L’absence de cadrage théo-        focalisée sur les systèmes agri-alimen-
à opérer une transition vers une écono-                    rique, voire parfois la méconnaissance,          taires, se réfèrent assez peu aux pro-
mie plus circulaire et basée sur des res-                  par les promoteurs de l’EC et de la bioé-        ductions animales, alors même qu’elles
sources renouvelables, notamment la                        conomie, des critiques adressées à ces           représentent une part importante du
biomasse d’origine agricole.                               notions « parapluie » (Corvellec et al.,         potentiel de bioéconomie (Dourmad
                                                           2021) laissent entrevoir des risques de          et al., 2019). Ces auteurs précisent que
   Les définitions et récits associés                      détournement sémantique des termes,              l’élevage, dans les publications scien-
à ces deux notions sont nombreux                           notamment en évitant la question de la           tifiques relatives à la bioéconomie, est
et des auteurs ont essayé d’en pro-                        durabilité de ces (bio)économies circu-          principalement abordé via l’utilisation
duire des synthèses que ce soit pour                       laires (Vivien et al., 2019).                    des effluents pour la production d’éner-
l’EC (Kirchherr et al., 2017) ou pour la                                                                    gie par méthanisation. Or l’élevage est
bioéconomie (Levidow et al., 2013 ;                           Dans le champ institutionnel, le pré-         un des vecteurs de transformation les
Pahun et al., 2018 ; Vivien et al., 2019).                 fixe « bio » accolé au terme « économie »        plus importants de la biomasse agri-
Korhonen et al. (2018) expliquent la                       vient signifier l’intégration du vivant aux      cole. À l’échelle mondiale, l’alimenta-
multiplicité des définitions accolées                      processus économiques. Pour les por-             tion animale représente en masse plus
à EC par le fait que le concept et son                     teurs des critiques il s’agirait, à l’inverse,   de 60 % de la biomasse totale produite

1 Cet article est issu d’une synthèse invitée présentée aux 26es Journées Rencontres Recherches Ruminants des 7-8 décembre 2022 (Madelrieux et al., 2022).

https://doi.org/10.20870/productions-animales.2023.36.1.7430                                                INRAE Productions Animales, 2023, numéro 1
2 / Sophie madelrieux, Jean-yves courtonne, Myriam grillot, Souhil HARCHAOUI

par l’agriculture et plus de 40 % des         Encadré 1. Définitions institutionnelles de la bioéconomie.
terres arables (Mottet et al., 2017).
                                               OCDE
   Nous proposons de partir des défini-        Au début des années 2000, l’OCDE définit la « biobased economy » comme l’application des biotechnologies
tions institutionnelles posées dans les
                                               à des fins économiques et/ou de protection de l’environnement.
stratégies européennes et françaises
et d’en produire une lecture critique          Ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté Alimentaire
illustrée dans le secteur de l’élevage.
Nous proposons de faire de cette lec-          Sur le site du Ministère (septembre 2022), la bioéconomie est présentée comme : « englobant l’ensemble des
ture un outil permettant de décortiquer        activités de production et de transformation de la biomasse qu’elle soit forestière, agricole et aquacole : i) la
les impensés, les hypothèses cachées,          production de bioressources (ressources végétales et animales issues des secteurs de l’agriculture, la sylviculture,
les conséquences non envisagées, et            l’aquaculture et la pêche) ; ii) l’agroalimentaire (transformation des produits pour notre alimentation) ; iii) les
de réévaluer ce qui pourrait être consi-       produits biosourcés (fabrication de produits à partir de sources végétales ou animales pour des usages matériaux
déré comme acquis (Corvellec et al.,           ou chimie) ; iv) la valorisation des déchets organiques (compostage des déchets verts ou utilisation des effluents
2021 ; Allain et al., 2022). Notre finalité    issus de l’élevage, pour la production d’énergie ou comme fertilisant pour les sols) ; v) les bioénergies (utilisation
est d’attirer l’attention, notamment des       de l’énergie stockée dans la biomasse, comme la méthanisation ou les biocarburants) ».
praticiens, sur des points qui pourraient
être considérés sinon comme sans pro-
blème, afin de transformer les façons de      rapport prospectif « Les technologies du                      „„1.2. Économie circulaire
voir bioéconomie et EC, pour que leur         xxie siècle ». Ces institutions attribuent
opérationnalisation en lien avec l’éle-       une place centrale aux biotechnologies                           La loi de Transition énergétique pour
vage permette d’atteindre la cible d’une      comme moteur de l’économie euro-                              la croissance verte a inscrit en 2015
