Écrire pour (se) former - www.revue-educateur.ch - L'Educateur

 
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| SEED:
  à vous
  de jouer!
 p. 32

| la
  collaboration
  exemplaire
  de CPA
 p. 39

| et si tu
 participais
 à ton
 assemblée
 de district!
 p. 63

                  Écrire pour
                  (se) former

                          Numéro 4 | 20 avril 2018 | www.le-ser.ch
sommaire /                                                                                    www.revue-educateur.ch

                                                             | SEED:
                                                               à vous
                                                               de jouer!
                                                              p. 32

2    Edito                                                   | la
                                                               collaboration
                                                               exemplaire
                                                               de CPA
                                                              p. 39

3    Dossier                                                 | et si tu
                                                              participais
                                                              à ton
                                                              assemblée
                                                              de district!

19   Qui a dit
                                                              p. 63

20   Éducation aux médias
22   Décod’image                                                               Écrire pour
                                                                               (se) former
23   Eureka-Net
                                                                                       Numéro 4 | 20 avril 2018 | www.le-ser.ch

24   Enfants et médias: l’étude MIKE révèle les tendances

25   Douze commandements contre l’intégration des TIC
                                                            Educateur No 4 | 20 avril 2018
26   Plein écran                                            Photo de couverture: sylmalo
                                                            Prix: Fr. 10.–
27   Coulisses
28   J’éduque, donc je lis                                  Tirage: 7000 exemplaires
                                                            Rédaction: Av. de la Gare 40 / CP 416 / 1920 Martigny 1
29   La pédagothèque                                        027 723 58 80 / redaction@revue-educateur.net
30   Skills for the future                                  Rédactrice en chef:
                                                            Nicole Rohrbach / 078 742 26 34
31   Conceptions des élèves et résolution de problème       Éditeur: Syndicat des enseignants romands
                                                            Av. de la Gare 40 / CP 899 / 1920 Martigny 1
32   Éducation au développement durable
                                                            Comité de rédaction: Simone Forster /
33   Lekol an Ayiti                                         Christian Yerly / Etiennette Vellas / Nicolas Perrin
                                                            José Ticon / Yviane Rouiller
34   Différencier? Pratiques gagnantes au Québec
                                                            Rédactions cantonales:
36   Journées photographiques de Bienne                     Vaud: rédaction
                                                            redaction@revue-educateur.net
37   Voyages des plantes, voyages des hommes
                                                            Genève: Laurent Vité
                                                            022 329 26 60 / spg@infomaniak.ch
                                                            Neuchâtel: Pierre Graber
     CAHIER SYNDICAL                                        078 634 48 49 / pierre.graber@saen.ch
38   Semaine romande de la lecture                          Jura: Rémy Meury / 032 422 48 00 / sej@bluewin.ch
                                                            Catherine Friedli / catherinefriedli@yahoo.fr
39   La collaboration exemplaire de CPA
                                                            Berne francophone: SEFB: Dominique Eggler
40   43e Congrès du SER                                     079 174 97 07 / dominiqueeggler@gmail.com
                                                            Fribourg: SPFF: Gaétan Emonet
42   L’actu en bref du SER
                                                            079 607 95 52 / gaetan.emonet@fr.educanet2.ch
43   Billet du président du SER                             AMCOFF: Christophe Gobet / 079 285 33 06
                                                            christophe.gobet@fr.educanet2.ch
44   Jura
                                                            Valais: SPVal: Olivier Solioz / 079 286 67 90
45   Vers la maîtrise de l’intégration?                     solioz.os@netplus.ch
                                                            AVECO: David Rey / 079 371 69 74 / info@aveco.ch
47   Berne francophone
48   18e Journée des enseignants: les places seront         Prépresse et régie publicitaire Suisse romande:
                                                            Sylvie Malogorski / 079 104 98 41 / 027 565 58 43
     «chères»…                                              publicite@revue-educateur.net
49   Neuchâtel                                              communication@revue-educateur.net
                                                            Régie publicitaire pour la Suisse alémanique:
50   Et la marmotte, elle met le chocolat dans le papier    Kömedia AG / Geltenwilenstr. 8a / 9000 St. Gallen
     d’alu?                                                 Cayetana Pobre / c.pobre@koemedia.ch
                                                            071 226 92 74 / www.kömedia.ch
51   Vaud
                                                            Impression: Juillerat Chervet SA
51   «Pourquoi n’ai-je pas accès à laPlattform»             Rue de la Clef 7 / 2610 Saint-Imier / 032 942 39 10

53   Fribourg                                               Abonnements: 11 numéros (TVA comprise)
                                                            Suisse: Fr. 96.– (étudiants: 64.-) / Étranger: Fr. 120.–.
53   Des raisons d’y croire                                 Changements d’adresse, abonnements,
56   Genève                                                 commandes de numéros: Educateur / CP 416
                                                            1920 Martigny / 027 723 58 80
57   Fait religieux au primaire: c’est pour la rentrée      secretariat@revue-educateur.net

62   Valais                                                 Les textes sont de la responsabilité de leur(s)
63   Et si tu participais à ton assemblée de district!      auteur(s). Ils ne reflètent pas forcément l’avis
                                                            de la rédaction. Tous droits de reproduction
64   Désavantage numérique…                                 interdits sans autorisation de l’éditeur.
|1
éditorial/

  Quand les pédagogues écrivent
  Pourquoi écrire? Pour qui? Dans quelles intentions? Les motivations à
  saisir la plume ou le clavier sont sans doute aussi nombreuses que celles
  et ceux qui écrivent. Qu’en est-il pour les enseignant-e-s?

