Danielle Perin Rocha Pitta - Création et expression d'identités " tigrées " au Brésil - Echinox Journal

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Caietele Echinox, 40/ 2021 : Identités collectives

                 Danielle Perin Rocha Pitta
        Création et expression d’identités
                            « tigrées » au Brésil

The Creation and Expression of “Tiger”                       Durand montre en effet magistralement
Identities in Brazil                                            que la cohérence du champ imaginaire
Abstract: The various cultures that coexist in Brazil     procède de l’irréductible hétérogénéité de ses
have established a specific dialogue between them.       constituants. Toute identité ne peut émerger
The mythical elements present in the imaginary          que « si elle intègre l’altérité », l’unité ne peut
originate from various continents. It is possible to     être que pluralité ordonnée. Qu’il s’agisse de
understand these images, their dynamics and their          l’individu ou d’une société (d’un ensemble
dialogues through a myth-criticism of the media.                  socioculturel), la notion de « polarités
In this paper, we shall analyze images linked to                     antagonistes » demeure essentielle.
a specific theme such as hunger, and its various                                       Michèle Pachter
artistic expressions.
Keywords: Brazil; Collective Imaginary; Myth;
Arts; Hunger.
                                                        G     ilberto Freyre reprend et approfondi la
                                                              question de l’identité culturelle dans
                                                        le contexte de la réalité brésilienne. Dans
Danielle Perin Rocha Pitta
                                                        Interpretação do Brasil1, un chapitre intitulé
                                                        « Unité et diversité, Nation et région », y
Núcleo Interdisciplinar de Pesquisas sobre o
                                                        est consacré. L’auteur y cite la définition du
Imaginário– UFPE
                                                        régionalisme du professeur Bews comme:
Associação Ylê Setí do Imaginário, Recife –
                                                        « une façon spéciale de considérer la réalité
Brésil
                                                        ultime de la vie »2; puis il expose l’impor-
danidprp@gmail.com
                                                        tance du mouvement régionaliste com-
                                                        mencé en 1926 sous sa propre orientation.
DOI: 10.24193/cechinox.2021.40.13                       Il écrit :

                                                             « Le mouvement régionaliste qu’un
                                                             groupe d’écrivains, d’artistes et de scien-
                                                             tifiques a commencé il y a vingt-deux
                                                             ans représente, peut-être, le premier
                                                             mouvement systématique de ce genre
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       en Amérique. Il a été et continue d’être            La création, par un individu porteur
       un effort pour encourager au Brésil, une       de diverses mythologies, va donc rendre
       expression culturelle plus spontanée,          compte d’un complexe culturel bien spé-
       une expression plus libre de la culture        cifique : une « pluralité bien ordonnée » à
       par les habitants de ses différentes           « l’âme tigrée » (Gilbert Durand).
       régions. Le Nord-Est, d’où est parti                Maintenant que le nouvel esprit scien-
       le mouvement, vient de ces régions à           tifique et le nouvel esprit anthropologique
       l’histoire particulièrement riche, remar-      ont ouvert plus largement le champ du
       quable par son potentiel humain ».3            réel en montrant l’importance des mythes
                                                      dans la vie quotidienne et tenant compte
     Ainsi, le Nord-Est peut être considéré           des mélanges culturels (virtuels inclus) de
comme une région culturelle avec sa propre            plus en plus rapides qui caractérisent notre
définition car, comme le dit le Maître :              époque, il faut bien prendre en considéra-
                                                      tion que toute individualité est inévitable-
        il n’y a peut-être pas de région au Bré-      ment « tigrée »6.
       sil qui dépasse le nord-est en termes               Trois approches seront ici proposées
       de richesse de traditions illustres et         pour cerner cette identité : le complexe
       de netteté de caractère. Plusieurs de          mythique religieux, les images de la faim,
       ses valeurs régionales sont devenues           l’expression artistique.
       nationales après avoir été imposées à
       d’autres Brésiliens, moins en raison de
                                                         Les modèles mythiques
       la supériorité économique que le sucre
       a accordée au Nord-Est pendant plus
       d’un siècle, qu’en raison de la séduc-
       tion morale et de la fascination esthé-
                                                      P  our comprendre la formation de l’iden-
                                                         tité brésilienne « Le double et la méta-
                                                      morphose », sur l’identification mythique
       tique de ces mêmes valeurs4.                   dans le candomblé brésilien, de Monique
                                                      Augras (et toute son œuvre), sont sans doute
     et il assure en outre que l’ensemble des         une lecture essentielle et indispensable.
régions est ce qui forme le vrai Brésil.                   A propos du vécu du candomblé
     D’autre part, selon de la perspective de         Marion Aubrée, qui s’est également pen-
Jean-Jacques Wunenburger,                             chée sur le sujet, traite à son tour de la vie
                                                      dans cet espace :
       … le mythe constitue un imaginaire
       en quelque sorte ‘transitionnel’ pour               la cosmogonie traditionnelle (y) est
       toute création. Au lieu d’être confronté            polythéiste et divise le monde en deux
       au vertige de la page blanche, de                   niveaux : l’un, visible, où se meuvent
       s’installer dans le vide qui sépare le              les humains et l’autre, invisible, où
       néant de l’être, l’artiste trouve dans le           demeurent des entités mythiques
       mythe le mouvement élémentaire qui                  anthropomorphes, les orixa. Ceux-ci
       fait surgir une histoire, le texte initial à        sont liés, à la fois, à des éléments
       partir duquel un nouveau monde peut                 naturels (feu, eau, tempête, arc-en-
       être dit ou montré 5.                               ciel, plantes, minéraux, etc.) et à des
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Création et expression d’identités « tigrées » au Brésil