soutenabilité forte (Allain et al., 2022).    péenne. La bioéconomie promue vise                            une définition de l’EC dans le code de
                                              ainsi à substituer l’utilisation du pétrole                   l’environnement (encadré 2). Afin d’ac-
   Cette lecture critique repose sur :        par des « bioressources », afin de produire                   compagner la transition vers une EC,
i) une mise en perspective historique,        bioénergie, biomatériaux et autres pro-                       une feuille de route (FREC) a été publiée
donnant à voir que les concepts de            duits biosourcés. Si sa définition n’est pas                  en 2018, comportant « 50 mesures
bioéconomie et d’EC ne sont pas nou-          stabilisée, elle s’articule autour de l’écono-                pour une économie 100 % circulaire »
veaux, mais sont promus aujourd’hui du        mie de la biomasse, de la promotion des                       autour de quatre thématiques : com-
fait des transformations des usages de        biotechnologies, et du développement                          ment mieux produire ? comment mieux
la biomasse et d’un certain nombre de         des bioraffineries (Pahun et al., 2018).                      consommer ? comment mieux gérer
déconnexions appelant à renouer avec                                                                        nos déchets ? comment mobiliser tous
les multiples usages de la biomasse              En France, les ministères en charge                        les acteurs ? Parce que le secteur agri-
et à recoupler ce qui a été découplé,         de l’écologie, de la recherche, de l’agri-                    cole est vu comme acteur incontour-
notamment les flux de biomasse et de          culture et de l’alimentation ont travaillé                    nable de l’EC, un volet agricole de la
nutriments ; ii) une mise en regard des       conjointement, à l’élaboration d’une                          FREC paraît en 20193. Le secteur agri-
critiques liées à cette absence de prise en   « stratégie bioéconomie pour la France »                      cole est principalement identifié pour :
considération de l’histoire, des connais-     qui a vu le jour en 2017, accompagnée                         la valorisation des biodéchets sur les
sances scientifiques, ou du lien réel entre   d’un plan d’action 2018-20202. Malgré                         terres agricoles et la réduction de la
bioéconomie/EC et soutenabilité, leurs        la définition large (encadré 1) donnée à                      consommation d’engrais d’origine non
illustrations dans le secteur de l’élevage,   la bioéconomie englobant production                           renouvelable ; la réduction des pertes
et des potentiels de l’élevage comme          agricole, valorisations alimentaires et                       et du gaspillage au niveau de la produc-
atout pour la bioéconomie et l’EC si on       non alimentaires, ce plan d’action ren-                       tion primaire ; la meilleure prévention
prend en compte ces critiques.                voie essentiellement aux valorisations                        et gestion des déchets des exploitations
                                              non alimentaires des productions agri-                        agricoles. Il est noté que ces actions
                                              coles. Les actions, concernant les filières                   sont cohérentes avec le plan d’actions
1. Cadre institutionnel                       animales sont par exemple : structurer                        bioéconomie 2018-2020.
                                              une filière de valorisation de la laine et
„„1.1. Bioéconomie                            des peaux des ovins ; renforcer et déve-                      „„1.3. Et la bioéconomie
                                              lopper une filière de valorisation des cuirs                  circulaire ?
   En Europe, la bioéconomie émerge           de veaux français ; renforcer les filières de
comme nouveau référentiel d’action            valorisation du cinquième quartier dans                         En 2018, la nouvelle stratégie euro-
publique à partir du moment où elle est       les filières animales ; lever les freins régle-               péenne pour la bioéconomie souligne
saisie par l’Organisation de Coopération      mentaires/faciliter l’investissement dans                     que, pour réussir, celle-ci doit avoir la
et de Développement Économiques               la méthanisation agricole.                                    durabilité et la circularité en son cœur.
(OCDE), puis par la Commission euro-                                                                        La notion de Bioéconomie Circulaire
péenne, dans les années 2000 (Pahun           2 https://agriculture.gouv.fr/une-strategie-
et al., 2018). Ces auteurs montrent que       bioeconomie-pour-la-france-plan-
cette notion émerge à l’OCDE suite au         daction-2018-2020                                             3 https://agriculture.gouv.fr/telecharger/95176