  Nicole Rohrbach, rédactrice en chef

                                        N
                                               otre dossier du mois a comme parti       des pratiques professionnelles et invitent
                                               pris d’interroger le rapport à l’écri-   à la fiction et à la créativité? «Une dimen-
                                               ture des pédagogues quand ceux-          sion insoupçonnée (...) apparaît (...)», a
                                        ci quittent l’écrit normé (corrections, éva-    remarqué la formatrice: le biographique
                                        luations, communications aux élèves,            (p. 10). On écrit ainsi non seulement pour
                                        aux parents, à l’équipe enseignante, etc.)      penser, mais pour se penser; pour s’in-
                                        pour rédiger à propos de leur pratique.         terroger «sur ce qui, dans nos vies, no-
                                        Lorsqu’ils posent sur le papier «imperfec-      tamment professionnelles, a motivé tel
                                        tions, questions, doutes, étonnements»          retournement de situation, telle bifurca-
                                        (p. 4) pour mieux concevoir ce qu’il se         tion (...)» (p. 12): «(...) le processus même
                                        passe, pour mieux se découvrir, pour dif-       de mise en mots de ce que nous vivons,
                                        fuser aussi, peut-être, ce qui a été prati-     pensons, ressentons modifie le conte-
                                        qué et compris.                                 nu de la chose.» Aujourd’hui «les formes
                                        L’exercice, éminemment formateur, est           changent (blog, groupes sur les réseaux
                                        par exemple proposé aux étudiant-e-s            sociaux, etc.), mais la question est tou-
                                        et aux enseignant-e-s en formation              jours actuelle: comment formaliser l’ex-
                                        continue de la HEP-Vaud, avec une telle         périence humaine (celle du travail en est
                                        richesse de découvertes que des ou-             une) et la transmettre?» (p. 14)
                                        vrages – Récits d’expérience – en sont          Un dernier partage d’expérience clôt ce
                                        nés (p. 7). Initialement suivi pour trouver     dossier, d’un projet touchant et porteur
                                        de nouveaux outils pour encourager les          d’espoir qui a vu, en Belgique, de jeunes
                                        élèves à écrire, le cours amène, et c’est       migrants de diverses origines apprendre
                                        tout bénéfice, à retrouver l’essentiel et       à écrire et à créer ensemble.
                                        nourrissant plaisir d’écrire, témoignent        On écrit aussi pour vivre.
                                        des enseignantes (p. 8). Et quand les
                                        consignes d’écriture débordent du cadre         Bonne lecture.                                   •

Annonce courses d'école_185x65.indd 1                                                                               26.02.2018 15:52:19
  2|                                                                                                                Educateur 4 | 2018
vu
dossier/
   par Giroud...

    dossier/
                                                        p ou r
                                              Écrire er
     4 L’écriture: forge de la pédagogie
                                                 e ) fo r m
      7 Récits d’expérience                   (s
     10 La formation au pays des merveilles

    12 Écrire pour se former? Étrange, non!

    15 Pour apprendre à dire nous             Dossier réalisé par Etiennette Vellas

Educateur 4 | 2018                                                                   |3
dossier/

 L’écriture:
 forge de la pédagogie
 Le pédagogue se trouve, grâce à une écriture mobilisée avec tous
 ses pouvoirs, en autoformation continue.

                                                                                                                            © niro
Etiennette Vellas

L
      ’écriture est inscrite dans le métier d’ensei-         l’éducation, cherchant à articuler pour leur donner co-
      gnant. Par la société, qui voit l’écriture et la lec-   hérence trois types d’éléments touchant à l’éducation1:
      ture comme faisant corps avec l’enseignant. Ce          – des valeurs (qui ont lien avec les finalités de l’éduca-
qui a valu à celui-ci d’être qualifié d’intellectuel. Mais       tion),
aussi par ce qui est observable par les élèves et leurs       – des savoirs de référence,
parents, ces écrits professionnels coutumiers: contrôle       – des pratiques assumées (des outils, des gestes, des
des présences, corrections, annotations des travaux,             attitudes).
mise des points et des notes, commentaires dans les           Cette «théorie pratique» (englobement mutuel de la
bulletins, annonces aux parents de sorties et manifes-        théorie et de la pratique), se construisant à partir des
tations. Et quand on pénètre dans une classe, par ce          problèmes et joies rencontrés dans un milieu, un ter-
genre de traces: les écrits au tableau noir ou blanc, la      rain, une relation se voulant éducatifs, ne peut être
présence de divers affichages. Des écrits normés, que         élaborée et mise en œuvre que par des praticiens de
l’on reconnaît immédiatement comme étant ceux du              l’éducation.
métier, comme le sont l’ordonnance du médecin ou              Relevons que le terme «théorie pratique» s’écrit au-
le compte rendu d’un inspecteur du travail. Tous ces          jourd’hui de deux manières: «théorie pratique» (les
écrits émanent d’une écriture de l’enseignant ayant           deux mots sont mis entre guillemets) ou théorie-pra-
pour l’essentiel une fonction de communication.               tique (les deux mots sont reliés par un trait d’union).
Mais dès que l’enseignant franchit l’heure de fin de          Trait d’union ou guillemets spécifient que le savoir
cours, ce sont d’autres types d’écrits qui font la marque     construit par le pédagogue brise la symbolique binaire
du métier avec les préparations de cours et le processus      de ces deux concepts, souvent utilisés pour catégoriser
des corrections. Une écriture qui peut encore avoir une       (et ainsi séparer) les actes de ces acteurs: le praticien
fonction essentiellement de communication. (Dans              et le chercheur. Ces liens graphiques ont ainsi ce rôle:
certains cas, les préparations écrites ne sont faites que     insister sur la spécificité d’une recherche de praticien.
pour pouvoir être montrées à qui de droit et les correc-      Basés sur la question «Comment faire au mieux?», les
tions ont essentiellement ce but: pouvoir être rendues).      savoirs qu’elle construit sont élaborés dans la béance,
                                                              l’imperfection, le distendu du lien établi entre pratique
Tout change, quand l’enseignant
                                                              et théorie. Imperfections, questions, doutes, étonne-
se fait pédagogue                                             ments, forment le terreau de toute pédagogie et sont ce
Ses écrits ne correspondent plus alors à ces seules re-       qui l’oblige, dès sa mise en œuvre, à se renouveler. Sans
présentations sociales du métier vues ci-dessus. Son          cesse. L’écriture y prenant une place première.
écriture professionnelle remplit alors d’autres fonctions
fondamentales de l’écriture. Elle devient professionna-       Une écriture au plein sens du terme
lisante et émancipatrice, pour le pédagogue, et source        En s’obligeant, pour faire au mieux, à éprouver une
de connaissances pour éduquer. Voyons.                        confrontation permanente entre ses valeurs, ses pra-
                                                              tiques et ses savoirs pour les mettre en cohérence, le
Ce qu’est la pédagogie: un rappel nécessaire                  pédagogue utilise l’écriture. En faisant appel à ses fonc-
pour comprendre les fonctions de l’écriture du                tions épistémique, heuristique et de communication.
pédagogue                                                     Fonctions essentielles de toute écriture. Décrites par
En suivant les chercheurs des sciences de l’éducation         Françoise Cros (2011) en ces termes:
et les pédagogues eux-mêmes qui tentent de cerner ce          «Une fonction épistémique, c’est-à-dire une fonction
qu’est la pédagogie, nous arrivons à la définir comme         de production de pensée. On peut même dire que nous
une «théorie pratique», élaborée par un praticien de          écrivons pour connaître ce que nous pensons. Emma-

