GENÈSE DE LA PRISE DE POUVOIR - François Delpla - Revue des Deux Mondes
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GENÈSE DE LA PRISE DE POUVOIR › François Delpla L e nazisme fut-il l’œuvre de Hitler ? Le produit des cir- constances ? Ou la combinaison de lubies individuelles et des aspirations d’un pays ? La période de la prise du pouvoir offre, pour instruire cette interrogation clas- sique, un champ d’observation privilégié. Au commencement, on trouve une lettre adressée le 16 septembre 1919 par le caporal Hitler à un nommé Adolf Gemlich qui demandait des conseils en matière de propagande antisémite. Dans ce premier texte nazi, le futur dictateur dénonce les pogroms. Il ne leur reproche certes pas de provoquer la mort de juifs, mais de le faire de façon passionnelle plutôt que « rationnelle ». Depuis près d’un an, l’auteur de cette lettre méditait sur la défaite allemande et il en était arrivé à penser non seulement que les juifs avaient affaibli les défenses du pays, mais qu’ils constituaient un mal universel. Considérant l’humanité comme un seul et même organisme, il s’était persuadé que les juifs étaient pour elle un corps étranger, à la fois parasitaire et destructeur. Alors qu’avant 1919 aucun antisémitisme n’est repérable chez lui, la rapidité et la radicalité de cette conversion doivent sans doute beau- coup à sa fréquentation antérieure des opéras et des œuvres en prose DÉCEMBRE 2019-JANVIER 2020 37
un nouvel hitler est-il possible en europe ? de Richard Wagner. Ce chantre du « sang pur » professait un anti sémitisme radical mais il était inconséquent, car il avait des amis juifs. Son disciple n’aura pas de ces faiblesses. La doctrine nazie va dès lors s’élaborer conjointement avec une action politique tendant à renverser la république de Weimar, en vue d’une revanche militaire. Fixée en 1924-1925 dans un livre, la doctrine ne variera plus. Les juifs sont accusés de combattre l’ordre naturel des choses en prêchant l’égalité et la charité. Ils empêchent le règne des forts et la domination de la race aryenne, mère de toute civilisation. La Providence, une divinité extraterrestre qu’on ne connaît que par ses manifestations, a dévolu à la nation allemande un rôle majeur dans la guérison de l’humanité par l’élimination du « poison juif ». Hitler lui-même se croit désigné par cette Providence, tout d’abord pour être un simple éveilleur, un « tambour » qui empêche l’Allemagne de se résigner à sa défaite ; puis, tirant les leçons d’un putsch raté où il s’était placé dans la dépendance de certains cercles politiques et militaires, il se voit, à partir du milieu des années vingt, comme le maître qui mènera son pays lors d’une guerre de revanche. Sa stratégie initiale consiste à « disputer la classe ouvrière au marxisme ». Elle montre ses limites lors des François Delpla, normalien (Ulm), élections législatives de mai 1928 (2,6 % des agrégé, habilité à diriger des suffrages vont aux nazis, tandis que les par- recherches en histoire, est l’auteur de plusieurs ouvrages sur Hitler et son tis socialiste et communiste consolident leurs régime : Hitler (Grasset, 1999), Hitler, positions). Mais dès la fin de 1927, sentant 30 janvier 1933 : la véritable histoire venir cette déroute, Hitler avait réorienté sa (Pascal Galodé, 2013), Une histoire du III Reich (Perrin, 2014), Hitler. Propos e propagande en direction de la paysannerie et intimes et politiques (Nouveau Monde, des couches moyennes, sans négliger le grand 2 tomes, 2016), Hitler et Pétain (Nouveau Monde, 2018). patronat. C’est alors qu’apparaît une réparti- tion des rôles entre les lieutenants de celui qu’on appelle le Führer du parti, avant qu’il ne devienne celui du Reich. Richard Walther Darré séduit les agriculteurs tandis que Hermann Göring rassure les patrons et que se dessine une prétendue aile gauche nazie dont Gregor Strasser est la figure de proue. Citons encore Baldur von Schirach, chef des étu- diants nazis puis des Jeunesses hitlériennes, qui réussit à rendre attrac- tives ces deux organisations. 38 DÉCEMBRE 2019-JANVIER 2020