INRAE Productions Animales, 2023, numéro 1
Bioéconomie et économie circulaire : lecture critique et place de l’élevage / 3

Encadré 2. Définitions institutionnelles de l’économie circulaire                                                    répondre aux besoins d’autres industries,
                                                                                                                     potentiellement en substitution d’autres
 Commission Européenne                                                                                               matières premières ». Autre exemple,
 L’économie circulaire est une économie où la valeur des produits, des matériaux et des ressources est mainte-       celui des coopératives agricoles, qui suite
                                                                                                                     à un premier recensement des initiatives
 nue dans l’économie aussi longtemps que possible et où la production de déchets est réduite au minimum.
                                                                                                                     autour de l’EC en 2015 sort une nouvelle
 Code de l’environnement, article L.110-1-1                                                                          édition en 20174, souhaitant « mettre
                                                                                                                     en lumière 19 exemples qui s’articulent
 « La transition vers une économie circulaire vise à dépasser le modèle économique linéaire consistant à             autour des piliers de l’économie circulaire
 extraire, fabriquer, consommer et jeter en appelant à une consommation sobre et responsable des ressources          tels que l’approvisionnement durable,
 naturelles et des matières premières primaires ainsi que, par ordre de priorité, à la prévention de la production   l’écoconception, l’écologie industrielle
 de déchets, notamment par le réemploi des produits, et, suivant la hiérarchie des modes de traitement des           et territoriale, l’économie de la fonction-
 déchets, à une réutilisation, à un recyclage ou, à défaut, à une valorisation des déchets (…) ».                    nalité, la consommation responsable et
                                                                                                                     le recyclage ».

(BC) apparaît, visant à combiner les                       tout en réduisant les d  ­ épendances vis-
concepts de bioéconomie et d’EC, et                        à-vis de matières premières importées.
                                                                                                                     2. Mise en perspective
souligner l’utilisation d’une approche                     Ce déploiement a été assez variable                       historique
circulaire de la bioéconomie, (Kardung                     selon les territoires (CGAAER, 2019). Ces
et al., 2021). BC ne signifie pas pour                     notions ont toutefois été largement res-                  „„2.1. Transformations
autant soutenable (Giampietro, 2019),                      saisies par les acteurs économiques pour                  majeures des usages des
ce que nous décortiquons et discutons                      promouvoir leurs activités et donner à                    biomasses : des biomasses
dans la suite. Les relations entre ces                     voir comment ils répondent aux enjeux                     qui sortent de l’économie
notions sont présentées dans la figure 1.                  socio-économiques et environnemen-
                                                           taux promus par l’EC et la bioéconomie.                     Dans le champ institutionnel, la
„„ 1.4. Opérationnalisation                                                                                          bioéconomie est présentée comme
de ces cadres                                                 Pour prendre deux exemples, le                         « l’économie de la photosynthèse
                                                           Syndicat des Industries Françaises de                     et plus largement du vivant », « une
   La stratégie Bioéconomie pour la                        COproduits animaux (SIFCO) présente                       nouvelle vision du vivant »5. Pourtant
France visait un déploiement dans                          la valorisation de ces coproduits comme                   cela ne semble pas très nouveau. Les
les régions et les territoires (CGAAER,                    « l’outil EC » des filières animales en per-              coproduits animaux ont par exemple
2019). Il s’agissait d’offrir des débouchés                mettant de valoriser plus de trois millions               été valorisés pour des usages variés
­nouveaux aux secteurs primaires (valeur                   de tonnes (t) de biomasse animale par an,
 ajoutée, emplois), augmenter la com-                      via différentes filières (40 sites et plus de
                                                                                                                     4 https://www.lacooperationagricole.coop/
 pétitivité des industries, proposer des                   3 600 emplois). « En évitant que ces res-                 media/4373/download
 solutions innovantes et plus durables                     sources ne soient perdues et en maximi-                   5 https://agriculture.gouv.fr/la-bioeconomie-
 de développement pour les territoires,                    sant leur valeur ajoutée, elle permet de                  nouvelle-vision-du-vivant

Figure 1. Relations entre bioéconomie, économie circulaire et bioéconomie circulaire.

