Des tranchées à la mangrove : Généalogies poétiques de la Grande Guerre à la "guerre du Biafra" - OpenEdition Journals

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                          French Journal of English Studies
                          53 | 2015
                          La guerre de 14 re-présentée : l’art comme réponse à
                          la guerre

Des tranchées à la mangrove : Généalogies
poétiques de la Grande Guerre à la "guerre du
Biafra"
Nelly Segers

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/caliban/994
DOI : 10.4000/caliban.994
ISSN : 2431-1766

Éditeur
Presses universitaires du Midi

Édition imprimée
Date de publication : 1 mai 2015
Pagination : 89-110
ISBN : 978-2-8107-0378-4
ISSN : 2425-6250

Référence électronique
Nelly Segers, « Des tranchées à la mangrove : Généalogies poétiques de la Grande Guerre à la "guerre
du Biafra" », Caliban [En ligne], 53 | 2015, mis en ligne le 24 août 2015, consulté le 06 février 2020.
URL : http://journals.openedition.org/caliban/994 ; DOI : 10.4000/caliban.994

Caliban – French Journal of English Studies est mis à disposition selon les termes de la licence
Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.
Des tranchées à la mangrove :
       Généalogies poétiques de la Grande Guerre
                à la "guerre du Biafra"1
                                Nelly SEGERS✴

       ABSTRACT
       The Nigerian Civil war broke out in 1967 a few years after
independence. It lasted up to January 1970. It inspired many soldiers,
whether students or confirmed writers. They fought on both sides or like
Wole Soyinka, tried to find a third way to solve the conflict. The violence
they met inspired poems which may be linked to the War Poets of 1914-
1918. The influence of the British poets on Nigerian writers takes its roots in
history, Nigeria being a British colony until 1960. But this inheritance has
not only to do with similar degree courses in universities. It is also related to
the nature of both conflicts of unprecedented violence with soldiers facing
terrifying scenes leading them to disenchantment. Unsurprisingly, their
poetry expresses common themes and images, springing from the intense
feeling of the uselessness of so many massacre.

     Mots-clés Nigeria, Civil War, the Great War, poetry, 1966-1970,
1914-1918

       Montolieu, Aude, juillet 2000, l'ancienne Manufacture royale de draps.
Dans un bac repose un petit livre fatigué à la couverture vert passé d’où
surgissent les lettres The Golden Treasury (Palgrave). Date d'édition : 1905.
Tout d’un coup me reviennent en mémoire les mots de l'écrivain nigérian Elechi
Amadi alors qu'il était en détention pendant la guerre civile qui déchira le
Nigéria de 1967 à 1970 :

*
  Documentaliste, Lycée Cassini, Clermont de l'Oise.
1
  La guerre du Biafra est connue en anglais sous le nom de Nigerian Civil War, c'est
une guerre de sécession entre le sud-est du Nigeria majoritairement Ibo et le reste de
la Fédération. Les sécessionnistes choisirent d'appeler ce nouveau pays Biafra.
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       My greatest need was to send a message to my wife. I would watch out for a
       chance the next day. Meanwhile I tried to relax. Fortunately they had allowed me
       to keep my handbag, in which I had a spare shirt, a pair of trousers, and most
       important of all, Palgrave's Golden Treasury of 517 well-chosen poems (Amadi
       82).

The Golden Treasury fut publié pour la première fois en 1861 et connut de
multiples rééditions jusqu'à nos jours. Bien que le romancier Elechi Amadi n'ait
pas écrit de poèmes, sa réflexion est particulièrement révélatrice d'une culture et
d’une éducation anglo-saxonne au cœur même de l'Afrique. Elle met l'accent sur
ce qui constitue le terreau d’une génération originale d'écrivains, bercés par la
poésie anglaise d'une part et la Bible d'autre part. C'est cette filiation poétique
que nous allons tenter de remonter. Filiation ne signifie pas imitation servile
mais au contraire, la continuité de la créativité dans un contexte de guerre :

