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www.revue-educateur.ch | SEED: à vous de jouer! p. 32 | la collaboration exemplaire de CPA p. 39 | et si tu participais à ton assemblée de district! p. 63 Écrire pour (se) former Numéro 4 | 20 avril 2018 | www.le-ser.ch
sommaire / www.revue-educateur.ch | SEED: à vous de jouer! p. 32 2 Edito | la collaboration exemplaire de CPA p. 39 3 Dossier | et si tu participais à ton assemblée de district! 19 Qui a dit p. 63 20 Éducation aux médias 22 Décod’image Écrire pour (se) former 23 Eureka-Net Numéro 4 | 20 avril 2018 | www.le-ser.ch 24 Enfants et médias: l’étude MIKE révèle les tendances 25 Douze commandements contre l’intégration des TIC Educateur No 4 | 20 avril 2018 26 Plein écran Photo de couverture: sylmalo Prix: Fr. 10.– 27 Coulisses 28 J’éduque, donc je lis Tirage: 7000 exemplaires Rédaction: Av. de la Gare 40 / CP 416 / 1920 Martigny 1 29 La pédagothèque 027 723 58 80 / redaction@revue-educateur.net 30 Skills for the future Rédactrice en chef: Nicole Rohrbach / 078 742 26 34 31 Conceptions des élèves et résolution de problème Éditeur: Syndicat des enseignants romands Av. de la Gare 40 / CP 899 / 1920 Martigny 1 32 Éducation au développement durable Comité de rédaction: Simone Forster / 33 Lekol an Ayiti Christian Yerly / Etiennette Vellas / Nicolas Perrin José Ticon / Yviane Rouiller 34 Différencier? Pratiques gagnantes au Québec Rédactions cantonales: 36 Journées photographiques de Bienne Vaud: rédaction redaction@revue-educateur.net 37 Voyages des plantes, voyages des hommes Genève: Laurent Vité 022 329 26 60 / spg@infomaniak.ch Neuchâtel: Pierre Graber CAHIER SYNDICAL 078 634 48 49 / pierre.graber@saen.ch 38 Semaine romande de la lecture Jura: Rémy Meury / 032 422 48 00 / sej@bluewin.ch Catherine Friedli / catherinefriedli@yahoo.fr 39 La collaboration exemplaire de CPA Berne francophone: SEFB: Dominique Eggler 40 43e Congrès du SER 079 174 97 07 / dominiqueeggler@gmail.com Fribourg: SPFF: Gaétan Emonet 42 L’actu en bref du SER 079 607 95 52 / gaetan.emonet@fr.educanet2.ch 43 Billet du président du SER AMCOFF: Christophe Gobet / 079 285 33 06 christophe.gobet@fr.educanet2.ch 44 Jura Valais: SPVal: Olivier Solioz / 079 286 67 90 45 Vers la maîtrise de l’intégration? solioz.os@netplus.ch AVECO: David Rey / 079 371 69 74 / info@aveco.ch 47 Berne francophone 48 18e Journée des enseignants: les places seront Prépresse et régie publicitaire Suisse romande: Sylvie Malogorski / 079 104 98 41 / 027 565 58 43 «chères»… publicite@revue-educateur.net 49 Neuchâtel communication@revue-educateur.net Régie publicitaire pour la Suisse alémanique: 50 Et la marmotte, elle met le chocolat dans le papier Kömedia AG / Geltenwilenstr. 8a / 9000 St. Gallen d’alu? Cayetana Pobre / c.pobre@koemedia.ch 071 226 92 74 / www.kömedia.ch 51 Vaud Impression: Juillerat Chervet SA 51 «Pourquoi n’ai-je pas accès à laPlattform» Rue de la Clef 7 / 2610 Saint-Imier / 032 942 39 10 53 Fribourg Abonnements: 11 numéros (TVA comprise) Suisse: Fr. 96.– (étudiants: 64.-) / Étranger: Fr. 120.–. 53 Des raisons d’y croire Changements d’adresse, abonnements, 56 Genève commandes de numéros: Educateur / CP 416 1920 Martigny / 027 723 58 80 57 Fait religieux au primaire: c’est pour la rentrée secretariat@revue-educateur.net 62 Valais Les textes sont de la responsabilité de leur(s) 63 Et si tu participais à ton assemblée de district! auteur(s). Ils ne reflètent pas forcément l’avis de la rédaction. Tous droits de reproduction 64 Désavantage numérique… interdits sans autorisation de l’éditeur. |1
éditorial/ Quand les pédagogues écrivent Pourquoi écrire? Pour qui? Dans quelles intentions? Les motivations à saisir la plume ou le clavier sont sans doute aussi nombreuses que celles et ceux qui écrivent. Qu’en est-il pour les enseignant-e-s? Nicole Rohrbach, rédactrice en chef N otre dossier du mois a comme parti des pratiques professionnelles et invitent pris d’interroger le rapport à l’écri- à la fiction et à la créativité? «Une dimen- ture des pédagogues quand ceux- sion insoupçonnée (...) apparaît (...)», a ci quittent l’écrit normé (corrections, éva- remarqué la formatrice: le biographique luations, communications aux élèves, (p. 10). On écrit ainsi non seulement pour aux parents, à l’équipe enseignante, etc.) penser, mais pour se penser; pour s’in- pour rédiger à propos de leur pratique. terroger «sur ce qui, dans nos vies, no- Lorsqu’ils posent sur le papier «imperfec- tamment professionnelles, a motivé tel tions, questions, doutes, étonnements» retournement de situation, telle bifurca- (p. 4) pour mieux concevoir ce qu’il se tion (...)» (p. 12): «(...) le processus même passe, pour mieux se découvrir, pour dif- de mise en mots de ce que nous vivons, fuser aussi, peut-être, ce qui a été prati- pensons, ressentons modifie le conte- qué et compris. nu de la chose.» Aujourd’hui «les formes L’exercice, éminemment formateur, est changent (blog, groupes sur les réseaux par exemple proposé aux étudiant-e-s sociaux, etc.), mais la question est tou- et aux enseignant-e-s en formation jours actuelle: comment formaliser l’ex- continue de la HEP-Vaud, avec une telle périence humaine (celle du travail en est richesse de découvertes que des ou- une) et la transmettre?» (p. 14) vrages – Récits d’expérience – en sont Un dernier partage d’expérience clôt ce nés (p. 7). Initialement suivi pour trouver dossier, d’un projet touchant et porteur de nouveaux outils pour encourager les d’espoir qui a vu, en Belgique, de jeunes élèves à écrire, le cours amène, et c’est migrants de diverses origines apprendre tout bénéfice, à retrouver l’essentiel et à écrire et à créer ensemble. nourrissant plaisir d’écrire, témoignent On écrit aussi pour vivre. des enseignantes (p. 8). Et quand les consignes d’écriture débordent du cadre Bonne lecture. • Annonce courses d'école_185x65.indd 1 26.02.2018 15:52:19 2| Educateur 4 | 2018