                                       BIOÉCONOMIE                                                     ÉCONOMIE CIRCULAIRE

                                                                         BIOÉCONOMIE
              Économie fondée                                             CIRCULAIRE                             Économie fondée sur la production
              sur l’utilisation de biomasse
                                                                                                                 de biens et de services en limitant
              issue de la photosynthèse
                                                                 • Substitution des                              la consommation des ressources,
                                                                   ressources non renouvelables                  leur gaspillage et la production
              •   Usages alimentaires                              par de la biomasse                            des déchets,notamments par le
                  et non alimentaires                                                                            ré-usage et le recyclage
                                                                • Utilisation optimale
              •   Usages en cascade                               des bioressources
                  de la biomasse                                • Minimisation des biodéchets

                       → pas forcément circulaire                                                        → ne se restreint pas aux ressources
                                                                                                           renouvelables (dont biomasse)

                                                 Source : les auteurs, inspirés de Kardung et al. (2021)

                                                                                                                     INRAE Productions Animales, 2023, numéro 1
4 / Sophie madelrieux, Jean-yves courtonne, Myriam grillot, Souhil HARCHAOUI

rappelés par le SIFCO : peaux pour se          Encadré 3. Définitions de métabolisme des sociétés et du régime métabolique.
vêtir, graisse pour le savon et l’éclai-
rage urbain, boyaux pour l’alimenta-            Métabolisme des sociétés, social ou socio-économique
tion humaine, les cornes et onglons,            Pour mieux réinscrire l’économie dans son substrat biophysique et les limites planétaires (Georgescu-Roegen,
le sang pour la fertilisation, coproduits
                                                1971), les recherches sur le métabolisme des sociétés se multiplient. Elles ont différentes origines concep-
(ex. lactoserum issue de fromagerie)
                                                tuelles et disciplinaires, mais se rejoignent sur l’importance de prendre en considération les bases matérielles et
pour l’alimentation des porcs.
                                                énergétique du fonctionnement de notre société (Haberl et al., 2019). Le métabolisme social ou métabolisme
   Daviron (2019) reprend l’histoire de la
                                                de société englobe les flux biophysiques échangés entre les sociétés et leur environnement naturel ainsi que
place occupée, au cours du temps, par           les flux au sein des systèmes sociaux et entre eux (Haberl et al., 2019). Une importance est accordée aux divers
la biomasse (sources et usages) et de           flux de matière et d’énergie qui traversent les sociétés, mais également à leurs origines et à leurs destinations
l’agriculture (comme source et consom-          (Fischer-Kowalski et Haberl, 2015).
matrice), en remontant à la fin 16e siècle.     Les approches socio-métaboliques, visant à analyser ce métabolisme des sociétés, cherchent à relier processus
Pour l’auteur, la question des usages de        socio-économiques et biophysiques.
la biomasse est principalement celle de
la place de la biomasse dans le métabo-         Régime métabolique
lisme des sociétés autrement dit dans
les apports de matière et d’énergie, et         Il s’agit de modèles spécifiques fondamentaux d’interaction entre société humaine et nature. Un régime est
la part respective des usages alimen-           caractérisé par le profil socio-métabolique de la société concernée, notamment son utilisation des matières
taires et non alimentaires. L’auteur            et énergies (Fischer-Kowalski et Haberl, 2007).
mobilise les travaux de l’Institut d’éco-
logie sociale6 de Vienne (Autriche) sur
les régimes métaboliques, pour décrire         de déchets à profusion, et d’émissions                      est largement éloigné, avec un moindre
les transformations dans les usages des        – gaz à effet de serre en tête – (Daviron,                  usage des biomasses comme source de
biomasses. Ces différentes notions sont        2019). Ainsi des biomasses auparavant                       matière et d’énergie.
précisées dans l’encadré 3.                    utilisées, sortent de l’économie, soit
                                               parce qu’elles ne sont plus utilisées au                    „„2.2. Ruptures
   Deux régimes sont distingués : le           profit de ressources fossiles et produits                   métaboliques :
régime solaire/agraire et le régime minier/    de synthèse, soit qu’elles deviennent                       d’une économie circulaire
industriel. Une société au régime métabo-      des déchets non utilisés. Lacombe                           à linéaire
lique solaire/agraire est caractérisée par     (2018) prend l’exemple des laines, des
sa dépendance vis-à-vis de la biomasse         cornes, du lactosérum, pour illustrer                          Daviron (2019) énonce les trans-
comme source quasi unique de matière           comment ces produits animaux sont                           formations majeures du rapport à la
et d’énergie (nourriture, combustible,         devenus des « déchets », dont il fal-                       biomasse, entraînées par le passage
fibres et peaux pour s’habiller, matériaux     lait chercher à se débarrasser, dans le                     du régime solaire/agraire à minier/
de construction, mais aussi énergie méca-      régime minier avec ses logiques de                          industriel. Outre la croissance spec-
nique via les animaux). Elle joue aussi un     spécialisation.                                             taculaire des rendements agricoles,
rôle essentiel dans l’entretien de la ferti-                                                               il met en avant les ruptures dans
lité des sols. Le rayonnement solaire est         Selon Magalhães et al. (2019), jusqu’en                  les interactions métaboliques entre
la source d’énergie primaire principale.       1860, l’économie en France a fonctionné                     activités humaines et substrat bio-
                                               sur un régime agraire avec plus de 88 %                     physique. Des auteurs proposent
   Une société au régime métabolique           des matériaux consommés provenant                           la notion de rupture métabolique
minier/industriel tire, quant à elle, l’es-    de la biomasse, alors qu’à partir de 1980                   ou de rift métabolique (Saito, 2021)
sentiel de ses ressources de l’exploi-         elle ne représente plus que 30 % de la                      pour en rendre compte. Ces ruptures
tation du sous-sol. Le charbon, puis           consommation totale de matière. La                          concernent notamment les transferts
le pétrole, le gaz naturel ou l’uranium        découverte du procédé Haber-Bosch,                          locaux de biomasse et nutriments :
s’imposent comme les sources quasi             au début du 20e siècle, a accéléré le                       élevages-cultures, villes-campagnes,
uniques d’énergie mécanique et ther-           changement de régime, permettant à                          forêts-cultures. Elles sont liées i) à
mique. La biomasse est remplacée               tout pays disposant d’énergie fossile de                    la spécialisation des systèmes de
par des substituts de synthèse ou des          synthétiser des engrais azotés, de ferti-                   production et des filières ; ii) à l’ur-
­dérivés de minerai, que l’énergie abon-       liser ses sols sans contraintes, et donc                    banisation croissante et une perte
 dante permet d’extraire et de traiter.        sans plus dépendre ni d’un transfert                        des liens entre villes et campagnes
 L’usage de la biomasse est alors quasi-       local de biomasse, ni d’un stock phy-                       proches, que ce soit pour l’approvi-
 ment réduit à l’alimentation. Ce régime       sique limité et lointain (Daviron, 2019).                   sionnement de la ville en nourriture
 se traduit également par la production        Si le régime solaire/agraire peut s’appa-                   ou pour le recyclage agricole des
                                               renter à ce qu’on appelle aujourd’hui                       déchets urbains (Dufour et Barles,
                                               bioéconomie avec un usage important                         2021) ; et iii) au développement du
6 https://boku.ac.at/en/wiso/sec/research/     des biomasses comme base de l’éco-                          commerce de longue distance (Le Noë
gesellschaftlicher-stoffwechsel                nomie, le régime minier/industriel s’en                     et al., 2018). Daviron (2019) note par