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dossier/
nuel Brel n’écrit-il pas, en 1992, ‘j’écris non pas pour        La troisième fonction de l’écriture, celle de commu-
dire ce que je pense, mais pour le savoir’. Nous sommes           nication, est tout aussi essentielle pour le pédagogue.
notre premier lecteur et les mots marqués sur un ca-             Dans son lieu même de pratique de l’éducation, mais
hier produisent à ce lecteur (c’est à dire à nous-mêmes)      aussi pour aller jusqu’à la diffusion de sa pédagogie et
des interrogations, des interprétations autres que les           des savoirs qui en émergent. Cette fonction est ainsi
intentions originelles voulues pour autrui. Nous nous             décrite par Françoise Cros:
révélons à nous-mêmes à travers la lecture de notre          «La fonction de communication, c’est-à-dire que
propre écriture. Le sens d’un texte n’est jamais totale-         l’écriture est toujours adressée à un lecteur construit,
ment épuisé et c’est bien cette activité d’exégèse que       hypothétique; et celui qui écrit agit en vertu de cette
nous menons à propos de notre propre texte. Cette ac-            construction. L’écriture s’inscrivant dans une commu-
tivité peut parfois être terrifiante et produire un dédou-     nication différée, le lecteur a tout loisir dans son coin
blement de pensée... L’idée que l’écriture se passerait en     de comprendre ce qu’il veut, voire de comprendre ce
deux temps, l’un qui serait l’élaboration de la pensée et       que ne voulait pas dire celui qui a écrit. Autrement dit, le
l’autre la transcription fidèle de cette pensée dans l’écri-   sens n’appartient pas intégralement au scripteur et c’est
ture, est, de ce fait, totalement erronée. Cette fonction        toute son habileté scripturale qui peut guider le lecteur
épistémique agit dans le processus d’élaboration de            et limiter ses interprétations. Mais la «bonne communi-
l’écriture.                                                      cation» (Sperber et Wilson, 1989) repose sur l’ambigüité
Une fonction heuristique, c’est-à-dire que non seule-             des locuteurs et sur le demi-chemin parcouru par cha-
ment l’écriture produit un déplacement de pensée, une          cun. Cette fonction communicative expose le scripteur
découverte nouvelle de soi, mais elle conduit à faire           à des interprétations qu’il ne souhaite pas toujours et
émerger des questions inattendues, des hypothèses               qui, parfois, le révèlent... Écrire comporte donc une part
interprétatives nombreuses et parfois contradictoires à         de risque que certains, bloqués face à la page blanche,
gérer.»                                                          ne parviennent pas à franchir.»
C’est en croisant ces deux fonctions de l’écriture que le         C’est avec cette connaissance d’une communication
pédagogue:                                                        jamais maîtrisée que le pédagogue se lance, ou pas,
– Favorise un enrichissement des trois pôles de sa                dans la diffusion de sa pédagogie et des savoirs qui en
«théorie pratique»: savoirs, valeurs, pratiques.                  émergent.
– Éprouve ces trois piliers eux-mêmes qui doivent
pouvoir évoluer pour que son action ne devienne pas
routine, ne se rigidifie pas.
– Questionne le tissage qui les relie, admet les tensions
qu’il y découvre, en recherchant la ligne juste de son
action.
– Se glisse entre tous les éléments de sa «théorie pra-
tique», quand le doute ou une difficulté surgit, pour les
revoir, les requestionner, les reproblématiser.
– Retend les fils du tissage entre les trois pôles, en
s’obligeant à expliciter le sens même de ces fils. Par
exemple: quel sens suis-je en train de donner à ce lien
que j’établis entre le constructivisme (comme théorie),
et l’autonomie (comme valeur), quand je (me) propose
d’animer telle situation d’apprentissage?
– Pose les problèmes rencontrés, les analyse en établis-
sant une liste d’hypothèses sur leurs causes avant de
rechercher les pistes d’action qui peuvent en émaner.
– Fait émerger de sa «théorie pratique» les savoirs
qui lui semblent solides, les théorisant à leur tour. Par
exemple, quand le moment est venu d’institutionnali-
ser dans sa classe le texte recréé comme pratique rem-
plaçant l’explication de texte.
– Fait surgir doutes et questions quand il court le risque
de sombrer dans des catégorisations. Écrites, ses af-
firmations deviennent plus lisibles, parfois se révèlent
matraquage insupportable.
– Crée les utopies nécessaires quand les envies de
tout lâcher le saisissent! Une petite phase d’écriture en
plein marasme permet souvent de se remobiliser. Des
«trucs» pour se relancer par l’écriture, le pédagogue en
a souvent plein les poches!
L’écriture du pédagogue, en déployant, intimement
mêlées, ses fonctions épistémique et heuristique,
donne à l’éducateur un pouvoir réel de recherche sur
ses propres pratiques.

Educateur 4 | 2018                                                                                                         |5
dossier/