       catégories culturelles (guerrier, séduc-       A cette table tous les dialogues sont
       teur, artisan, guérisseur, entre autres) possibles et rendus propices par Exu,
       dont l’articulation ordonne la structure médiateur par excellence.
       spécifique à chaque orixa, son carac-
       tère. C’est ce ‘caractère’, en quelque
                                                     Fixation de l’identité :
       sorte archétypal, qui fait de chaque
       orixa un ‘modèle d’identité mythique’         cérémonie d’initiation (Candomblé)
       pour les humains qui lui sont dédiés .
                                                L
                                             7
                                                      ors d’une cérémonie organisée à l’oc-
                                                      casion de l’entrée dans la camarinha
       Il faut mentionner deux aspects du - lieu où la personne devra se recueillir
mythe, tel que défini par Gilbert Durand plusieurs jours dans le silence et la solitude
– comme un système dynamique de sym- – l’amassi9 est préparé. Il consiste à pétrir
boles, d’archétypes et de schèmes qui tend des feuilles spécifiques à chaque orixá, en
à se composer en récit, c’est-à-dire qui se particulier l’orixá patron du terreiro et qui
présente sous forme d’histoire – impor- détiens l’ori (la tête) de la personne ini-
tants : d’abord le mythe est un récit fonda- tiée. Cette préparation s’accompagne de
teur de la culture, puis il ordonne le social chants en présence de l’orixá invité à « des-
et donne un sens à la vie.                       cendre » pour présider à l’action ; ensuite,
       Il est important de souligner ici le fait la tête de l’initié est lavée avec cette pré-
que le quotidien de toute culture est basé paration sacrée tandis que les termes de la
sur ses mythes, et le fait que tout individu a, relation à partir de ce moment, entre lui et
à sa disposition, divers modèles sur lesquels le sacré, sont transmis : un bain corporel
il peut s’appuyer pour forger son individua- complet suit avec la même préparation qui
lité, son identité.                              doit rester sur le corps pendant de longues
       La réalité brésilienne, de par sa for- heures; enfin, selon l’orixá de l’initié, un feu
mation, offre à l’individu une grande diver- est allumé dans un récipient dans un cadre
sité de modèles mythiques principalement métallique et placé sur la tête de celui-ci.
d’origines autochtone, occidentale et afri-           On observe alors que le choix des
caine. C’est dans cet éventail de possibi- plantes se fait en fonction de l’orixá de
lités que chacun va choisir et adapter ses l’individu, de l’orixa du terreiro, et avec
propres modèles.                                 les feuilles de tous les orixas. En d’autres
                                                 termes : lors de la cérémonie d’initiation,
       Qu’on imagine une Table Ronde : des éléments individuels, collectifs et sacrés
       autour, ne sont assis ni les douze (cosmiques) sont présents, tous interagis-
       apôtres, ni les Chevaliers du Roi sant selon la dynamique spécifique de ce
       Arthur (tous du même sexe mas- moment unique.
       culin) mais, côte à côte, Oxalá et la          L’eau sacrée dans laquelle les feuilles
       Vierge Marie, Saint Jean et Xango, ont été pressées fait la jonction entre ces
       Iemanjá et Iara, Iansã et Tupã, un deux éléments, eau et végétation. Le réci-
       Saci et Cumadre Florzinha, Jesus et pient où est préparé l’amassi est une coupe
       un Bouddha-au-gros-ventre. La table en argile, qui à son tour symbolise la terre.
