Écrans mémoriels Sylvain David - L'Inconvénient - Érudit

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Écrans mémoriels Sylvain David - L'Inconvénient - Érudit
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L'Inconvénient

Écrans mémoriels
Sylvain David

Le fantasme de la survie
Number 69, Summer 2017

URI: https://id.erudit.org/iderudit/85862ac

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Publisher(s)
L'Inconvénient

ISSN
1492-1197 (print)
2369-2359 (digital)

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David, S. (2017). Review of [Écrans mémoriels]. L'Inconvénient, (69), 70–72.

Tous droits réservés © L’inconvénient, 2017                                    This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit
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Séries télé

     ÉCRANS MÉMORIELS
                                                    Sylvain David

V
      inyl revient, par le biais de la fic-   cedes garé dans un coin mal famé de          disques du moment jouent toujours en
      tion, sur la scène musicale new-        Greenwich Village. Son conducteur,           fond sonore. De manière plus incisive,
      yorkaise du milieu des années           un homme dans la trentaine particu-          l’intrigue est également l’occasion de
1970. On y croise Lou Reed à la Fac-          lièrement agité, inhale bruyamment de        rappeler les magouilles contractuelles
tory, les membres de Led Zeppelin             fortes doses de cocaïne. Soudain, une        et comptables des boîtes de production,
dans les coulisses du Madison Square          horde de jeunes au look flamboyant dé-       ainsi que le cynisme de leurs dirigeants
Garden, un avatar fictif de Sly Stone         ferle en direction d’un immeuble adja-       face aux artistes que, pourtant, ils pro-
en concert à l’Academy of Music, sans         cent, le Mercer Arts Center. Le person-      meuvent. Un personnage de bluesman
oublier Alice Cooper et sa fidèle guil-       nage suit le mouvement et se retrouve,       floué par le système est à cet égard par-
lotine. Stranger Things rapporte des          extatique, face à une performance allu-      ticulièrement révélateur.
événements surnaturels qui auraient eu        mée des New York Dolls... Un flashback             L’aspect le plus intéressant de Vinyl
lieu en 1983, dans une petite ville de        situe le même individu, quelques jours       demeure toutefois l’aperçu rétrospectif
l’Indiana. On y voit un laboratoire gou-      plus tôt : vêtu d’un complet élégant, il     qu’il offre d’une période d’incertitude
vernemental secret, des savants apeu-         assiste, avec deux de ses collaborateurs,    et de transition. La ville de New York
rés en combinaisons de protection, des        à une réunion d’affaires chez Polygram.      est alors en pleine crise sociale et écono-
représentants d’agences clandestines          Le conglomérat est intéressé à rache-        mique, comme l’a récemment rappelé le
en complets sombres et voitures noires,       ter sa compagnie de disques, American        roman City on Fire de Garth Risk Hall-
mais aussi, en guise de contraste, des        Century ; lui, en dépit de difficultés       berg. Le mouvement pop, hautement
gamins qui communiquent par walkie-           financières, hésite à se départir d’une      inventif dans les années 1960, paraît
talkie et se déplacent en BMX, des ados       entreprise dans laquelle il s’est beaucoup   avoir atteint son point de sclérose :
qui écoutent Toto ou The English Beat,        investi émotionnellement.                    « It’s not even recognizable as the thing
des maisons équipées de téléphones à               La série a été conçue entre autres      people used to be so afraid of », remarque
cadran et de cloisons en préfini. Si les      par Martin Scorsese (qui réalise le          le personnage principal de la série, non
deux séries paraissent distinctes en tous     premier épisode) et Mick Jagger. Elle        sans dépit. Or, à quelques rues d’écart
points, elles ont pour caractéristique        brosse le portrait musical d’une époque      émergent deux des sous-cultures les plus
commune de participer à un mouve-             et d’un milieu qu’ils ont tous deux bien     virulentes de la fin du 20e siècle : le punk
ment plus vaste de commémoration              connus. La moindre scène est dès lors        et le hip hop. La série suit ainsi l’évolu-
culturelle, d’œuvrer à une paradoxale         prétexte à l’évocation d’un artiste ou       tion des Nasty Bits, jeunes musiciens
survivance de l’imaginaire pop.               d’un enregistrement : David Bowie            délinquants dont l’existence fictionnelle
                                              répète son nouveau spectacle ; un per-       préfigure celle de Richard Hell ou des
                      •                       sonnage raconte les frasques nihilistes      Ramones. Fait révélateur, le chanteur de
                                              de Keith Moon ; un autre revoit en           ce groupe proto-punk est incarné par le
    Les premières images de Vinyl             rêve des héros de son adolescence tels       fils de Mick Jagger. Comme ce dernier
(2016) montrent un coupé Mer-                 que Buddy Holly ou Bo Diddley ; des          était, à l’époque, copieusement moqué