Une écriture formatrice, professionnalisante,                 pragmatiques tournant au plaidoyer: tout cela n’est que
émancipatrice                                                 destruction de la pédagogie. Si les pédagogues sont
Le pédagogue se trouve, grâce une écriture mobili-            aujourd’hui d’accord avec ces critiques de leurs écrits
sée avec tous ses pouvoirs, en autoformation conti-           quand ils ne parviennent pas à montrer la complexité
nue, menant une réflexion sur son action de haut ni-          d’une «théorie pratique», ils peinent encore à définir les
veau. Une formation dédoublée quand il échange avec           types d’écrits pouvant restituer au mieux leur pédago-
d’autres ses écrits pédagogiques. Le processus de son         gie et les savoirs qu’ils élaborent. Cet obstacle persis-
écriture se fait pour lui, émancipateur.                      tant les conduit à ce danger actuel: être tenté d’imiter le
L’écriture servant l’élaboration de sa «théorie pratique»,    discours scientifique pour être pris au sérieux. Or, non
est ainsi d’abord outil perfectionnant sa propre réflexion    seulement celui-ci ne sied pas au pédagogue, mais tra-
sur sa pratique, dans le but d’agir au mieux. Mais cette      hit son objet, empêche sa véritable recherche.
écriture peut produire une pensée et une pratique édu-
                                                              Une écriture fragile et puissante
cative nouvelle, pouvant servir l’éducation en général,
si l’écrit produit est diffusé. Des Pestalozzi, Freinet ou    L'écriture de la pédagogie est contrainte de faire preuve
Montessori nous ont montré cette voie dans le passé.          de cohérence. Mais pour savoir jusqu’où l’écriture du
Aujourd’hui, des éducateurs, enseignants, formateurs,         pédagogue parvient à transmettre les savoirs construits,
mouvements pédagogiques écrivent, publient et dif-            les problématiques à travailler demeurent encore nom-
fusent des écrits fort utiles sur leur propre pédagogie,      breuses: les épreuves dépassées ne sont pas à oublier,
les savoirs et les pratiques qui en émergent. Ils font        mais à problématiser; les outils à analyser pour s’en
par là même avancer la pédagogie en général, l’éman-          sortir et les savoirs à expérimenter sont à contextua-
cipant de la psychologie et la philosophie qui l’ont          liser dans les «théories pratiques» qui leur ont donné
souvent dominée au cours du temps et des sciences             naissance pour en garder leur saveur. Bref… les savoirs
qui risquent toujours de vouloir la maîtriser (voir au-       de la pédagogie, pour être prouvés utiles, doivent être
jourd’hui les risques encourus par les pressions exer-        éprouvés.
cées par certains neuroscientifiques sur la pédagogie).       L’entrée par les trois pôles tissés par la recherche pé-
                                                              dagogique que nous avons mis ici en évidence, peut
Une écriture dans sa fonction de communica-                   donner des repères aux pédagogues pour parvenir à
tion à perfectionner                                          toujours mieux transmettre leurs trésors éducatifs que
                                                              sont les savoirs de la pédagogie. C’est actuellement une
Les écrits du pédagogue, recherchant une harmonie
                                                              piste que nous exploitons dans le groupe d’Éducation
entre théorie et pratique, ne se révèlent jamais pou-
                                                              Nouvelle romand et dans les lieux de formation conti-
voir être qualifiés de scientifiques. C’est le problème
                                                              nue des maîtres et éducateurs où nous travaillons (ex.
de l’écriture pédagogique: risquer d’être mal reconnue
                                                              en formation continue de la Petite enfance donnée à la
comme source de connaissances pour éduquer, parce
                                                              HETS de Genève, ou avec le Renfort pédagogique du
que ses écrits ne correspondant pas aux critères ac-
                                                              canton de Vaud). La proposition de se former ensemble
tuels de la production scientifique. Mais c’est la force
                                                              à être plus qu’un praticien réflexif, un pédagogue, ré-
propre de l’écriture pédagogique. Sa différence (écrire
                                                              clame que l’on se saisisse de l’écriture dans toutes ses
pour éduquer) qui montre sa spécificité par rapport à
                                                              fonctions.                                             •
celle de l’écriture scientifique (écrire sur l’éducation).
Ces deux types d’écriture et d’écrits devraient pouvoir       1
                                                                  Vellas, E. Thèse. 2008.
être reconnus aujourd’hui dans leur complémentarité,
comme deux ressources permettant de toujours mieux
comprendre l’éducation et y agir.
Insistons ici sur les formes et les qualités que les
écrits pédagogiques à but de communication doivent
prendre, pour que ceux-ci permettent de faire recon-
naître les spécificités de la pédagogie comme «théorie
pratique». Et faire admettre la légitimité de ses produc-
tions de savoirs pour éduquer.
Les pédagogues d'aujourd'hui savent que la transmis-
                                                                  Bibliographie
sion des savoirs qu’ils élaborent à partir de leur ques-
                                                                  Françoise Cros, Pourquoi l’écriture est-elle nécessaire aux ensei-
tion «Comment faire au mieux?» ne peut plus prendre               gnants. Les Cahiers d’Éducation & Devenir. Numéro 10 – Mars 2011.
les formes qu’elle a pu prendre au cours du XXe siècle.           Cifali, M. & André A. Écrire l’expérience. Vers la reconnaissance des
Soit passer par des écrits qui ont fini par faire qualifier       pratiques professionnelles. PUF.
                                                                  Cros, F. (dir.). (2006). Écrire sur sa pratique pour développer des com-
la pédagogie de discours et le pédagogue de rhéteur.
                                                                  pétences. L’Harmattan.
Ainsi disqualifier l’une et l’un. Le mélange des genres,          Daunay, B. & Morisse, M. (2009). Les écrits professionnels des ensei-
la présentation d’un dogme tournant au dogmatisme,                gnants: entre prescrit et réel, entre individuel et collectif, in F. Cros,
l’optimisme se faisant lyrisme, la mise en scène de l’ex-         L. Lafortune, M. Morisse. Les écritures en situations professionnelles.
                                                                  Presses Universitaires du Québec.
périence passant par un simple récit autobiographique,            Vellas, E. (2008). Approche, par la pédagogie, de la démarche d’au-
le renoncement à une pratique traditionnelle explici-             to-socio-construction: une théorie pratique de L’Éducation nouvelle.
té par sa dénonciation violente (voire la diabolisation           Thèse. Université de Genève. FPSE.
en guise d’argumentation), la présentation des savoirs

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dossier/

 Récits d’expérience
 Le récent ouvrage Récits d’expérience (tome 2) publié sous la direction de Bessa
 Myftiu met en évidence quelques récits issus de l’expérience professionnelle
 d’étudiant-e-s de la Haute école pédagogique vaudoise et d’enseignant-e-s en
 formation continue. Réconcilier avec l’écriture pour mieux réfléchir à son ac-
 tion et pour enrichir ses pratiques professionnelles, tel est l’ambitieux projet
 des formations proposées. Mais redécouvrir l’écriture pour apprendre quoi?
 Entretiens croisés avec Bessa Myftiu, la formatrice, Maud Wagnières et Cinzia
 Delabays, deux des participantes au cours de formation continue.

