DE VELPEAU A ANDRE LICHTWTZ : ITINERAIRE FRANCAISDU MEDECIN-ECRIVAIN : PEDRO NAVA
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DE VELPEAU A ANDRE LICHTWTZ : ITINERAIRE FRANCAISDU MEDECIN-ECRIVAIN : PEDRO NAVA Monique LE MOING* «La médecine brésilienne est née et s’est illustrée sous l’influence de la formation française; elle s’est fragmentée en spécialités et a perdu son unité doctrinale à partir du moment où elle est allée chercher d’autres modèles»1. Ces affirmations appartiennent à l’un des plus grands écrivains brésiliens contemporains: Pedro Nava. Né à Juiz de Fora en 1903 et mort dans des circonstances mystérieuses en 1984; il était devenu célèbre dans son pays depuis 1972, date de parution du premier des six volumes de ses mémoires, Baú de Ossos2. Il avait auparavant vécu comme un véritable sacerdoce une quarantaine d’années consacrées à la médecine générale jusqu’en 1947, puis à la rhumatologie jusqu’en 1975. Quarante années durant lesquelles il écrivit plus de 500 articles réunis sous le titre de Capítulos da História da Medicina no Brasil, articles écrits auparavant en grande partie pour la revue Brasil Médico, et rendant compte de l’organisation hospitalière, des travaux et des découvertes des médecins brésiliens Cette revue qu’il dirigeait peut être considérée comme son journal de bord. Il est aussi l’auteur d’un ouvrage de chroniques et d’histoires de la médecine brésilienne fort instructif, Território de Epidauro (22 textes de grande tenue littéraire) et d’une biographie du docteur Torres Homem (inédite). C’est au travers de ses mémoires, savant mélange d’autobiographie, de témoignage social et de fiction, qu’apparaît l’étroite relation entre le médecin et l’homme de lettres. Ne dit-il pas lui-même: «celui qui lira, pour faire une * Monique Le Moing prépare actuellement une thèse de doctorat (Paris III) sur Pedro Nava intitulée : «Pedro Nava—la solitude habitée». 1 Pedro Nava, Território de Epidauro, Rio de Janeiro, éd. G. Mendes Jr., 1947, 160 p., 24 cm. + illustrations. 2 Pedro Nava, Memórias ; Baú de Ossos, Rio de Janeiro, éd. Sabia, 1972 ; Balão Cativo, Rio de Janeiro, éd. José Olympio, 1973 ; Chão de Ferro, Rio de Janeiro, éd. José Olympio, 1976 ; Beira-Mar, Rio de Janeiro, éd. José Olympio, 1978 ; Galo das Trevas, Rio de Janeiro, éd. José Olympio, 1981 ; O Círio Perfeito, Rio de Janeiro, éd. José Olympio, 1983. Cahiers du Brésil Contemporain, 1990, n°12
Monique LE MOING analyse littéraire, quelques-uns de mes travaux médicaux verra que mes mémoires ont la même technique et le même esprit de détail que j’ai mis dans mes écrits professionnels et scientifiques» ? Et ailleurs il ajoute: «être médecin m’aide à être écrivain. La médecine a une grande influence sur mon oeuvre littéraire». Une constante peut être dégagée dans cette œuvre : l’influence française qui s’exerce à la fois sur le médecin et sur l’homme de lettres. Nous ne nous attacherons cependant pas dans cet article à analyser l’influence littéraire française pourtant extrêmement importante, ce travail faisant partie d’une autre recherche. Nous nous contenterons de remarquer que les écrivains français qui le marquèrent de façon très profonde sont des écrivains qui, eux aussi, avaient un rapport étroit avec la médecine: Balzac, Zola, Flaubert et surtout Proust dont il disait: «Proust ouvert au hasard, chaque nuit, des années durant, m’apprit à nager dans le courant de la mémoire»1. Proust dont on ne peut nier que «A La Recherche a été écrit par un médecin avant la lettre»2. Cela nous amène à nous demander : Comment l’influence de la médecine française s’est-elle donc exercée sur Pedro Nava ? Comment dès le début de ses études médicales puis au cours de ses stages et de ses voyages a- t-il été constamment en contact étroit avec la pensée française ? C’est ce que nous allons essayer de découvrir. 3 LES ORIGINES DE L’INFLUENCE DE LA MEDECINE FRANÇAISE AU BRESIL «Toute la médecine actuelle est construite sur les bases clinico- anatomiques de l’Ecole de Paris et du Positivisme d’Auguste Comte...» On trouve une démonstration intéressante de cette affirmation dans l’ouvrage de Pedro Nava, Território de Epidauro où l’on apprend que les origines de la médecine interne brésilienne remontent au début du XIXe siècle, à l’époque ou, grâce au décret du 3/10/1832, le Brésil s’émancipe du Portugal dans le domaine de la formation médicale—auparavant, pendant l’époque coloniale, il était interdit de vendre des livres français à Rio de Janeiro ; et ceci jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Avec l’arrivée de la Cour de Bragance (1808), les choses changent et deux éminentes figures, J. M. Bontempo et Joaquim da 1 Interview de Pedro Nava au Jornal do Brasil, 11.2.1979. 2 Serge Behar, L’Univers Médical de Proust, éd. Gallimard, Paris, 1970. 3 Outre l’ouvrage Território de Epidauro de Pedro Nava, cité plus haut, nous avons utilisé pour ce chapitre les renseignements contenus dans l’ouvrage de Raimundo Nunes, Pedro Nava, Mémória, éd. Ateniense LTDA, São Paulo, 1987.
