D'OÙ VIENNENT ALIENS ET PREDATORS.

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D'OÙ VIENNENT ALIENS ET PREDATORS.
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                 D’OÙ VIENNENT ALIENS ET PREDATORS.

                                       OLIVIER REY.

                                              que ce qui nous fait le plus peur

            O
                    N SE FIGURE VOLONTIERS
                     est ce que nous ne connaissons pas, le radicalement
                     étranger. Il se pourrait bien qu’il en aille autrement ; la
            nouveauté pure est susceptible de nous étonner, de nous déso-
            rienter, pas de nous terrifier. Les plus grandes frayeurs, au sein
            des découvertes, trouvent toujours leur origine dans ce que,
            consciemment ou non, nous reconnaissons. « Au reste, y a-t-il quoi
            que ce soit de “ totalement ” étranger pour nous ? C’est peu pro-
            bable — même sur Sirius. L’effroi seul augmente, quand les
            forces venues du fond des âges ou de très loin pénètrent chez
            nous. Cet effroi même est un indice de reconnaissance, un signe
            que nous les avons jadis connues1. »
                Les monstres ? Oui, tous autant que nous sommes, nous les
            avons déjà connus. Dans l’enfance. L’enfance vraie, pas celle qui
            se raconte avec complaisance ; pas celle qui se donne comme
            période idyllique, pleine de poésie, etc. Ce que Kundera a appelé
            le kitsch de l’enfance. Un kitsch qui ne date pas d’hier, puisqu’il y
            a quinze siècles, saint Augustin éprouvait déjà le besoin de le
            contredire — « la faiblesse du corps est innocente chez l’enfant,
            mais non pas son âme ». Plus près de nous, Freud n’a assurément

            1
              Ernst Jünger, Approches, drogues et ivresse, trad. Henri Plard, Galli-
            mard, coll. Idées, 1974, p. 369.
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                pas souscrit au tableau mièvre qu’une certaine convention dresse
                de l’enfance. L’enfance est loin d’être toute innocence. Elle n’est
                pas non plus, même choyée, tout bonheur. À en croire Thomas
                Bernhard, ce serait même l’inverse : l’enfance, n’importe quelle
                enfance, serait un véritable enfer. « Les gens disent qu’ils ont eu
                une belle enfance, mais ç’a tout de même été l’enfer. Les gens fal-
                sifient tout, ils falsifient jusqu’à l’enfance qu’ils ont eue. Ils
                disent, j’ai eu une belle enfance, et ils n’ont tout de même eu que
                l’enfer. Plus les gens vieillissent, plus ils disent facilement qu’ils
                ont eu une belle enfance, alors que cela n’a tout de même été rien
                d’autre que l’enfer. L’enfer n’est pas à venir, l’enfer a eu lieu, […] car
                l’enfer c’est l’enfance 2. » Bernhard exagère, à son habitude. Non que
                l’enfance n’abrite l’enfer : mais la limiter à cela est abusif. Elle
                abrite aussi le paradis. Paradis et enfer, endroit et envers d’une
                même situation. Par exemple : paradis de la relation fusionnelle
                avec la bonne mère nourricière, source de tous biens ; enfer symé-
                trique quand la bonne mère, de décevoir l’attente, se mue en mau-
                vaise. Les parents frustrateurs, dont chaque manquement, étant
                donné la toute-puissance à eux accordée, ne peut être que délibéré.
                Telle est la matrice des monstres qui peuplent les abîmes infernaux.
                Les parents dont la méchanceté imaginaire est à la mesure de
                l’agressivité de l’enfant à leur encontre, quand ceux-ci manquent à
                l’appel — méchanceté multipliée par les moyens démesurés dont
                l’enfant les crédite. Ce sont moins les monstres qui provoquent la
                terreur, que l’inverse : la terreur du petit enfant à la perspective que
                les parents soient animés, à son endroit, des mêmes sentiments que
                ceux que lui-même éprouve pour eux quand ils font défaut, à la
                perspective qu’ils cessent de l’aimer et que, de protecteurs qu’ils
                étaient, ils se transforment en ennemis.
                    Voilà pourquoi les innombrables histoires qui, dans les
                cultures humaines, mettent en scène des monstres, n’ont rien d’arbi-