José Ticon

Entretien avec Bessa Myftiu:                                   avec l’écriture. D’un autre côté, le simple fait d’autori-
                                                               ser la liberté d’écrire constitue un levier très puissant
En formation initiale, vous faites le pari à la HEP
                                                               contre les obstacles. Parfois, l’intérêt que je montre à
–Vaud de faire écrire les étudiant-e-s, qu’atten-
                                                               l’expérience racontée oralement par l’étudiant-e l’en-
dez-vous d’eux?                                                                                         2 E M OT
                                                               courage à la rédiger afin de la partager avec d’autres.
Bessa Myftiu: Des récits d’expérience surprenants,
pleins de sens et d’enseignements - matière pour               Au bilan, qu’apprennent les étudiant-e-s?
l’analyse des pratiques. Et je ne suis jamais déçue. Cette     Ils apprennent, tout d’abord, à réfléchir sur leurs actes.
aventure a commencé à la FAPSE (Université de Ge-              Dans le feu de l’action, nous agissons souvent de fa-
nève) avec des étudiant-e-s en licence Mention En-             çon intuitive. Prendre la plume oblige à nous arrêter
seignement ayant choisi mon Séminaire d’éthique en             un moment pour comprendre ce qui s’est passé. À la
option. La qualité des récits m’a donné l’idée de les pu-      suite de cette compréhension, il est possible d’analyser
blier. J’ai souhaité poursuivre ce travail à la HEP, dans le   la situation avec d’autres et d’entrevoir des possibilités
cadre des Séminaires d’intégration, encouragée par la          nouvelles et des solutions différentes. C’est aussi une
responsable du module, Geneviève Tschopp. D’autres             façon pour se connaître et accepter ses imperfections.
textes écrits en formation continue s’y sont rajoutés.         Pour assumer les erreurs inévitables dans le métier de
Je pense que chaque stagiaire ou enseignant-e est ca-          l’humain. Mais surtout, pour appréhender le futur et se
pable de rédiger une expérience de sa pratique sous            préparer à accueillir l’imprévu avec une expérience an-
une forme accessible pour les autres. Et j’ai eu égale-        térieure, devenue connaissance à travers l’écriture.
ment le grand plaisir de publier des récits de profes-
seur-e-s de la HEP dans ce recueil.                            En tant qu’auteure vous-même, notamment de
                                                               nouvelles et de romans, qu’est-ce qui vous a frap-
Dans cette aventure de mise en appétit pour l’écri-            pée dans cette exploration de l’écriture par des
ture, à quels obstacles vous confrontez-vous?                  futur-e-s enseignant-e-s?
Il m’arrive très rarement de rencontrer des résistances        J’ai été touchée par le besoin des auteur-e-s de racon-
à l’acte d’écrire qui commence d’habitude par un seul          ter leur pratique, et aussi par leur fierté d’avoir écrit un
mot, à la première séance, et avance graduellement. Le         texte digne d’être publié: une fois exprimées par écrit,
fait que je sois étrangère et d’une nature artistique me       les failles du quotidien deviennent un apprentissage et
place un peu à la marge du cadre scolaire, ce qui s’avère      une leçon. Mais savez-vous ce qui m’a frappée le plus?
un atout concernant la liberté d’écrire. Je pense intimi-      Le fait que la rédaction des récits ait contribué à une ré-
der moins qu’une enseignante francophone et, venant            conciliation avec l’écriture – et je suis infiniment heu-
d’ailleurs, j’invite naturellement à une ouverture.            reuse d’y avoir participé. La plupart des étudiant-e-s
                                                               que j’accompagne ont été brisés à l’école dans leur dé-
Comment lancez-vous le travail d’écriture?                     sir d’écrire et, grâce à cette expérience de publication,
Souvent, je propose un texte sur la thématique «je             leur attitude envers l’écriture s’est transformée. Socrate,
n’aime pas écrire» qui se termine toujours par le plai-        comparant sa vocation de pédagogue à la profession de
sir trouvé à décrire toutes les raisons pour lesquelles        sa mère, sage-femme, affirmait aider les jeunes à ac-
l’auteur-e n’aime pas écrire. Ces textes sont tellement        coucher de leur esprit. Et moi, je me considère comme
beaux que j’ai failli les publier! Et ils servent de pacte     une accoucheuse de récits.                                •

Educateur 4 | 2018                                                                                                     |7
De la poésie
 Le lundi de la rentrée de janvier, j’arrivai en classe      – Pour pécho! Manu me répondit en me snobant.
 pleine d’espoir et de motivation.                           C’est du verlan, vous pouvez pas comprendre! Pécho
 – Aujourd’hui, et pendant ces deux prochaines se-           ça veut dire choper… choper les filles!
 maines, on ne va pas faire de grammaire, pas d’Ate-         A mon tour de rire. Tous les élèves étaient à présent
 lier du Langage et il n’y aura pas de test.                 attentifs. Une complicité se recréait petit à petit.
 Grands sourires en face de moi et vite un brouhaha.         – Merci Manu, dis-je amusée, ça j’avais compris! Tu
 Les élèves réagirent immédiatement, évidemment              n’étais pas né, le verlan existait déjà! Est-ce que tu
 sans lever la main et en parlant tous en même temps:        peux le dire en utilisant un langage moins familier?
 – Madame, on peut regarder un film? On peut faire           Trouve un synonyme!
 des jeux? Ou on peut faire des débats? Trop cool, on        Les élèves se regardèrent, ils cherchaient à aider
 va rien faire!                                              Manu.
 – Je n’ai pas dit qu’on n’allait pas travailler! Pendant    – Ben Madame, c’est pour dire aux filles qu’elles sont
 ces deux semaines, on va faire de la poésie.                jolies quoi.
 Silence de mort et puis soupirs. J’entendis des «oh         – Ouais, dire qu’on les kiffe.
 non», des «pfff je suis trop nul en poésie» et même         – Bien sûr, mais quel verbe pourrait-on utiliser à la
 un «je préfère alors faire l’Atelier du Langage». L’en-     place de pécho?
 thousiasme du début avait fait place à une nette dé-        À nouveau rires dans la classe en m’entendant répé-
 ception. Diogo était à moitié couché sur sa table, la       ter ce mot qui appartenait à leur langage et qui leur
 tête appuyée sur ses bras, Ivan affalé sur sa chaise, les   semblait totalement déplacé dans la bouche d’une
 jambes tendues et les bras croisés; Filipe avait repris     enseignante.
 son stabilo et coloriait un carré sur deux de la page       – Ça sert à draguer! Diogo avait hurlé à travers la
 de son cahier. Maria s’était retournée pour reprendre       classe, heureux d’avoir trouvé.
 sa discussion avec sa voisine.                              – Ok, merci Diogo.
 C’était le moment d’avoir de la motivation pour             Je m’apprêtais à écrire sa réponse au tableau quand
 quinze!                                                     Filipe posa son stabilo, me regarda tout sourire et dit
 – Bon alors, pour vous, c’est quoi la poésie?               calmement:
 Certains relevèrent la tête. Elle est sérieuse là? On va    – Ça sert à séduire les filles, Madame.
 vraiment faire de la poésie? Mon regard interrogatif        Je soupirai de soulagement. Tout n’était pas perdu!
 passa sur chacun d’eux, tout en restant impassible          – Merci Filipe!
 face aux récriminations. Dans quoi est-ce que je            Dès lors les réponses fusèrent et en quelques mi-
 m’étais lancée? Et si ça ne marchait pas? Je répétai        nutes le tableau fut rempli.
 ma question, tant pour briser le silence qui s’était        Ce petit échange nous avait permis d’entrer dans le
 installé que pour leur montrer ma détermination.            sujet, de faire une pause, de laisser le stress du pro-
 – Bon alors, pour vous, c’est quoi la poésie?               gramme de côté et de se retrouver. De se remettre au
 Petit à petit, un changement s’opéra. Certains se           travail, mais différemment.
 redressèrent, d’autres se turent. Ils se regardèrent,       Je ne sais pas si c’était le fait de travailler gratuite-
 comme pour décider tacitement s’ils allaient ou non         ment – ils savaient qu’ils ne seraient pas sanction-
 répondre à la question. Manu choisit la provocation         nés par une note –, l’attrait de la nouveauté, ma
 et il fut rapidement suivi par d’autres:                    motivation retrouvée ou l’effet de la poésie, mais je
 – La poésie c’est nul!                                      ne les avais jamais vus aussi impliqués. Ils posaient
 – C’est un truc de l’ancien temps.                          des questions, essayaient, s’entraidaient. Pendant
 – Ouais trop, c’est pour les vieux!                         quelques périodes, ils n’avaient que deux buts: pré-
 Je ne réagis pas, je les laissai s’exprimer librement,      senter à la classe un poème de leur choix, puis en
 jusqu’à…                                                    écrire un eux-mêmes.
 – Madame, la poésie, c’est juste pour pécho!
 Rires dans la classe. Ils me testaient et attendaient                  Extrait du texte de Maud Wagnières (2017)
 ma réaction. Je répondis du tac au tac.                                 publié dans Récits d’expérience (tome 2)
 – C’est pour quoi?                                               sous la direction de Bessa Myftiu. Nice: Ovadia.