       étant desservie par Exu.8                 Les préparatifs se font au son de chants
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d’enchantement, au souffle des orixá, et là se         Nous voudrions montrer, notamment
trouvent déjà trois éléments. Le quatrième             sur quatre points, que toute création
élément, le feu, selon l’orixa de l’initié, est        artistique est une main tendue qui
placé sur sa tête. Ainsi, les quatre éléments          donne à voir, entendre, aimer, le travail
de la nature sont harmonisés et re-signifiés           mais inversement une main qui tend la
par rapport à une individualité spécifique.            main pour recevoir, accueillir, recueillir
      Lors de la fixation de l’identité, tous          les multiples messages et les enrichis-
les éléments de la nature sont re-signifiés            sements qui viennent de l’autre, qui
en fonction de l’énergie propre à l’individu           viennent du vaste et inépuisable océan
initié. L’interaction entre les diverses éner-         régénérateur13 ». « La première vertu
gies présentes à ce moment est unique.                 de l’artiste pour cette offre et pour
      Il est à noter d’une part qu’il n’y a pas        cet accueil, pour cet échange, c’est
de dichotomie bien / mal dans la mytho-                la générosité. La seconde, c’est cette
logie yoruba10; d’autre part, l’absence de             pieuse humilité, cette dévotion (pieta)
dichotomie homme actif / femme pas-                    à l’altérité des maîtres, des techniques
sive : les femmes, qu’elles soient Iemanjá,            et des horizons uniques d’une culture.
Oxum ou lansã, sont actives et guerrières,             La troisième vertu cardinale de l’ar-
en plus d’être aimantes, maternelles et ami-           tiste : c’est l’esprit de fraternité qui fait
cales. Par ailleurs la femme (Odudua – le              sympathiser le vainqueur avec l’art du
pouvoir de l’utérus, qui donne naissance               perdant, qui communique à l’esclave
à l’existence – et lemanjá) est une partie             la sensibilité du maître et, à l’inverse,
active du processus de création de l’uni-              transforme le «chœur» protestant en
vers, primordiale dans le cas de Nanã. Elle            chant gospel14.
est également libre de choisir ses actions.
On note donc la présence, au sein de ces               Quand le but est d’appréhender les
mythes, de la structure synthétique de            significations profondes d’une culture, il
l’imaginaire (Gilbert Durand), essentielle-       faut se pencher sur les œuvres d’art et leur
ment due à la présence du temps cyclique,         contenu symbolique, qui en sont l’expres-
mais aussi due aux aspects à la fois mys-         sion essentielle. Pour les approcher, ce que
tiques et guerriers compris dans les orixa11.     le scientifique a en main, donc, c’est une
Francesca Bassi souligne que « les mar-           image, insérée dans un contexte cultu-
queurs d’identités familiales ou lignagères       rel et établissant la communication entre
peuvent se développer à partir du plan sen-       les individus; cette image contient obli-
soriel individuel »12.                            gatoirement des symboles qui se réfèrent
                                                  à des archétypes, qui font référence à des
    Expression des identités :                    schèmes, qui décrivent le « trajet anthro-
                                                  pologique » d’une communauté spécifique,
    Symboles et archétypes
                                                  située dans le temps et l’espace : «Les
    dans l’expression artistique                  images que l’homme imagine sont tou-

