Changer la réalité : les mods des jeux vidéo, la (micro)politique et les genres de l'imaginaire - OpenEdition Journals

 
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                          12 | 2018
                          Science-fiction et jeu vidéo

Changer la réalité : les mods des jeux vidéo, la
(micro)politique et les genres de l’imaginaire
Paweł Frelik
Traducteur : Jean-Louis Trudel et Irène Langlet

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/resf/2089
DOI : 10.4000/resf.2089
ISSN : 2264-6949

Éditeur
Université de Limoges

Référence électronique
Paweł Frelik, « Changer la réalité : les mods des jeux vidéo, la (micro)politique et les genres de
l’imaginaire », ReS Futurae [En ligne], 12 | 2018, mis en ligne le 19 décembre 2018, consulté le 13 février
2020. URL : http://journals.openedition.org/resf/2089 ; DOI : 10.4000/resf.2089

Ce document a été généré automatiquement le 13 février 2020.
Changer la réalité : les mods des jeux vidéo, la (micro)politique et les genr...   1

    Changer la réalité : les mods des jeux
    vidéo, la (micro)politique et les
    genres de l’imaginaire
    Paweł Frelik
    Traduction : Jean-Louis Trudel et Irène Langlet

    RÉFÉRENCE
    Paweł, Frelik, « Changing Realities : Video Game Mods, (Micro) Politics, and the
    Fantastic », in Foundation, vol. 44, No. 120, 2015, pp. 15-28.

1   On a souvent accusé les jeux vidéo d’être indifférents à la politique. La science-fiction et
    la fantasy ne sont pas moins coupables que d’autres genres et, de fait, des idéologies que
    l’on peut dire (néo)impériales et néo-libérales imprègnent un pourcentage significatif
    des jeux de science-fiction ou de fantasy les plus connus, y compris des titres qui
    semblent progressistes à d’autres égards. Les épisodes successifs de la trilogie de
    science-fiction Mass Effect (2007-2012) ont certes élargi le spectre des choix
    « romantiques » disponibles afin d’inclure les couples homosexuels des deux sexes,
    mais, en même temps, le processus d’acquisition de ressources de la série ne diffère
    guère d’une exploitation néo-coloniale et d’un pillage où règne le chacun-pour-soi. En
    fantasy, World of Warcraft (2004-) a fourni à ses joueurs des occasions attrayantes
    d’interagir socialement et de former des communautés, mais il offre aussi « un
    simulacre convaincant et détaillé de la recette du succès dans les sociétés capitalistes »
    et « renforce les valeurs des économies de marché occidentales » (Rettberg, 2008, p. 20).
    Les récits et les styles de jeu privilégiés de ces produits deviennent ainsi littéralement
    des installateurs et des instigateurs d’idéologies pour des générations successives de
    joueurs. L’état lamentable des jeux de l’imaginaire prend un relief tout particulier
    quand les jeux de science-fiction et de fantasy sont comparés aux textes littéraires
    correspondants qui, depuis longtemps, sont ou bien au service des critiques
    idéologiques ou bien des véhicules d’une altérité critique. Les jeux vidéo de l’imaginaire

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    sont-ils dès lors une cause perdue quand il s’agit d’avancer une réflexion politique
    critique ?
2   Pas nécessairement — mais pas parce que les producteurs de jeu seraient enclins à
    opter pour des idées politiques progressistes ou une conscience écologique. Le
    minutieux diagnostic de complicité proposé par Nick Dyer-Witherford et Grieg de
    Peuter dans Games of Empire : Global Capitalism and Video Games (2009, [Les Jeux impériaux :
    capitalisme global et jeux vidéo]) ne s’étend certainement pas à tous les titres. Il existe
    quelques jeux majeurs qui tentent de saper ou du moins de problématiser des options
    politiques néfastes, comme Bioshock (2007), qui peut s’interpréter comme une critique
    de la logique de l’objectivisme (Packer, 2010). Ailleurs, des développeurs indépendants
    recherchent des alternatives aux idéologies normatives des grands studios avec des
    titres comme Papers, Please (2013), un jeu qui, en faisant du joueur un garde-frontière
    dans un État dystopique de l’Europe orientale, expose « la banalité du mal » et
    fonctionne comme « une illustration aussi élégante que terrifiante de l’inhumanité
    engendrée par des systèmes » (Juster, 2013). Cependant, certaines des formes les plus
    intéressantes d’engagement politique dans les jeux vidéo de l’imaginaire se retrouvent
    dans la subculture des « mods ».
3   Dans cet article, nous soutiendrons qu’il existe un rapport étroit entre la pratique du
    modding [« création de mod »] et les genres de l’imaginaire. Nous proposons d’abord
    une brève introduction au phénomène des mods en esquissant leur définition et leur
    contexte. Nous examinerons ensuite plusieurs mods de l’imaginaire en proposant des
    cadres critiques qui permettent de les analyser. Enfin, nous problématiserons la
    présence culturelle des mods en établissant des liens entre les pratiques du fan modding
    [« modding pratiqué par les fans »], d’une part, et les idéologies dominantes ainsi que
    les procédés de l’industrie du jeu vidéo, d’autre part.
4   En dépit du fait que les pratiques de modification (modding) sont au cœur même de
    l’industrie des jeux vidéo, il n’existe aucune définition universellement admise du mod.
    Le terme a été employé pour désigner une grande variété d’éléments retravaillés : cela
    va de la personnalisation de l’interface utilisateur aux correctifs, en passant par des
    extensions officieuses, qui ajoutent de nouveaux niveaux ou cartes aux jeux, jusqu’aux
    conversions intégrales, qui en remplacent tous les éléments, avec pour effet, souvent,
    un jeu appartenant à un genre thématique différent. Le machinima, une forme
    cinématographique qui utilise des séquences vidéo produites par un moteur graphique
    de jeu, entre aussi dans cette catégorie, de même que la personnalisation du matériel
    informatique, qui souligne l’importance des conditions matérielles de production de
    logiciels (Simon, 2007, p. 189). Une taxinomie connexe décrit l’objectif des mods. De
    nombreux mods sont des correctifs techniques qui éliminent soit une insuffisance de
    codage ou un bug, soit ce que les joueurs considèrent comme tels. D’autres
    représentent des améliorations esthétiques et des mises à niveau, en particulier sur des
    titres plus anciens, qui augmentent la résolution graphique ou embellissent les aspects
    visuels. Un nombre croissant de mods sont des outils éducatifs, en particulier pour
    l’enseignement de l’histoire. Enfin, les mods créés par des artistes ont constitué
    certaines des premières modifications sur des jeux originaux, mais ils recontextualisent
    également le médium du jeu vidéo dans les espaces des galeries d’art, où ces mods sont
    souvent exposés.
5   En tant que phénomène culturel, le modding se manifeste dans l’ensemble des genres et
    des conventions du jeu vidéo, mais j’aimerais suggérer qu’il existe une relation