       To a casual glance indeed it may suggest a chaotic confusion of unrestrained
       stylistic inventiveness such as that which obtains in the art of the Western world
       today. But African art is no product of romantic decadence; its image, when
       properly understood, is rather that of a disciplined, yet flexible classicism. (Fagg 7)

Sans oublier que si la guerre livre une expérience unique et solitaire pour celui
qui l'a vécue de l'intérieur, il n'en reste pas moins qu'une telle expérience atteint
une sphère qui n'a de nationalité que celle de l'humanité. The Golden Treasury
surgit à maintes reprises dans les textes ou commentaires concernant les
écrivains britanniques combattants. Il apparaît dans des témoignages tel celui de
Ralph Vaughan Williams, cité dans The Famous 14-18, (Van Emden 201).
Toutefois, Ian F. W. Beckett remarque qu'il y a danger à généraliser. Il souligne
qu'il n'y a pas d'expérience typique. Les intellectuels tels que Siegfried Sassoon,
Wilfred Owen ou Robert Graves, ne sont pas représentatifs de la composition de
l'armée : "The British army was certainly not one which universally carried
Palgrave's Golden Treasury in its knapsacks" (Beckett 299). Un autre ouvrage
est mentionné, The Oxford Book of English Verse :

       It is imperative to remember that during a time when the world of media mostly
       revolved round the print form of expression, with film still in its nascent stages of
       evolution, poetry in itself was an integral part of the Edwardian society, not only
       as a means of popular entertainment but also in inculcating a "sound philosophy"
       of life (Stead 73). As Paul Fussel points out, "indeed, the Oxford Book of English
       Verse presides over the Great War in a way that has never been sufficiently
       appreciated." It is also important to bear in mind that there were ready models for
       poetic emulation for various sections of versifiers. (Banerjee, en ligne)
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                de la Grande Guerre à la "guerre du Biafra"

       La poésie apparaît donc bel et bien comme le compagnon idéal du
combattant lettré.2 Argha Banerjee cite l'étude de Catherine Reilly, English
Poetry of the First World War: A Bibliography (1978), dans laquelle l’auteur
recense 2225 poètes publiés. Il est bon de rappeler que les Français de leur côté
ont principalement traduit la guerre dans des romans, des journaux, des
nouvelles. Argha Banerjee remarque que la plupart de ces poèmes anglais ne
provenaient pas des poètes officiels mais de la grande masse des combattants et
du public. Ce succès poétique a même été qualifié de maladie insidieuse par un
journal de l’époque. C'était le résultat de réformes éducatives menées au cours
du XIXème siècle qui avaient considérablement amélioré le niveau culturel de la
population. Avant de s’intéresser aux poèmes eux-mêmes, on examinera les
raisons historiques pour lesquelles les Nigérians furent influencés par leurs
prédécesseurs de la Grande Guerre.
       Les universités de l'Afrique de l'ouest anglophone naissent à la fin des
années quarante (Fraser 73-103). Elles sont contrôlées par l'université de Londres :

       It was assumed somewhat benignly that a grounding in the great classics of English
       Literature was as suitable to the intellectual requirements of a young person from
       Brong-Ahafo as to those of a student from Kuala Lumpur or Cambridge .(Fraser
       73)

        Les programmes correspondaient ainsi à une éducation tout à fait
traditionnelle dans le contexte de la Grande-Bretagne : le vieil anglais, l'anglais
médiéval, l'anglais de la Renaissance, les Temps modernes, et l'option
contemporaine abordant Thomas Hardy, Henry James, Oscar Wilde, W.B.
Yeats, Bernard Shaw, E. M. Forster, D. H. Lawrence, Virginia Woolf et T. S.
Eliot. Le problème résidait alors dans l'absence totale de considération des
aspirations locales. Le salut vint d'enseignants (Geoffrey Axworthy, Ulli Beier,
Martin Banham) qui prirent en compte cette dimension africaine et favorisèrent
l'émergence de poètes nationaux. Des étudiants qui deviendront célèbres
prennent une part active dans l'édition de magazines estudiantins : The Horn ou
Black Orpheus. En 1960, Martin Banham préface une anthologie de poèmes
nigérians et souligne la question essentielle de l’influence :