De Velpeau à André Lichtwitz Rocha Mazarem, introduisent au Brésil les premiers fondements de la médecine française. Deux maîtres se distinguent alors : Pinel et Richerand. Ce sont aussi des médecins français, les docteurs Bouchard et Charcot qui, convoqués par le comte de Mota Mana, médecin de l’Empereur, signeront le certificat de décès de Pedro II. Bichat, Claude Bernard, Pasteur, Dupuytren, Laennec, Rostand, Trousseau, Potain et Dieulafoy, pour citer Pedro Nava, enseignèrent aux étudiants brésiliens de la Faculté de la Cour, venus faire des stages dans les écoles de Montpellier et de Paris: «Moments les plus heureux de l’histoire de notre évolution médicale». C’est à cette époque qu’un parent de Pedro Nava (du côté de sa mère, dans la famille Jaguaribe) suivit à la Salpétrière les cours de Charcot sur l’hystérie et l’hypnose. Il ouvrit ensuite à São Paulo, une succursale de l’«Institut de psychophysiologie de Paris» et lança une nouveauté française : le suppositoire ! La première chirurgie vasculaire a été pratiquée au Brésil par le docteur Bustamente Sá, en 1868, suivant les préceptes du professeur Chassaignac qui aurait lui-même pratiqué le 19/9/1850 la première ligature de l’artère iliaque en France. Au sujet de cette chirurgie, Pedro Nava cite aussi les noms des professeurs Malgaigne et A. Thierry. La France apparaît donc comme le noyau embryonnaire de l’introduction et du développement de la médecine interne au Brésil. Un homme va influencer le développement de la médecine brésilienne au XIXe siècle d’une façon très profonde: le docteur João Vicente Torres Homem (1837-1887) qui saura assimiler et adapter une méthodologie reçue de l’enseignement de Corvisart et de Laennec, entre autres maîtres, et qui formera ensuite la plus extraordinaire génération de médecins brésiliens à leurs théories et à leurs pratiques recréées et réadaptées. Membre de l’Académie Impériale de Médecine, médecin à l’Hôtel-Dieu de Rio de Janeiro (Santa Casa da Misericórdia), membre titulaire de l’Institut médico- légal brésilien, il était aussi correspondant de la Société de Médecine de Lisbonne et de Paris. En 1876, par exemple, une communication est faite à Paris par Germain See sur le salicilate de soude; immédiatement, le docteur Torres Homem en introduit l’usage courant dans les infirmeries du Brésil. En 1829 déjà, le docteur Joaquim Vicente Torres Homem avait présenté à Paris une thèse intitulée : De l’Utilité de l’Auscultation et de la Percussion dans le Diagnostic de quelques Maladies de la Poitrine. Quant au docteur Carlos Chagas, entomologiste, clinicien et hygiéniste remarquable qui découvrit le Trypanosome Cruzi le 14/4/l909, après avoir été formé en
Monique LE MOING France, il se distingua par son efficacité dans les campagnes contre la peste, la malaria et la lèpre dans son pays. On trouve aussi dans les archives de la Faculté de Médecine de Paris, une thèse du docteur Theophilo Torres intitulée La campagne sanitaire au Brésil, présentée en 1913 à Paris et écrite en français. D’autre part Território e Epidauro fait référence aussi à Laennec et à son Traité d’Auscultation immédiate (1819) ; Pedro Nava rappelle que l’usage du stéthoscope est entré au Brésil en 1823, employé par le docteur J. Fernandes Tavares, élève de l’illustre médecin et surnommé Doutor Canudo («docteur tuyau», surnom qui lui avait été donné car il se servait pour ausculter d’un cylindre d’un main et demie de longueur environ). Pedro Nava fait aussi allusion à une mission médicale à l’hôpital Lariboisière, mission dont fait partie le professeur Borges da Costa, de la Faculté de Médecine de Belo Horizonte en 1910: ces médecins venaient participer à l’opération difficile d’une blessure par arme à feu à un genou. Le chirurgien français offre le bistouri au docteur Borges qui fait merveille. On lui