70     L’INCONVÉNIENT • no 69, été 2017
par les Sex Pistols ou les
Clash, doit-on voir dans ce
choix de casting une forme
de revanche symbolique ?
      En dépit de l’intérêt de
son sujet et du pedigree de
ses créateurs, force est de
constater que Vinyl n’est pas
toujours une réussite. Les
scènes de débauche et de
consommation de drogue,
passages quasi obligés du
genre, revêtent, dans leur fré-
quence et leur démesure, un
aspect souvent caricatural.
Les comédiens retenus pour
tenir le rôle de rock-stars
ultraconnues ne leur res-
semblent généralement que
fort peu, ce qui ne pardonne
pas pour un milieu aussi fortement            gèrent que l’infortuné gamin aurait été      hautement communicatives. Les ga-
médiatisé. Des intrigues secondaires          ravi dans une dimension parallèle.           mins la surnomment « El », en référence
à teneur policière ou criminelle ne                 La série, créée par Matt et Ross       au chiffre 11 (eleven) tatoué sur son
mènent nulle part. Le tout ne présente        Duffer, se veut un hommage à la culture      avant-bras. À l’instar du sympathique
pas de point de vue clairement défini         populaire des années 1980. Le quatuor        être de l’espace recueilli par Elliott, la
par rapport à ce qui est raconté. Dans        de jeunes garçons appelés à affronter        réfugiée se fait tour à tour soustraire
sa biographie de Led Zeppelin, Fran-          l’inconnu rappelle celui des Goonies ;       au regard des parents, doter d’une robe
çois Bon déclarait péremptoirement :          l’« éther » où est retenu l’un des leurs     et d’une perruque blonde, et nourrir à
« Une littérature qui mimerait le rock        évoque l’espace des spectres de Pol-         l’aide d’une forme de junk food particu-
s’effondrerait sous ses clichés. » Vinyl ne   tergeist ; une battue le long d’une voie     lière. Elle se fait même sauver des griffes
tient manifestement pas compte d’une          ferrée fait écho à Stand by Me ; la sil-     de scientifiques mal intentionnés lors
telle mise en garde. La série n’a pas été     houette du shérif, avec son blouson et       d’une spectaculaire course-poursuite
renouvelée pour une deuxième saison.          son chapeau, calque celle du héros d’In-     en BMX. Mais surtout, comme son
                                              diana Jones ; les amourettes des élèves de   inspiration extraterrestre, la jeune fille
                    •                         l’école secondaire sortent tout droit de     est dotée à la fois de superpouvoirs et
                                              Pretty in Pink ; la trame sonore s’inspire   d’une compréhension limitée du monde
     L’ouverture de Stranger Things           des mélodies synthétiques des films de       où elle a été jetée, ce qui offre l’occasion
(2016) suit un homme en sarrau blanc          John Carpenter ; le générique reprend        d’interactions touchantes avec ses nou-
qui court de manière éperdue dans le          le lettrage des jaquettes de Stephen         veaux protecteurs.
couloir mal éclairé d’un édifice. Il jette    King. Une jeune première de l’époque,             Par-delà ce savant jeu d’intertex-
des regards inquiets derrière lui. Ayant      Winona Ryder, est même recyclée dans         tualité, la force de Stranger Things tient
atteint un monte-charge, le fugitif paraît    un rôle de maman. Alors que la culture       à ce que la série saisit le prétexte de ses
soulagé. Mais, au moment où la porte se       populaire du passé est souvent traitée       modèles culturels pour reconstituer le
referme, il se fait happer par une créa-      sur le mode du pastiche ou de la paro-       portrait d’une époque telle qu’elle se
ture hors du champ de la caméra… La           die, cette série se distingue en y trou-     donnait alors à voir par ses fictions : le
scène suivante a pour cadre le sous-sol       vant le matériau d’un véritable travail de   divorce est à la fois un phénomène cou-
d’une maison familiale, où quatre pré-        réécriture.                                  rant et un stigmate ; la lutte des classes
adolescents jouent à Donjons et dra-                C’est toutefois avec E.T. de Steven    (entre preppies arrogants et bums non-
gons. L’évocation de la figure néfaste        Spielberg que Stranger Things présente       chalants) se manifeste dès le high school ;
du Demogorgon, lors d’un moment               les similitudes les plus évidentes. Les      les enfants affichent une liberté d’action
tendu de la partie, laisse présager les       enfants désemparés, à la recherche de        et un mépris à l’égard de leur propre
pires horreurs à venir. Alors qu’il rentre    leur ami disparu, tombent en fait sur        sécurité qui font sourire en notre ère de
chez lui en longeant un boisé obscur,         une fillette de leur âge, apparemment        casques protecteurs et d’activités para-
l’un des garçons est pris en chasse par       échappée du laboratoire ultrasecret à        scolaires encadrées. À titre de contre-
un mystérieux prédateur. La bête est,         l’origine des phénomènes surnaturels.        exemple, The OA (2016), une autre pro-
là encore, invisible au téléspectateur…       Celle-ci a la tête rasée, un vocabulaire     duction récente qui explore des thèmes
Des signaux de détresse ambigus sug-          très limité, mais des expressions faciales   fantastiques, finit par lasser dans la