                2
                  Maîtres anciens, trad. Gilberte Lambrichs, Gallimard, coll. folio, 1999,
                p. 87-88.
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            traire. Ces monstres ont bel et bien existé. Quelque chose, en nous, les
            reconnaît. Quand bien même, avec la science-fiction, viendraient-ils
            des confins de l’espace, quand bien même l’imagination qui les pro-
            duit ne serait-elle assujettie à aucune contrainte terrestre, ils n’en
            semblent que mieux correspondre à leur origine. Nous allons, dans
            les pages qui suivent, nous efforcer d’illustrer ces réalités par
            quelques images de fiction, extraites de films ayant rencontré un très
            grand succès au cours des dernières décennies. Plus précisément :
                — la série des Aliens : Alien (réalisé par Ridley Scott, 1979), Aliens
            (réalisé par James Cameron, 1986), Alien 3 (réalisé par David Fincher,
            1992), Alien Resurrection (réalisé par Jean-Pierre Jeunet, 1997) ;
                — la série des Predators : Predator (réalisé par John McTier-
            nan, 1987), Predator 2 (réalisé par Stephen Hopkins, 1990) ;
                — le film Alien vs Predator (réalisé par Paul Anderson, 2004). (Il
            existe un second film intitulé Alien vs Predator : Requiem [2007],
            mais trop dénué d’intérêt pour que, cette mention faite, nous y
            revenions.)
                Le film Alien vs Predator est loin d’être, cinématographique-
            ment, le meilleur du lot. Néanmoins, parce qu’il met simultané-
            ment en scène les deux types de monstres, il nous fournira un
            guide commode.
                L’histoire commence avec la détection, par un satellite d’une
            firme de communication, d’une source d’émission sous les glaces
            de l’Antarctique. Une équipe se rend sur place et découvre, à
            700 mètres de profondeur, une étrange pyramide.
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                    À sa sortie le film a été critiqué pour ses ambiances très sombres
                — ainsi le journal Village Voice parlant de « black-on-black-in-black-
                ness ». Au vu des images, le reproche est compréhensible, mais
                l’éclairage déficient est cohérent avec le propos. Cette pyramide sou-
                terraine — avec ses centaines de salles, ses dédales, ses reconfigura-
                tions permanentes — symbolise en effet l’inconscient, qui, comme
                le film invite à le découvrir, abrite de redoutables monstres : les
                Aliens et les Predators. Les uns et les autres ayant déjà fait leur
                apparition dans des films précédents, il est nécessaire de rappeler en
                quelques mots leur principales caractéristiques.

                Les Aliens.

                    Les Aliens ont un mode de reproduction qui s’apparente à
                celui des insectes — avec une phase de parasitisme meurtrier
                nécessaire à leur métamorphose. Une reine pond des œufs.
                Lorsque l’œuf est arrivé à maturation et se trouve dans un envi-
                ronnement favorable, il s’ouvre.

                   En émerge une sorte de scorpion…
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              … qui n’a rien de plus pressé que de sauter à la tête d’un
            mammifère comme l’homme, à laquelle il se fixe solidement.

                Une fois rivé au visage d’un homme, le « scorpion » introduit à
            l’intérieur du corps un embryon qui va se développer dans la poi-
            trine colonisée. L’embryon arrivé à maturation, celui-ci transperce
            la cage thoracique de l’hôte pour aller vivre sa vie.

               Cette vie sera celle d’un animal absolument redoutable, d’une
            agressivité insensée.
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                    Les films laissent très rarement entrevoir la forme complète
                des Aliens. Ou alors, de façon si fugitive qu’il est difficile de l’ap-
                précier. La fonction « arrêt sur image » permet de constater que
                les Aliens sont assez anthropoïdes…

                    … si ce n’est qu’ils ont une queue impressionnante, évoquant
                à la fois le crocodile et le serpent, et un « crâne » allongé à l’ex-
                trême, dont la surface noire et polie évoque la carapace d’un
                insecte. Enfin, élément sans doute le plus marquant, la mâchoire
                baveuse et monstrueuse, qui évoque la murène. (La multiplication
                des éléments disparates, caractéristique du monstre, accentue la
                terreur — impossible de savoir à quoi nous avons affaire.)