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    particulière entre le modding et les genres de l’imaginaire, qui s’enracine à la fois dans
    l’intrication de leurs évolutions historiques et dans la nature même de cette pratique.
    En fait, on peut affirmer sans exagération que les débuts du jeu vidéo et des mods sont
    inextricablement interconnectés avec la science-fiction et la fantasy. Bien que William
    Higginbotham ait créé un jeu de tennis élémentaire sur un ordinateur analogique en
    1958, c’est Spacewar, programmé entre fin 1961 et février 1962 par Steve Russell et
    d’autres étudiants du MIT, qui est considéré comme le jeu vidéo originel. Le jeu a fait
    fureur, à tel point qu’en 1963, l’administration de Stanford a ordonné aux étudiants et
    professeurs de cesser de jouer à Spacewar durant les heures de travail (Borland et King,
    2003, p. 26). Au début des années 1970, IBM a interdit à ses chercheurs d’y jouer avant
    d’être obligé de revenir sur cette interdiction quelques mois plus tard après « quelques
    mois de recherches soudainement menées sans joie » (Brand, 1972). Le succès
    instantané et sans cesse croissant de Spacewar a ouvert la voie — royalement — à la
    culture contemporaine du jeu vidéo. Exception faite de sa première instanciation,
    c’était techniquement un mod. Comme le jeu n’a été diffusé dans aucun format officiel,
    les versions qui ont proliféré partout aux États-Unis durant la décennie suivante
    étaient forcément bricolées ou piratées — autrement dit, modifiées — pour être
    exécutées sur d’autres ordinateurs centraux et miniordinateurs, souvent incompatibles
    avec le PDP-1 pour lequel le jeu avait été programmé à l’origine. Altérer la version
    originale d’un jeu aura été, dès les premiers temps, une part essentielle de la subculture
    du jeu vidéo. Durant les deux décennies suivantes, de nombreux jeux ont été écrits en
    utilisant des procédés et des outils qui seraient aujourd’hui considérés comme
    caractéristiques des mods, même si on ne leur donnait pas ce nom. Christiansen tient
    de nombreux jeux d’arcade, dont des titres de science-fiction comme Super Missile
    Attack (1981), pour de véritables mods (Christiansen, 2012, p. 32-34). Quelques années
    plus tard, Adventure Construction Set (1984) de Stuart Smith permettait la
    programmation de jeux d’aventure pour les ordinateurs personnels et incluait en pack
    prédéfini Rivers of Light, inspiré de l’épopée de Gilgamesh, souvent citée comme un des
    ancêtres de la fantasy moderne.
6   Julian Kücklich note que, même si Castle Smurfenstein (1983) est généralement considéré
    comme le premier vrai mod, la subculture du modding a réellement explosé avec un
    autre titre de science-fiction, Doom (1993), qui était, de l’avis général, « le premier jeu à
    avoir été spécifiquement conçu pour le modding » (Kücklich, 2012, p. 13). En mettant
    d’abord à disposition Doom Editor Utility (1993), qui permettait aux joueurs de créer
    leurs propres niveaux, et en diffusant ensuite le code source de Doom à des fins non-
    commerciales en 1997, id Software a instauré un nouveau genre de relation entre
    producteurs et fans, tout en bénéficiant financièrement de cette initiative (Au, 2002). La
    version modifiée de leur moteur de jeu suivant, implémenté dans Quake (1996), le
    successeur de Doom, a servi pour Half-Life (1998), un autre titre de science-fiction
    extrêmement populaire. Aujourd’hui encore, Half-Life et Half-Life 2 (2004) demeurent
    deux des titres les plus populaires chez les moddeurs et ont engendré plusieurs mods
    très appréciés. Quelques-uns des premiers outils d’édition de niveau, qui ont largement
    mobilisé les énergies créatrices des fans, ont été fournis avec des jeux de science-fiction
    et de fantasy. Valve Hammer Editor, dont la version originale dénommée Worldcraft a été
    disponible dès 1996, a servi ensuite à créer des cartes pour Half-Life, Half-Life 2 et
    plusieurs autres jeux fondés sur le moteur de jeu Source, tandis que The Elder Scrolls
    Construction Set (2002) de Bethesda Softworks a été distribué pour la première fois avec