INRAE Productions Animales, 2023, numéro 1
Bioéconomie et économie circulaire : lecture critique et place de l’élevage / 5

exemple qu’un marché international           de déplacements des problèmes et les          elle est soutenable. Cidón et al. (2021)
du soja existe déjà pleinement dès la        difficultés d’opérationnalisation. Le dis-    montrent que les publications scien-
première décennie du 20e siècle.             cours dominant « gagnant-­gagnant »           tifiques reliant agriculture biologique
                                             se concentrant davantage sur la crois-        et développement de la bioéconomie
  Saito (2021) caractérise les trois         sance et la compétitivité (innovation,        sont limitées. L’attention portée à la
problèmes majeurs qu’entraînent ces          emploi, nouvelles filières) que sur les       biomasse peut masquer les questions
ruptures métaboliques associées au           défis socio-écologiques, occultant les        de dépendance et d’utilisation d’autres
passage d’une économie auparavant            conflits potentiels entre développe-          ressources, notamment naturelles
circulaire à linéaire : l’épuisement des     ment économique et protection de              (eau, sols…, Staffas et al., 2013), de la
ressources naturelles, le transfert des      l’environnement (Corvellec et al., 2021),     soutenabilité de l’exploitation de cette
problèmes du « nord global » vers            amènent de fortes critiques dans le           biomasse (ex : déforestation, érosion
le « sud global », et les effets à retar-    champ scientifique.                           des sols…), d’interactions entre filières
dement, climatiques et environne-                                                          et de détournements de flux (Marty
mentaux, qui ne se cristallisent pas            Les critiques adressées à la bioéco-       et al. (2021) d’où l’intérêt de s’y intéres-
immédiatement.                               nomie/EC sont nombreuses et ont fait          ser spécifiquement (Allain et al., 2022).
                                             l’objet de synthèses, par exemple Allain
„„2.3. Ré-usages                             et al. (2022) pour la bioéconomie ou            L’absence de considération des
et recouplages souhaités                     Corvellec et al. (2021) pour l’EC. Nous       dimensions sociales (autre compo-
mais complexes                               reprenons dans la suite les principales       sante de la soutenabilité) est égale-
                                             critiques et illustrons leur expression       ment critiquée. Corvellec et al. (2021)
   La bioéconomie appelle à ce que           dans le secteur de l’élevage, ainsi que       explicitent en effet les controverses
les usages non alimentaires de la bio-       les potentiels pour l’élevage si on tient     de ces politiques et stratégies pré-
masse reprennent l’importance qu’ils         compte de ces critiques.                      sentées comme « gagnant-gagnant »,
occupaient dans le régime métabo-                                                          négligeant les problèmes d’opération-
lique solaire/agraire, et l’EC à ce que                                                    nalisation, les contraintes, les verrouil-
les recouplages s’opèrent, notamment
                                             3. Principales critiques                      lages sociotechniques, les perdants/
entre villes et campagnes, cultures et       et illustrations                              gagnants, les conflits de ces réorgani-
élevages. Bioéconomie et EC relèvent         pour l’élevage                                sations et réorientations de flux, de ces
finalement d’un recouplage entre des                                                       déstructurations/restructurations.
activités ayant été précédemment
                                             „„3.1. La biomasse :
disjointes. Ces dynamiques souhaitées                                                        Les stratégies bioéconomiques ne
                                             une ressource inépuisable
sont pour autant aujourd’hui rendues                                                       précisent pas non plus les échelles de
                                             et sous-utilisée
complexes par la perte des outils de                                                       leur mise en place. Les territoires sont
                                             pour la bioéconomie ?
transformation (ex. dynamique actuelle                                                     mis en avant (CGAAER, 2019) sans que
du Collectif Tricolor7 pour faire renaître     Dans la vision institutionnelle, la bioé-   leur place ne soit interrogée par rap-
une filière laine en France), la forte       conomie est vue comme inépuisable             port aux logiques industrielles. Bahers
concentration des opérateurs détenant        car se basant sur la biomasse par défi-       et al. (2017) discutent du risque de dis-
les outils de transformation (ex. pour la    nition renouvelable. Or renouvelable ne       parition de la dimension territoriale au
valorisation du 5e quartier des filières     signifie pas soutenable, ni illimitée.        profit de l’efficience dans l’utilisation
bovine, ovine et porcine en France,                                                        des ressources. L’investissement dans
FranceAgriMer, 2013), ou la décon-              a. Renouvelable ne veut pas                des infrastructures et la nécessité de
nexion des activités nécessitant des               dire soutenable                         les rentabiliser peut en effet amener
déverrouillages socio-techniques (ex.           Les récits institutionnels sur le          à intensifier les productions, rame-
des travaux du RMT Spyce puis Spicee8        potentiel d’une bioéconomie évitent           nant aux impasses agronomiques de
ou du GIS Avenir Élevages9 sur la recon-     la question de la soutenabilité (Vivien       la monoculture par exemple, à l’aug-
nexion culture-élevage).                     et al., 2019), notamment celle de la          mentation de l’utilisation d’intrants
                                             production de la biomasse. Pfau et al.        ou de ressources naturelles (eau) ou à
   Cette histoire des usages des bio-        (2014) soulignent cet amalgame entre          des de détournements de flux venant
masses et des ruptures métabo-               « renouvelable » et « soutenable ».           mettre à mal le système existant, voire à
liques (spécialisation, urbanisation,        Parce qu’elle utilise des ressources          accroître la déconnexion entre cultures
­mondialisation des échanges) semble         renouvelables alors la bioéconomie            et élevages. C’est ce que nous illustrons
 invisible par les promoteurs de la bioé-    serait intrinsèquement soutenable.            dans la suite.
 conomie/EC, tout comme les risques          La soutenabilité est assimilée à la
                                             substitution des ressources fossiles          Illustration des tensions
                                             par des ressources renouvelables, et          entre logiques territoriales,
7 https://www.collectiftricolor.org/         une optimisation de l’usage de ces            environnementales et industrielles
8 https://idele.fr/spicee/
9 https://www.gis-avenir- élevages.org/
                                             ressources. Pour autant, utiliser des            Marty et al. (2021) décrivent comment
Actions-thematiques/REVE-Reconnexion-        ressources renouvelables ne signi-            le déploiement de la méthanisation
Élevage-VEgetal                              fie pas que leur production, quant à          dans le nord de l’Aube (NA) modifie les