                   L’une des originalités de cette mâchoire est d’en contenir une
                seconde, qui redouble l’agressivité de l’organe ; d’autant que cette
                seconde mâchoire est télescopique et, par un jaillissement sou-
                dain, peut servir à transpercer :
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            Les Predators.
               Le Predator, au premier abord, est encore plus difficile à saisir
            que l’Alien, car il a la faculté de se fondre dans le décor, d’être
            quasiment transparent : c’est le caméléonisme poussé à l’extrême.
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                En revanche, quand le Predator quitte sa transparence, il se révèle
                très clairement humanoïde. Son allure est celle d’un guerrier
                d’Heroic Fantasy.

                   Malgré cette morphologie d’un exotisme mesuré, le Predator
                révèle en enlevant son casque une tête monstrueuse. Chairs rosâtres
                autour de la bouche, dents qui se dressent telles les pinces du crabe.

                    Le Predator peut faire preuve d’autant de vigueur et d’agressi-
                vité que l’Alien. Cependant, ce qui l’« humanise » en regard de
                son confrère en monstruosité, c’est, outre l’allure générale, le fait
                qu’il se protège par une armure, alors que l’Alien, comme les
                insectes, est protégé par une sorte de squelette externe. De même,
                les armes de l’Alien sont « naturelles » (sa mâchoire, sa queue…),
                tandis que celles du Predator sont des outils qui lui sont adjoints.
                Il dispose ainsi, dans le prolongement des bras, de griffes métal-
                lique acérées et rétractables.
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                Il dispose également de lames qui se lancent à la façon des
            disques, sectionnant tout sur leur trajectoire, et d’un filet grâce
            auquel il peut immobiliser son ennemi, qu’il achève ensuite en le
            transperçant d’un poignard, sur le modèle du rétiaire romain.
            Mais le Predator joint, à ses côtés archaïques, la sophistication de
            la technique. Est assujetti à son bras un boîtier multifonctions, et
            à son casque des appareils de vision infrarouge, de localisation
            des cibles, de scannage. Parmi ces appareils un viseur laser qui lui
            permet d’orienter automatiquement, et avec la plus grande préci-
            sion, le canon qu’il porte sur l’épaule gauche.

            La sexuation des monstres.

                 Si les films — et, parallèlement, les bandes dessinées et récits
            en grand nombre nés à la suite des premiers films, dans une efflo-
            rescence qui a quelque chose de la production mythique — met-
            tant en scène Aliens et Predators ont rencontré un tel succès,
            c’est que ces monstres ne sont pas arbitraires. Ils répondent, mal-
            gré leur aspect chimérique, à des réalités psychiques profondes :
            ils incarnent, à leur manière, les figures terrifiantes de la mauvaise
            mère et du mauvais père.
                 La sexuation est soulignée, dans les deux séries de films
            consacrées à chacun de ces monstres séparément, par l’adversaire
            par excellence qu’ils trouvent sur leur route. Dans le cas des
            Aliens, il s’agit d’une femme, jouée par Sigourney Weaver dans les
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                quatre films de la série. Dans les deux Predator, l’adversaire dési-
                gné est un homme. Et, dans le premier film, pas n’importe quel
                homme : Arnold Schwarzenegger en personne qui, par sa muscu-
                lature, est le seul à pouvoir vaguement se comparer aux Predators.
                    L’esprit de chasseurs qui anime les Predators, qui parcourent
                l’univers afin de satisfaire leur passion, fait immédiatement clas-
                ser ceux-ci du côté viril. Les deux films qui les mettent en scène
                nous montrent un Predator venu sur terre pour le seul plaisir que
                lui procure une chasse à l’homme — un peu comme l’ancienne
                noblesse allait à la chasse au gros gibier, ou les aristocrates anglais
                à la chasse au tigre dans l’empire des Indes. (On pense à la nou-
                velle de Richard Connell, The Most Dangerous Game, plus connue
                sous le nom des « Chasses du comte Zaroff », qui a donné lieu à
                un film d’Ernest Schoedsack dans les années 1930 : un comte pro-
                voque des naufrages sur l’île tropicale qu’il habite, recueille les
                naufragés qu’ensuite il utilise comme gibier pour ses chasses,
                parce que, de toutes les proies, l’homme est la plus intéressante à
                traquer.) Cela étant, les Predators ont trouvé mieux que l’homme
                à chasser dans l’univers : les Aliens. Dans le film Alien vs Predator,
                le signal qui a attiré les hommes dans la pyramide a été déclenché
                par les Predators. Le rôle des humains est, ici, de servir de
                simples incubateurs à Aliens, afin qu’ensuite trois jeunes Preda-
                tors puissent être soumis à un rite de passage : devenir adultes en
                ayant tué un Alien. Ce rite de passage par la chasse et la mise à
                mort d’une proie est typiquement masculin.
                    En revanche, l’agressivité déployée par les Aliens n’empêche
                nullement les hommes qui leur sont confrontés de classer ces
                monstres du côté féminin. Il y a le mode de reproduction — une
                reine et ses filles —, mais pas seulement. Dans Alien 3 il n’y a pas
                de reine, pas de ponte, un seul Alien, et pourtant un personnage
                ne s’y trompe pas quand il emploie le mot mother pour désigner le
                monstre. De même l’héroïne d’Alien vs Predator qui, lorsqu’elle
                tient un Alien au bout d’une mitrailleuse, s’écrie : « You are one
                ugly mother… »
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               Par contraste, le Predator, quant à lui, est volontiers qualifié de
            Motherfucker3.