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    Morrowind (2002), un jeu de fantasy en monde ouvert parmi les plus vendus et les plus
    appréciés par la critique.
7   Le rapport intime entre les mods et les genres de l’imaginaire est confirmé par les
    chiffres. Cinq titres de science-fiction et de fantasy figurent parmi les « 10 meilleures
    mods de tous les temps » recensées par Greg Finch (Finch, 2011). Sur le site internet du
    Mod Hall of Fame, parmi les mods les plus reconnus sur onze années entre 1996 et 2012
    (toutes les années ne sont pas couvertes), dix des dix-sept jeux sources concernés
    relèvent de la science-fiction ou de la fantasy, tout comme douze des vingt et un
    meilleurs mods. Les mods des genres de l’imaginaire sont également toujours en tête
    des palmarès de fin d’année du site ModDB, le plus grand dépôt en ligne de
    modifications créées par les fans, qui, en 2015, recensait 11 190 mods répartis dans 20
    catégories thématiques1. Parmi eux, il y en a 2 947 de science-fiction et 1 178 de fantasy
    (sans compter 1 659 mods associés à l’horreur). Enfin, selon PC Gamer, sur les vingt
    meilleurs mods de conversion totale de tous les temps, six seulement ne relèvent ni de
    la science-fiction ni de la fantasy, et quatre d’entre eux ont été développés à partir de
    jeux sources de science-fiction et de fantasy (Livingston, 2015).
8   Ces statistiques reflètent, selon moi, un rapport particulier entre les genres de
    l’imaginaire et la pratique du mod qui ne se limite pas à leur parenté historique.
    Naturellement, les interventions des fans peuvent concerner, et concernent souvent,
    des aspects neutres du jeu : équiper un avatar avec une lampe-torche, améliorer la
    qualité des textures de fond ou changer le niveau de détail du feuillage. Par contre, ce
    sont les mondes imaginaires qui stimulent tout particulièrement la créativité des
    amateurs. En plus d’être de puissants vecteurs narratifs, la science-fiction et la fantasy
    sont d’abord et avant tout des genres profondément investis, mais aussi
    immédiatement définis par la construction de monde avec très peu de contraintes et de
    limitations. Cette liberté créative se trouve également à l’origine des mods des genres
    de l’imaginaire. Qu’ils soient inspirés par des récits préexistants comme Le Trône de fer
    (2011 [1996]), un mod de conversion totale pour Crusader Kings II (2012) accessible trois
    mois à peine après le jeu source ou des mods de conception propre comme The Nameless
    Mod (2009), construit sur le jeu Deus Ex (2000), les mods de l’imaginaire sont les
    équivalents pour le jeu vidéo des fan fiction, des montages de fans (fan edit) et des
    bandes-annonces réécrites, des formats où prédomine également l’imaginaire.
9   Les mods de science-fiction ou de fantasy illustrent ce qu’on pourrait appeler les va-et-
    vient culturels de l’imaginaire entre la spécificité des textes individuels et le potentiel
    d’une altérité absolue par rapport à l’ici et maintenant. Si la science-fiction est bien un
    genre qui, au moyen de scénarios irréels2, cherche à donner un sens de la malléabilité
    du futur, et si la fantasy le fait pour les contours plus généraux, mais pas
    nécessairement moins systémiques, de l’imaginaire, ce sera nécessairement bridé et
    circonscrit dans les textes individuels. De ce fait, les romans ou les films sont souvent
    jugés sur leur insuffisance supposée à réaliser le « véritable » potentiel d’une histoire
    ou d’un scénario donné. Ces futurs ou mondes alternatifs deviennent ainsi des cas
    d’imagination figée, souvent perçus comme freinés ou arrêtés avant qu’un ensemble de
    novums ou de paramètres fantastiques ait pu atteindre sa pleine maturité ou
    s’épanouir. Le sentiment de déception qui en résulte, combiné à la conviction que l’on
    peut mieux imaginer les choses, est à la source d’une grande part non seulement de la
    production actuelle des fans sous forme de fan fiction ou de fan edits, mais aussi, de
    manière plus générale, du caractère dialogique des littératures de l’imaginaire, dont les