Entretien avec Maud Wagnières                                suivis, prévus plus spécifiquement pour un renforce-
et Cinzia Delabays:                                          ment des pratiques professionnelles.
                                                             Enfin, j’attendais de cette formation de nouveaux outils
Vous avez participé à une formation continue en
                                                             pour pouvoir transmettre le plaisir d’écrire aux élèves
écriture des pratiques professionnelles. Vous êtes           pour qui l’écriture est trop souvent perçue comme une
deux enseignantes déjà chevronnées, qu’est-ce                corvée.
qui vous a encouragées à vous inscrire?                      Cinzia Delabays: Quand je me suis inscrite à ce cours,
Maud Wagnières: Tout d’abord retrouver ce plaisir            j'avais des élèves de 11e et je cherchais aussi des ou-
d’écrire que j’ai toujours eu, mais auquel je consacre       tils pour les encourager à écrire. J'espérais trouver des
moins de temps qu’avant. Cette formation était desti-        moyens pour les stimuler mais surtout, je l'avoue, j’étais
née à un enrichissement personnel avant tout, ce qui         à la recherche d’un nouveau souffle. J'avais besoin de
était différent d’autres cours de formation continue         retrouver un certain enthousiasme dans l'écriture. Et

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Les feux follets
                                                                                     Rentrée des vacances d’automne. La secrétaire ar-
                                                                                     rive le matin, affiche quelque chose et repart. Et
                                                                                     nous, les profs, on s’approche pour voir: peut-être
                                                                                     des heures qui tombent, l’annonce d’une fête…
                                                                                     C’était le premier jour de la rentrée, et j’avais pré-
                                                                                     vu tout le travail avec ma classe. Je me sentais prêt.
                                                                                     Je me suis approché et j’ai lu l’annonce: «Pendant
                                                                                     les vacances, deux élèves de telle classe ont per-