vu dossier/ par Giroud... dossier/ p ou r Écrire er 4 L’écriture: forge de la pédagogie e ) fo r m 7 Récits d’expérience (s 10 La formation au pays des merveilles 12 Écrire pour se former? Étrange, non! 15 Pour apprendre à dire nous Dossier réalisé par Etiennette Vellas Educateur 4 | 2018 |3
dossier/ L’écriture: forge de la pédagogie Le pédagogue se trouve, grâce à une écriture mobilisée avec tous ses pouvoirs, en autoformation continue. © niro Etiennette Vellas L ’écriture est inscrite dans le métier d’ensei- l’éducation, cherchant à articuler pour leur donner co- gnant. Par la société, qui voit l’écriture et la lec- hérence trois types d’éléments touchant à l’éducation1: ture comme faisant corps avec l’enseignant. Ce – des valeurs (qui ont lien avec les finalités de l’éduca- qui a valu à celui-ci d’être qualifié d’intellectuel. Mais tion), aussi par ce qui est observable par les élèves et leurs – des savoirs de référence, parents, ces écrits professionnels coutumiers: contrôle – des pratiques assumées (des outils, des gestes, des des présences, corrections, annotations des travaux, attitudes). mise des points et des notes, commentaires dans les Cette «théorie pratique» (englobement mutuel de la bulletins, annonces aux parents de sorties et manifes- théorie et de la pratique), se construisant à partir des tations. Et quand on pénètre dans une classe, par ce problèmes et joies rencontrés dans un milieu, un ter- genre de traces: les écrits au tableau noir ou blanc, la rain, une relation se voulant éducatifs, ne peut être présence de divers affichages. Des écrits normés, que élaborée et mise en œuvre que par des praticiens de l’on reconnaît immédiatement comme étant ceux du l’éducation. métier, comme le sont l’ordonnance du médecin ou Relevons que le terme «théorie pratique» s’écrit au- le compte rendu d’un inspecteur du travail. Tous ces jourd’hui de deux manières: «théorie pratique» (les écrits émanent d’une écriture de l’enseignant ayant deux mots sont mis entre guillemets) ou théorie-pra- pour l’essentiel une fonction de communication. tique (les deux mots sont reliés par un trait d’union). Mais dès que l’enseignant franchit l’heure de fin de Trait d’union ou guillemets spécifient que le savoir cours, ce sont d’autres types d’écrits qui font la marque construit par le pédagogue brise la symbolique binaire du métier avec les préparations de cours et le processus de ces deux concepts, souvent utilisés pour catégoriser des corrections. Une écriture qui peut encore avoir une (et ainsi séparer) les actes de ces acteurs: le praticien fonction essentiellement de communication. (Dans et le chercheur. Ces liens graphiques ont ainsi ce rôle: certains cas, les préparations écrites ne sont faites que insister sur la spécificité d’une recherche de praticien. pour pouvoir être montrées à qui de droit et les correc- Basés sur la question «Comment faire au mieux?», les tions ont essentiellement ce but: pouvoir être rendues). savoirs qu’elle construit sont élaborés dans la béance, l’imperfection, le distendu du lien établi entre pratique Tout change, quand l’enseignant et théorie. Imperfections, questions, doutes, étonne- se fait pédagogue ments, forment le terreau de toute pédagogie et sont ce Ses écrits ne correspondent plus alors à ces seules re- qui l’oblige, dès sa mise en œuvre, à se renouveler. Sans présentations sociales du métier vues ci-dessus. Son cesse. L’écriture y prenant une place première. écriture professionnelle remplit alors d’autres fonctions fondamentales de l’écriture. Elle devient professionna- Une écriture au plein sens du terme lisante et émancipatrice, pour le pédagogue, et source En s’obligeant, pour faire au mieux, à éprouver une de connaissances pour éduquer. Voyons. confrontation permanente entre ses valeurs, ses pra- tiques et ses savoirs pour les mettre en cohérence, le Ce qu’est la pédagogie: un rappel nécessaire pédagogue utilise l’écriture. En faisant appel à ses fonc- pour comprendre les fonctions de l’écriture du tions épistémique, heuristique et de communication. pédagogue Fonctions essentielles de toute écriture. Décrites par En suivant les chercheurs des sciences de l’éducation Françoise Cros (2011) en ces termes: et les pédagogues eux-mêmes qui tentent de cerner ce «Une fonction épistémique, c’est-à-dire une fonction qu’est la pédagogie, nous arrivons à la définir comme de production de pensée. On peut même dire que nous une «théorie pratique», élaborée par un praticien de écrivons pour connaître ce que nous pensons. Emma- 4| Educateur 4 | 2018