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     mégatextes3 sont constitués par un réseau rhizomatique sans cesse croissant de
     réactions, de résonances et de révisions.
10   Dans le cadre de ce va-et-vient entre le potentiel des genres et la forclusion des textes,
     qui donne l’impulsion pour de nouvelles visions et révisions, les jeux vidéo en général
     et les mods en particulier apparaissent comme un médium éminemment privilégié. En
     procurant aux joueurs une forte puissance d’agir et en les confrontant à des choix qui
     peuvent — parfois mais pas toujours, il faut le reconnaître — influencer les événements
     à l’intérieur du jeu et altérer la configuration du monde virtuel, les jeux vidéo posent la
     question « et si ? » de manière beaucoup plus active que la littérature ou le cinéma. En
     même temps, toutefois, leur potentiel reste souvent circonscrit ou inexploité autant,
     sinon plus, que dans la plupart des textes de science-fiction ou de fantasy, en raison de
     l’auctorialité collective de la conception des jeux et des compromis fréquemment
     requis par la demande du marché. La flexibilité de codage des jeux, en particulier
     quand elle est favorisée par les politiques du studio et des potentialités techniques,
     encourage les corrections sous forme de mods. Si bien que les mods de science-fiction
     et de fantasy provoquent le dégel des potentiels figés de de tel ou tel jeu et relancent le
     va-et-vient des imaginaires. De plus, les visions et révisions modificatrices ne se
     limitent pas aux seuls jeux non modifiés : de nombreux projets de modding s’appuient
     sur d’autres mods ou des versions antérieures du même mod, induisant des va-et-vient
     à l’intérieur des va-et-vient.
11   Les transactions bilatérales entre les joueurs et les développeurs impliqués dans le
     modding, en plus de celles entre les joueurs eux-mêmes, ont des conséquences d’une
     portée considérable. Quoique de nombreuses industries culturelles aient opté, depuis
     une vingtaine d’années, pour un fonctionnement ouvert aux contributions et
     interactions faniques, aucun autre domaine du divertissement électronique n’est allé
     aussi loin dans le brouillage des frontières entre les interventions des amateurs et le
     travail des professionnels. Selon David B. Nieborg et Shenja van der Graaf, les projets de
     mods de conversion totale offrent « une ressemblance frappante avec l’organisation de
     la production dans l’industrie du jeu vidéo et sa logique de mise en marché (Nieborg et
     van der Graaf, 2008, p. 182), tandis qu’Hector Postigo souligne les avantages que les
     industries numériques peuvent tirer de l’exploitation de la créativité des fans (Postigo,
     2007, p. 311). Le modding est sans doute la forme la plus exigeante sur le plan technique
     des participations de fans, mais les rapports difficiles entre les fans amateurs et les
     entreprises professionnelles complexifient également les aspects politiques du
     modding.
12   Dyer-Witheford et de Peuter notent que, dans le domaine des pratiques commerciales,
     « l’industrie du jeu vidéo a lancé la première des méthodes d’accumulation fondées sur
     les droits de propriété intellectuelle, l’exploitation cognitive, l’hybridation culturelle, la
     sous-traitance intercontinentale du sale boulot et les produits mondialement
     commercialisés » (Dyer-Witheford et de Peuter, 2009, p. XXIX). Aucune autre industrie
     culturelle n’est plus internationale, plus structurée à l’échelle mondiale et plus
     trompeusement égalitaire que celle du jeu vidéo. Ces conditions socioéconomiques
     spécifiques rendent le média tout particulièrement sensible aux discours hégémoniques
     et aux préjugés idéologiques. Par exemple, il a été démontré que des jeux de simulation
     comme Sim City (1989) et Colonization (1994) privilégient des mentalités impérialistes
     non seulement dans leurs récits mais aussi dans les mécanismes de jeu, lesquels
     régulent le comportement des joueurs (Jenkins et Fuller, 1995, p. 57-72). En science-

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     fiction, ce biais conservateur aligne les jeux vidéo sur des formes médiatiques comme
     les superproductions et les films d’action de science-fiction, qui sont nombreux à offrir
     des représentations d’espaces néo-libéraux (Bould, 2008, p. 182-188), et il promulgue
     activement les politiques économiques du capitalisme tardif. Le fait que la majorité des
     jeux AAA4 fassent partie de franchises transmédiatiques, dont la portée politique est au
     mieux inconsistante et au pire néfaste, n’encourage pas non plus la critique politique.
13   Dans son analyse des motivations qui sont à l’origine des mods, Sotamaa distingue cinq
     « passions » principales : le jeu, le piratage, la recherche, le travail artistique et la
     coopération (Sotamaa, 2010, p. 246). Le désir d’être reconnu par les créateurs des jeux
     originaux est, de plus en plus, une motivation supplémentaire qui ne figure pas dans
     cette liste ; de fait, il existe de nombreux exemples de carrières en game design
     [conception de jeu] qui ont été lancées par le succès d’un mod. Toutes ces motivations
     sont renforcées par le fait qu’au cours des deux dernières décennies, très peu de
     développeurs de jeux ont interdit explicitement le modding5. Plusieurs d’entre eux,
     notamment Valve Software, Epic et id Software, les ont particulièrement encouragées
     en publiant leur code-source et en offrant des packs de jeux contenant des outils
     d’édition de niveaux et d’autres dispositifs permettant aux joueurs d’expérimenter de
     nouvelles choses sur la version commercialisée du jeu.
14   Aucune des motivations citées ci-dessus ne se mêle directement des questions
     politiques, mais cela ne signifie pas que le modding est une activité neutre à cet égard.
     À l’origine, de nombreux mods ont été considérés comme de l’art hacker (Huhtamo,
     1999) et les discours associés tendaient à « opposer clairement les mods aux produits de
     la culture médiatique industrielle, au point d’en faire « un nouveau moyen de révéler
     les ressources et de remettre en question les vérités des médias grand public »
     (Sotamaa, 2010, p. 240). Waco Resurrection (2003), la réinterprétation artistique des
     événements de Waco en 1994 qu’Eddo Stern et C-Level ont créée en utilisant le moteur
     de Doom afin que le joueur incarne David Koresh et doive purger les lieux de ses
     ennemis, n’est qu’un exemple parmi d’autres des mods politiques et artistiques.
     Toutefois, la disponibilité de ces mods sous la forme d’installations artistiques dans des
     galeries d’art limite fortement leur potentiel politique et leur popularité.
15   Naturellement, la pratique du modding est profondément ancrée dans l’économie
     politique de l’industrie. Johnson va jusqu’à suggérer que la généralisation des mods a
     émergé durant la transition d’une économie de l’information industrialisée à une
     économie de l’information en réseau, ce qui a entraîné de « nouveaux rapports entre
     les jeux et les joueurs et […] un nouvel ensemble de pratiques de fans possibles par
     rapport à la propriété intellectuelle des compagnies (Johnson, 2009, p. 53-54). Ce
     discours émerge, selon Postigo, au croisement de ce qu’il appelle « les récits de
     moddeurs et les récits de développeurs » (Postigo, 2010). Même s’il s’agit
     essentiellement d’un mouvement de la base, la communauté des moddeurs ainsi que
     leurs membres individuels s’interrogent sur « le pourquoi de ce qu’ils font » et
     débattent « de la manière dont les technologies affectent leur place dans ce qui est
     clairement compris comme une activité industrielle et commerciale » ; ils « ne
     participent pas à l’aveuglette » (Postigo, 2010)6. Dans cet article, toutefois, je
     m’intéresse davantage au potentiel politique des mods en tant que textes plutôt qu’en
     tant que biens matériels sur des marchés politisés. À cette fin, il faut examiner
     plusieurs exemples, lesquels, même s’ils ne constituent que la partie émergée de