J e voudrais d’abord reprendre quelques
  observations faites par G. Durand dans
Beaux Arts et Archétypes :
                                                  jours des symboles significatifs dont l’effort
                                                  scientifique doit remonter les traces aux
                                                  schèmes et aux intentions symbolisantes ».
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Création et expression d’identités « tigrées » au Brésil

      Un ensemble d’œuvres d’art, expres-        le peintre, d’un autre côté, ses composants
sion d’un même groupe culturel, donnera          (personnages, vêtements, ordonnance, ins-
donc à voir la constellation mythique qui        truments) sont typiques de la région - et
le caractérise.                                  ils sont représentés par une grande quantité
      Dans ce but, des recherches ont été        d’artistes. Avec les mêmes caractéristiques,
menées par le Núcleo Interdisciplinar de         il existe des représentations de maracatus19
Pesquisas sobre o Imaginário – Université        (par Lenira, par exemple), de caboclinhos20
Fédérale de Pernambuco à Récife, dans            (par Wilton de Souza, par exemple), de
les années 80. Une mythocritique de 700          l’Urso du Carnaval21, du carnaval en géné-
œuvres d’art a été entreprise. Rappelons         ral. La danse frevo avec parasols, couleurs
que « La mythocritique [...] pose que tout       caractéristiques, mouvement (Bajado,
“récit” (littéraire bien sûr, mais aussi dans    Lula Gonzaga, Lula Cardoso Aires) est
d’autres langages: musical, scénique, pic-       une représentation constante, ainsi que les
tural, etc.) entretient une relation étroite     Cirandas - danse et musique de Pernam-
avec le sermo mythicus, le mythe. Le mythe       buco, plus précisément de l’île d’Itamaracá,
serait en quelque sorte le modèle matriciel      des femmes de pêcheurs qui chantent et
de tout récit, structuré par des schèmes et     dansent en attendant leurs compagnons.
archétypes fondamentaux de la psychè́ du         Elle se caractérise par la formation d’un
sapiens sapiens, la nôtre »15.                   grand cercle, généralement sur les plages
      Voici quelques résultats obtenus : les     ou sur les places, où les danseurs évoluent
thèmes régionaux, tournent autour des            au son d’un rythme lent et répétitif – et des
figures mythiques de Padre Cícero16 et           quadrilles. La quadrilha, danse typique des
du cangaceiro17, principalement Lampião          fêtes de juin, regorge de références pay-
et Maria Bonita (par Marcos Cordeiro,            sannes mais son origine vient de Paris, du
peintre de Recife). Les thèmes à contenu         XVIIIe siècle, comme une danse de salon
social, dépeignant la misère et la sécheresse    composée de quatre couples. ... Venue de
du sertão, sont fréquents et d’expression        la cour de Rio, la danse a fini par tomber
forte (principalement chez Abelardo da           dans le goût populaire ; les ordres conti-
Hora). Cependant, de nombreux autres             nuent d’y être donnés en français : Chemin
thèmes, plus liés à l’expérience sociale         des dames, En avant tous (alavantou), En
quotidienne sont représentés. En ce qui          arrière (anarié)…
concerne le folklore, malgré ses compo-
santes universelles, le bumba-meu-boi18, par
                                                    Le bestiaire de la faim22
exemple, est soumis, aussi bien dans ses
représentations iconographiques que dans
ses représentations de rue, à un traitement
régional : personnages, animaux, instru-
                                                D      ans une toute autre direction, il est
                                                       possible d’observer le rôle des images
                                                 de la faim dans la construction de l’identité
ments, rythmes et récit correspondent au         du Nordeste du Brésil.
lieu et au moment vécu par la communauté.             Trois images liées à la faim ont été
D’un côté, son importance dans la vie            choisies dans la mesure où elles sont redon-
sociale peut être vue comme l’un des fac-        dantes dans la presse, dans la littérature,
teurs qui le font choisir comme thème par        dans les œuvres d’art. Il s’agit : du crabe
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                                                                   Danielle Perin Rocha Pitta