dossier/ nuel Brel n’écrit-il pas, en 1992, ‘j’écris non pas pour La troisième fonction de l’écriture, celle de commu- dire ce que je pense, mais pour le savoir’. Nous sommes nication, est tout aussi essentielle pour le pédagogue. notre premier lecteur et les mots marqués sur un ca- Dans son lieu même de pratique de l’éducation, mais hier produisent à ce lecteur (c’est à dire à nous-mêmes) aussi pour aller jusqu’à la diffusion de sa pédagogie et des interrogations, des interprétations autres que les des savoirs qui en émergent. Cette fonction est ainsi intentions originelles voulues pour autrui. Nous nous décrite par Françoise Cros: révélons à nous-mêmes à travers la lecture de notre «La fonction de communication, c’est-à-dire que propre écriture. Le sens d’un texte n’est jamais totale- l’écriture est toujours adressée à un lecteur construit, ment épuisé et c’est bien cette activité d’exégèse que hypothétique; et celui qui écrit agit en vertu de cette nous menons à propos de notre propre texte. Cette ac- construction. L’écriture s’inscrivant dans une commu- tivité peut parfois être terrifiante et produire un dédou- nication différée, le lecteur a tout loisir dans son coin blement de pensée... L’idée que l’écriture se passerait en de comprendre ce qu’il veut, voire de comprendre ce deux temps, l’un qui serait l’élaboration de la pensée et que ne voulait pas dire celui qui a écrit. Autrement dit, le l’autre la transcription fidèle de cette pensée dans l’écri- sens n’appartient pas intégralement au scripteur et c’est ture, est, de ce fait, totalement erronée. Cette fonction toute son habileté scripturale qui peut guider le lecteur épistémique agit dans le processus d’élaboration de et limiter ses interprétations. Mais la «bonne communi- l’écriture. cation» (Sperber et Wilson, 1989) repose sur l’ambigüité Une fonction heuristique, c’est-à-dire que non seule- des locuteurs et sur le demi-chemin parcouru par cha- ment l’écriture produit un déplacement de pensée, une cun. Cette fonction communicative expose le scripteur découverte nouvelle de soi, mais elle conduit à faire à des interprétations qu’il ne souhaite pas toujours et émerger des questions inattendues, des hypothèses qui, parfois, le révèlent... Écrire comporte donc une part interprétatives nombreuses et parfois contradictoires à de risque que certains, bloqués face à la page blanche, gérer.» ne parviennent pas à franchir.» C’est en croisant ces deux fonctions de l’écriture que le C’est avec cette connaissance d’une communication pédagogue: jamais maîtrisée que le pédagogue se lance, ou pas, – Favorise un enrichissement des trois pôles de sa dans la diffusion de sa pédagogie et des savoirs qui en «théorie pratique»: savoirs, valeurs, pratiques. émergent. – Éprouve ces trois piliers eux-mêmes qui doivent pouvoir évoluer pour que son action ne devienne pas routine, ne se rigidifie pas. – Questionne le tissage qui les relie, admet les tensions qu’il y découvre, en recherchant la ligne juste de son action. – Se glisse entre tous les éléments de sa «théorie pra- tique», quand le doute ou une difficulté surgit, pour les revoir, les requestionner, les reproblématiser. – Retend les fils du tissage entre les trois pôles, en s’obligeant à expliciter le sens même de ces fils. Par exemple: quel sens suis-je en train de donner à ce lien que j’établis entre le constructivisme (comme théorie), et l’autonomie (comme valeur), quand je (me) propose d’animer telle situation d’apprentissage? – Pose les problèmes rencontrés, les analyse en établis- sant une liste d’hypothèses sur leurs causes avant de rechercher les pistes d’action qui peuvent en émaner. – Fait émerger de sa «théorie pratique» les savoirs qui lui semblent solides, les théorisant à leur tour. Par exemple, quand le moment est venu d’institutionnali- ser dans sa classe le texte recréé comme pratique rem- plaçant l’explication de texte. – Fait surgir doutes et questions quand il court le risque de sombrer dans des catégorisations. Écrites, ses af- firmations deviennent plus lisibles, parfois se révèlent matraquage insupportable. – Crée les utopies nécessaires quand les envies de tout lâcher le saisissent! Une petite phase d’écriture en plein marasme permet souvent de se remobiliser. Des «trucs» pour se relancer par l’écriture, le pédagogue en a souvent plein les poches! L’écriture du pédagogue, en déployant, intimement mêlées, ses fonctions épistémique et heuristique, donne à l’éducateur un pouvoir réel de recherche sur ses propres pratiques. Educateur 4 | 2018 |5
dossier/ Une écriture formatrice, professionnalisante, pragmatiques tournant au plaidoyer: tout cela n’est que émancipatrice destruction de la pédagogie. Si les pédagogues sont Le pédagogue se trouve, grâce une écriture mobili- aujourd’hui d’accord avec ces critiques de leurs écrits sée avec tous ses pouvoirs, en autoformation conti- quand ils ne parviennent pas à montrer la complexité nue, menant une réflexion sur son action de haut ni- d’une «théorie pratique», ils peinent encore à définir les veau. Une formation dédoublée quand il échange avec types d’écrits pouvant restituer au mieux leur pédago- d’autres ses écrits pédagogiques. Le processus de son gie et les savoirs qu’ils élaborent. Cet obstacle persis- écriture se fait pour lui, émancipateur. tant les conduit à ce danger actuel: être tenté d’imiter le L’écriture servant l’élaboration de sa «théorie pratique», discours scientifique pour être pris au sérieux. Or, non est ainsi d’abord outil perfectionnant sa propre réflexion seulement celui-ci ne sied pas au pédagogue, mais tra- sur sa pratique, dans le but d’agir au mieux. Mais cette hit son objet, empêche sa véritable recherche. écriture peut produire une pensée et une pratique édu- Une écriture fragile et puissante cative nouvelle, pouvant servir l’éducation en général, si l’écrit produit est diffusé. Des Pestalozzi, Freinet ou L'écriture de la pédagogie est contrainte de faire preuve Montessori nous ont montré cette voie dans le passé. de cohérence. Mais pour savoir jusqu’où l’écriture du Aujourd’hui, des