                Côté Alien, on remarquera que les films de la série, à com-
            mencer par le premier d’entre eux, se déroulent dans des vais-
            seaux spatiaux — à défaut dans des espaces isolés au milieu d’un
            environnement radicalement hostile. Le vaisseau spatial est une
            excellente métaphore du ventre maternel : monde en soi, milieu
            climatisé qui isole et protège, en dehors duquel on mourrait aus-
            sitôt. Ce trait est souligné, dans le premier Alien, par le fait que
            l’ordinateur central qui gère le vaisseau s’appelle Mother. Mais
            3
               Il est vrai que dans Aliens, le deuxième épisode de la série, un person-
            nage qui tire sur un Alien le traite aussi de Motherfucker. La même
            « erreur » est commise dans Alien 3 — telle est la force des automa-
            tismes de langage. (N’arrive-t-il pas aujourd’hui d’entendre certaines
            filles dire de quelqu’un qu’il est « casse-couilles » ?)
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                l’Alien qui s’est introduit dans le vaisseau va transformer ce
                milieu paisible et protecteur en enfer — soit, exactement, l’inver-
                sion de la bonne mère en mauvaise mère. Les deux versants de la
                mère se retrouvent dans l’ambiguïté du vaisseau spatial : à la fois
                absolument nécessaire à la survie, et abritant un monstre.
                    Les Aliens inversent tous les attributs positifs de la maternité.
                La sorte de « scorpion » qui va se coller au visage présente sur sa
                face interne une ouverture qui ressemble à un sexe féminin. Mais
                au lieu d’accueillir, cette ouverture sert à projeter un appendice
                qui va s’enfoncer dans la bouche de la proie, et implanter dans
                son corps l’embryon d’Alien.

                    La mère qui nourrit l’enfant s’inverse en mère qui se nourrit
                aux dépens de l’enfant, le sein est retourné en organe d’agression.
                Au lieu d’accoucher, de donner naissance, les Aliens naissent en
                transperçant le corps qui les abritait. (À certains égards, le mode
                de reproduction des Aliens peut être considéré comme la maté-
                rialisation de théories sexuelles infantiles.) Quant à la gueule elle-
                même de l’Alien, elle n’est pas sans rappeler certaines représenta-
                tion fantasmées du vagin de la femme, garni de dents castratrices.
                Face aux Aliens, Sigourney Weaver représente la bonne mère —
                celle qui porte l’enfant.

