Écrans mémoriels Sylvain David - L'Inconvénient - Érudit
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Document generated on 02/27/2022 3:48 a.m. L'Inconvénient Écrans mémoriels Sylvain David Le fantasme de la survie Number 69, Summer 2017 URI: https://id.erudit.org/iderudit/85862ac See table of contents Publisher(s) L'Inconvénient ISSN 1492-1197 (print) 2369-2359 (digital) Explore this journal Cite this review David, S. (2017). Review of [Écrans mémoriels]. L'Inconvénient, (69), 70–72. Tous droits réservés © L’inconvénient, 2017 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/
Séries télé ÉCRANS MÉMORIELS Sylvain David V inyl revient, par le biais de la fic- cedes garé dans un coin mal famé de disques du moment jouent toujours en tion, sur la scène musicale new- Greenwich Village. Son conducteur, fond sonore. De manière plus incisive, yorkaise du milieu des années un homme dans la trentaine particu- l’intrigue est également l’occasion de 1970. On y croise Lou Reed à la Fac- lièrement agité, inhale bruyamment de rappeler les magouilles contractuelles tory, les membres de Led Zeppelin fortes doses de cocaïne. Soudain, une et comptables des boîtes de production, dans les coulisses du Madison Square horde de jeunes au look flamboyant dé- ainsi que le cynisme de leurs dirigeants Garden, un avatar fictif de Sly Stone ferle en direction d’un immeuble adja- face aux artistes que, pourtant, ils pro- en concert à l’Academy of Music, sans cent, le Mercer Arts Center. Le person- meuvent. Un personnage de bluesman oublier Alice Cooper et sa fidèle guil- nage suit le mouvement et se retrouve, floué par le système est à cet égard par- lotine. Stranger Things rapporte des extatique, face à une performance allu- ticulièrement révélateur. événements surnaturels qui auraient eu mée des New York Dolls... Un flashback L’aspect le plus intéressant de Vinyl lieu en 1983, dans une petite ville de situe le même individu, quelques jours demeure toutefois l’aperçu rétrospectif l’Indiana. On y voit un laboratoire gou- plus tôt : vêtu d’un complet élégant, il qu’il offre d’une période d’incertitude vernemental secret, des savants apeu- assiste, avec deux de ses collaborateurs, et de transition. La ville de New York rés en combinaisons de protection, des à une réunion d’affaires chez Polygram. est alors en pleine crise sociale et écono- représentants d’agences clandestines Le conglomérat est intéressé à rache- mique, comme l’a récemment rappelé le en complets sombres et voitures noires, ter sa compagnie de disques, American roman City on Fire de Garth Risk Hall- mais aussi, en guise de contraste, des Century ; lui, en dépit de difficultés berg. Le mouvement pop, hautement gamins qui communiquent par walkie- financières, hésite à se départir d’une inventif dans les années 1960, paraît talkie et se déplacent en BMX, des ados entreprise dans laquelle il s’est beaucoup avoir atteint son point de sclérose : qui écoutent Toto ou The English Beat, investi émotionnellement. « It’s not even recognizable as the thing des maisons équipées de téléphones à La série a été conçue entre autres people used to be so afraid of », remarque cadran et de cloisons en préfini. Si les par Martin Scorsese (qui réalise le le personnage principal de la série, non deux séries paraissent distinctes en tous premier épisode) et Mick Jagger. Elle sans dépit. Or, à quelques rues d’écart points, elles ont pour caractéristique brosse le portrait musical d’une époque émergent deux des sous-cultures les plus commune de participer à un mouve- et d’un milieu qu’ils ont tous deux bien virulentes de la fin du 20e siècle : le punk ment plus vaste de commémoration connus. La moindre scène est dès lors et le hip hop. La série suit ainsi l’évolu- culturelle, d’œuvrer à une paradoxale prétexte à l’évocation d’un artiste ou tion des Nasty Bits, jeunes musiciens survivance de l’imaginaire pop. d’un enregistrement : David Bowie délinquants dont l’existence fictionnelle répète son nouveau spectacle ; un per- préfigure celle de Richard Hell ou des • sonnage raconte les frasques nihilistes Ramones. Fait révélateur, le chanteur de de Keith Moon ; un autre revoit en ce groupe proto-punk est incarné par le Les premières images de Vinyl rêve des héros de son adolescence tels fils de Mick Jagger. Comme ce dernier (2016) montrent un coupé Mer- que Buddy Holly ou Bo Diddley ; des était, à l’époque, copieusement moqué 70 L’INCONVÉNIENT • no 69, été 2017