                                                                                                  L’INCONVÉNIENT • no 69, été 2017   71
est tout de même réalisée par Judd
                                                                                               Apatow et a entre autres pour ve-
                                                                                               dettes James Franco, Seth Rogan
                                                                                               et Jason Segel), suit l’évolution de
                                                                                               la culture « jeune », de Journey et
                                                                                               des Grateful Dead aux débuts du
                                                                                               hardcore et du breakdance. Elle
                                                                                               insiste tout particulièrement sur
                                                                                               le fait que, pour ses personnages
                                                                                               en quête d’identité ou d’apparte-
                                                                                               nance, la musique, la mode et les
                                                                                               artéfacts du moment sont autant
                                                                                               de marqueurs illusoires du soi,
                                                                                               d’un ethos adopté tant bien que
                                                                                               mal pour faire face aux autres.
                                                                                               D’où, imagine-t-on, la prégnance
                                                                                               de ces objets dans la mémoire,
                                                                                               tant individuelle que collective. À
                                                                                               l’inverse de Stranger Things, toute-
                                                                                               fois, Freaks and Geeks ne présente
mesure où elle met l’accent sur l’étrange   Il ne reste pas moins que le régime          pas une dimension autoréflexive : la
tout en évacuant (ou presque) la norme.     mémoriel ainsi esquissé marque une           série rappelle les clichés d’une époque
Alors que l’on pourrait croire que Stran-   distance significative avec les célèbres     sans pour autant se les approprier ou
ger Things intéresserait avant tout ceux    madeleines et aubépines proustiennes.        tenter de les réinventer.
qui ont vécu les années 1980, la série a         La télévision, phénomène de masse            Une interprétation savante de ce
connu un immense succès, notamment          par excellence, n’est bien évidemment        phénomène serait que la culture de
auprès des générations ultérieures. Une     pas en reste. The Get Down (2016-), par      masse, qui est souvent tombée dans
deuxième saison est en cours de tour-       exemple, investit un territoire contigu      l’oubli faute de dispositifs de préserva-
nage.                                       à celui de Vinyl en illustrant les débuts    tion et d’archivage adéquats, aspire dé-