                    On la voit confrontée dans l’illustration suivante à sa terri-
                fiante figure inversée, s’interposant entre le monstre — la reine
                Alien — et l’enfant qu’elle protège et qui se cache derrière elle.
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                 Marquons bien ce point : il n’y a pas là opposition entre, d’un
            côté, la femme qui rassure, de l’autre une agression d’essence
            masculine, mais entre deux incarnations féminines, la bonne et la
            mauvaise. (L’unité sous-jacente est soulignée, dans Alien Resurrec-
            tion, par le fait que Sigourney Weaver incarne un être transgé-
            nique dont le génome contient des éléments provenant des
            Aliens ; dans Alien 3, par le fait que c’est par l’intermédiaire de
            Sigourney Weaver qu’est introduit l’Alien sur une planète péni-
            tentiaire uniquement peuplée d’hommes : Sigourney Weaver et
            Alien, remède et poison, sont les deux versants d’une même réa-
            lité.) On dira que Sigourney Weaver n’est pas précisément l’ar-
            chétype de la femme « féminine », que son personnage comporte
            nombre de traits « masculins ». Cela est vrai, mais ne remet nulle-
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                ment en cause la précédente analyse, au contraire. Pour le petit
                enfant en effet, la mère primordiale est androgyne : il est donc
                logique qu’à ce stade, en tant même que mère, elle cumule des
                traits qui seront ultérieurement distingués en féminins et mascu-
                lins.
                    Il n’en va pas de même avec la figure du père. Celle-ci se déta-
                chant comme autre de la mère, elle se trouve d’emblée identifiée
                comme masculine. Tel est le cas avec le Predator, en qui on cher-
                cherait en vain le moindre élément féminin. Dans les deux films
                Predator, le seul but de la créature est d’affirmer sa puissance par
                des combats victorieux avec les hommes et l’accumulation de tro-
                phées. Dans Alien vs Predator, les proies désignées ne sont pas
                humaines, mais les Predators n’en éliminent que plus expéditive-
                ment les quelques malheureux qui se trouvent sur leur chemin.
                Les caractères du « mauvais père » s’affirment particulièrement
                dans le mode opératoire. Essentiellement, les Predators transper-
                cent. Avec les deux griffes, ou avec la lance. Dans l’image ci-des-
                sous, la lance télescopique prend un aspect nettement castrateur :
                la victime est atteinte au bas du ventre, et le pistolet mitrailleur
                qu’elle laisse échapper est comme le (petit) phallus qu’elle perd
                par l’intervention du phallus démesuré qu’est la lance (on devine,
                sur la gauche, la silhouette du Predator ici présent sous le mode
                « transparent », ce qui n’en fait que mieux ressortir sa nature
                agressive : il est essentiellement le vecteur de la lance).
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               Dans le film Predator, Arnold Schwarzenegger est le chef d’un
            commando dont la mission est de délivrer des prisonniers déte-
            nus par des guérilleros. Sa violence a donc un but protecteur, elle
            représente un recours face au danger — au contraire de la vio-
            lence du Predator, qui a pour seul motif le plaisir qu’elle procure.
            Dans Predator 2, l’adversaire ultime du Predator est un policier,
            qui a charge d’assurer la sécurité des populations et de faire res-
            pecter la loi ; en regard, vis-à-vis des hommes, le Predator ne
            connaît d’autre loi que son propre désir.

            Parallèles et différences.
                Il existe, dans la « mauvaiseté », un parallèle indéniable entre
            les Aliens et les Predators. Ce parallèle est souligné par un détail :
            la couleur du sang. Les Aliens ont un sang jaune vert, et les Pre-
            dators un sang vert fluorescent. Cela étant, la similitude laisse
            aussi apparaître une grande différence. L’apparition du sang des
            Predators est le signe d’une vulnérabilité. Le sang des Aliens,
            quant à lui, est incroyablement corrosif — il dissout aussi bien le
            métal que la pierre. Dans certains cas, des Aliens prisonniers peu-
            vent en venir à tuer l’un d’entre eux — l’une d’entre elles serait
            plus exact — pour que le sang répandu dissolve les obstacles.
            Autrement dit, le sang qui coule apparaît ici moins comme un
            signe de vulnérabilité que comme une arme supplémentaire.
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                    Dans l’horreur de la tête aussi, il y a similitude et différence.
                Les deux types de créatures ont des têtes irregardables. Mais
                l’Alien n’a pas de visage. Ses yeux sont impossibles à situer, on ne
                voit que la mâchoire et les dents.
                    Le Predator est absolument hideux — mais il a un regard, un
                proto-visage.