       I believe that it is of far more value to Nigerian school children to read this
       selection of unpretentious Nigerian verse than to immerse themselves in The

2
  Voir en bibliographie la page consacrée à la campagne de Salonique, où l'on trouve
le témoignage d'un officier qui emporte son exemplaire du Golden Treasury sous les
bombardements.
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       Golden Treasury. Some of the verse presented here shows only too clearly how
       deep is the influence of the alien verse of English romanticism upon aspiring
       Nigerian writers. The more Nigerians can be encouraged to write as Nigerians,
       about Nigerian themes for Nigerian audiences, the better for the development of a
       healthy national literature. This is not, of course, to say that they should ignore
       the great literatures of other parts of the world—but one must not be enslaved by
       them. (Fraser 77-78)

Ici se trouve posée une question centrale : le hiatus entre une littérature étrangère
dans une langue étrangère et un contexte africain, avec sa langue, ses modes de
pensée et de créer propres. Toutefois, notre problématique n'entre que
partiellement dans cette polémique, ou plutôt la dépasse, car il s'agit d’écrire la
guerre. Mais de quelle guerre est-il question ? Dans le cas de 1914-1918 comme
dans celui de la guerre civile nigériane, la guerre est une véritable rupture. Dans
l'Europe du début du XXème siècle, on n'avait jamais assisté à un conflit à une
telle échelle et d'une telle brutalité. De nombreuses références à la guerre de
1914 éclairent la littérature et en particulier la poésie nées de la sécession du
Biafra. Il y a plusieurs raisons à cela. Le premier facteur est la valeur
paradigmatique de la Grande Guerre, qui innove sur le plan technologique et
dans l'ampleur du massacre. C'est en quelque sorte l'ancêtre de toutes les guerres
modernes.
        La Grande Guerre a suscité un nombre incalculable d'œuvres en Europe ;
de la même façon, la sécession du Biafra a permis l'éclosion des œuvres
nigérianes, illustrant ainsi la source d'inspiration que peut être une guerre.
Toutefois la poésie est inégalement représentée, comme nous l'avons déjà
remarqué. Mais sa forme la plus fréquente, une poésie courte, correspond aussi à
l'urgence du soldat qui ne sait pas de quoi la prochaine minute sera faite. A cet
égard, certains critiques soulignent :

       Au cours de cette guerre, très peu de membres de l'élite ibo ou d'intellectuels de la
       Fédération du Nigeria se sentirent suffisamment concernés pour prendre les
       armes dans les rangs biafrais ou dans ceux de la Fédération […]. Ainsi que le dit
       John de Saint Jorre dans son remarquable ouvrage consacré à la guerre civile au
       Nigeria : " […] A quelques courageuses exceptions près, les intellectuels
       nigérians et biafrais, à la différence de leurs homologues, disons de la première
       guerre mondiale ou de la guerre civile espagnole, n'étaient pas partisans de
       prendre un fusil pour défendre leur cause. La guerre nigériane produisit son
       "Wilfred Owen" (le poète biafrais Christopher Okigbo qui mourut sur le champ
       de bataille à Nsukka au début des hostilités), mais nous n’avons pas vu émerger
       l'équivalent nigérian ou biafrais d'un Robert Graves, d'un George Orwell ou d'un
       Norman Mailer. (Mazrui, en ligne)
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                  de la Grande Guerre à la "guerre du Biafra"

       Un deuxième facteur de ressemblance est la rupture que la Grande Guerre
a marquée chez les écrivains, rupture qui provoque l’émergence d'une
génération oscillant entre amertume et désespoir, raison et absurdité, survie et
désillusion. Nous retrouverons cet aspect chez Chinua Achebe par exemple,
avec "Remembrance Day."
         Enfin, dans l'Afrique des années soixante, Ola Balogun souligne à quel
point la guerre civile fut "tragique" car sa génération était née dans un Nigeria
"qui n'avait pas connu la violence à grande échelle" (Balogun V).3 Cette
violence soudaine s'exprime dans des poèmes avant-coureurs de la fureur qui
prévaudra, tel "The First Shot" de Chinua Achebe :