par les Sex Pistols ou les Clash, doit-on voir dans ce choix de casting une forme de revanche symbolique ? En dépit de l’intérêt de son sujet et du pedigree de ses créateurs, force est de constater que Vinyl n’est pas toujours une réussite. Les scènes de débauche et de consommation de drogue, passages quasi obligés du genre, revêtent, dans leur fré- quence et leur démesure, un aspect souvent caricatural. Les comédiens retenus pour tenir le rôle de rock-stars ultraconnues ne leur res- semblent généralement que fort peu, ce qui ne pardonne pas pour un milieu aussi fortement gèrent que l’infortuné gamin aurait été hautement communicatives. Les ga- médiatisé. Des intrigues secondaires ravi dans une dimension parallèle. mins la surnomment « El », en référence à teneur policière ou criminelle ne La série, créée par Matt et Ross au chiffre 11 (eleven) tatoué sur son mènent nulle part. Le tout ne présente Duffer, se veut un hommage à la culture avant-bras. À l’instar du sympathique pas de point de vue clairement défini populaire des années 1980. Le quatuor être de l’espace recueilli par Elliott, la par rapport à ce qui est raconté. Dans de jeunes garçons appelés à affronter réfugiée se fait tour à tour soustraire sa biographie de Led Zeppelin, Fran- l’inconnu rappelle celui des Goonies ; au regard des parents, doter d’une robe çois Bon déclarait péremptoirement : l’« éther » où est retenu l’un des leurs et d’une perruque blonde, et nourrir à « Une littérature qui mimerait le rock évoque l’espace des spectres de Pol- l’aide d’une forme de junk food particu- s’effondrerait sous ses clichés. » Vinyl ne tergeist ; une battue le long d’une voie lière. Elle se fait même sauver des griffes tient manifestement pas compte d’une ferrée fait écho à Stand by Me ; la sil- de scientifiques mal intentionnés lors telle mise en garde. La série n’a pas été houette du shérif, avec son blouson et d’une spectaculaire course-poursuite renouvelée pour une deuxième saison. son chapeau, calque celle du héros d’In- en BMX. Mais surtout, comme son diana Jones ; les amourettes des élèves de inspiration extraterrestre, la jeune fille • l’école secondaire sortent tout droit de est dotée à la fois de superpouvoirs et Pretty in Pink ; la trame sonore s’inspire d’une compréhension limitée du monde L’ouverture de Stranger Things des mélodies synthétiques des films de où elle a été jetée, ce qui offre l’occasion (2016) suit un homme en sarrau blanc John Carpenter ; le générique reprend d’interactions touchantes avec ses nou- qui court de manière éperdue dans le le lettrage des jaquettes de Stephen veaux protecteurs. couloir mal éclairé d’un édifice. Il jette King. Une jeune première de l’époque, Par-delà ce savant jeu d’intertex- des regards inquiets derrière lui. Ayant Winona Ryder, est même recyclée dans tualité, la force de Stranger Things tient atteint un monte-charge, le fugitif paraît un rôle de maman. Alors que la culture à ce que la série saisit le prétexte de ses soulagé. Mais, au moment où la porte se populaire du passé est souvent traitée modèles culturels pour reconstituer le referme, il se fait happer par une créa- sur le mode du pastiche ou de la paro- portrait d’une époque telle qu’elle se ture hors du champ de la caméra… La die, cette série se distingue en y trou- donnait alors à voir par ses fictions : le scène suivante a pour cadre le sous-sol vant le matériau d’un véritable travail de divorce est à la fois un phénomène cou- d’une maison familiale, où quatre pré- réécriture. rant et un stigmate ; la lutte des classes adolescents jouent à Donjons et dra- C’est toutefois avec E.T. de Steven (entre preppies arrogants et bums non- gons. L’évocation de la figure néfaste Spielberg que Stranger Things présente chalants) se manifeste dès le high school ; du Demogorgon, lors d’un moment les similitudes les plus évidentes. Les les enfants affichent une liberté d’action tendu de la partie, laisse présager les enfants désemparés, à la recherche de et un mépris à l’égard de leur propre pires horreurs à venir. Alors qu’il rentre leur ami disparu, tombent en fait sur sécurité qui font sourire en notre ère de chez lui en longeant un boisé obscur, une fillette de leur âge, apparemment casques protecteurs et d’activités para- l’un des garçons est pris en chasse par échappée du laboratoire ultrasecret à scolaires encadrées. À titre de contre- un mystérieux prédateur. La bête est, l’origine des phénomènes surnaturels. exemple, The OA (2016), une autre pro- là encore, invisible au téléspectateur… Celle-ci a la tête rasée, un vocabulaire duction récente qui explore des thèmes Des signaux de détresse ambigus sug- très limité, mais des expressions faciales fantastiques, finit par lasser dans la L’INCONVÉNIENT • no 69, été 2017 71