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     l’iceberg, illustrent la manière dont les modifications entreprises par les fans peuvent
     intéresser la politique.
16   DayZ (2012) est un mod multijoueur en monde ouvert fondé sur le jeu de tir tactique
     ARMA 2 (2009) et son extension ARMA 2 : Operation Arrowhead (2010). Décrit par PC Gamer
     comme « l’un des événements les plus importants du monde du jeu vidéo [en 2010] »
     (Lahti, 2010), le mod propulse le joueur dans un État fictif post-soviétique, le Chernarus,
     ravagé par un virus qui transforme les gens en zombies violents. Le mod n’a pas
     d’autres objectifs ni conditions de victoire que la simple survie, ce qui en fait, à certains
     égards, un anti-jeu et un défi conscient à de nombreuses conventions du jeu. Le
     potentiel politique de DayZ réside dans sa capacité à mettre à nu la méchanceté des
     joueurs. Compte tenu de la recrudescence récente de jeux de survie zombies en monde
     ouvert, dont Dead Island (2011), State of Decay (2013) et Dying Light (2015), il serait
     tentant de voir ce mod comme un exemple de plus, quoique particulièrement difficile,
     du sous-genre en pleine expansion des jeux de survie. Étant donné sa logique et sa
     mécanique de jeu, toutefois, DayZ ressemble moins à un jeu où on survit aux zombies
     qu’à un jeu où on survit aux humains. Même si les révisions ultérieures du mod et une
     version alpha de son édition autonome ont ajouté plusieurs options collaboratives et
     modéré sa cruauté originelle, le mod initial faisait preuve d’une brutalité incroyable
     dans sa représentation sans fard de l’humanité. Pour chaque mort causée par un
     zombie, il y avait trois autres morts causées par d’autres joueurs et les premiers forums
     du mod résonnaient de messages désespérés de vétérans de Call of Duty désemparés,
     incapables de survivre plus de trois minutes dans DayZ.
17   Une série de mods pour Skyrim (2011) peut susciter une étude de cas encore plus
     intéressante. Cinquième épisode de la série Elder Scrolls, Skyrim a connu un succès
     retentissant en tant que jeu de rôle et d’action de fantasy dans lequel le personnage du
     joueur entreprend de vaincre Alduin, le dragon qui doit détruire le monde selon la
     prophétie. Le jeu a été encensé pour, entre autres, la complexité du gameplay, le
     développement raffiné des personnages et l’étendue, la diversité ainsi que l’esthétisme
     de son monde ouvert, lequel est devenu pour de nombreux joueurs l’unique raison de
     se plonger dans le jeu. Le jeu de base a été suivi de trois extensions officielles, mais le
     nombre de mods nous en dit plus sur le phénomène Skyrim. Les Bethesda Games Studios
     cultivaient déjà des rapports privilégiés avec les créations de fans dans leurs titres
     antérieurs, dont une partie de la série Elder Scrolls et Fallout 3 (2008), mais Skyrim est un
     cas sans précédent. Steam Workshop héberge plus de 25 000 mods et Nexus, la base de
     données approuvée par le studio, plus de 33 000, probablement le plus grand nombre de
     mods jamais enregistré pour un seul titre, même en supposant un certain
     chevauchement entre les deux communautés. Leur gamme est naturellement très
     étendue, allant d’ajustements mineurs comme l’affinement des gouttes de pluie ou
     l’ajout de nouvelles espèces d’insectes, à des améliorations plus avancées, comme
     l’introduction d’un index hypothermique pour les personnages, et des mods
     systémiques ambitieux, qui enrichissent le monde virtuel de lieux et de territoires
     nouveaux7.
18   Étant donné le sujet de cet article, les mods en rapport avec la politique nous
     intéressent tout particulièrement. Dans Skyrim, cela s’exprime volontiers en termes
     d’économie. Dans le jeu original, les joueurs peuvent négocier, acheter et vendre des
     biens, mais le système économique est relativement plat et indifférencié. Une série de
     mods est apparue afin de pallier ces lacunes en offrant une variété de facteurs pour