                                                             © Gianni Ghiringhelli
                                                                                     du l’un sa maman et l’autre son papa de manière
                                                                                     tragique.» J’ai eu froid dans le dos: c’était la classe
                                                                                     dans laquelle j’irais enseigner! J’avais donc cinq
                                                                                     minutes pour me préparer, pour réfléchir à ce que
                                                                                     j’allais faire. Et c’était la première heure de la mati-
                                                                                     née! Dans une situation pareille, on ne peut pas se
comment demander à des élèves d'écrire si on est soi-                                comporter comme si rien ne s’était passé. Quand
même un peu en panne d'idées? Comment pousser,                                       j’ai débarqué dans la classe, l’un des deux élèves
encourager les élèves si on a soi-même un peu perdu                                  était là. J’étais obligé de dire quelque chose. Je ne
le plaisir d'écrire?                                                                 sais pas si c’était bien ou mal.
                                                                                     – Je peux imaginer ce que pourrait être de perdre
Comment êtes-vous entrées dans la démarche?
                                                                                     son papa ou sa maman, je peux imaginer ce que
CD: En ce qui concerne l’atelier d’écriture lui-même,                                cela peut être de perdre sa maman ou son papa
j'y suis entrée sans peine et cela grâce à la formatrice!                            quand on est petit, mais je ne peux pas réaliser vrai-
Chaque cours commençait par une lecture... et quelle                                 ment ce que c’est, parce que je ne les ai pas perdus.
lecture! Madame Myftiu sait ensorceler son auditoire                                 J’ai ouvert ainsi un espace de parole pour que
et mettre en valeur les textes lus. Cela a suffi, en tout                            l’élève présent puisse dire quelque chose. Il n’a pas
cas chez moi, à déclencher l'envie d'écrire, les idées af-                           voulu et les autres non plus. Dans ce silence un peu
fluaient...                                                                          gênant, soudain un élève s’est levé.
                                                                                     – Vous savez Monsieur, pendant les vacances,
MW: J’ai abordé la formation avec beaucoup d’intérêt                                 quand on a su ce qui s’était passé, on est allé au ci-
et une certaine appréhension.                                                        metière, voir les feux follets la nuit pour les esprits
Écrire représente toujours un challenge personnel et je                              des parents.
n’avais jamais participé à un atelier d’écriture. Le pre-                            En ce moment, mon cœur a battu la chamade: j’ai
mier cours a été intense: il faut très vite dépasser le                              vécu une émotion très forte. Ces gamins de 10 ans
syndrome de la page blanche et oser se dévoiler devant                               m’ont appris comment on peut prendre en compte
un groupe que l’on ne connaît pas. Cette étape a été                                 l’autre quand il subit quelque chose d’inimaginable,
largement facilitée par la bienveillance de la formatrice                            d’inacceptable: la perte d’un parent d’une manière
et des autres participants. Rapidement, l’envie de pro-                              brusque dans un accident de voiture.
gresser et de poursuivre cette formation est apparue                                 Donc, ils étaient partis avec lui, le soir, au cimetière
grâce aux moments forts et à la complicité du groupe.                                pour donner quittance de ce qui s’était passé.
                                                                                     – Maintenant ça va, a continué l’élève. On n’a pas
Que vous a apporté cette expérience?                                                 attendu l’école pour faire ça.
MW: Se mettre dans la position de l’élève face à une                                 C’était les années 80. Des personnalités très fortes,
feuille blanche, avec une consigne d’écriture pré-                                   engagées, et regorgeant de projets composaient
cise et un laps de temps donné, m’a montré la dif-                                   notre équipe. Un bon collègue, prof de sciences, est
ficulté de ce que l’on demandait aux écoliers. Bessa                                 mort du sida; six mois plus tard, un autre collègue,
Myftiu nous a donné des outils concrets pour faci-                                   prof de français, s’est tué à moto en Afrique. Le di-
liter cette «entrée» dans l’écriture. Aborder cette dis-                             recteur s’est suicidé peu de temps après. Ces acci-
cipline avec une nouvelle approche, centrée sur le                                   dents ont bouleversé l’excellente atmosphère qui
plaisir plus que sur l’évaluation, m’a donné envie                                   régnait au sein de l’école. En l’espace d’une année
de travailler l’écriture différemment avec les élèves.                               et demie, j’ai perdu mes points de repère dans l’éta-
Sur un plan personnel, cette expérience m’a encoura-                                 blissement. En écoutant cet élève, j’ai pensé: «On
gée à écrire plus régulièrement.                                                     ne s’est jamais réuni entre collègues pour aller voir
                                                                                     les feux follets au cimetière avec la famille de nos
CD: Plus que tout, cela m'a appris à relire, à corriger, à                           collègues disparus.»
corriger encore. Je me suis rendu compte que l'on n'a                                Ces gamins nous ont donné une très bonne leçon
jamais fini d'améliorer un texte!                                                    sur le pouvoir collectif de ritualiser, afin de passer à
J'ai redécouvert le plaisir de l'écriture même si l'on                               autre chose.
manque toujours de temps!
Enfin, j'ai quelques idées que je pourrai mettre en pra-                                                  Texte de Mauro Amiguet (2017)
tique avec mes élèves, des travaux d'écriture qui ne se-                                        publié dans Récits d’expérience (tome 2)
ront pas forcément toujours évalués mais qui sauront,                                    sous la direction de Bessa Myftiu. Nice: Ovadia.
je l'espère, susciter le plaisir de rédiger.            •

Educateur 4 | 2018                                                                                                                        |9
dossier/

 La formation
 au pays des merveilles
 Écrire des fictions scientifiques en formation d’enseignants… et en «je».

                                                                                                                              © niro
Katja Vanini De Carlo, enseignante primaire (DIP Genève), chercheuse (équipe LIFE),
formatrice d’enseignants (PIRACEF – HEP-Vaud)

L
      ’écriture est l’un des outils de travail que je pri-
      vilégie dans ma pratique de formatrice. Écrire            «Mais alors, dit Alice, si le monde
      pour penser, et non l’inverse: je formule ain-
si une posture que j’investis dans les démarches                n’a absolument aucun sens, qui nous
que je propose. J’en propose ici un bref aper-                  empêche d’en inventer un?»
çu de quelques-uns de ses effets insoupçonnés.
                                                                                              Lewis Carrol
Dans ma rencontre avec des futurs enseignants, je
nous (puisque j’aime participer en même temps que
j’anime) propose le plus souvent possible des occa-
                                                              en plus de la fiction et des idées, un point de vue sur
sions d’explorer, décortiquer, et même taquiner notre
                                                              une question, un problème scientifique, et il doit donc
propre rapport à l’écriture. Lors de mes interventions
                                                              également permettre d’instruire le lecteur: l’informa-
dans une formation complémentaire (programme PI-              tion scientifique doit y être présente sous différentes
RACEF1), j’anime un module d’intégration, dispositif          formes, et l’on doit par conséquent trouver dans cet
suivi sur trois ans2 où l’écriture est centrale, et je peux   écrit des extraits du discours scientifique mis en scène:
ainsi, année après année, mesurer les effets de mes           «bribes» de textes (citations), notions, idées reformu-
choix de formatrice.                                          lées, arguments, courants théoriques, noms d’auteurs,
                                                              dates, etc., qui vont être injectés au fil de l’histoire. Ces
  «Me remettre à rédiger à 46 ans me semblait un véri-        deux impératifs (distraire et instruire) doivent trouver un
  table défi. Très vite j’y prends goût et les encourage-     équilibre dans le texte.» (Frier, 2010, p. 2)
  ments (…) me donnent le courage et l’envie d’écrire
  à nouveau. (…) Je retrouve un plaisir oublié. Les de-       La démarche qui s’étale sur plusieurs séances de forma-
  voirs et les certifications imposés par la formation        tion propose des ateliers, des moments de partage (ou
  deviennent plus légers et plus abordables, si on évite      même d’écriture collaborative de type wiki) et d’autres
  de se braquer contre la production écrite.»                 d’écriture individuelle. Elle prévoit le choix du concept
                                                              à «mettre en fiction» et la mise en évidence de ses ca-
Cet extrait, choisi parmi d’autres, nomme l’effet presque     ractéristiques générales, puis la création du squelette
intime que peut avoir un travail de formation sur le rap-     de l’histoire (en créant les personnages, le «décor», en
port à l’écriture.                                            choisissant le genre de récit...). Les caractéristiques sail-
L’exploration d’activités de nature diverse et variée me      lantes du concept exposées par la fiction seront à tisser
passionne, et j’ai eu l’occasion d’en implémenter un          sans apparaître artificiellement plaquées, afin d’assurer
certain nombre, toujours dans le but d’accompagner            le caractère instructif de la fiction scientifique tout en
les enseignants en formation à une (ré)appropriation          préservant son style distrayant.
de cet outil de la pensée dont les potentialités sont         Une dimension insoupçonnée – mais que je relève aus-
majeures, j’en suis convaincue. L’écriture d’une fiction      si parce qu’elle correspond à un champ de recherche au
scientifique, en tant que dispositif de formation, est        cœur de mes intérêts scientifiques – apparaît dans les
une de ces propositions3.                                     fictions que je reçois et que je lis ces dernières années.
La démarche consiste à proposer aux étudiants de se           Je pourrais, pour faire vite, l’appeler biographique. Du
lancer dans la production d’un texte particulier.             vécu, du «monde propre» des étudiants, des éléments
 «(…) le texte à produire comporte une fiction (histoire      personnels traversent et colorent ainsi les fictions, alors
inventée), une narration (situations, personnages fic-        que cette dimension n’est en aucun cas demandée ni
tifs ou mise en scène des protagonistes de différents         même escomptée dans les consignes du travail. C’est le
débats), et il doit par conséquent distraire le lecteur.      cas, par exemple, des histoires qui sont mises en scène
Mais c’est aussi un récit qui met en scène et incarne,        dans un contexte proche de son auteur – la haute