         That lone rifle-shot anonymous
         in the dark striding chest-high
         through a nervous suburb at the break
         of our season of thunders will yet
         steep its flight and lodge
         more firmly than the greater noises
         ahead in the forehead of memory. (Achebe 11)

Ce poème très dense donne le tempo d’une écriture poétique à la fois complexe
par le rythme saccadé, les jeux de sonorités, les enjambements qui matérialisent
la sécession incarnée par le tir, mais fonctionnant sur une seule image, ici le
trajet d’une balle. Ce qui frappe est l'absence d'êtres humains, il s'agit
simplement dans ce cas d'un petit bout de métal. Une ligne droite entre le fusil et
le front de la victime, balle unique sans émissaire, sans nom, qui atteint la
mémoire collective. Ce sont ces éléments qui endossent valeur humaine : le tir
est solitaire, à hauteur de poitrine, parcourant à grandes enjambées une banlieue
inquiète, désincarnant par là même le tireur. Dans "Arms and the Boy," Wilfred
Owen, pour sa part, semble entamer le processus qui fera naître la balle
meurtrière de Chinua Achebe, en observant, le tireur, adolescent ballotté et
manipulé par les marchands de guerre :

         Let the boy try along this bayonet-blade
         How cold steel is, and keen with hunger of blood;
         Blue with all malice, like a madman’s flash;
         And thinly drawn with famishing for flesh.
         Lend him to stroke these blind, blunt bullet-leads
         Which long to nuzzle in the hearts of lads,
         Or give him cartridges of fine zinc teeth,
         Sharp with the sharpness of grief and death.

3
    "in which large-scale violence had long been unknown," ma traduction.
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      For his teeth seem for laughing round an apple.
      There lurk no claws behind his fingers supple;
      And God will grow no talons at his heels,
      Nor antlers through the thickness of his curls. (Owen 43)

Le poème progresse sur des binômes amers : jouet / baïonnette, jeunesse / folie,
innocence / sauvagerie, animal / projectile. La baïonnette n'est pas humanisée
mais bien plutôt ensauvagée. Le tireur est identifié, mais l’ordonnateur ne l'est
pas si ce n'est par une série d'impératifs anonymes. La dénonciation de cette
manipulation clôture la dernière strophe : Dieu reconnaîtra la victime. Chinua
Achebe, à son tour, répond au Dieu de compassion d'Owen, lorsque, à la fin de
son poème "1966," qui ouvre la première partie de son recueil Beware, Soul
Brother, il offre l’image douce amère d'un Dieu qui ne peut plus se voiler la
face :

      slowly downward in remote
      subterranean shaft
      a diamond-tipped
      drillpoint crept closer
      to residual chaos to
      rare artesian hatred
      that once squirted warm
      blood in God’s face
      confirming His first
      disappointment in Eden. (Achebe 3)

       La technologie, le métal, l’outil deviennent affamés de sang. Comme
pour la Grande Guerre, mais bien avant la fin du conflit, le poète est conscient
de cet aspect matériel, qui industrialise et brutalise les combats.
       L'évocation de Dieu est récurrente. La Bible reste une référence
incontournable. Pol Ndu construit son poème "Biafra Revisited" sur l'image du
mont Golgotha (Ndu 32). Les crânes font partie des symboles fréquents qui font
surgir la mort de façon crue. Toutefois celle-ci peut se tapir derrière un paysage
mélancolique.
       L’image unique et la concision se retrouvent par exemple dans un poème
d' Edward Thomas, "The Cherry Trees" :

      The cherry trees bend over and are shedding,
      On the old road where all that passed are dead,
      Their petals, strewing the grass as for a wedding
      This early May morn when there is none to wed.
      (Poems of the Great War, 78)
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                de la Grande Guerre à la "guerre du Biafra"