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     compliquer la circulation des biens et des services. Par exemple, « Trade Routes » (2014,
     « Routes commerciales ») ajuste dynamiquement la valeur de l’or et l’offre commerciale
     des biens de toutes sortes, qu’ils soient magiques ou matériels. Les ajustements sont
     calculés et appliqués de telle manière qu’ils créent deux réseaux distincts de routes
     commerciales rentables. « Trade and Barter » (2013, « Commerce et troc ») introduit
     quant à lui un ensemble exhaustif d’index associés au statut du joueur, à ses rapports
     avec les PNJ [personnages non joueurs], à sa localisation, à ses connaissances et à son
     comportement. Il prend même en compte la race du personnage en admettant que
     même si « le racisme est une chose affreuse c’est aussi une triste réalité » (Kryptopyr,
     2013). Plus intéressant encore, les joueurs peuvent ajuster ou désactiver chacune de ces
     options, y compris les attitudes raciales, ce qui leur permet d’exprimer leurs
     allégeances politiques, ou de les simuler dans le jeu grâce à l’utilisation de ce mod.
19   De manière encore plus problématique, « Paradise Halls » (2013, « Pièces
     paradisiaques ») introduit dans le monde de Skyrim l’institution de l’esclavage,
     mentionnée dans la tradition de l’univers d’Elder Scrolls, mais absente de la version non
     modifiée. Le mod a débuté comme une simple extension, mais il est devenu une plate-
     forme utilisée pour des mods d’autres joueurs qui abordent des aspects spécifiques tels
     que « Paradise Halls Extender : Slave Capture Spells and Poisons » (2013 « Extension de
     pièces paradisiaques : sorts de capture d’esclaves et poisons ») et « Immersive sex slaves »
     (2013, « Esclaves du sexe immersif »). Le créateur de ce dernier mod a défendu la
     légitimité de sa création de la manière suivante : « Si le concept de l’esclavage vous
     dérange, adressez-vous à Bethesda. Ce sont eux qui l’ont initialement ajouté à l’univers
     d’Elder Scrolls, en même temps que le cannibalisme, la toxicomanie et une tonne
     d’autres pratiques potentiellement contestables » (Mutifex, 2013) 8.
20   Les descriptions précédentes pourraient paraître quelque peu décevantes du point de
     vue de la politique telle qu’on la conçoit traditionnellement, mais cela peut résulter du
     fait que la politique est généralement déployée de manière différente dans les jeux
     vidéo et au cinéma ou à la télévision. Sauf dans le cas où un jeu aborde spécifiquement
     les questions de gouvernance ou des relations intercommunautaires, ce qui ne
     constitue par la principale préoccupation de la plupart des jeux de science-fiction et de
     fantasy, la présence de sujets politiquement denses est atténuée, et elle est plus souvent
     implicite, dans les contraintes et les potentialités de la mécanique de jeu, que propulsée
     à l’avant-scène du récit. Par conséquent, la plupart des mods qui ont une portée
     politique, y compris ceux relevant de la science-fiction et de la fantasy, cibleront des
     éléments plutôt discrets des titres originaux en altérant des aspects relativement
     mineurs du jeu. Cela rend inopérants les modes d’interprétation usuels, principalement
     tournés vers les thématiques, les personnages et les scénarios. De fait, il est plus
     productif de considérer ces mods qui abordent d’une manière ou d’une autre des enjeux
     politiques comme des cas de ce que Rita Raley appelle un « média tactique » et de ce
     qu’Alexandre Galloway et Eugene Thacker ont en tête quand ils écrivent au sujet des
     « exploits ».
21   Même si les textes originaux de Raley prenaient la forme de projets médiatiques divers
     (y compris des jeux persuasifs et des mods artistiques) nourris par l’activisme politique
     et la dissension, et enracinés dans des cercles artistiques, ses observations et sa
     terminologie peuvent s’appliquer aux mods de jeux vidéo en général. S’inspirant de la
     distinction opérée par Michel de Certeau entre stratégie et tactique dans L’Invention du
     quotidien (1980), elle définit les médias tactiques comme « non orientés vers le grand