genèse de la prise de pouvoir La coïncidence chronologique entre la montée des nazis et la crise économique dite de 1929 est en partie trompeuse. La propagande en direction des couches moyennes commençait à porter ses fruits avant le 24 octobre 1929, ce « jeudi noir » new-yorkais dont les réper- cussions sur l’activité et l’emploi en Europe allaient d’ailleurs se faire attendre plus d’une année. Cependant le chômage avait commencé à augmenter en Allemagne dès le début de 1929 et une dispute sur son indemnisation avait fait éclater la coalition gouvernementale. Le socialiste Hermann Müller est alors remplacé à la chancellerie par le démocrate-chrétien Heinrich Brüning, qui obtient du maréchal von Hindenburg, président de la République, la dissolution du Reichstag élu en 1928, dans l’espoir de réunir une majorité autour de son parti, le Zentrum. Hélas pour lui, les élections du 14 septembre 1930 sont marquées par une première poussée nazie, aux dépens des partis de droite (l’en- semble constitué par le Zentrum, le Parti social-démocrate (Sozial- demokratische Partei Deutschlands, SPD) et le Parti communiste (Kommunistische Partei Deutschlands, KPD) maintenant ses posi- tions jusqu’à la fin de la république de Weimar, avec quelques redis- tributions internes). Dès lors, faute de majorité, les gouvernements allemands, jusqu’à celui de Hitler inclus, gouverneront par décrets- lois, en se réclamant abusivement de l’article 48 de la Constitution de Weimar, qui n’autorisait cette procédure qu’en cas de « trouble grave à l’ordre public ». On entre ainsi dans l’ère des cabinets « pré- sidentiels », succédant à celle des cabinets « parlementaires ». Il est vrai cependant que l’ordre public est régulièrement troublé… du fait des nazis, dont les « sections d’assaut » (SA) provoquent les partis de gauche et les amènent à former leurs propres milices. Les conservateurs cherchent vainement, au cours des deux années suivantes, à intégrer les nazis dans un gouvernement en position subalterne. Hitler a acquis assez d’autorité sur ses troupes pour imposer à cet égard une ligne intransigeante : le parti n’ira au gou- vernement que pour appliquer sa politique. Ce qui n’empêche pas son chef de laisser entendre le contraire pour déstabiliser le gouver- nement en place. Il participe même à un meeting unitaire de l’oppo- DÉCEMBRE 2019-JANVIER 2020 39
un nouvel hitler est-il possible en europe ? sition de droite au cabinet Brüning, à Bad Harzburg, le 11 octobre 1931, nourrissant durablement le fantasme d’un « front de Harz- burg » où les conservateurs domineraient les nazis. Par ailleurs, il abreuve de bonnes paroles les ambitieux qui briguent la chancelle- rie, qu’ils se nomment Brüning (après son renversement, le 30 mai 1932), Papen ou Schleicher. L’accession de Hitler à un pouvoir incomplet L’élection présidentielle de mars-avril 1932 est l’occasion d’une première guerre-éclair. Brüning croit bon de rameuter les forces répu- blicaines sous la bannière du vieil Hindenburg, qui pensait bien, à 84 ans, pouvoir se retirer sur ses terres. Son chancelier le convainc de briguer un nouveau mandat de sept ans. On voit d’autant moins venir une candidature Hitler que le chef nazi n’est pas allemand mais apatride, depuis qu’en 1925 il a renoncé à la nationalité autrichienne. Grâce à un ministre nazi du Land de Brunswick, il obtient in extremis un poste de fonctionnaire qui confère automatiquement la nationa- lité allemande, le 25 février 1932. Sa courte campagne (le premier tour a lieu le 13 mars) met en avant le dynamisme, précieux dans un moment crucial pour le pays, que lui confère sa relative jeunesse. Son score de 30 % prive Hindenburg d’une victoire au premier tour et lors du second, le 10 avril, petitement remporté par le maréchal (53 %), il gagne encore sept points. Hindenburg, fort marri d’être l’élu de la gauche, congédie alors Brüning au profit d’un politicien de second rang dont il est l’ami, Franz von Papen. Mais l’homme fort du cabinet est le général Kurt von Schleicher, ministre de la Reichswehr, c’est-à- dire de la Guerre. Or Hitler, qui négocie avec Papen et avec Schleicher par des intermédiaires, est partie prenante dans cette intrigue. Il pro- met de soutenir Papen et obtient en échange une nouvelle dissolution du Reichstag. Son parti ayant recueilli, lors des élections législatives du 31 juillet, 37 % des voix, il réclame alors la chancellerie pour lui- même. Elle lui est refusée (Hindenburg ne lui offre qu’une vice-chan- cellerie), mais il récupère le soutien de Brüning, ce qui permet de 40 DÉCEMBRE 2019-JANVIER 2020