éducateurs, enseignants, formateurs, pédagogue parvient à transmettre les savoirs construits, mouvements pédagogiques écrivent, publient et dif- les problématiques à travailler demeurent encore nom- fusent des écrits fort utiles sur leur propre pédagogie, breuses: les épreuves dépassées ne sont pas à oublier, les savoirs et les pratiques qui en émergent. Ils font mais à problématiser; les outils à analyser pour s’en par là même avancer la pédagogie en général, l’éman- sortir et les savoirs à expérimenter sont à contextua- cipant de la psychologie et la philosophie qui l’ont liser dans les «théories pratiques» qui leur ont donné souvent dominée au cours du temps et des sciences naissance pour en garder leur saveur. Bref… les savoirs qui risquent toujours de vouloir la maîtriser (voir au- de la pédagogie, pour être prouvés utiles, doivent être jourd’hui les risques encourus par les pressions exer- éprouvés. cées par certains neuroscientifiques sur la pédagogie). L’entrée par les trois pôles tissés par la recherche pé- dagogique que nous avons mis ici en évidence, peut Une écriture dans sa fonction de communica- donner des repères aux pédagogues pour parvenir à tion à perfectionner toujours mieux transmettre leurs trésors éducatifs que sont les savoirs de la pédagogie. C’est actuellement une Les écrits du pédagogue, recherchant une harmonie piste que nous exploitons dans le groupe d’Éducation entre théorie et pratique, ne se révèlent jamais pou- Nouvelle romand et dans les lieux de formation conti- voir être qualifiés de scientifiques. C’est le problème nue des maîtres et éducateurs où nous travaillons (ex. de l’écriture pédagogique: risquer d’être mal reconnue en formation continue de la Petite enfance donnée à la comme source de connaissances pour éduquer, parce HETS de Genève, ou avec le Renfort pédagogique du que ses écrits ne correspondant pas aux critères ac- canton de Vaud). La proposition de se former ensemble tuels de la production scientifique. Mais c’est la force à être plus qu’un praticien réflexif, un pédagogue, ré- propre de l’écriture pédagogique. Sa différence (écrire clame que l’on se saisisse de l’écriture dans toutes ses pour éduquer) qui montre sa spécificité par rapport à fonctions. • celle de l’écriture scientifique (écrire sur l’éducation). Ces deux types d’écriture et d’écrits devraient pouvoir 1 Vellas, E. Thèse. 2008. être reconnus aujourd’hui dans leur complémentarité, comme deux ressources permettant de toujours mieux comprendre l’éducation et y agir. Insistons ici sur les formes et les qualités que les écrits pédagogiques à but de communication doivent prendre, pour que ceux-ci permettent de faire recon- naître les spécificités de la pédagogie comme «théorie pratique». Et faire admettre la légitimité de ses produc- tions de savoirs pour éduquer. Les pédagogues d'aujourd'hui savent que la transmis- Bibliographie sion des savoirs qu’ils élaborent à partir de leur ques- Françoise Cros, Pourquoi l’écriture est-elle nécessaire aux ensei- tion «Comment faire au mieux?» ne peut plus prendre gnants. Les Cahiers d’Éducation & Devenir. Numéro 10 – Mars 2011. les formes qu’elle a pu prendre au cours du XXe siècle. Cifali, M. & André A. Écrire l’expérience. Vers la reconnaissance des Soit passer par des écrits qui ont fini par faire qualifier pratiques professionnelles. PUF. Cros, F. (dir.). (2006). Écrire sur sa pratique pour développer des com- la pédagogie de discours et le pédagogue de rhéteur. pétences. L’Harmattan. Ainsi disqualifier l’une et l’un. Le mélange des genres, Daunay, B. & Morisse, M. (2009). Les écrits professionnels des ensei- la présentation d’un dogme tournant au dogmatisme, gnants: entre prescrit et réel, entre individuel et collectif, in F. Cros, l’optimisme se faisant lyrisme, la mise en scène de l’ex- L. Lafortune, M. Morisse. Les écritures en situations professionnelles. Presses Universitaires du Québec. périence passant par un simple récit autobiographique, Vellas, E. (2008). Approche, par la pédagogie, de la démarche d’au- le renoncement à une pratique traditionnelle explici- to-socio-construction: une théorie pratique de L’Éducation nouvelle. té par sa dénonciation violente (voire la diabolisation Thèse. Université de Genève. FPSE. en guise d’argumentation), la présentation des savoirs 6| Educateur 4 | 2018
dossier/ Récits d’expérience Le récent ouvrage Récits d’expérience (tome 2) publié sous la direction de Bessa Myftiu met en évidence quelques récits issus de l’expérience professionnelle d’étudiant-e-s de la Haute école pédagogique vaudoise et d’enseignant-e-s en formation continue. Réconcilier avec l’écriture pour mieux réfléchir à son ac- tion et pour enrichir ses pratiques professionnelles, tel est l’ambitieux projet des formations proposées. Mais redécouvrir l’écriture pour apprendre quoi? Entretiens croisés avec Bessa Myftiu, la formatrice, Maud Wagnières et Cinzia Delabays, deux des participantes au cours de formation continue. José Ticon Entretien avec Bessa Myftiu: avec l’écriture. D’un autre côté, le simple fait d’autori- ser la liberté d’écrire constitue un levier très puissant En formation initiale, vous faites le pari à la HEP contre les obstacles. Parfois, l’intérêt que je montre à –Vaud de faire écrire les étudiant-e-s, qu’atten- l’expérience racontée oralement par l’étudiant-e l’en- dez-vous d’eux? 2 E M OT courage à la rédiger afin de la partager avec d’autres. Bessa Myftiu: Des récits d’expérience surprenants, pleins de sens et d’enseignements - matière pour Au bilan, qu’apprennent les étudiant-e-s? l’analyse des pratiques. Et je ne suis jamais déçue. Cette Ils apprennent, tout d’abord, à réfléchir sur leurs actes. aventure a commencé à la FAPSE (Université de Ge- Dans le feu de l’action, nous agissons souvent de fa- nève) avec des étudiant-e-s en licence Mention En- çon intuitive. Prendre la plume oblige à nous arrêter seignement ayant choisi mon Séminaire d’éthique en un moment pour comprendre ce qui s’est passé. À la option. La qualité des récits m’a donné l’idée de les pu- suite de cette compréhension, il est possible d’analyser blier. J’ai souhaité poursuivre ce travail à la HEP, dans le la situation avec d’autres et d’entrevoir des possibilités cadre des Séminaires d’intégration, encouragée par la nouvelles et des solutions différentes. C’est aussi une responsable du module, Geneviève Tschopp. D’autres façon pour se connaître et accepter ses imperfections. textes écrits en formation continue s’y sont rajoutés. Pour assumer les erreurs inévitables dans le métier de Je pense que chaque stagiaire ou enseignant-e est ca- l’humain. Mais surtout, pour appréhender le futur et se pable de rédiger une expérience de sa pratique sous préparer à accueillir l’imprévu avec une expérience an- une forme accessible pour les autres. Et j’ai eu égale- térieure, devenue connaissance à travers l’écriture. ment le grand plaisir de publier des récits de profes- seur-e-s de la HEP dans ce recueil. En tant qu’auteure vous-même, notamment de nouvelles et de romans, qu’est-ce qui vous a frap- Dans cette aventure de mise en appétit pour l’écri- pée dans cette exploration de l’écriture par des ture, à quels obstacles vous confrontez-vous? futur-e-s enseignant-e-s? Il m’arrive très rarement de rencontrer des résistances J’ai été touchée par le besoin des auteur-e-s de racon- à l’acte d’écrire qui commence d’habitude par un seul ter leur pratique, et aussi par leur fierté d’avoir écrit un mot, à la première séance, et avance graduellement. Le texte digne d’être publié: une fois exprimées par écrit, fait que je sois étrangère et d’une nature artistique me les failles du quotidien deviennent un apprentissage et place un peu à la marge du cadre scolaire, ce qui s’avère une leçon. Mais savez-vous ce qui m’a frappée le plus? un atout concernant la liberté d’écrire. Je pense intimi- Le fait que la rédaction des récits ait contribué à une ré- der moins qu’une enseignante francophone et, venant conciliation avec l’écriture – et je suis infiniment heu- d’ailleurs, j’invite naturellement à une ouverture. reuse d’y avoir participé. La plupart des étudiant-e-s que j’accompagne ont été brisés à l’école dans leur dé- Comment lancez-vous le travail d’écriture? sir d’écrire et, grâce à cette expérience de publication, Souvent, je propose un texte sur la thématique «je leur attitude envers l’écriture s’est transformée. Socrate, n’aime pas écrire» qui se termine toujours par le plai- comparant sa vocation de pédagogue à la profession de sir trouvé à décrire toutes les raisons pour lesquelles sa mère, sage-femme, affirmait aider les jeunes à ac- l’auteur-e n’aime pas écrire. Ces textes sont tellement coucher de leur esprit. Et moi, je me considère comme beaux que j’ai failli les publier! Et ils servent de pacte une accoucheuse de récits. • Educateur 4 | 2018 |7
De la poésie Le lundi de la rentrée de janvier, j’arrivai en classe – Pour pécho! Manu me répondit en me snobant. pleine d’espoir et de motivation. C’est du verlan, vous pouvez pas comprendre! Pécho – Aujourd’hui, et pendant ces deux prochaines se- ça veut dire choper… choper les filles! maines, on ne va pas faire de grammaire, pas d’Ate- A mon tour de rire. Tous les élèves étaient à présent lier du Langage et il n’y aura pas de test. attentifs. Une complicité se recréait petit à petit. Grands sourires en face de moi et vite un brouhaha. – Merci Manu, dis-je amusée, ça j’avais compris! Tu Les élèves réagirent immédiatement, évidemment n’étais pas né, le verlan existait déjà! Est-ce que tu sans lever la main et en parlant tous en même temps: peux le dire en utilisant un langage moins familier? – Madame, on peut regarder un film? On peut faire Trouve un synonyme! des jeux? Ou on peut faire des débats? Trop cool, on Les élèves se regardèrent, ils cherchaient à aider va rien faire! Manu. – Je n’ai pas dit qu’on n’allait pas travailler! Pendant – Ben Madame, c’est pour dire aux filles qu’elles sont ces deux semaines, on va faire de la poésie. jolies quoi. Silence de mort et puis soupirs. J’entendis des «oh – Ouais, dire qu’on les kiffe. non», des «pfff je suis trop nul en poésie» et même – Bien sûr, mais quel verbe pourrait-on utiliser à la un «je préfère alors faire l’Atelier du Langage». L’en- place de pécho? thousiasme du début avait fait place à une nette dé- À nouveau rires dans la classe en m’entendant répé- ception. Diogo était à moitié couché sur sa table, la ter ce mot qui appartenait à leur langage et qui leur tête appuyée sur ses bras, Ivan affalé sur sa chaise, les semblait totalement déplacé dans la bouche d’une jambes tendues et les bras croisés; Filipe avait repris enseignante. son stabilo et coloriait un carré sur deux de la page – Ça sert à draguer! Diogo avait hurlé à travers la de son cahier. Maria s’était retournée pour reprendre classe, heureux d’avoir trouvé. sa discussion avec sa voisine. – Ok, merci Diogo. C’était le moment d’avoir de la motivation pour Je m’apprêtais à écrire sa réponse au tableau quand quinze! Filipe