est tout de même réalisée par Judd Apatow et a entre autres pour ve- dettes James Franco, Seth Rogan et Jason Segel), suit l’évolution de la culture « jeune », de Journey et des Grateful Dead aux débuts du hardcore et du breakdance. Elle insiste tout particulièrement sur le fait que, pour ses personnages en quête d’identité ou d’apparte- nance, la musique, la mode et les artéfacts du moment sont autant de marqueurs illusoires du soi, d’un ethos adopté tant bien que mal pour faire face aux autres. D’où, imagine-t-on, la prégnance de ces objets dans la mémoire, tant individuelle que collective. À l’inverse de Stranger Things, toute- fois, Freaks and Geeks ne présente mesure où elle met l’accent sur l’étrange Il ne reste pas moins que le régime pas une dimension autoréflexive : la tout en évacuant (ou presque) la norme. mémoriel ainsi esquissé marque une série rappelle les clichés d’une époque Alors que l’on pourrait croire que Stran- distance significative avec les célèbres sans pour autant se les approprier ou ger Things intéresserait avant tout ceux madeleines et aubépines proustiennes. tenter de les réinventer. qui ont vécu les années 1980, la série a La télévision, phénomène de masse Une interprétation savante de ce connu un immense succès, notamment par excellence, n’est bien évidemment phénomène serait que la culture de auprès des générations ultérieures. Une pas en reste. The Get Down (2016-), par masse, qui est souvent tombée dans deuxième saison est en cours de tour- exemple, investit un territoire contigu l’oubli faute de dispositifs de préserva- nage. à celui de Vinyl en illustrant les débuts tion et d’archivage adéquats, aspire dé- du hip hop dans le Bronx des années sormais à se commémorer elle-même, • 1970. La série évoque par le fait même à entretenir sa mémoire de l’intérieur. le délabrement du quartier, souvent livré Ce serait toutefois ne pas tenir compte Le retour sur un passé récent par aux incendiaires, la spéculation immo- de l’évolution récente de l’université, le biais de la culture populaire est un bilière qui en découle, la corruption, le où les études culturelles et médiatiques phénomène d’actualité. Au Québec, racisme, l’absence de débouchés. Il y est abondent, et ce, au point de menacer les le film C.R.A.Z.Y. de Jean-Marc Val- aussi question, de manière plus positive, humanités traditionnelles. Une autre lée balise sa traversée des années 1970 de l’apogée du disco. Des perspectives lecture, plus naïve, consisterait à y voir d’extraits de Pink Floyd, David Bowie différentes distinguent cependant les la célébration d’une candeur et d’une ou The Cure. Les choix vestimentaires deux œuvres : l’un des personnages de insouciance désormais disparues. De de ses personnages évoluent en consé- Get Down est destiné à devenir un rap- manière ironique, si l’on y pense bien, quence. De même, 1981 et 1987 de peur à succès ; quelques prolepses (flash- les années 1970 et 1980, aujourd’hui Ricardo Trogi rappellent les K-Way, forwards) le montrent, dans les années considérées comme une époque plus les popsicles et le catalogue de Distri- 1990, en train d’interpréter un morceau joyeuse et moins compliquée, avaient bution aux consommateurs. Dans Le sel où il raconte sa jeunesse. Le rap, si l’on elles-mêmes la nostalgie de l’innocence de la terre, Samuel Archibald décrit de en croit la série, serait donc une culture perdue des fifties : en témoigne notam- façon similaire son enfance à la même vivante, qui revient sur ses origines pour ment le succès de Grease, Happy Days époque : « Mon frère et moi, on mâchait mieux aller de l’avant. Le rock, selon ce ou Back to the Future. « C’est là ce que de la Bazooka, une cigarette Popeye au qu’en laisse entendre le cadrage stricte- nous avons eu de meilleur », dit Frédé- coin des lèvres, entre deux poignées de ment historique de Vinyl, ne serait au ric Moreau de sa jeunesse, à la fin de Nerds. […] On se levait tôt la fin de se- contraire qu’une chose du passé. L’éducation sentimentale. De ce point maine pour regarder des comiques qui Dans un même ordre d’idées, de vue, l’émotion suscitée par l’écoute servaient à vendre des bébelles : Mus- Stranger Things trouve une possible du Velvet Underground (Vinyl) ou des clor et Skeletor, les Transformers, les contrepartie dans Freaks and Geeks Clash (Stranger Things), par la vision G.I. Joe pis les lutteurs en caoutchouc (1999-2000), qui met en scène des ado- d’une toile de Warhol (Vinyl) ou d’une de la WWF. » De tels souvenirs servent, lescents dans une école secondaire près réplique du Millenium Falcon (Stranger dans la logique de l’essai, à critiquer de Detroit, au tournant des années 1980. Things) vaut bien le souvenir attendri rétrospectivement la société marchande. La série, étonnamment méconnue (elle d’un ratage au bordel. g 72 L’INCONVÉNIENT • no 69, été 2017
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