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     événement révolutionnaire universalisant ; ils s’investissent plutôt dans la
     micropolitique d’intervention, d’éducation et de perturbation (Raley, 2009, p. 1).
     « Perturber » est au cœur de la plupart de ces projets ainsi que « l’intervention et la
     perturbation d’un régime sémiotique dominant, la création temporaire d’une situation
     dans laquelle les signes, les messages et les récits sont remis en cause et où une
     réflexion critique devient possible » (Raley, 2009, p. 6). Raley souligne également
     l’importance d’une « temporalité distincte » et de « l’éphémère » (Raley, 2009, p. 7), elle
     souligne leur articulation à travers la performance plutôt qu’en tant qu’objets statiques
     (Raley, 2009, p. 12) et note leur caractère « fugace » et en constante transformation
     (Raley, 2009, p. 13). Notant que la distinction sans ambiguïté de Michel de Certeau ne
     s’applique peut-être pas immédiatement au monde des médias numériques, Raley
     redéfinit les tactiques en termes d’« outils pour les utilisateurs qui sont aussi des
     producteurs » (Raley, 2009, p. 16). Les résonnances avec le fandom actif et ses
     productions sont indéniables, et les moddeurs semblent correspondre à cette
     description encore mieux que les auteurs de fan fiction ou de fan edits.
22   Dans The Exploit : A Theory of Networks (2007, [ L’Exploit : Une théorie des réseaux]),
     Alexander Galloway et Eugene Thacker fournissent un autre cadre théorique qui peut
     aider à comprendre les opérations micropolitiques des projets de modding. Selon les
     deux auteurs, dans les réseaux réglés par des protocoles, « les actes politiques se
     déroulent généralement non pas en déplaçant le pouvoir d’un endroit à un autre, mais
     en exploitant les différentiels de pouvoir qui existent déjà dans le système » et « les
     luttes de protocoles ne se concentrent pas sur le changement de technologies
     existantes mais impliquent plutôt la découverte de failles dans ces dernières, et la
     projection de changements potentiels à travers ces brèches. Les hackers appellent
     l’exploitation de ces vulnérabilités des “exploits9” » (Galloway et Thacker, 2007, p. 81).
     On comprendra aisément que les moddeurs qui tentent d’altérer des jeux originaux
     cherchent précisément à repérer de telles « failles » dont l’absence, en revanche,
     explique souvent la rareté relative de mods systémiques pour certains titres. Pour les
     définir, il est important de supposer que l’activité même de trouver et d’exploiter de
     telles lacunes dans les protocoles de code est en soi un acte politique. Par conséquent, il
     est possible d’envisager comme une intervention micropolitique le fait de fournir à des
     personnages du jeu des lampes-torches et à double titre le développement de mods
     esclavagistes dans Skyrim : d’abord, parce que ce développement intègre la pratique
     dans le récit du jeu et, ensuite, parce qu’il défie la mention de pure forme de
     l’esclavagisme dans l’historique de Bethesda pour lui donner une réalité concrète à
     l’intérieur du jeu.
23   En tant qu’interventions et exploitations tactiques, les mods de science-fiction et de
     fantasy peuvent s’interpréter comme des critiques à double tranchant. D’une part, ils
     mettent en évidence les angles morts des éditeurs de jeux et révèlent leurs compromis :
     dans le cas de Skyrim, il s’agirait de sa naïveté économique, qui est particulièrement
     frappante si on la compare à la complexité des simulations de batailles et du
     développement des personnages. L’existence de mods comme « Trade and Barter » et «
     Paradise Halls » peut également obliger les joueurs à prendre conscience de l’étendue et
     de la nature des conditions économiques dans le monde réel, alors que celles-ci sont
     souvent occultées ou acceptées sans poser de questions. D’autre part, les mods de
     l’imaginaire, bien plus que les mods de jeux historiques ou quasi-mimétiques, dévoilent
     toutefois les lacunes de l’imagination des moddeurs eux-mêmes. Comme le
     développement des mods est hautement décentré, très peu de chercheurs l’ont

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     envisagé comme un phénomène global, mais les bases de données comme celle de
     Nexus offrent cette possibilité. Les éléments que les mods améliorent ou corrigent sont
     aussi intéressants que ceux auxquels ils ne touchent pas. Alors que Nexus rassemble
     plus de 30 000 mods pour Skyrim, il n’y en a pas un pour offrir un mode de résolution
     des conflits excluant la violence ou l’intimidation. De tous les mods à orientation
     économique qui ont été examinés, pas un seul n’imagine un système économique autre
     que capitaliste ou précapitaliste. De telles absences sont révélatrices, compte tenu de
     l’étendue presque illimitée du modding permise par le moteur de jeu et du nombre de
     mods existants. Les considérer comme révélateurs d’une pauvreté de l’imagination
     serait certes injuste, mais de telles absences démontrent à coup sûr l’omniprésence de
     certaines idéologies socioéconomiques en général et des idéologies dominantes du game
     design en particulier. Le conservatisme politique des mods historiques serait explicable,
     du moins de manière hypothétique, par une tendance à refuser de rompre l’immersion
     des joueurs dans le « véritable » contexte historique d’époques antérieures, y compris
     ses angles morts idéologiques, mais l’absence de certaines innovations dans les mods de
     science-fiction et de fantasy ne se justifient pas aussi facilement.
24   Étant donné l’étendue des potentialités techniques et logistiques des subcultures du
     modding, les mods de l’imaginaire fonctionnent à la fois comme une preuve
     remarquable du dynamisme de la créativité individuelle et collective et comme un
     rappel douloureux des limites de ce même imaginaire, ainsi que de la force avec
     laquelle les idéologies économiques ou politiques actuelles limitent la capacité à édifier
     des futurs réellement alternatifs. On se rappellera la boutade de Fredric Jameson selon
     qui il était plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme. Que les jeux
     vidéo grand public soient complices de ce fait est compréhensible. Sans minimiser la
     richesse des mods existants, la pénurie de solutions radicales offertes par les mods aux
     absences et problèmes des jeux vidéo témoigne d’une condition générale de nos
     imaginaires. Cela dit, nous pourrions également rechercher ses raisons dans les
     structures mêmes qui rendent le modding possible : les outils d’édition et l’accès au
     code des jeux. De nombreux chercheurs, de McLuhan à Manovich, ont souligné le rôle
     central des contextes du médium, ou de ce que Michel Foucault appelle le « dispositif »,
     dans l’éventail de ce qu’il est possible d’exprimer. De ce point de vue, le modding ouvre
     autant de portes qu’il en ferme, offrant un degré certain de liberté créative, mais une
     liberté contrôlée de manière invisible par les limites intrinsèques des outils disponibles.
     Les moddeurs qui dépendent des » outils du professionnel » ainsi que les aspirations
     professionnelles des programmeurs faniques risquent d’entraver leur potentiel
     subversif et d’en faire les instruments du système même qu’ils sont en mesure de
     défier. Cela étant dit, la nature même du mod comme média privilégie, comme nous
     l’avons mentionné précédemment, les micro-interventions tactiques de Raley ainsi que
     les « exploits » de Galloway et Thacker, plutôt que de grandioses altérations
     systémiques. Dans « The Politics of Gamers : Does What You Play Reflect What You
     Believe ? » (2014, « La Politique des joueurs : Ce à quoi vous jouez reflète-t-il ce en quoi
     vous croyez ? »), Paul Reid suggère l’existence d’affinités entre les convictions
     politiques et les préférences des joueurs pour certains types de jeux. Je crois qu’il serait
     également possible et productif de demander : « Est-ce que votre façon de modder
     reflète ce que vous croyez ? »