L'image du cerisier est de prime abord banale. Mais la route de campagne a
perdu à jamais ses promeneurs. Le paysage est déserté. Les délicats pétales
associés au mariage ne sont plus qu’un tapis de pleurs, avec ce rappel subtil de
"mourn" dans le terme "morn." Toutes les promesses de la floraison, du
printemps, de la route, sont avortées. Mariage affreux que celui de "dead" et
"wed." Le sens se construit par l’absence.
       Le poème de Chinua Achebe comme celui d’Edward Thomas fonctionne
sur une forme ramassée, qui éclate à la figure du lecteur comme une grenade.
L'armement fournit une source d’inspiration fondamentale, tant du point de vue
des images ou de la forme utilisées dans le poème que de la fragmentation qu’il
entraîne. Richard Aldington en donne une image terrifiante dans son poème
ironiquement intitulé "Trench Idyll" dans lequel deux soldats conversent et se
souviennent : Londres, les femmes, les théâtres. Après une pause, l’un d'eux
remarque :

        'Well, as to that, the nastiest job I’ve had
        Was last year on this very front
        Taking the discs at night from men
        Who'd hung for six months on the wire
        Just over there.
        The worst of all was
        They fell to pieces at a touch.
        Thank God we couldn't see their faces ;
        They had gas helmets on…'

        I shivered;
        'It's rather cold here, sir, suppose we move?
        (Aldington in Poems of the Great War, 34)

On ne peut manquer de penser à la série des eaux-fortes d'Otto Dix,4 qui fait
surgir des silhouettes casquées, anonymes, mutilées, dépouillées de toute
humanité, réduite à une plaque militaire, dans une atmosphère méphitique.
L'efficacité tient à la fois au contraste entre les deux parties du poème, mais
aussi à la sobriété — bouclier du locuteur : "Thank God we couldn't see their
faces." L'anonymat rend vivable l’horreur. Comment traduire ses sentiments
dans de telles situations ? Theo Vincent, dans sa préface au recueil Songs in a
Time of War de Ken Saro-Wiwa, remarque :

4
  On trouvera des représentations des eaux-fortes d'Otto Dix, exposées à l'Historial
de Péronne sur le site du CRDP d'Amiens :
http://crdp.ac-amiens.fr/historial/soldat/zoom/dix_002.html
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      The trauma of war, the unspeakable horrendous bestialities of war are no material
      for expansive prose. To be captured graphically, they belong to the province of
      poetry whose terseness and concision present pictures that are larger than what
      the words say. (Saro-Wiwa 9)

 Cette remarque a plusieurs strates : le paradoxe est que les horreurs de la guerre
sont indicibles, comment alors les écrire ? Dans le contexte de la Deuxième
Guerre Mondiale, Jorge Semprun mettra plus de vingt ans à rédiger son livre
L'Ecriture ou la vie. La prose est-elle à ce point inadéquate ? La Grande Guerre
comme la guerre civile nigériane a engendré bien des textes en prose, mais de
quelle nature ? En Europe, des récits comme Le Feu d'Henri Barbusse ou La
Main coupée de Blaise Cendrars, A l'Ouest rien de nouveau d'Erich Maria
Remarque ou Orages d'acier d'Ernst Jünger, Civilisation de Georges Duhamel,
dont les auteurs ont tous été au front, sont des pépites d’humanité qui oscillent
entre documentaire et fiction. Ce problème avait déjà été soulevé après 1918
lorsque John Norton Cru,5 lui-même ancien combattant, avait rassemblé des
dizaines de témoignages afin de "dire la guerre à [ses] concitoyens, la vraie
guerre, celle qui tue et rend fou les hommes, porter témoignage, telle fut la
mission que s'assignèrent les messagers de cette génération du feu" (Cazals,
Rousseau, 112). A la lecture des lettres de poilus, on sent également une force de
l'écriture qui dépasse le simple documentaire. Mais où classer ces textes, dans la
fiction ou dans le documentaire ?
          Enfin Theo Vincent souligne le caractère graphique de la poésie de
Saro-Wiwa. Là encore, cette expression prend un double sens : l'écriture comme
tracé matériel sur du papier mais aussi le dessin, l'évocation visuelle d'une scène,
d'une palette de sentiments ou de couleurs. De la brièveté dépend la richesse
d'évocation, comme dans "Ogale—An Evacuated Town" :