donne alors une direction dans un des grands hôpitaux de Paris jusqu’à la fin de la guerre. En 1923, le même professeur Borges fait un voyage en France pour le centenaire de Pasteur. Il va alors à Strasbourg auprès de Sancert et à Paris auprès de Nageotte. Il nous révèle encore que c’est surtout dans le domaine de la vaccination que les progrès les plus spectaculaires vont être faits, à partir des études de Janner, et aussi dans celui de la microbiologie et de la méthodologie, grâce aux enseignements de Lavoisier, d’Avenbrugger et de Corvisart. Dans cet ouvrage fort intéressant dont quatre chapitres sont entièrement réservés à la médecine française, tels des phares, apparaissent les noms des grands hôpitaux parisiens : Beaujon, la Salpétrière, l’Hôtel-Dieu, la Pitié, Lariboisière, le Val-de-Grâce, la Charité. Les illustrations, photographies de l’époque, présentent Laennec auscultant un phtysique (p. 14), Potain (p. 15), une reproduction du Crapouillot (p. 26), Trousseau (p. 71), Dieulafoy (p.72). L’influence française se fait enfin sentir dans les épigraphes et les expressions qui émaillent les textes : «“vouées au bleu”, “en raccourci”, “à outrance”, “slogan”... “Formuler la tragédie du génie, qui demeure incompris, montrer l’homme supérieur cessant de se faire entendre, mettre en évidence ce sceau d’excellence, qui est plutôt un sceau de malédiction, précisément parce qu’il distingue le grand homme de son entourage, et par cela même l’isole et en fait une monstruosité !”» (Nicolas Ségur).
De Velpeau à André Lichtwitz Ou encore : «Ci-git opérateur heureux Qui, sans jamais se battre Coupa bien des hommes en deux et des liards en quatre». (Quatrain écrit au sujet de Velpeau et repris au Brésil pour fustiger l’avarice présumée de Torres Homem). Bien évidemment, Pedro Nava a subi cette influence par maîtres, lectures et culture interposés. Mais il a aussi été personnellement en contact avec des célébrités du monde médical français à partir de l’année 1947, au moment où, ayant signé le Manifesto Mineiro, il avait décidé de s’éloigner un peu du Brésil. 1 LES INFLUENCES DIRECTES SUR PEDRO NAVA En 1946, il avait été nommé membre fondateur, avec le professeur Pasteur Valéry-Radot, de la Société Franco-Brésilienne de Médecine; puis, la même année, membre directeur de la même Société. En 1947, il est nommé correspondant de la Société Française d’Histoire de la Médecine et membre de la Société Française d’Allergie. En fin d’année 1947 et au début de 1’année 1948, il effectue un voyage d’`étude en Europe. Il est accueilli à l’hôpital Broussais, dans le service de Pasteur Valéry-Radot qui le dirige ensuite vers celui du professeur Stanislas de Sèze chez qui il fait connaissance avec les docteurs André Lichwitz et Marcelle Peillon. Sa rencontre avec ces trois médecins décidera de sa spécialisation en rhumatologie. En 1949, il fonde la Société Brésilienne de Rhumatologie (branche de la Ligue Internationale contre le Rhumatisme) . En 1950, André Lichtwitz vient au Brésil et donne, en collaboration avec Pedro Nava, six conférences sur l’Endocrinologie. C’est en 1951 qu’il reçoit la Légion d’Honneur qui lui sera remise le 12 février à Rio de Janeiro. La même année, il est nommé membre d’honneur de la Société Française d’Allergie (le 15 octobre à Paris). Ayant obtenu de suivre dans la capitale française des cours sur l’organisation de l’enseignement de la Rhumatologie, il fait deux stages à Paris en 1952 : 1’un à 1’hôpital Lariboisière dans le service de Stanislas de Sèze, l’autre à l’hôpital Tenon dans le service du docteur Jacques-André Lièvre. 1 Les dates référant aux divers séjours de Pedro Nava en France et à ses titres ont été consignées par la soeur de l’auteur, madame Anna Jaguaribe Nava, dans un petit fascicule intitulé Pedro Nava—Activités et titres hors du Brésil.