posa son stabilo, me regarda tout sourire et dit – Bon alors, pour vous, c’est quoi la poésie? calmement: Certains relevèrent la tête. Elle est sérieuse là? On va – Ça sert à séduire les filles, Madame. vraiment faire de la poésie? Mon regard interrogatif Je soupirai de soulagement. Tout n’était pas perdu! passa sur chacun d’eux, tout en restant impassible – Merci Filipe! face aux récriminations. Dans quoi est-ce que je Dès lors les réponses fusèrent et en quelques mi- m’étais lancée? Et si ça ne marchait pas? Je répétai nutes le tableau fut rempli. ma question, tant pour briser le silence qui s’était Ce petit échange nous avait permis d’entrer dans le installé que pour leur montrer ma détermination. sujet, de faire une pause, de laisser le stress du pro- – Bon alors, pour vous, c’est quoi la poésie? gramme de côté et de se retrouver. De se remettre au Petit à petit, un changement s’opéra. Certains se travail, mais différemment. redressèrent, d’autres se turent. Ils se regardèrent, Je ne sais pas si c’était le fait de travailler gratuite- comme pour décider tacitement s’ils allaient ou non ment – ils savaient qu’ils ne seraient pas sanction- répondre à la question. Manu choisit la provocation nés par une note –, l’attrait de la nouveauté, ma et il fut rapidement suivi par d’autres: motivation retrouvée ou l’effet de la poésie, mais je – La poésie c’est nul! ne les avais jamais vus aussi impliqués. Ils posaient – C’est un truc de l’ancien temps. des questions, essayaient, s’entraidaient. Pendant – Ouais trop, c’est pour les vieux! quelques périodes, ils n’avaient que deux buts: pré- Je ne réagis pas, je les laissai s’exprimer librement, senter à la classe un poème de leur choix, puis en jusqu’à… écrire un eux-mêmes. – Madame, la poésie, c’est juste pour pécho! Rires dans la classe. Ils me testaient et attendaient Extrait du texte de Maud Wagnières (2017) ma réaction. Je répondis du tac au tac. publié dans Récits d’expérience (tome 2) – C’est pour quoi? sous la direction de Bessa Myftiu. Nice: Ovadia. Entretien avec Maud Wagnières suivis, prévus plus spécifiquement pour un renforce- et Cinzia Delabays: ment des pratiques professionnelles. Enfin, j’attendais de cette formation de nouveaux outils Vous avez participé à une formation continue en pour pouvoir transmettre le plaisir d’écrire aux élèves écriture des pratiques professionnelles. Vous êtes pour qui l’écriture est trop souvent perçue comme une deux enseignantes déjà chevronnées, qu’est-ce corvée. qui vous a encouragées à vous inscrire? Cinzia Delabays: Quand je me suis inscrite à ce cours, Maud Wagnières: Tout d’abord retrouver ce plaisir j'avais des élèves de 11e et je cherchais aussi des ou- d’écrire que j’ai toujours eu, mais auquel je consacre tils pour les encourager à écrire. J'espérais trouver des moins de temps qu’avant. Cette formation était desti- moyens pour les stimuler mais surtout, je l'avoue, j’étais née à un enrichissement personnel avant tout, ce qui à la recherche d’un nouveau souffle. J'avais besoin de était différent d’autres cours de formation continue retrouver un certain enthousiasme dans l'écriture. Et 8| Educateur 4 | 2018
Les feux follets Rentrée des vacances d’automne. La secrétaire ar- rive le matin, affiche quelque chose et repart. Et nous, les profs, on s’approche pour voir: peut-être des heures qui tombent, l’annonce d’une fête… C’était le premier jour de la rentrée, et j’avais pré- vu tout le travail avec ma classe. Je me sentais prêt. Je me suis approché et j’ai lu l’annonce: «Pendant les vacances, deux élèves de telle classe ont per- © Gianni Ghiringhelli du l’un sa maman et l’autre son papa de manière tragique.» J’ai eu froid dans le dos: c’était la classe dans laquelle j’irais enseigner! J’avais donc cinq minutes pour me préparer, pour réfléchir à ce que j’allais faire. Et c’était la première heure de la mati- née! Dans une situation pareille, on ne peut pas se comment demander à des élèves d'écrire si on est soi- comporter comme si rien ne s’était passé. Quand même un peu en panne d'idées? Comment pousser, j’ai débarqué dans la classe, l’un des deux élèves encourager les élèves si on a soi-même un peu perdu était là. J’étais obligé de dire quelque chose. Je ne le plaisir d'écrire? sais pas si c’était bien ou mal. – Je peux imaginer ce que pourrait être de perdre Comment êtes-vous entrées dans la démarche? son papa ou sa maman, je peux imaginer ce que CD: En ce qui concerne l’atelier d’écriture lui-même, cela peut être de perdre sa maman ou son papa j'y suis entrée sans peine et cela grâce à la formatrice! quand on est petit, mais je ne peux pas réaliser vrai- Chaque cours commençait par une lecture... et quelle ment ce que c’est, parce que je ne les ai pas perdus. lecture! Madame Myftiu sait ensorceler son auditoire J’ai ouvert ainsi un espace de parole pour que et mettre en valeur les textes lus. Cela a suffi, en tout l’élève présent puisse dire quelque chose. Il n’a pas cas chez moi, à déclencher l'envie d'écrire, les idées af- voulu et les autres non plus. Dans ce silence un peu fluaient... gênant, soudain un élève s’est levé. – Vous savez Monsieur, pendant les vacances, MW: J’ai abordé la formation avec beaucoup d’intérêt quand on a su ce qui s’était passé, on est allé au ci- et une certaine appréhension. metière, voir les feux follets la nuit pour les esprits Écrire représente toujours un challenge personnel et je des parents. n’avais jamais participé à un atelier d’écriture. Le pre- En ce moment, mon cœur a battu la