                    Ce qui fait que si l’Alien est d’une hostilité absolue, impos-
                sible à entamer, le statut du Predator, lui, n’est pas aussi rigide.
                Sur l’image suivante le Predator peut aussi bien être vu comme le
                monstre qui va enlever, violer, broyer la femme devant lui, que
                celui qui veille sur elle, qui la protège — ce qui est le cas en l’oc-
                currence.

                   Dans Alien vs Predator, une alliance finit par s’établir entre la
                dernière survivante humaine et le dernier survivant Predator, unis
                dans la lutte contre les Aliens. Un tel rapprochement a été pos-
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            sible dans la mesure où les Predators sont pourvus, dans leurs
            agissements vis-à-vis des humains, d’une proto-éthique de chas-
            seur. Ainsi dans le premier film Predator, quand le Predator
            rejoint Arnold Schwarzenegger, son plus coriace gibier et le der-
            nier survivant du groupe d’hommes qu’il poursuivait, il se garde
            de le tuer immédiatement. Il évalue d’abord la proie qui lui a si
            bien résisté.

                 Puis, l’ayant sans doute jugée digne de respect, il se décide à
            l’affronter en un dernier combat, pour lequel il se dépouille de
            son armement sophistiqué et de son casque pour équilibrer les
            chances. Autre manifestation de cette morale de chasseur : dans
            Alien vs Predator, quand un homme de faible constitution se
            trouve sur le chemin du Predator, celui-ci le soulève de terre.

               Un scan rapide lui montre que cet homme est rongé par un
            cancer et ne va pas tarder à mourir.
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                   Alors il le laisse choir et poursuit son chemin : la proie n’est
                pas digne de lui.

                    Plus tard, c’est la vaillance dont fera preuve l’héroïne, der-
                nière survivante humaine, lors d’une rencontre avec un Alien, qui
                convaincra le Predator de la laisser l’accompagner, non sans
                l’avoir pourvue d’une arme et d’une protection façonnées avec le
                cadavre d’un Alien.
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               Quand finalement, le Predator sera tué par le dernier Alien,
            on verra l’héroïne s’agenouiller auprès de sa dépouille.
               Les Predators venus récupérer le cadavre (les honneurs
            funèbres qu’ils rendent à leurs morts est un trait supplémentaire
            qui les humanise) non seulement épargnent la rescapée, mais
            reconnaissent sa valeur en lui donnant une lance.
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                   Puis ils tournent les talons et s’en vont : les Predators ne sont
                pas sentimentaux.

                Des monstres internes.