Monique LE MOING En 1955, année chargée, on le désigne comme représentant du Conseil National de Recherche à l’exposition du Palais de la Découverte sur la vie et l’oeuvre du docteur Carlos Chagas. La même année, il est nommé membre honoraire de la Ligue Française contre le Rhumatisme. Il est de nouveau à Paris pour un stage à l’hôpital de la Pitié dans le service du docteur Layani. Il fait ensuite un stage dans le service de J. A. Lièvre à Tenon et enfin dans le service de Stanislas de Sèze à Lariboisière. En 1956, à la 3e Conférence Scientifique Internationale d’Aix-les-Bains, il est chargé avec les docteurs J. A. Lièvre et Robert d’Eshougues d’établir le rapport du thème officiel : «Névralgie cervico-brachiale». En 1957, le Ministère de la Santé brésilien l’envoie à nouveau à Paris pour étudier la réhabilitation physique à l’Hôpital Raymond Poincaré à Garches et au Centre de Récupération du Service de Prévoyance Sociale de Paris. En 1958, il est élu membre honoraire de la Société Nationale Française de Médecine Physique. Il fait alors un nouveau stage dans le service du professeur de Sèze à Lariboisière, un autre avec J. A. Lièvre à Tenon et avec le docteur Layani à la Pitié. Cette année-là, il reçoit Marcelle Peillon au Brésil où elle sera nommée membre d’honneur de la Société Brésilienne de Médecine. En 1959, il est membre honoraire de la Société Médicale des Hôpitaux de Paris. En 1961, il fait un long stage dans les établissements Thermaux et les services de Rhumatologie et de Récupération en Aix-les-Bains : compte- rendu sera fait dans la revue Brasil Médico en janvier 1963. Cette année-là, il effectue ses derniers stages à Paris à la Pitié, à Tenon et surtout à Lariboisière au Centre de Métabologie Phospho-calcique avec André Lichtwitz. Ensuite il ne reviendra en France que pour des voyages d’agrément, en 1970 notamment. Il convient de mentionner aussi les voyages des médecins français invités par Pedro Nava au Brésil : —En 1950 le professeur Lichtwitz et Florent Coste. —Du 10 septembre au 29 septembre 1954, le professeur Jacques André Lièvre donne un cours de Rhumatologie et de Pathologie osseuse dans le service de Pedro Nava.
De Velpeau à André Lichtwitz —En 1951, c’est André Lichtwitz puis Florent Coste qui sont invités à donner des conférences et des cours à la Polyclinique Générale. —En 1953, le docteur Florent Coste est invité à donner un cours de rhumatologie à la Faculté de Médecine de Belo Horizonte. —En 1954, Pedro Nava organise un séminaire comportant dix cours de rhumatologie et de pathologie osseuse donnés par J. A. Liévre à l’Ecole de Perfectionnement Médical de la Polyclinique Générale de Rio de Janeiro. —En 1955, le docteur Marcelle Peillon (morte en 1977), médecin à l’hôpital Beaujon et à l’Hôtel Dieu, secrétaire de la Société de Médecine Physique, devenue une grande amie de Pedro Nava, est invitée pour donner des cours de Kinésithérapie et organiser l’enseignement de cette discipline inexistante à l’époque au Brésil. —En 1957, le professeur Lichtwitz, le professeur de Sèze, les docteurs Bordier et Parlier font une série de communications sur «les expressions biologiques du squelette». La parution de ces communications sera organisée simultanément en France et au Brésil, entre août 1957 et février 1958, à la demande de Pedro Nava. —En 1958, le docteur Marcelle Peillon donne des cours sur la «position de la médecine physique et de la médecine préventive» : communications transcrites en français dans la revue Brasil Médico. Ces influences ont une importance capitale sur l’évolution de la médecine brésilienne de l’époque. En effet, Pedro Nava, dans une interview au Jornal do Brasil1, rappelle qu’en 1957 le professeur André Lichtwitz, alors au Brésil, lui avait dit, après un cours donné sur l’Adaptation en Pathologie Métabolique: «Ça, c’est un sujet qu’il faut connaître à fond pour en faire une leçon. Mais cette leçon il faut savoir la préparer. Voilà. Je vais le faire et vous me la verrez donner quand vous viendrez à Paris à mes cours de Lariboisière.» Et la même année, à la Pitié, une réunion est organisée spécialement pour lui, par le professeur Fernand Layani, pour traiter de la coxarthrie. A la Salpétrière, c’est le professeur Castaigne qui fait une démonstration à Pedro Nava et au docteur Deolindo Couto qui l’accompagne. D’autre part, le Traité des Maladies des Os et des Articulations de Stanislas de Sèze et Richvart ainsi qu’un Bréviaire de Rhumatologie de 1 Jornal do Brasil daté du 20.04.1974.