      Cars cannibalised
       Amputated
      Lie by the roadside
       Abandoned
       Forgotten

      A lone lean dog
      Scrounging for food
      Reaps human skulls
      In a shallow gutter.

5
 Cité plusieurs fois par Rémy Cazals et Frédéric Rousseau dans leur étude 14-18, le
cri d'une génération, qui remet à la première place le témoignage face à l'histoire
officielle écrite par les généraux et les historiens.
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                de la Grande Guerre à la "guerre du Biafra"

      Broken houses roofless
      Gape forlorn
      At wet angry skies

      Ogale lies in broken images. (Saro-Wiwa 29)

Une telle poésie porte une charge visuelle et émotionnelle que seuls certains
passages en prose atteignent. Dans "Were you There," Ken Saro-Wiwa, comme
les poètes combattants de 1914-1918, retient le détail fondamental pour nous
permettre de déduire le reste de l'épisode : le moignon raconte la guerre plus
clairement qu'un communiqué officiel.

      Were you there to see the stump
      Of the sergeant's leg borne dutifully
      Into the young doctor's room (Saro-Wiwa 22)

     Comme en complément de la conclusion de "The Dead-Beat," de Wilfred
Owen, qui évoque un jeune soldat qui s'écroule sans être blessé :

      We sent him down at last, out of the way.
      Unwounded; —stout lad, too, before that strafe.
      Malingering? Stretcher-bearers winked, ‘Not half!'

      Next day I heard the Doc's well-whiskied laugh:
      That scum you sent last night soon died. Hooray!'
      (Owen in Poems of the Great War 55)

La première strophe tire sa force de l’improbable présence de l'adverbe
"dutifully" en son milieu, tandis que le poème d'Owen se termine sur le whisky
hilare du docteur, dont l'ébriété seule rend vivable le défilé d'horreurs, suscitant
chez le lecteur une autre série d'images concrétisées par quelques titres des
poètes combattants : "Disabled," "Butchers and Tombs," "When you see
millions of the mouthless dead," "Illusions," "Grotesque," "Mental cases,"
"Insensibility," "Futility," etc.
       L'efficacité de l’image unique est quelquefois concurrencée par un art
musical des mots. Gabriel Okara dans "Suddenly the Air Cracks" joue avec
maestria du rythme et des mots pour transmettre la soudaineté et le carnage
provoqué par un bombardement aérien :

      Suddenly the air cracks
      with striking cracking rockets
98                              CALIBAN 53 (2015)

      guffaw of bofors stuttering LMGs
      […]
      Again suddenly, the air cracks
      above rooftops cracking striking
      rockets guffawing bofors stuttering LMGs
      ack ack flacks diving jets. (Okara 37-38)

Assonances et allitérations rendent tangibles et effrayantes les attaques
aériennes, la rapidité, le vacarme, le séisme, nés des avions de chasse. La page
se met à trembler sous nos yeux sous les accords de cette musique monstrueuse.
Wilfred Owen en usait de même dans "Anthem for Doomed Youth" :

      What passing-bells for these who die as cattle?
       Only the monstrous anger of the guns.
       Only the stuttering rifles' rapid rattle
      Can patter out their hasty orisons.
      No mockery now for them; no prayers nor bells,
       Nor any voice of mourning save the choirs, —
      The shrill, demented choirs of wailing shells;
       And bugles calling for them from sad shires. (Owen 44)