                                                                                           INRAE Productions Animales, 2023, numéro 1
6 / Sophie madelrieux, Jean-yves courtonne, Myriam grillot, Souhil HARCHAOUI

assolements, les besoins d’irrigation, la       (­
                                                 d irective ­ e uropéenne Nitrates en          et sous-utilisée dans les visions insti-
restitution des cultures intermédiaires         1991), une quinzaine d’éleveurs avi-           tutionnelles n’est, pour Daviron (2019),
au sol, les infrastructures et filières exis-   coles ont choisi de s’associer en 2006         que le résultat d’une utilisation mas-
tantes. En effet, l’augmentation de l’uti-      pour mutualiser la gestion de leurs            sive des énergies fossiles dans toutes
lisation de pulpe de betterave comme            effluents d’élevages, notamment pour           les branches de l’activité humaine.
intrant pour les méthaniseurs, les              organiser l’exportation de nutriments          Or, pour cet auteur, les quantités de
détournant des déshydrateurs, pourrait          fertilisants excédentaires hors de leur        biomasse sont au contraire limitées.
entraîner la fermeture de ces derniers.         territoire de production via le compos-        La production primaire nette agricole
Cela impacterait les filières d’élevage         tage (Le Houerou et Blazy, 2021). La           est en effet le produit des rendements
puisque ce sont actuellement 350 000 à          démarche s’est élargie à d’autres types        agricoles par les surfaces agricoles dis-
400 000 t de pulpe de betterave par an          d’élevage (bovin, ovin, caprin, porcin) et     ponibles. Chacun des termes de ce pro-
et 100 000 t de luzerne qui sont déshy-         associe en 2021 : 140 exploitations dans       duit est contraint et limité. D’une part,
dratées dans le NA à des fins d’expor-          un rayon de 50 km autour des deux              le rendement des cultures est limité par
tation pour l’alimentation animale. Le          plateformes de compostage. Le fumier,          l’efficacité intrinsèque de conversion
peu d’élevages restant sur le territoire        valorisé en compost, est vendu dans un         de la photosynthèse et par l’écart de
pourrait également être amené à dispa-          rayon de 150 km pour grandes cultures,         rendement qui dépend des pratiques
raître. Une concurrence pour l’accès à la       viticulture, maraîchage, arboriculture.        agricoles (Mueller et al., 2012). D’autre
pulpe de betterave se développe avec la         En retour un approvisionnement des             part, la surface agricole est limitée par
méthanisation, qui est particulièrement         éleveurs en litière est possible via la coo-   les limites planétaires (Steffen et al.,
attrayante économiquement pour les              pérative. L’une des clés de réussite de        2015). À l’échelle de la France, les
producteurs de betteraves. On pourrait          cette démarche, inscrite dans la durée         marges d’amélioration des rendements
également craindre une disparition de           semble avoir été dans la construction          des cultures et de l’efficience d’utilisa-
la luzerne dans les assolements de cette        d’un projet multi-acteurs, multi-filières      tion des nutriments sont très faibles
zone spécialisée en cultures végétales,         animales et multi-échelle. L’impact de         (Harchaoui et Chatzimpiros, 2019).
avec des impacts négatifs sur le renou-         l’augmentation du transport routier et
vellement de la fertilité des sols.             la dimension énergétique du système               À l’échelle européenne, Renner et al.
                                                reste à clarifier.                             (2020) montrent les déséquilibres entre
   En parallèle, les cultures intermé-                                                         internalisation et externalisation des
diaires, y compris les pièges à nitrate           b. Sous-utilisée ne veut pas                 pressions sur les ressources/émissions
(et pas seulement celles à vocation                  dire illimitée                            de l’agriculture, sa dépendance à l’égard
énergétique), sont de plus en plus                La substitution des ressources fossiles      de flux « virtuels » de terre et d’eau,
récoltées pour l’approvisionnement              par des ressources renouvelables est           et l’impossibilité d’étendre ce modèle
des digesteurs et une moindre quan-             une hypothèse trompeuse (Allain et al.,        à d’autres parties du monde. Avec le
tité est directement restituée au sol. Au       2022). Cet idéal de substitution ne tient      déploiement de la bioéconomie et
fur et à mesure que les cultures inter-         compte ni du fait que la transition éner-      l’augmentation de la demande en bio-
médiaires deviennent plus rentables             gétique reste aujourd’hui une addition         masse, Bruckner et al. (2019) montrent
que les cultures principales, les temps         de ressources renouvelables aux éner-          qu’une part de plus en plus importante
de cultures des céréales (cultures prin-        gies fossiles (et non une substitution),       des surfaces agricoles mondiales est
cipales) diminuent au profit du maïs            ni que les matières n’ont pas toutes les       consacrée à la production de biomasse
nécessitant davantage d’irrigation,             mêmes propriétés. Le potentiel éner-           à des fins non alimentaires. Mais aussi,
considéré comme une culture inter-              gétique des biomasses agricoles est,           que les deux tiers des terres cultivées
médiaire, qui est utilisé en totalité dans      par exemple, bien moindre que celui            nécessaires pour satisfaire la consom-
les digesteurs. Ce développement de             des énergies fossiles (Harchaoui et            mation de biomasse non alimentaire en
la méthanisation suscite des inquié-            Chatzimpiros, 2019).                           Europe sont déjà situés dans d’autres
tudes diverses, quant aux effets sur la                                                        régions du monde (Chine, États-Unis,
ressource en eau, la biodiversité des              Pahun et al. (2018) montrent com-           Indonésie), ce qui peut avoir un impact
sols liés à l’épandage des digestats            ment on est passé dans le champ ins-           sur les écosystèmes de ces pays. Cela
(Madelrieux et al., 2020), et à l’accepta-      titutionnel d’une vision de ressources         concerne des oléagineux pour produire
bilité sociale de cette activité (Bourdin       surexploitées (par le régime minier/           des biocarburants, des détergents et
et Nadou, 2020).                                industriel) à sous-exploitées (nouveaux        des polymères, mais aussi des utilisa-
                                                usages permis par les technologies,            tions plus traditionnelles : fibres pour
  Toutefois des démarches de ges-               déprise agricole/friches, gaspillage),         les textiles ou cuirs d’animaux. De plus,
tion collective se développent face à           sans finalement changer de régime.             les fluctuations de l’empreinte spatiale
des problèmes environnementaux,                 Le risque est même fort de reproduire          de nos consommations mettent en
en déployant une logique indus-                 la logique minière dans l’exploitation         évidence les liens aux fluctuations des
trielle davantage ancrée dans leur              des biomasses, d’aggraver les pro-             rendements agricoles du fait des séche-
territoire. C’est le cas de Ferti’eveil en      blèmes environnementaux et inéga-              resses, qui risquent de s’intensifier dans
Vendée. Face au durcissement de la              lités sociales. Cette impression que la        un contexte de changement climatique
réglementation environnementale                 quantité de biomasse est abondante             (Harchaoui, 2019).

INRAE Productions Animales, 2023, numéro 1
Bioéconomie et économie circulaire : lecture critique et place de l’élevage / 7