(caranguejo), d´un type de lézard (calango),      des danses, à des journaux... Il peut être
et d´un type de rat (gabiru).                     considéré comme représentant d’une partie
      Le caranguejo ou guaiamum (crabe)           l’identité brésilienne. En ce qui concerne la
cuisiné, fait partie des plats reconnus           musique, par exemple, on peut considérer
comme spécialité régionale et divers res-         que
taurants le servent, mais surtout, il fait
partie de l’alimentation quotidienne des              Bien ou mal, l’expression calango ne
pauvres et misérables qui tirent leur subsis-         distingue pas les tribus ; elle arrive à
tance du Mangue (les mangroves), où il vit.           intégrer des modalités artistiques qui
Les mangroves sont considérées comme                  étaient dispersées. Elle a une saveur
la base de la chaîne alimentaire marine et            de quartier, que le brasilien a toujours
sont également symboles de fertilité, diver-          identifié chez les cariocas, baianais,
sité et richesse. Josué de Castro23 a montré          paulistas, mineiros, gaúchos et autres
leur importance dans la survie à Recife.              Brésils. Nous aimons associer le mot
Divers groupes musicaux reprennent le                 calango non pas à un possible mou-
thème du crabe, principalement le groupe              vement culturel qui se manifesterait
Manguebeat, idéalisé par Chico Science.               au centre-ouest du Brésil, mais à un
Fred Zero Quatro24, au sujet de l’homme               état de vigile permanente de l’ha-
crabe et de ses dédoublements en « enfants            bitant qui réside et construit jour à
du mangrove » affirme:                                jour la manière d’être du brasilien; à
                                                      la recherche de ceux qui transforment
       Aujourd’hui, les “mangueboys” et               en musique originale le mélange de
       “manguegirls” sont des gens qui s’in-          sons de différents peuples de la pla-
       téressent au hip hop, au collapse de           nète Terre; à l’art géré par la sensibi-
       la modernité, au chaos, aux attaques           lité de l’artiste, qui propage à travers
       de prédateurs (essentiellement les             le langage plastique, l’univers des sens
       requins), à la mode, à Jackson do              humains. On identifie ‘l’être calango’
       Pandeiro, à Josué de Castro, à la radio,       dans la recherche de la syntonie avec
       au sexe non virtuel, au sabotage, à la         chaque élément qui compose notre
       musique de rue, aux conflits ethniques,        habitat, le Cerrado. (MoA)25.
       à Malcolm Mac Laren, aux Simp-
       sons et à tous les progrès de la chimie         Le guabiru (du tupi wawi´ru – qui
       appliqués aux domaines de l’altération     dévore les provisions) est un gros rat.
       et de l’expansion de la conscience.        L’enfant-guabiru, l’homme-guabiru, repré-
                                                  sentent ceux qui vivent de la nourriture
     Le calango, lézard de grande taille,         des poubelles. Divers travaux de recherche
est le dernier à mourir pendant les temps         (plus tard contestés) montrent que la
de sécheresse dans le sertão. Souvent, la         faim, les verminoses et autres maladies
vie humaine dépend de la rencontre d’un           réduisent la stature moyenne de l’homme
calango sur la terre sèche et déserte. Il est     du Nordeste faisant surgir une sous-race
devenu synonyme de résistance et a donné          (Euclides da Cunha, Nelson Chaves), les
son nom aux constructeurs de Brasília, à          hommes-guabirus. Le vocabulaire utilisé
171
Création et expression d’identités « tigrées » au Brésil