10 |                                                                                                    Educateur 4 | 2018
dossier/
montagne pour une étudiante qui y a passé beaucoup
de temps; une cuisine de restaurant pour une autre qui
combine passion et profession; jusqu’aux fictions où
les personnages sont incarnés par les étudiants eux-
mêmes, de manière plus ou moins déguisée.
Un exemple illustre l’importance que la dimension
intime, personnelle, joue dans l’écriture d’une fiction
telle que proposée: une étudiante se trouve bloquée,
alors qu’elle est parfaitement francophone et a rédigé
ses travaux sans aucune difficulté, dans l’exercice de
rédaction de la fiction scientifique. Presque au pas-
sage, elle m’avoue avoir le réflexe de penser en anglais,

                                                                                                                                                                                                                     © John Tenniel du roman de Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles
langue davantage liée à son vécu et à son entourage
personnel. C’est une évidence pour moi: je lui propose
d’écrire en anglais. Une semaine après, voici une fic-
tion scientifique absolument passionnante, divertis-
sante et qui marie parfaitement les savoirs et le suspens
à transmettre.
Et Alice dans tout ça? Comme l’auteur d’une fiction
scientifique, elle saura seulement à la fin de son voyage
qu’elle plonge en fait dans un monde qu’elle a en
quelque sorte créé elle-même. Un monde fantastique,
qui met en scène, sous une forme transformée, presque
déguisée, son rapport à ce monde, à autrui, aux choses,
ses étonnements et ses (in)compréhensions face à des
facettes qu’elle découvre dans sa vie d’enfant curieux,
qui explore en grandissant. Notre choix de la méta-
phore de ce conte va dans ce sens. Alice deviendrait
le personnage de sa propre fiction, alors dite «scienti-
fique» (Lewis Caroll était logicien!) au sens qu’elle met-                                                                            pelier, condamné à vivre dans un temps qui s’est arrêté
trait en scène un savoir sur le monde des adultes et des                                                                              à l’heure du thé, les rapports de force entre les person-
concepts qui permettent de le partager: la folie du Cha-                                                                              nages des cartes de jeu, la pensée complexe de la reine,
                                                                                                                                      la hâte inexorable du Lapin Blanc…
                                                                                                                                      J’ouvre ainsi une piste de réflexion, naissant de la sur-
                                                                                                                                      prise de découvrir comment le biographique s’invite
                                                                                                                                      et s’infiltre dans l’écriture créative: y aurait-il un phé-
                                                                                                                                      nomène de médiation, proche de ce que Vanhulle
                                                                                                                                      (2009) exprime en termes de subjectivation, donc de
                                                                                                                                      conscientisation des savoirs; le «biographique» fonc-
                                                                                                                                      tionnerait-il comme un catalyseur (presque) involon-
                                                                                                                                      taire de ce processus de subjectivation?                 •

                                                                                                                                      1
                                                                                                                                        Programme intercantonal romand pour l’enseignement des activités
                                                                                                                                      créatrices et de l’économie familiale www.piracef.ch
                                                                                                                                      2
                                                                                                                                        Il s’agit du séminaire d’intégration, tel que conçu par une équipe de for-
                                                                                                                                      matrices de la HEP-VD (voir par exemple Tschopp Rywalski, G. & Stierli, E.
                                                                                                                                      2009). Accompagnement dans la formation initiale des enseignants géné-
                                                                                                                                      ralistes. Prismes/ revue pédagogique HEPL, 10, 23-26.)
                                                                                                                                      3
                                                                                                                                        Je l’ai mise en œuvre pour la première fois en formation initiale des en-
                                                                                                                                      seignants à la HEP-VD en 2010-2011 dans le cadre d’un séminaire d’inté-
                                                             © John Tenniel du roman de Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles

                                                                                                                                      gration co-animé (Vanini De Carlo et Clerc, 2011), puis j’ai pu la reprendre à
                                                                                                                                      plusieurs reprises dans le cadre du programme PIRACEF, toujours dans le
                                                                                                                                      cadre de séminaires d’intégration.

                                                                                                                                       Références
                                                                                                                                       Frier, C. (2010). Construire des connaissances en se racontant des his-
                                                                                                                                       toires: le cas des fictions scientifiques. Actes du colloque Littéracies
                                                                                                                                       universitaires: savoirs, écrits, disciplines. Lille, septembre 2010.
                                                                                                                                       http://labarquetheatre.free.fr/litteracies/
                                                                                                                                       Vanhulle, S. (2009). Des savoirs en jeu aux savoirs en «je»: chemine-
                                                                                                                                       ments réflexifs et subjectivation des savoirs chez de jeunes ensei-
                                                                                                                                       gnants en formation. Bern: Peter Lang.
                                                                                                                                       Vanini De Carlo, K. & Clerc, A. (2011). Écriture de fictions scientifiques:
                                                                                                                                       un outil d’intégration des savoirs de formation. Prismes. Revue péda-
                                                                                                                                       gogique HEP Vaud (15), 30-31.

Educateur 4 | 2018                                                                                                                                                                                            | 11
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