genèse de la prise de pouvoir faire élire Göring à la présidence du Reichstag en additionnant les voix nazies et celles du Zentrum. Papen n’est soutenu que par le Parti populaire national allemand (Deutschnationale Volkspartei, DNVP) du milliardaire Alfred Hugenberg, qui oscille pendant toute cette période entre 8 et 10 % des suffrages. S’il est faux que les grands industriels allemands, épris de moderni- sation, aient massivement soutenu, dans cette course à l’hégémonie, le candidat Hitler, il est bon de préciser que sa réputation de dynamisme ne procède pas seulement de sa date de naissance et de celle des tren- tenaires qui l’entourent, mais aussi des moyens techniques déployés, depuis 1930 et surtout en 1932. Privé encore de la radio, il y supplée par l’avion, à partir du second tour de la présidentielle ; il lui permet de tenir jusqu’à six meetings par jour dans des villes souvent éloi- gnées, suivi comme son ombre par le talentueux photographe Hein- rich Hoffmann, dont les clichés sont prestement édités en brochures. Dix ans plus tard, dans la nuit du 9 au 10 janvier 1942, alors que son offensive en terre soviétique piétine dangereusement, Hitler y repense avec nostalgie tout en éprouvant le besoin de se justifier. N’allez pas croire qu’il ait vaincu par la supériorité technique, il n’avait fait que réagir à de sournoises interdictions : « Ces étranges déplacements étaient dus au fait que je pouvais parler seulement dans de grandes salles ou en plein air. Si je prends une date, par exemple mon anniversaire de 1932 : j’avais parlé à Königsberg dans la Masurenhalle, puis dans cinq patelins. La dernière réu- nion avait fini à 2 h 32 du matin. À 5 heures je me suis couché à Königsberg, à 8 heures et demie en route pour l’aérodrome. (1) » Les SA polarisent, à l’automne de 1932, une grande partie de l’at- tention et des inquiétudes. Ne vont-elles pas s’impatienter et, fortes du soutien de plus d’un tiers de l’opinion publique, tenter un putsch ? Hitler a beau déclarer avec constance, depuis 1925, qu’il ne vise le pou- voir que par la voie électorale, on peut craindre qu’il ne soit débordé DÉCEMBRE 2019-JANVIER 2020 41
un nouvel hitler est-il possible en europe ? par ses troupes… et il se plaît à attiser cette crainte, notamment lors de l’affaire de Potempa, en août-septembre 1932. Dans cette petite ville de Silésie, un commando de SA a assassiné sauvagement un ouvrier communiste sous les yeux de sa famille. Papen, qui vient d’instituer des procédures exceptionnelles pour tenter d’endiguer les violences, incite Hindenburg à refuser sa grâce aux cinq hommes condamnés à mort. Hitler soutient bruyamment ces « patriotes ». Papen finit par accepter la commutation des peines. Cependant il obtient du pré- sident une nouvelle dissolution, espérant que l’intransigeance des nazis leur coûtera une partie de leur électorat. Le calcul réussit : le 6 novembre, le score nazi recule de quatre points, à 33 %. Hélas pour Papen, l’intrigant Kurt von Schleicher croit son heure venue. Il se fait fort de dénouer la crise en détachant de Hitler des nazis impatients, notamment Gregor Strasser, et en séduisant les syndicats par un adou- cissement de la politique d’austérité pratiquée par les deux derniers chanceliers. Beaucoup d’observateurs analysent le recul nazi, somme toute modéré, comme le début d’un effondrement. Hitler lui-même passe par une phase de doute, dont a témoigné Leni Riefenstahl. Craignant que la manœuvre Schleicher-Strasser réussisse, il monologue longue- ment après avoir convié cette vedette du cinéma dans sa chambre de l’hôtel Kaiserhof, annonce son suicide au cas où le parti se diviserait puis il se ressaisit, dit qu’il n’a pas le droit d’abandonner la lutte tant qu’il lui reste des fidèles de la trempe de Göring et de Rudolf Hess, et remercie pour son aide la visiteuse… qui n’a pas prononcé un mot. Puis il arrive à reprendre en main le parti et à isoler Strasser. Schleicher se fait quand même nommer chancelier et s’use en quelques semaines, faute de soutiens. Car Papen, outré de son éviction, intrigue contre lui avec Hit- ler. Les négociations pour la formation d’un nouveau gouvernement traînent en longueur, Hitler et Papen voulant tous deux le diriger. Pendant ce temps, l’entourage de Hindenburg est approché par des nazis distingués, comme Göring et Joachim von Ribbentrop. Schlei- cher, à qui Hindenburg refuse une suspension du Reichstag, démis- sionne le 28 janvier et Hitler fait soudain une offre qui séduit Papen : 42 DÉCEMBRE 2019-JANVIER 2020