permet d’appréhender un imaginaire spéci-        par les journaux : « En mai 1998, la revue
fique aux théories scientifiques de l’époque     Veja a choqué les lecteurs en montrant dans
(fin du XIXe siècle).                            le reportage O fantasma da fome, un enfant
      Historiquement, ce bestiaire de la         du Ceará qui, désemparé par le gouverne-
faim fait partie de la construction de           ment et à la merci de la pluie, mangeait
l’identité nationale. Pendant la monarchie,      des calangos pour survivre ». Au niveau
selon un journal cité par Pereira da Costa,      politique cela se traduit par des positions
le calango était « l’épithète attribué aux       plutôt fatalistes puisque : l’humain étant
libéraux constitutionnels qui donnaient          ambigu, dynamique, résistant et en sym-
support à la monarchie sous ces principes        biose avec la nature, par conséquent il n’est
politiques... ». Le guabiru peut être une        pas considéré nécessaire, par les politiciens,
insulte : il s’agit d’une « dénomination         d’établir des salaires de base, ni des plans
insultante donnée par le parti libéral au        de protection sociale (sécurités sociales et
conservateur... ».                               autres). Il existe même un certain orgueil
      Il serait possible de voir dans cette      diffus qui pourrait se traduire par la pensée
relation homme/animal, une dimension             « quoi qu’il arrive, nous sommes indestruc-
totémique, si l’on considère que totémisme       tibles ».
et organisation sociale sont inséparables,            Finalement, nous pouvons observer
mais nous observons ici d’autres aspects         les commentaires qui, dans la presse, ont
qui seraient contradictoires : le fait de la     accompagné la prise de pouvoir de Lula
non existence de tabou alimentaire, par          (Luis Ignacio Lula da Silva) à la présidence
exemple. Cependant reste le fait que le          de la république. Son nom, Silva, le nom le
totémisme soit lié à la conscience selon         plus commun au Brésil, a constitué le sujet
laquelle un groupe social est uni et appa-       d’un article de journal : « Silva est aussi
renté à un animal. Ce qui correspond à un        synonyme de brio, persistance et ténacité
rapport spirituel qui a pu être qualifié de      de celui qui vit oublié dans une campagne
mystique.                                        distante ou dans une périphérie perdue ».
      L’image commune à ces trois ani-           L’identité culturelle acquiert donc pro-
maux, à notre avis, est celle de la métamor-     fondément cette dimension de résistance
phose, image qui donne un nouveau sens à         dynamique et capacité de transformation
la liaison humain/animal. Cette image est        cyclique, engramme le plus efficace contre
présente dans la perspective de M. Maffe-        le passage du temps et contre la mort.
soli selon laquelle le Brésil a toujours été          Pour terminer, il est important de sou-
post-moderne, dans son aspect d’indéfini-        ligner les changements politiques récents
tion des frontières entre nature et culture,     (depuis 2016) survenus dans le pays après
par exemple. Métamorphose qui traduit            le coup d’état qui a destitué Dilma Roussef,
une vision du monde où il n’y a pas évolu-       qui ont eu pour conséquence une profonde
tion de l’animal à l’homme, où il n’y a pas      transformation au niveau identitaire : en
de dichotomie, mais un rapport de frater-        effet, l’homme cordial brésilien a servi de
nité et solidarité, d’inclusion.                 modèle pendant de nombreuses années.
      Au quotidien, la capacité de résistance    Ce concept a été développé par l’historien
à l’adversité est exprimée par les poètes et     brésilien Sérgio Buarque de Holanda dans
172
                                                                             Danielle Perin Rocha Pitta

« Raízes do Brasil », publié en 1936. Selon             des amitiés. Le « trajet anthropologique »
ce concept, les vertus des brésiliens, tant             semble avoir souffert une brusque secousse.
vantées par les étrangers, telles que l’hos-            Les mythèmes, comme l’a bien mon-
pitalité et la générosité, représentent « un            tré Gilbert Durand dans ses exercices de
trait certain du caractère brésilien ». Ce qui          mythanalyse, sont dynamiques à l’intérieur
est, toutefois, très discutable. Pendant les            d’un même mythe. Selon les circonstances,
deux derniers gouvernements, avant 2016,                ils peuvent être plus ou moins valorisés.
ceux-ci étaient tout de même les aspects                Les mythèmes valorisés maintenant sont
valorisés par la société. A partir de la des-           ceux spécifiques à la structure héroïque :
titution de la présidente Dilma Roussef,                passage donc du régime nocturne antérieur
s’installe un tout autre imaginaire. Un ima-            au régime diurne actuel. En plus de cette
ginaire de structure héroïque, où les valeurs           dynamique des mythèmes, la mythana-
prédominantes sont la division, l’oppo-                 lyse « est une analyse des mythes en ten-
sition, l’exclusion, la destruction. Cette              sion dans une certaine société, à une cer-
destruction/domination porte aussi bien                 taine époque ». Dans ce cas spécifique du
sur la nature que sur la société, menant à              changement brésilien, il est possible d’ob-
la destruction des écosystèmes comme                    server la construction d’une nouvelle iden-
l’Amazonie et le Pantanal, au démantèle-                tité individuelle et collective en fonction
ment des familles, des « tribus » (Maffesoli),          du contexte politique.