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NOTES
1. Quand il s’agit de jeux vidéo, les genres ne sont pas définis comme pour les autres médias, qui,
plus souvent, font appel à des distinctions thématiques. Les chercheurs en études des jeux vidéo
(game studies) proposent des taxinomies qui reflètent surtout les types d’interaction cognitive ou
haptique exigés des joueurs. Wolf en énumère pas moins de 42 types différents (Wolf, 2011,
p. 117), dont l’aventure, le vol, la plate-forme, le jeu de rôle et la stratégie, lesquels peuvent se
prêter à des thématiques variées, telles que le techno-thriller, l’action, la science-fiction, le jeu
militaire ou une intrigue de mafia, sans affecter grandement l’expérience de gameplay en tant
que telle.
2. C’est-à-dire non mimétiques. N.d.T.
3. Le megatext est une notion proposée par Broderick pour désigner l’ensemble des inventions
circulant d’une oeuvre à une autre au sein d’un genre non-mimétique donné, par exemple la
science-fiction (Broderick, 1994).
4. [NdT] Les jeux vidéo classés triple A sont des jeux ayant reçu un budget de développement
conséquent et généralement plébiscités par la critique.
5. Dans certains cas, lorsque des mods ont été retirés de sites de partage en raison de violations
supposées du droit d’auteur, les entreprises en cause se sont empressées de réaffirmer leur
engagement en faveur d’une politique d’ouverture (McDouglas, 2015). Les cas de mods « mis sous
clé » (foxed), à la demande des propriétaires intellectuels de l’original, de manière permanente
par les sites communautaires sont relativement rares si on les compare au nombre total de mods
disponibles, mais ils ne sont pas exceptionnels. . [Le premier retrait de ce type a été obtenu par la
20th Century Fox en 1997. N.d.T]
6. Voir aussi Hong (2013), Hong et Chen (2014), Nieborg et van der Graaf (2008), et Poor (2013).
7. Il existe aussi des mods extrêmement spécifiques pour Skyrim, tel que « Hysteria »
[« Hystérie »], codé par Lisa Hermsen et Elizabeth Goins, qui s’inspire d’une série de récits de la
fin du dix-neuvième siècle, en particulier de la nouvelle « The Yellow Wall-Paper » (1892, « La
Séquestrée » / « Le Papier peint jaune ») de Charlotte Perkins Gilman.
8. Les mods esclavagistes sont plus présents, et depuis plus longtemps, dans les jeux de
simulation et les jeux historiques, comme la série Civilization. Voir Mir (2012).
9. [NdT] « Exploit » se prononce à l’anglaise « ɛksplɔjt », et renvoie à l’idée d’« exploiter » une
faille de code informatique plutôt qu’à une prouesse technique.

RÉSUMÉS
L’article étudie les évolutions des mods de jeux vidéo, la micropolitique et l’imaginaire. Dans cet
article, nous soutiendrons qu’il existe un rapport étroit entre la pratique du modding [« création
de mod »] et les genres de l’imaginaire. Nous proposons d’abord une brève introduction au

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phénomène des mods en esquissant leur définition et leur contexte. Nous examinerons ensuite
plusieurs mods de l’imaginaire en proposant des cadres critiques qui permettent de les analyser.
Enfin, nous problématiserons la présence culturelle des mods en établissant des liens entre les
pratiques du fan modding [« modding pratiqué par les fans »], d’une part, et les idéologies
dominantes ainsi que les procédés de l’industrie du jeu vidéo, d’autre part.

The article examines the changing realities of video game mods, micro politics, and the fantastic.
It argues for an intimate connection between the practice of modding and the genres of sf and
fantasy. It first offers a brief introduction to the phenomenon of modding and sketches out its
definition and contexts. It then mentions several fantastic mods and proposes critical
frameworks within which they can be discussed. Finally, it problematizes the cultural presence of
mods by tracing links between the fan modding practice on the one hand and the video game
industry processes and dominant ideologies on the other.

INDEX
Mots-clés : jeu vidéo, mods, politique
Keywords : video games, mods, politics

AUTEURS
PAWEŁ FRELIK
Paweł Frelik est professeur à l’université de Varsovie et s’intéresse notamment à la science-
fiction et aux médias visuels. Auteurs de nombreuses publications, il travaille également au sein
de plusieurs comités de revues académiques, dont Science Fiction Studies.

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