genèse de la prise de pouvoir il se contenterait de la chancellerie et d’un seul ministère, celui de l’Intérieur. Papen, avec le titre de vice-chancelier et l’assistance des ministres conservateurs, pourrait apparemment gouverner à sa guise. Des bruits de coup d’État font le reste : Hitler réussit à faire craindre à Hindenburg que Schleicher, qui entend rester ministre de la Guerre, se prépare à faire intervenir l’armée. Le général Werner von Blomberg, qui s’est rapproché discrètement des nazis, est brusquement nommé ministre de la Guerre au matin du 30 janvier, avant même la forma- tion du cabinet Hitler, qui survient à midi. Ce cabinet, qui devrait avoir tout pour inquiéter le monde, le ras- sure avec ses allures de compromis réaliste et raisonnable, coupant court à des perspectives de guerre civile. Il va mettre un an et demi à se muer en une dictature totale, le 2 août 1934, à la mort de Hindenburg, resté président, donc juridiquement capable de destituer Hitler du jour au lendemain. Hitler s’est arrangé pour lui faire patronner ses principales décisions. Parmi les atouts de Papen figurait l’engagement pris par le chancelier de l’associer à toute entrevue avec le président. Voici ce qu’il en advint, d’après un propos de Hitler du 21 mai 1942 : « Au bout de huit ou dix jours, le comportement du Vieux Monsieur envers moi avait déjà changé. Il avait voulu parler avec moi de quelque affaire, mais j’avais fait observer comme c’était mon devoir que je ne pou- vais aller m’entretenir avec lui sans être accompagné de Papen, qui à ce moment n’était pas à Berlin. Le Vieux Monsieur avait alors déclaré qu’il voulait me voir seul ; à l’avenir la compagnie de Papen serait superflue. (2) » Plus rapide encore avait été la dissolution du Reichstag, non prévue dans les accords. Hitler, bien que son cabinet soit étiqueté « présiden- tiel », devait rechercher une majorité au Reichstag, par une intégration du Zentrum dans la coalition. Une négociation s’amorça le 31 jan- vier, que Hitler s’arrangea pour faire tourner court et le lendemain il arracha au président un décret de dissolution. Par là il augmen- tait déjà exponentiellement son pouvoir : l’organisation des élections DÉCEMBRE 2019-JANVIER 2020 43
un nouvel hitler est-il possible en europe ? donnait un rôle capital au ministre de l’Intérieur du Reich, le nazi Wilhelm Frick, et à ceux des Länder. Or Hitler avait obtenu, dans la négociation précitée, que Göring fût nommé à ce poste en Prusse. La campagne électorale mettait les partis non gouvernementaux dans une situation impossible : soit ils s’abstenaient de critiquer le pouvoir et démontraient leur inutilité, soit ils s’exposaient au reproche de saper l’autorité d’un « gouvernement de la dernière chance avant la guerre civile » et aux coups, terribles, de Göring. Surtout, ce dernier avait tout loisir de monter des provocations… et c’est ainsi que brûla le Reichstag, quatre semaines exactement après le 30 janvier. On accusa un jeune Hollandais, présent sur les lieux et ancien communiste, tout en le prétendant membre d’un vaste commando d’incendiaires envoyé par ce parti. Ni Papen ni Hindenburg ne trouvèrent le courage de soupçonner les nazis eux-mêmes, ni de s’opposer au décret que Hit- ler leur fit signer dans l’urgence, qui suspendait les libertés et devait être reconduit sous diverses formes jusqu’en 1945. Mais, dès avant sa signature, on avait arrêté dans leur lit des dizaines de cadres du KPD. L’accaparement du pouvoir Nonobstant le fait que, lors des élections du 5 mars, le parti nazi n’ait obtenu que 43 % des voix, les quatre mois suivants voient une « mise au pas » (Gleichschaltung), qui se traduit par la disparition de toute organisation non nazie (à l’exception des deux principales Églises chré- tiennes). La mainmise nazie sur le pays s’appesantit encore un an plus tard lors de l’épisode dit, en Allemagne, « affaire Röhm » ou « putsch de Röhm » et, ailleurs, « Nuit des longs couteaux » (30 juin-2 juillet 1934). La milice personnelle de Hitler, la Schutzstaffel (SS), dirigée par Himmler depuis le début de 1929, assassine quelques dizaines de cadres des SA, dont Ernst Röhm, qui en était le chef d’état-major, sous l’accusation forgée d’une tentative de putsch. D’autres catégories sont frappées : des journalistes antinazis, des militants catholiques, l’entou- rage de Papen et les politiciens qui s’étaient opposés à Hitler – dont Schleicher et Strasser. L’armée, qui avait exigé des mesures contre les 44 DÉCEMBRE 2019-JANVIER 2020