                                            du hip hop dans le Bronx des années          sormais à se commémorer elle-même,
                     •                      1970. La série évoque par le fait même       à entretenir sa mémoire de l’intérieur.
                                            le délabrement du quartier, souvent livré    Ce serait toutefois ne pas tenir compte
      Le retour sur un passé récent par     aux incendiaires, la spéculation immo-       de l’évolution récente de l’université,
le biais de la culture populaire est un     bilière qui en découle, la corruption, le    où les études culturelles et médiatiques
phénomène d’actualité. Au Québec,           racisme, l’absence de débouchés. Il y est    abondent, et ce, au point de menacer les
le film C.R.A.Z.Y. de Jean-Marc Val-        aussi question, de manière plus positive,    humanités traditionnelles. Une autre
lée balise sa traversée des années 1970     de l’apogée du disco. Des perspectives       lecture, plus naïve, consisterait à y voir
d’extraits de Pink Floyd, David Bowie       différentes distinguent cependant les        la célébration d’une candeur et d’une
ou The Cure. Les choix vestimentaires       deux œuvres : l’un des personnages de        insouciance désormais disparues. De
de ses personnages évoluent en consé-       Get Down est destiné à devenir un rap-       manière ironique, si l’on y pense bien,
quence. De même, 1981 et 1987 de            peur à succès ; quelques prolepses (flash-   les années 1970 et 1980, aujourd’hui
Ricardo Trogi rappellent les K-Way,         forwards) le montrent, dans les années       considérées comme une époque plus
les popsicles et le catalogue de Distri-    1990, en train d’interpréter un morceau      joyeuse et moins compliquée, avaient
bution aux consommateurs. Dans Le sel       où il raconte sa jeunesse. Le rap, si l’on   elles-mêmes la nostalgie de l’innocence
de la terre, Samuel Archibald décrit de     en croit la série, serait donc une culture   perdue des fifties : en témoigne notam-
façon similaire son enfance à la même       vivante, qui revient sur ses origines pour   ment le succès de Grease, Happy Days
époque : « Mon frère et moi, on mâchait     mieux aller de l’avant. Le rock, selon ce    ou Back to the Future. « C’est là ce que
de la Bazooka, une cigarette Popeye au      qu’en laisse entendre le cadrage stricte-    nous avons eu de meilleur », dit Frédé-
coin des lèvres, entre deux poignées de     ment historique de Vinyl, ne serait au       ric Moreau de sa jeunesse, à la fin de
Nerds. […] On se levait tôt la fin de se-   contraire qu’une chose du passé.             L’éducation sentimentale. De ce point
maine pour regarder des comiques qui             Dans un même ordre d’idées,             de vue, l’émotion suscitée par l’écoute
servaient à vendre des bébelles : Mus-      Stranger Things trouve une possible          du Velvet Underground (Vinyl) ou des
clor et Skeletor, les Transformers, les     contrepartie dans Freaks and Geeks           Clash (Stranger Things), par la vision
G.I. Joe pis les lutteurs en caoutchouc     (1999-2000), qui met en scène des ado-       d’une toile de Warhol (Vinyl) ou d’une
de la WWF. » De tels souvenirs servent,     lescents dans une école secondaire près      réplique du Millenium Falcon (Stranger
dans la logique de l’essai, à critiquer     de Detroit, au tournant des années 1980.     Things) vaut bien le souvenir attendri
rétrospectivement la société marchande.     La série, étonnamment méconnue (elle         d’un ratage au bordel. g

72    L’INCONVÉNIENT • no 69, été 2017
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