Dans ce Pandemonium surgissent des rencontres qui tiennent plus de
l'hallucination que du rêve. De façon inattendue, Chinua Achebe, dans "The
Explorer," conte sa rencontre avec lui-même sur un mode rimbaldien :

        Like a dawn unheralded at midnight
        it opened abruptly before me—a rough
        circular clearing, high cliffs of deep
        forest guarding it in amber-tinted spell

        A long journey's end it was but how
        long and from where seemed unclear,
        unimportant ; one fact alone mattered
        now—that body so well preserved
        which on seeing I knew had brought me there. (Achebe 7)

La déambulation du poète semble se terminer sur une déchirure de la forêt. Le
début accolant aube et minuit fait surgir un brin d'espérance rapidement fauché
par l'aspect défensif et inhospitalier de la clairière. Le fantastique pointe
doucement dans les tonalités hypnotiques de l'expression "amber-tinted spell"
pour faire place à la rencontre : un corps et non un cadavre —"body" et non
"corpse" —, dont l'inconscient du poète sait qu'il était le but du voyage. La suite
du poème accentue l'aspect irréel, flou de la scène, — "vague," "floating hint,"
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                de la Grande Guerre à la "guerre du Biafra"

"elusively." On est placé dans un entre-deux, dans une zone frontière entre les
humains et un au-delà de la réalité, dont la forêt est le décor typique. Le
voyageur contemple ce corps étendu sur un autel de pierre :

                          All else

      was perfect except the leg missing
      neatly at knee-joint
      even the white schoolboy dress
      immaculate in the thin yellow
      light; my face in particular
      was good having caught nor fear
      nor agony at the fatal moment (Achebe 7)

Dans un renversement brutal, le poète-spectateur devient l'objet du regard.
Pourtant l'amputation n'a pas provoqué de déformations sur un visage qui reste
serein. Elle semble davantage la concrétisation de peurs ou de prémonitions et
tout s'éclaire dans un soulagement certain :

      Clear-sighted with a clarity
      rarely encountered in dreams
      my Self-Explorer stood a little
      distant but somewhat fulfilled; behind
      him a long misty quest; [...]
         Enough
      in that trapped silence of a freak
      dawn to come face to face suddenly
      with a body I didn't even know
      I lost. (Achebe 8)

Ce poème n'appartient pas à la section "Poems about war." Il clôt le prologue et
dans cette position, indique toute l'angoisse née des années qui menèrent à la
guerre de sécession. L'homme semble enfin libéré de l'incertitude et ainsi
pouvoir se positionner face aux événements. La rencontre avec soi-même est un
thème qui revient sous des formes variées, comme chez Wilfred Owen dans
"The Show" :

      My soul looked down from a vague height, with Death,
      As unremembering how I rose or why,
      And saw a sad land [...]
      Gray, cratered like the moon with hollow woe,
      And pitted with great pocks and scabs of plagues. (Owen 50)
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Là aussi, l'inconscient, l'âme, l'esprit entament un voyage dans un paysage
infernal : il y a dédoublement. le poète contemple dans le no man's land des vers
qui s’agitent. Tout le poème décline cette vision dantesque d'êtres humains
réduits à des asticots :

       I saw their bitten backs curve, loop, and straighten,
       I watched those agonies curl, lift, and flatten.
       Whereat, in terror what that sight might mean,
       I reeled and shivered earthward like a feather.

       And Death fell with me, like a deepening moan.
       And He, picking a manner of worm, which half had hid
       Its bruises in the earth, but crawled no further,
       Showed me its feet, the feet of many men,
       and the fresh-severed head of it, my head. (Owen 51)

Ce jeu de miroirs illustre les ruptures, la fragmentation, l'écartèlement endurés
par les acteurs du conflit. L'amputation symbolique d'Achebe dialogue avec
cette décapitation, bien réelle sur le champ de bataille, mais aussi synonyme
d’amputation de sa propre humanité pour Owen. Il est aussi symptomatique que
ces visions soient indissociables de la nature : forêt, cave, champ, tranchée,
tunnel de terre. Toutefois ces lieux deviennent utopiques au sens étymologique.
Comme le temps se dissout dans un instant sans avant ni après, donc hors du
temps, le lieu se décompose comme un organisme vivant, dans un paysage
envahi par le psychisme malade. A tel point qu'un être vivant devient suspect,
anormal, fantomatique. C'est l'expérience de Wole Soyinka dans "Civilian and
Soldier" :