Monique LE MOING Stanislas de Sèze sont des ouvrages extrêmement répandus et traduits au Brésil. LE PERSONNAGE DU COMENDADOR «Etre médecin aide à être écrivain» Il ne faut pas oublier que Pedro Nava était aussi, pour ne pas dire avant tout, un écrivain. Et si sa sensibilité de poète et d’artiste l’a conduit à mieux comprendre que la médecine est avant tout connaissance humaine on peut aussi se demander si le fait qu’il ait exercé la médecine durant toute sa vie n’a pas été bénéfique à l’épanouissement de son talent littéraire. Tel pouvoir d’observation unique..., médical; telle situation décortiquée comme au scalpel; telle vision rapprochée comme au microscope... ainsi cette description cosmique d’une simple radioscopie :1 «Je pénétrai dans le monde lunaire et sous-marin des radiographies et des radioscopies. Celles-ci me procuraient l’impression qu’une lumière d’un bleu astral et toute puissante pénétrait l’opacité du corps humain l’illuminant de ces clairs-obscurs qui apprenaient à lire. Quel prodige !... C’était une nouvelle vision du corps humain, sinon dans sa permanente beauté, du moins dans son miracle permanent... On n’en rencontre de semblables que dans les chefs-d’oeuvre de l’architecture et de la sculpture. . Heureux les médecins qui peuvent tempérer la tristesse sans fin de notre profession avec ce baume de suggestion esthétique». L’influence de la médecine sur son oeuvre se fera sentir aussi par médecins interposés. C’est en effet un médecin français, le professeur André Lichtwitz, qui, bien malgré lui, sera à l’origine d’un des personnages les plus troubles et les plus angoissants de l’oeuvre du mémorialiste, un personnage- clef : le Comendador. Dans la revue Brasil Médico2, Pedro Nava parle de matinées au Centre Viggo-Pettersen à l’hôpital Lariboisière et au Centre de Métabolisme Photo- calcique, dirigés respectivement par les professeurs Stanislas de Sèze et André Lichtwitz, et de cours qui ont eu lieu durant l’année 1947. Il dit y avoir fait connaissance d’un médecin français, juif, appelé André Lichtwitz qui l’a convié chez lui pour bavarder sur son stage à Lariboisière. Lichtwitz était son directeur de stage. S’établit alors entre ces deux hommes une intimité qui va s’accentuant au fil des voyages de Pedro Nava en France et de Lichtwitz au Brésil : Lichtwitz accorde énormément d’importance à la vie sexuelle à la bi- valence sexuelle et à l’interférence de la sexualité dans le psychique du 1 Extrait do Beira-Mar, cité plus haut, p. 356-357. 2 Brasil Médico, volume 77, n°1 et 2 de janvier 1963.