chamade: j’ai mier cours a été intense: il faut très vite dépasser le vécu une émotion très forte. Ces gamins de 10 ans syndrome de la page blanche et oser se dévoiler devant m’ont appris comment on peut prendre en compte un groupe que l’on ne connaît pas. Cette étape a été l’autre quand il subit quelque chose d’inimaginable, largement facilitée par la bienveillance de la formatrice d’inacceptable: la perte d’un parent d’une manière et des autres participants. Rapidement, l’envie de pro- brusque dans un accident de voiture. gresser et de poursuivre cette formation est apparue Donc, ils étaient partis avec lui, le soir, au cimetière grâce aux moments forts et à la complicité du groupe. pour donner quittance de ce qui s’était passé. – Maintenant ça va, a continué l’élève. On n’a pas Que vous a apporté cette expérience? attendu l’école pour faire ça. MW: Se mettre dans la position de l’élève face à une C’était les années 80. Des personnalités très fortes, feuille blanche, avec une consigne d’écriture pré- engagées, et regorgeant de projets composaient cise et un laps de temps donné, m’a montré la dif- notre équipe. Un bon collègue, prof de sciences, est ficulté de ce que l’on demandait aux écoliers. Bessa mort du sida; six mois plus tard, un autre collègue, Myftiu nous a donné des outils concrets pour faci- prof de français, s’est tué à moto en Afrique. Le di- liter cette «entrée» dans l’écriture. Aborder cette dis- recteur s’est suicidé peu de temps après. Ces acci- cipline avec une nouvelle approche, centrée sur le dents ont bouleversé l’excellente atmosphère qui plaisir plus que sur l’évaluation, m’a donné envie régnait au sein de l’école. En l’espace d’une année de travailler l’écriture différemment avec les élèves. et demie, j’ai perdu mes points de repère dans l’éta- Sur un plan personnel, cette expérience m’a encoura- blissement. En écoutant cet élève, j’ai pensé: «On gée à écrire plus régulièrement. ne s’est jamais réuni entre collègues pour aller voir les feux follets au cimetière avec la famille de nos CD: Plus que tout, cela m'a appris à relire, à corriger, à collègues disparus.» corriger encore. Je me suis rendu compte que l'on n'a Ces gamins nous ont donné une très bonne leçon jamais fini d'améliorer un texte! sur le pouvoir collectif de ritualiser, afin de passer à J'ai redécouvert le plaisir de l'écriture même si l'on autre chose. manque toujours de temps! Enfin, j'ai quelques idées que je pourrai mettre en pra- Texte de Mauro Amiguet (2017) tique avec mes élèves, des travaux d'écriture qui ne se- publié dans Récits d’expérience (tome 2) ront pas forcément toujours évalués mais qui sauront, sous la direction de Bessa Myftiu. Nice: Ovadia. je l'espère, susciter le plaisir de rédiger. • Educateur 4 | 2018 |9
dossier/ La formation au pays des merveilles Écrire des fictions scientifiques en formation d’enseignants… et en «je». © niro Katja Vanini De Carlo, enseignante primaire (DIP Genève), chercheuse (équipe LIFE), formatrice d’enseignants (PIRACEF – HEP-Vaud) L ’écriture est l’un des outils de travail que je pri- vilégie dans ma pratique de formatrice. Écrire «Mais alors, dit Alice, si le monde pour penser, et non l’inverse: je formule ain- si une posture que j’investis dans les démarches n’a absolument aucun sens, qui nous que je propose. J’en propose ici un bref aper- empêche d’en inventer un?» çu de quelques-uns de ses effets insoupçonnés. Lewis Carrol Dans ma rencontre avec des futurs enseignants, je nous (puisque j’aime participer en même temps que j’anime) propose le plus souvent possible des occa- en plus de la fiction et des idées, un point de vue sur sions d’explorer, décortiquer, et même taquiner notre une question, un problème scientifique, et il doit donc propre rapport à l’écriture. Lors de mes interventions également permettre d’instruire le lecteur: l’informa- dans une formation complémentaire (programme PI- tion scientifique doit y être présente sous différentes RACEF1), j’anime un module d’intégration, dispositif formes, et l’on doit par conséquent trouver dans cet suivi sur trois ans2 où l’écriture est centrale, et je peux écrit des extraits du discours scientifique mis en scène: ainsi, année après année, mesurer les effets de mes «bribes» de textes (citations), notions, idées reformu- choix de formatrice. lées, arguments, courants théoriques, noms d’auteurs, dates, etc., qui vont être injectés au fil de l’histoire. Ces «Me remettre à rédiger à 46 ans me semblait un véri- deux impératifs (distraire et instruire) doivent trouver un table défi. Très vite j’y prends goût et les encourage- équilibre dans le texte.» (Frier, 2010, p. 2) ments (…) me donnent le courage et l’envie d’écrire à nouveau. (…) Je retrouve un plaisir oublié. Les de- La démarche qui s’étale sur plusieurs séances de forma- voirs et les certifications imposés par la formation tion propose des ateliers, des moments de partage (ou deviennent plus légers et plus abordables, si on évite même d’écriture collaborative de type wiki) et d’autres de se braquer contre la production écrite.» d’écriture individuelle. Elle prévoit le choix du concept à «mettre en fiction» et la mise en évidence de ses ca- Cet extrait, choisi parmi d’autres, nomme l’effet presque ractéristiques générales, puis la création du squelette intime que peut avoir un travail de formation sur le rap- de l’histoire (en créant les personnages, le «décor», en port à l’écriture. choisissant le genre de récit...). Les caractéristiques sail- L’exploration d’activités