genèse de la prise de pouvoir SA et armé les SS, était complice d’un gigantesque crime. Les pro- fessions judiciaires durent s’accommoder d’un décret suivant lequel, pendant trois jours, le Führer avait été un « juge », et laisser sans suite les plaintes des familles. Hindenburg, dont Hitler suivait de près la maladie finale, signa, consciemment ou non, un message de félici- tations à son chancelier pour avoir « sauvé l’Allemagne d’un grand danger ». Dans ses Propos, Hitler évoque la Nuit des longs couteaux en une tirade des plus instructives, le 1er juillet 1942. Il dévoile à la fois, avec une rare clarté, la cohérence de sa politique, son orientation belliciste, le fait qu’il en était totalement maître (du moins avant de rencontrer à la mi-mai 1940, en la personne de Churchill, celui qui allait trou- bler irrémédiablement ses plans) et les faux-semblants sous lesquels il cachait son jeu : « Le vieux principe politique suivant lequel il ne faut pas détromper les représentants étrangers qui se font des idées fausses qui peuvent nous servir, je l’ai moi- même appliqué avec succès. Lorsque, après la prise du pouvoir, j’ai commencé à m’occuper du réarmement, je devais toujours compter avec des contre-mesures des puissances occidentales. La fable de divergences de vues entre mes SA et la Reichswehr est venue, dans cette situation critique, à mon aide. L’ambassadeur de France François-Poncet, qui habituellement ne s’en laissait pas conter dans l’appréciation de la situation, a gobé ce bruit d’une façon typiquement française et plus on lui en racontait, plus dans ses rapports il assurait à Paris qu’une intervention militaire française ne serait pas nécessaire car les tensions entre les SA et la Reichswehr culmineraient d’une manière ou d’une autre en une lutte à mort. Quand le putsch de Röhm fut passé, le gouver- nement de Paris se représenta la situation comme si les Allemands avaient commencé à se taper réciproquement sur la tête comme au Moyen Âge, et comme si la France DÉCEMBRE 2019-JANVIER 2020 45
un nouvel hitler est-il possible en europe ? pouvait de nouveau en profiter pour tirer les marrons du feu. C’est ainsi que le putsch de Röhm a encore rendu de grands services et a retenu la France, et au-delà d’elle aussi l’Angleterre, de prendre des mesures militaires pen- dant si longtemps que pour une attaque de ces pays, en raison des progrès du réarmement allemand, il était trop tard. (3) » Le récit de la prise du pouvoir est de nature à départager, dans la genèse de la catastrophe nazie, le rôle de Hitler et celui des circons- tances. La balance penche nettement en faveur du premier. Certes, la crise économique, le chômage, le traité de Versailles, la fragilité d’une république importée, etc., ont joué un rôle dans cette mue d’un État de droit en une féroce dictature. Mais pour donner à un chaos politique, dont les nazis avaient accentué l’ampleur, une telle issue, il fallait, outre des obsessions maladives, des trésors d’habileté manœu- vrière et d’immenses capacités de dissimulation. Si aujourd’hui des bribes de nazisme envahissent à nouveau certains discours politiques, jusque dans la bouche de chefs d’État de grands pays, on ne voit guère poindre, en Europe ni dans le monde, les politiciens capables de les mettre en œuvre dans un processus à la fois oppressif à l’intérieur, expansionniste à l’extérieur et génocidaire. Il est urgent, cependant, de s’attaquer aux problèmes qui nourrissent, un peu partout, l’aspiration à des solutions simplistes et violentes. 1. François Delpla, Hitler. Propos intimes et politiques, tome I, 1941-1942, Nouveau Monde, 2018, p. 378. 2. François Delpla, Hitler. Propos intimes et politiques, tome II, 1942-1944, Nouveau Monde, 2018, p. 292. 3. Idem, p. 286-288. 46 DÉCEMBRE 2019-JANVIER 2020
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