                     Les figures sadiques du mauvais père et de la mauvaise mère,
                ce sont d’abord le retournement du potentiel agressif de l’enfant
                sur lui-même, et la terreur que celui-ci éprouve en attribuant aux
                parents les mêmes pulsions agressives qu’il lui arrive de ressentir
                à leur égard, assorties de moyens à la mesure de la surpuissance
                qu’il leur prête. De ce point de vue, un personnage d’Alien 3 dit
                parfaitement vrai lorsque, ayant examiné Sigourney Weaver au
                scanner, il lui annonce que pendant son sommeil, elle a été fécon-
                dée par un monstre, et qu’elle porte un embryon d’Alien dans la
                poitrine : I think you’ve got one inside of you.
                     La vérité est que chacun porte un Alien en lui. Notons que
                dans la série Alien, c’est invariablement la cupidité humaine qui
                entraîne la reproduction des monstres. Les embryons demeure-
                raient indéfiniment dans leurs œufs si une firme, en quête de pro-
                fit, ne se montrait toujours prête à sacrifier des humains dans
                l’espoir de s’approprier les Aliens et leur puissance destructrice,
                monnayable sur le marché des armes. Les Aliens ne sont donc, en
                dernière analyse, qu’un produit des passions humaines. Ces pas-
                sions dont toutes les sagesses traditionnelles recommandaient
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            qu’elles fussent dominées, et dont, depuis le XVIIIe siècle, par un
            étonnant retournement, notre civilisation a entrepris la promo-
            tion, dont elle a entendu libérer l’énergie au profit d’une activité
            économique explosive — sans mesurer à quel point le jeu peut
            s’avérer dangereux. L’humanité vit toujours à flanc d’abîme — un
            abîme très immédiat, celui des passions qui la travaillent, et que
            tous les montages traditionnels s’employaient, avec des réussites
            diverses, avec plus ou moins d’habileté ou de maladresse, à conju-
            rer. À un agent de la firme qu’elle a démasqué, Sigourney Weaver
            déclare : I don’t know which species is worse. They don’t fuck each
            other for a goddam percentage — « Je ne sais pas quelle espèce est
            la pire, [les Aliens] ne s’entubent pas les uns les autres pour un
            putain de pourcentage ». En fait, d’une certaine manière, les deux
            espèces, Aliens et humains, n’en font qu’une — les Aliens n’étant
            jamais que la projection de certains éléments qui nous habitent.
            À ce propos, il n’est pas indifférent que les films de la série Alien
            commencent et se terminent souvent par le sommeil — sortie de
            l’état d’hibernation que nécessite une longue traversée spatiale,
            ou retour à cet état. On peut parfaitement imaginer que ce qui se
            déroule durant tout le film n’est qu’un rêve. Mais un rêve très
            signifiant quant aux réalités psychiques.
                Remarquons, pour terminer, qu’il n’est pas étonnant que les
            Aliens se révèlent, en comparaison des Predators, beaucoup
            plus terrifiants : c’est que la mauvaise mère est elle-même bien
            plus mauvaise que le mauvais père — comme la bonne mère est
            aussi bien meilleure que le bon père. Ainsi que l’a écrit Joyce
            dans Ulysse : « Amor matris, subjective and objective genitive, may be
            the only true thing in life ». Il n’y a, par conséquent, rien de pire
            que l’inversion de cet amour, qui fait vaciller rien de moins que
            la réalité tout entière. Dans le premier Alien, un scientifique
            admiratif déclare à propos de la créature : « Sa perfection n’a
            d’égale que son hostilité ». On pourrait aussi dire : « Sa malfai-
            sance absolue n’a d’égale, en intensité, que l’amour absolu de la
            bonne mère » (de la mère pour l’enfant et réciproquement). La
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                différence de « mauvaiseté » entre Alien et Predator ne fait, en
                définitive, que mesurer la différence dans le degré de l’investis-
                sement libidinal du petit enfant envers la mère et le père. L’al-
                liance qui finit par être conclue, dans Alien vs Predator, entre
                l’héroïne et le Predator, peut être comprise comme le rôle tra-
                ditionnellement dévolu à l’instance paternelle (disons le tiers
                par rapport au duo mère-enfant) dans l’évolution psychique :
                permettre la prise de distance avec les investissements pri-
                maires, initier à une possible domestication des monstres par la
                culture.

                    À la fin d’Alien vs Predator, le dernier Alien survivant, la reine-
                mère, a disparu, entrainée par un gigantesque poids au fond de
                l’océan. (C’est un trait supplémentaire qui place les Aliens du côté
                du féminin : leur lien à l’humidité — en conformité avec les asso-
                ciations antiques entre les sexes et les différents éléments.) La
                dépouille du Predator, elle, est emportée dans l’espace. Et sur
                terre, il appartient aux hommes d’essayer de vivre leur vie, sans
                être assaillis par les monstres.

                    Tous autant que nous sommes, au début de notre vie, nous
                les engendrons. Si nous n’en tenons pas compte, si nous croyons
                en être prémunis, au point de ne plus craindre de nous affran-
                chir des digues que des millénaires de Kulturarbeit ont édifiées
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            pour les apprivoiser, si nous allons, ces monstres, jusqu’à les
            exciter pour profiter de leur énergie, alors il risque de se pro-
            duire ce qui se passe dans les films dont il vient d’être ques-
            tion : ils se déchaînent et dévastent tout.

                                                                Olivier REY.
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