de nature diverse et variée me lantes du concept exposées par la fiction seront à tisser passionne, et j’ai eu l’occasion d’en implémenter un sans apparaître artificiellement plaquées, afin d’assurer certain nombre, toujours dans le but d’accompagner le caractère instructif de la fiction scientifique tout en les enseignants en formation à une (ré)appropriation préservant son style distrayant. de cet outil de la pensée dont les potentialités sont Une dimension insoupçonnée – mais que je relève aus- majeures, j’en suis convaincue. L’écriture d’une fiction si parce qu’elle correspond à un champ de recherche au scientifique, en tant que dispositif de formation, est cœur de mes intérêts scientifiques – apparaît dans les une de ces propositions3. fictions que je reçois et que je lis ces dernières années. La démarche consiste à proposer aux étudiants de se Je pourrais, pour faire vite, l’appeler biographique. Du lancer dans la production d’un texte particulier. vécu, du «monde propre» des étudiants, des éléments «(…) le texte à produire comporte une fiction (histoire personnels traversent et colorent ainsi les fictions, alors inventée), une narration (situations, personnages fic- que cette dimension n’est en aucun cas demandée ni tifs ou mise en scène des protagonistes de différents même escomptée dans les consignes du travail. C’est le débats), et il doit par conséquent distraire le lecteur. cas, par exemple, des histoires qui sont mises en scène Mais c’est aussi un récit qui met en scène et incarne, dans un contexte proche de son auteur – la haute 10 | Educateur 4 | 2018
dossier/ montagne pour une étudiante qui y a passé beaucoup de temps; une cuisine de restaurant pour une autre qui combine passion et profession; jusqu’aux fictions où les personnages sont incarnés par les étudiants eux- mêmes, de manière plus ou moins déguisée. Un exemple illustre l’importance que la dimension intime, personnelle, joue dans l’écriture d’une fiction telle que proposée: une étudiante se trouve bloquée, alors qu’elle est parfaitement francophone et a rédigé ses travaux sans aucune difficulté, dans l’exercice de rédaction de la fiction scientifique. Presque au pas- sage, elle m’avoue avoir le réflexe de penser en anglais, © John Tenniel du roman de Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles langue davantage liée à son vécu et à son entourage personnel. C’est une évidence pour moi: je lui propose d’écrire en anglais. Une semaine après, voici une fic- tion scientifique absolument passionnante, divertis- sante et qui marie parfaitement les savoirs et le suspens à transmettre. Et Alice dans tout ça? Comme l’auteur d’une fiction scientifique, elle saura seulement à la fin de son voyage qu’elle plonge en fait dans un monde qu’elle a en quelque sorte créé elle-même. Un monde fantastique, qui met en scène, sous une forme transformée, presque déguisée, son rapport à ce monde, à autrui, aux choses, ses étonnements et ses (in)compréhensions face à des facettes qu’elle découvre dans sa vie d’enfant curieux, qui explore en grandissant. Notre choix de la méta- phore de ce conte va dans ce sens. Alice deviendrait le personnage de sa propre fiction, alors dite «scienti- fique» (Lewis Caroll était logicien!) au sens qu’elle met- pelier, condamné à vivre dans un temps qui s’est arrêté trait en scène un savoir sur le monde des adultes et des à l’heure du thé, les rapports de force entre les person- concepts qui permettent de le partager: la folie du Cha- nages des cartes de jeu, la pensée complexe de la reine, la hâte inexorable du Lapin Blanc… J’ouvre ainsi une piste de réflexion, naissant de la sur- prise de découvrir comment le biographique s’invite et s’infiltre dans l’écriture créative: y aurait-il un phé- nomène de médiation, proche de ce que Vanhulle (2009) exprime en termes de subjectivation, donc de conscientisation des savoirs; le «biographique» fonc- tionnerait-il comme un catalyseur (presque) involon- taire de ce processus de subjectivation? • 1 Programme intercantonal romand pour l’enseignement des activités créatrices et de l’économie familiale www.piracef.ch 2 Il s’agit du séminaire d’intégration, tel que conçu par une équipe de for- matrices de la HEP-VD (voir par exemple Tschopp Rywalski, G. & Stierli, E. 2009). Accompagnement dans la formation initiale des enseignants géné- ralistes. Prismes/ revue pédagogique HEPL, 10, 23-26.) 3 Je l’ai mise en œuvre pour la première fois en formation initiale des en- seignants à la HEP-VD en 2010-2011 dans le cadre d’un séminaire d’inté- © John Tenniel du roman de Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles gration co-animé (Vanini De Carlo et Clerc, 2011), puis j’ai pu la reprendre à plusieurs reprises dans le cadre du programme PIRACEF, toujours dans le cadre de séminaires d’intégration. Références Frier, C. (2010). Construire des connaissances en se racontant des his- toires: le cas des fictions scientifiques. Actes du colloque Littéracies universitaires: savoirs, écrits, disciplines. Lille, septembre 2010. http://labarquetheatre.free.fr/litteracies/ Vanhulle, S. (2009). Des savoirs en jeu aux savoirs en «je»: chemine- ments réflexifs et subjectivation des savoirs chez de jeunes ensei- gnants en formation. Bern: Peter Lang. Vanini De Carlo, K. & Clerc, A. (2011). Écriture de fictions scientifiques: un outil d’intégration des savoirs de formation. Prismes. Revue péda- gogique HEP Vaud (15), 30-31. Educateur 4 | 2018 | 11
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