De Velpeau à André Lichtwitz patient. Pour aider le patient à mieux se comprendre pour mieux se soigner, il recommande d’avoir avec lui des liens les plus étroits possible pour arriver à le mettre en confiance et lui permettre ainsi de s’accepter tel qu’il est. Il s’agit donc en fait de l’aider à assumer sans scandale le défi à la morale quotidienne que représente à l’époque l’homosexualité. Rentré au Brésil, Nava adapte la technique. Il s’informe sur ce qu’il appelle le «phénomène» nié par l’hypocrisie de la société brésilienne, qui ne l’envisage que comme une dégénérescence, et qu’il nomme «l’homoérotisme»1. Il va même plus loin, il affirme : «... le médecin peut ôter à son patient ses complexes de culpabilité à condition que celui-ci s’en remette entièrement à lui et que le médecin s’identifie de manière absolue à son patient; ceci je l’ai appris de Lichtwitz et j’ai perfectionné la méthode en l’adaptant à mon système clinique»2. Il lui faudra donc mettre en confiance ses patients pour les aider à accepter leur différence. Cette écoute du patient, ce rapport avec l’autre lui permettront dans ses mémoires, par l’intermédiaire de son alter ego Egon—personnage créé avec le mot Ego auquel il ajoute un n, initiale de Nava—de comprendre, de construire de créer, avec des témoignages et des éléments tirés d’une cinquantaine de ses malades, le personnage Si ambigu, si dérangeant du Comendador, personnage qui hante la fin de son oeuvre, personnage «clef» de ses mémoires. A la question: «A-t-il réellement existé ?» Pedro Nava répond : «Oui car s’il a été pensé et fait symbole il est passé à l’état de réalité». Alors qui est ce Comendador, ce Commandeur ? On peut l’appréhender de trois points de vue. Du point de vue du narrateur d’abord : il le présente comme une sorte d’abstraction, un être aux personnalités multiples. Il le décrit comme un camarade de faculté d’Egon, qui lui téléphone pour l’inviter à dîner. Il se donnent rendez-vous sur un banc d’un jardin public au bord d’un petit lac aux eaux sombres. A la fois «Convive de pierre», aspect qui lui donne une pesanteur morbide, et représentation symbolique de tout ce que l’homme possède en lui d’obscur et de troublant, il apparaît alors qu’Egon l’a longtemps attendu dans la nuit «froide, humide, laide et très sombre»—Pedro 1 «Homoérotisme», néologisme employé par Pedro Nava dans un écrit manuscrit classé dans ses archives et intitulé Introit, daté du 01.01.1984. Il fait état de statistiques portant à 13 millions le nombre d’homosexuels au Brésil, soit environ 10% de la population de l’époque. 2 Pedro Nava a entretenu avec l’écrivain Gastão Castro Neto une longue correspondance dénotant une intimité intellectuelle très grande. Dans cette lettre du 26.02.1984. Il essaie de répondre à la question du jeune écrivain qui est le Comendador ?
Monique LE MOING Nava cite Bernanos et Choulette qui «frissonna dans le froid de la nuit ayant peur de la mort». Le point de vue d’Egon ensuite : il vient de se faire aborder par un jeune éphèbe, très entreprenant qui va disparaître mystérieusement dans l’obscurité avec le dit Comendador. Durant son absence, Egon cherche dans ses souvenirs et repense à l’histoire de cet homme étrange qui fut un enfant comme les autres, comme les autres perturbé par sa sexualité naissante et qui a été victime d’un prêtre exhibitionniste. Chassé de chez lui par ses parents, il entreprend des études de médecine. A l’époque où il se lie d’amitié avec Egon c’est un séducteur impénitent et toutes les femmes tombent dans ses bras, mais il n’arrive pas à chasser de ses pensées l’image indélébile du prêtre. Après avoir été très malade et avoir disparu pendant des années, il revient complètement transformé et se met à écrire des poésies superbes mais d’un érotisme forcené qui font scandale. Au moment ou Egon le retrouve, il raconte qu’il a déjà été marié, qu’il a une fille mais qu’il a décidé de vivre «toutes» les expériences érotiques et les plaisirs qu’on ne peut goûter que dans le remords—le Comendador est-il une allégorie du remords ?—Egon cherche à percer le secret de son âme, à trouver le symptôme révélateur, à pénétrer l’inconnu... Peut-être ainsi se découvrira-t-il lui-même ?... Le point de vue de Pedro Nava, point de vue de l’homme, de l’auteur, qui s’explique dans une letue à un ami: «Le Comendador n’est pas une seule et unique personne. Il est multiple; c’est une expérience médico-psychologique. C’est un groupe de patients, leur vie, leurs hésitations résumées dans la vie d’un seul personnage. Notre première rencontre fut telle que tu l’as vue dans le livre. Les autres, tu verras dans Cera das Almas1, seront plus froides et plus logiques... mais toujours douloureuses... Il est mon angoisse et ma propre interrogation »2. Comme on le voit donc, c’est à partir de son expérience de médecin que Pedro Nava a construit ce personnage qui clôt ses mémoires, tentative de rencontre avec lui-même, sur une interrogation. Peut-être ses étroits rapports avec des médecins français lui ont-ils permis de se réaliser et par là même de nous offrir une oeuvre littéraire d’une remarquable originalité dont l’auteur avait pour ex-libris : Mortem procrastino Doloremque dissipo. 1 Cera das Almas, titre envisagé par Pedro Nava pour son septième volume de mémoires qui malheureusement est resté inachevé et dont on ne possède que quelques pages manuscrites. 2 Lettre à Gastão Castro Neto citée plus haut.
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