   Les concurrences d’usage vont néces-       a­ nimaux monogastriques consommés.              l’économie continue d’augmenter, les
siter plus de terres ou d’intensifier la       Il irait également à l’encontre des taux        empreintes environnementales asso-
production des biomasses, avec des             minimums de retour au sol des résidus           ciées aux flux d’entrée et de sortie du
incidences environnementales variables         de culture au regard des objectifs de           système resteront supérieures aux
selon les lieux (Lewandowski, 2015).           conservation et enrichissement en car-          gains d’une augmentation du degré
Cette compétition entre usages reste           bone des sols, conduisant ainsi à des           de circularité (Haas et al., 2020). Certains
peu étudiée de manière systémique par          dilemmes et compromis nécessaires               auteurs parlent alors de « circular was-
la bioéconomie, alors que la question de       entre objectifs énergétiques et clima-          hing » (Marrucci et al., 2022), nouveau
hiérarchisation des usages des biomasses       tiques (Harchaoui et Chatzimpiros,              mode de justification de l’économie
est incontournable (Muscat et al., 2021).      2018). Cette étude permet d’envisager           néolibérale.
                                               les conditions limites de l’impact de la
Illustrations des tensions                     compétition alimentation humaine,                  De plus augmenter la circularité à un
entre alimentation humaine,                    animale et énergie sur le bilan énergé-         endroit peut entraîner l’accroissement
animale et énergie                             tique de l’agriculture. Par contre, elle ne     de la linéarité sur le reste du système et
   Le défi de l’agriculture va être de         tient pas compte du levier important de         les empreintes énergétiques, environ-
produire pour répondre aux besoins             réduction des déchets et gaspillages ali-       nementales associées. En effet, l’implé-
de l’alimentation humaine, animale             mentaires pour améliorer le bilan éner-         mentation de l’EC ne concerne souvent
mais également de bioénergie pour la           gétique de l’agriculture.                       qu’une partie des activités (Corvellec
société, sans augmenter ses surfaces                                                           et al., 2021). Ce que nous illustrons dans
agricoles (Harchaoui et Chatzimpiros,            En effet, des travaux commencent à            la suite.
2018). Cela pourrait aller à l’encontre       mettre en lumière le rôle de l’élevage
d’autres écosystèmes et engendrer une         dans la valorisation des coproduits              Économie circulaire
perte de biodiversité, autre limite plané-    de l’agriculture et de l’agro-industrie          et monogastriques :
taire (nommée intégrité de la biosphère       (Chapoutot et al., 2018 ; Van Selm et al.        quelles alliances possibles ?
par Steffen et al., 2015). De nombreuses      2022), plus largement des biomasses                 Dans la vallée de la Drôme un modèle
études mettent de côté la dépendance          d’origine végétale non consommables              d’EC entre les filières grandes cultures et
énergétique de l’agriculture aux éner-        par l’homme (Laisse et al., 2018 ; Van           volailles est mis en place par un groupe
gies fossiles pour produire la biomasse.      Zanten et al., 2019), comme facteur de           coopératif. Ce modèle vise à mieux valo-
                                              réduction de la compétition entre ali-           riser les céréales locales et à proposer une
   Harchaoui et Chatzimpiros (2018)           mentation animale et humaine. Il reste à         source de diversification de revenus à des
proposent la notion de neutralité éner-       mieux estimer les gisements disponibles,         céréaliers, en développant une produc-
gétique pour caractériser la capacité de      en tenant compte : i) de leur possible uti-      tion de volailles, pour laquelle il y a une
l’agriculture à être une source d’éner-       lisation par d’autres secteurs (Laisse et al.,   forte demande et des marchés, que ce
gie pour elle-même et pour la société,        2018), comme nous l’avons vu dans le             soit pour les œufs ou la chair (Madelrieux
tout en substituant sa dépendance aux         cas de la méthanisation pour la pulpe            et al., 2020). Le lien entre filières se fait
énergies fossiles. La neutralité énergé-      de betterave ; ii) du coût énergétique           principalement par l’intermédiaire de
tique permet d’évaluer si le potentiel        de leur utilisation, notamment pour              l’usine d’aliments, qui reçoit un tiers
énergétique des ressources internes de        sécher les coproduits humides (Lindberg          des céréales de la coopérative céréa-
l’agriculture qui sont essentiellement les    et al., 2021) ; iii) des moyens nécessaires      lière. Il se fait également par l’utilisation
résidus agricoles (résidus de cultures et     pour changer les logiques économiques            des fumiers pour fertiliser les grandes
effluents d’élevage) est supérieur ou non     actuelles, faire évoluer les connaissances,      cultures. La filière volaille « intégrée »
à l’équivalent biomasse des énergies fos-     les réglementations sanitaires, construire       est une des plus fortes activités généra-
siles investies en agriculture. À l’échelle   de nouvelles filières et des pratiques           trices d’emploi de la zone. Toutefois, les
de la France, les auteurs proposent plu-      d’élevage pour des rations riches en             productions de grandes cultures et de
sieurs scénarii combinant réduction de        coproduits (Laisse et al., 2018), tout en        volailles sont aussi, d’après les analyses
la part des céréales et fourrages annuels     limitant les risques sanitaires pour les         de cycle de vie menées, celles du terri-
à destination de l’alimentation animale       animaux (Chapoutot et al., 2018).                toire qui affectent le plus l’environne-
et différents taux de valorisation énergé-                                                     ment (consommation d’eau et d’énergie,
tique des résidus agricoles. Ils montrent     „„3.2. Une économie                              acidification potentielle des sols notam-
que la neutralité énergétique semble          100 % circulaire ?                               ment). La filière volaille reste fortement
difficile à atteindre. Elle ne serait pos-                                                     dépendante d’imports de soja et de
sible qu’à la condition de combiner à la        a. Des circularités localisées                 poussins, et des exports des 5es quar-
fois la suppression des céréales et des            vs une augmentation de                      tiers. L’abattoir et transformateur de
fourrages annuels destinés à l’alimenta-           la taille et des empreintes                 viande de volaille en exporte 1 250 t/an,
tion animale et une valorisation énergé-           environnementales de                        qui part dans la filière pet-food, alors
tique entre 30 et 70 % de tous les résidus         l’ensemble du système                       que la coopérative d’approvisionnement
agricoles. Ce scénario aurait un effet          Une critique adressée à l’EC concerne          peine à capter par exemple les plumes,
sur le régime alimentaire humain avec         sa vision « relative » plutôt qu’« abso-         intrant de choix pour la préparation
une réduction de la part des ­produits        lue ». En effet, si la taille globale de         d’engrais azotés. L’autoconsommation

                                                                                               INRAE Productions Animales, 2023, numéro 1
8 / Sophie madelrieux, Jean-yves courtonne, Myriam grillot, Souhil HARCHAOUI