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    2020).

Notes
1. Gilberto Freyre, Interpretação do Brasil, 1947.
2. Ibidem.
3. Gilberto Freyre, « Manifesto Regionalista », p. 57.
4. Ibidem.
5. Jean-Jacques Wunenburger, Création Artistique et Mythique, p. 71.
6. Cf. Gilbert Durand, L’âme tigrée.
7. Marion Aubrée, Multiplicité et socialisation cohérente dans les cultes afro-brésiliens, p. 50.
8. Loxias 2 (janv. 2004) Eclipses et surgissements de constellations mythiques. Littératures et contexte
     culturel, champ francophone (1ère partie) Genèses. Interactions entre différents champs : récipro-
     cité amorcée d’une intertextualité. Imaginaire et transferts culturels. http://revel.unice.fr/loxias/
     index.html?id=872, accés Juillet 2020.
9. Amassi. Préparation contenant la sève des feuilles spécifiques des Orixa.
10. Cf. Rocha Pitta, « Le mal dans la conception du Candomblé », Caietele Echinox, v. 24, 2013.
11. Cf. Rocha Pitta : Mitos e simbolos. C42 Est. Soc, Recife, V. 1 ri. 2, p. 263-268, /uL/dea, 1985 https://
     periodicos.fundaj.gov.br/CAD/article/view/977/698
12. Francesca Bassi, L’efficacité des passions : sensibilité et identité chez l’initié au Candomblé.
13. Gilbert Durand, Beaux-Arts et Archétypes, p. 18 sq.
14. Ibidem.
15. Gilbert Durand, « Pas à pas la mythocritique », p. 230.
16. Padre Cícero ou Padim Ciço : prêtre catholique dissident brésilien (Crato, 1844 – Juazeiro do Norte,
     1934).
17. Bandits/ Héros nomades du sertao du Nordeste du Brésil.
18. Représentation folklorique populaire brésilienne. Elle comporte des personnages humains et ani-
     maux jupon, fantastiques, qui évoluent autour de la mort et de la résurrection d’un bœuf.
19. Représentation de rue, au carnaval, où les participants sont habillés de costumes colorés tradi-
     tionnels, et accompagnent le roi et la reine du défilé, qui symbolisent initialement les descendants
     des rois et reines d’Afrique, puis les personnages importants de la société brésilienne. Bannières,
     la poupée appelée calunga, un parasol protégeant le couple royal, font partie du défilé. Chaque
     membre de l’escorte a un rôle précis dans la parade, et défile selon des pas chorégraphiés. Les
     tambours sont essentiels.
20. Caboclinhos est une danse folklorique représentée pendant le carnaval de Pernambuco par des indiens
     ou des individus déguisés en indiens qui, avec des ornements de plumes à la taille et aux chevilles,
     des colliers, représentent des scènes de chasse et de combat.
21. « Bloc » composé de personnages rassemblés autour d’un dompteur tenant un ours enchainé. Le
     dompteur est responsable de la collecte des contributions des assistants. Il peut être accompagné
     d›un petit orchestre et peut ou non avoir la présence d’un chasseur.
22. Texte présenté en partie au colloque de Sémiotique de Lyon, juillet 2004.
23. Médecin, expert en nutrition, enseignant, géographe, écrivain, homme politique (1908-1973)
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                                                                        Danielle Perin Rocha Pitta

24. Fred Zero Quatro : musicien, né à Pernambuco, Brésil. Compositeur connu pour Cachaça (1995) et
    Mapas Urbanos 2 - Recife dos Poetas e Compositores (2001).
25. Maître traditionnel de Capoeira Angola da Bahia et Afoxé (l’un des fondateurs de Filhos de Gandhi),
    assassiné en 2018 pour questions politiques.
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