locale des céréales permet de maintenir               mettent en avant une critique récur-         d’approvisionnement et d’inflation des
des prix plus élevés pour les céréales, et            rente qui est que les promoteurs de          prix des intrants) et à l’inefficience de
d’absorber les fluctuations de prix que               l’EC ignorent les connaissances établies,    l’utilisation du P (pollution des eaux
connaît la production avicole. Ce modèle              en particulier, celles de la thermody-       et conséquences sur la biodiversité et
d’EC local devient alors un moyen d’ex-               namique. Les lois de la thermodyna-          la santé humaine). Ils montrent que la
porter, à la fois la production de volaille           mique indiquent qu’on ne peut ni créer       distribution spatiale et temporelle du
et d’œufs, qui partent dans les circuits              ni détruire de la matière, elle ne peut      P issu du fumier est une question cri-
de distribution classiques, mais aussi                être que convertie et dissipée. Même         tique pour la soutenabilité future de
50 % du blé et 60 % du maïs principa-                 les systèmes cycliques consomment            l’agriculture d’Irlande du Nord. La com-
lement vers l’Italie et l’Afrique du nord             des ressources et créent des déchets et      binaison d’une production animale
(Madelrieux et al., 2020). Cette EC locale            des émissions (Korhonen et al., 2018),       intensive localisée, une disponibilité
sur une partie du système, et fortement               la récupération ne peut jamais être de       limitée de terres arables, un coût du
promue par le groupe coopératif, ne                   100 %. Un avenir d’EC où les déchets         transport du lisier, une infrastructure
peut cependant s’extraire du fonctionne-              n’existent plus, où les boucles de la        limitée pour le traitement du lisier, et
ment du reste des filières pour évaluer la            matière sont fermées et où les produits      de 57 % des sols classés comme pré-
soutenabilité de l’ensemble du système.               sont recyclés indéfiniment est donc,         sentant un risque élevé de ruisselle-
                                                      dans un sens pratique, impossible.           ment, pose des défis importants aux
   Toutefois les élevages mono-                                                                    agriculteurs en termes d’équilibre entre
gastriques peuvent jouer d’autres rôles                  Recycler représente, de plus, un coût     les objectifs agronomiques et environ-
dans une EC en valorisant des déchets                 (en temps, en ressources matérielles et      nementaux. Accroître la circularité du
alimentaires des hommes qu’ils contri-                financières) puisqu’il s’agit d’internali-   P est vu comme un des leviers d’action
buent à nourrir. Uwizeye et al. (2019),               ser un coût qui reposait auparavant sur      pour améliorer la soutenabilité de la
s’intéressant au remplacement des                     l’environnement via l’accumulation de        gestion du P, avec celui de la réduction
céréales et du soja par des pertes et                 déchets (Giampietro, 2019). L’énergie        des pertes, afin de viser un bilan en P
gaspillages alimentaires dans diffé-                  supplémentaire requise pour faire fonc-      nul. Toutefois, pour les régions à forte
rentes filières porcines, rend compte du              tionner une EC appelle donc à passer         densité d’élevage, les auteurs posent
cas du Japon. Une politique nationale                 aux énergies renouvelables (Haas et al.,     la question du compromis entre circu-
incitative10 accompagnée d’un système                 2020), avec les difficultés présentées       larité du P et surplus. En effet, dans le
de régulation sanitaire et économique                 précédemment associées à la substitu-        cas de l’Irlande du Nord, la charge en
a permis la mise en place d’une chaine                tion des énergies.                           P du fumier dans le sol dépasse à elle
de valeur pour les pertes et gaspillages                                                           seule de 20 % la demande en P des
alimentaires en filière porcine indus-                   Se pose également la question du          cultures. Récupérer le P du secteur de
trielle, alors que cela est limité dans de            choix des flux à circulariser (Giampietro,   la gestion des déchets pour améliorer
nombreux pays en raison des risques                   2019) ? Pour l’élevage, Dourmad et al.       la circularité du P, ne ferait qu’ajouter à
de maladies infectieuses et de santé                  (2019) évoquent les flux associés à          la charge en P circulant déjà dans le sys-
publique. Cela ne doit toutefois pas pré-             l’alimentation des animaux ou générés        tème, augmentant alors les risques de
valoir sur la prévention et réduction des             par l’élevage (flux vers l’alimentation      surplus et de pertes par ruissellement.
pertes et gaspillages, qui devrait tou-               humaine, flux d’effluents animaux). Il
jours rester la priorité (Papargyropoulou             peut se jouer des concurrences entre            Des scénarios sont mis en discus-
et al., 2014).                                        flux ou des transferts (l’amélioration       sion pour faire face à ce paradoxe où
                                                      de la circularité d’un flux entraîne une     l’élevage est un contributeur potentiel
  b. Un 100 % non atteignable :                       dégradation de l’efficience d’utilisation    à la réduction de la vulnérabilité des
     quels flux circulariser ?                        concernant un autre type de flux) (Van       cultures aux perturbations de l’ap-
  Dans la vision institutionnelle, l’EC               der Wiel et al., 2020). Et la question de    provisionnement en engrais de syn-
est promue avec une visée d’économie                  l’échelle à laquelle tendre vers ce 100 %    thèse, tout en contribuant de manière
100 % circulaire. Corvellec et al. (2021)             est reposée, ce que nous illustrons dans     significative aux impacts négatifs sur
                                                      la suite dans des territoires à forte den-   l’environnement (Martin-Ortega et al.,
                                                      sité d’élevage.                              2022). Ils recourent à différents leviers
10 Au Japon, cette loi sur le recyclage alimentaire                                                et acteurs : mobiliser des technologies
est entrée en vigueur en 2007. Elle exige que les     Quels flux circulariser                      économiquement viables, permettant
émetteurs de déchets alimentaires recyclent leurs     dans des territoires à forte densité         de traiter les effluents d’élevage pour
déchets alimentaires en compost, en aliments pour
animaux, en biogaz ou en utilisant efficacement la
                                                      d’élevage ?                                  faciliter leur exportation vers des terri-
chaleur de l’incinération. Elle exige également que      Rothwell et al. (2020) questionnent       toires qui sont déficitaires ; s’appuyer
les industries alimentaires achètent des produits     les bien-fondés d’une EC dans des            davantage sur l’héritage passé en P du
agricoles qui utilisent des produits dérivés des      territoires à forte densité d’élevage.       sol et les réserves existantes et s’en tenir
déchets alimentaires, comme le compost et les         Ils s’intéressent aux vulnérabilités du      au strict besoin des cultures ; viser un
aliments pour animaux. Et du côté des producteurs,
un label spécifique « Ecofeed » se développe avec
                                                      système agri-alimentaire d’Irlande           objectif environnemental (1,5 kg/ha) et
des prémiums pour encourager les éleveurs porcins     du Nord liées à l’approvisionnement          modifier les flux de P des engrais, des
à utiliser les aliments issus du recyclage.           en phosphore -P- (risques de rupture         aliments pour animaux, du fumier, et

INRAE Productions Animales, 2023, numéro 1
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