       My apparition rose from the fall of lead,
       Declared, 'I'm a civilian.’ It only served
       To aggravate your fright ; for how could I
       Have risen, a being of this world, in that hour
       Of impartial death! (Soyinka 53)

Ombres, silhouettes incomplètes, masses de chair indifférenciée, peuplent ces
poèmes de guerre. Charles Hamilton Sorley l'illustre avec "When you see
millions of the mouthless dead" :

       When you see millions of the mouthless dead
       Across your dreams in pale battalions go,
       Say not soft things as other men have said
       [...]
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      then, scanning all the o’ercrowded mass, should
                 you
      perceive one face that you loved heretofore,
      it is a spook. None wears the face you knew.
      Great death has made all his for evermore.
      (Hamilton Sorley in Poems of the Great War, 56)

On note aussi un retour ultime à la terre, non pas le limon de la Bible, mais une
sorte de vengeance vorace de la nature qui avale ce qui était un homme, comme
dans ce poème d'Isaac Rosenberg, "Dead Man's Dump" :

      The wheels lurched over sprawled dead
      But pained them not, though their bones
        crunched,
      Their shut mouths made no moan.
                […]
      Earth has waited for them,
      All the time of their growth
      Fretting for their decay :
      Now she has them at last! (Rosenberg in Poems of the Great War, 42)

La terre absorbe les morts, elle devient elle-même la mort, elle donne naissance
à des morts, alors qu'elle était la terre nourricière et protectrice. C'est la
protestation de "Corpses have grown" :

      Corpses have grown
      And covered the land
      The xylophone of the deceased chief
      Is still, has forgot the past.
      Ancestral spirits driven from home
      Walk tearful abroad
      The orphaned land weeps.(Saro-Wiwa 18)

Petit à petit courent des interrogations : quelle malédiction est à l'œuvre, à quel
dieu désemparé s'adresse la prière, pourquoi cet abandon de l'homme par la
divinité, comme il apparaît dans "Were you there" :

      Were you there to see sticking out
      Of the shallow sandy grave
      As though in supplication
      The bony palms of the bombed soldier
      (Saro-Wiwa 22)
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Ce thème de la protection ou de la présence divine revient chez Owen —
"Soldier's Dream," "Le Christianisme," "At a Calvary near the Ancre" —, non
sans une amertume ironique caractéristique d’Owen, dont voici un extrait de "At
a Calvary near the Ancre" :

        One ever hangs where shelled roads part.
                 In this war He too lost a limb,
        But His disciples hide apart ;
                 And now the Soldiers bear with Him. (Owen 82)

La rencontre peut être inattendue, au détour d’une tranchée, dans une nuit
pluvieuse, comme dans "The Redeemer" de Siegfried Sassoon :

      I turned in the black ditch, loathing the storm;
      A rocket fizzed and burned with blanching flare,
      And lit the face of what had been a form
      Floundering in mirk. He stood before me there;
      I say that He was Christ
      […] His eyes on mine
      stared from the woeful head that seemed a mask
      of mortal pain in Hell’s unholy shine.
      No thorny crown, only a woollen cap
      He wore
      [...]
      He faced me, reeling in his weariness,
      Shouldering his load of planks, so hard to bear.
      I say that He was Christ, who wrought to bless
      All groping things with freedom bright as air
      [...]
      Then the flame sank, and all grew black as pitch
      (Sassoon in Poems of the Great War, 83)

Le cadavre dans la lueur fantasmagorique d'un obus, devient une figure
christique, à la frontière du réel et du psychisme altéré.
      Un autre type de rencontres est évoqué dans les poèmes : le face-à-face
avec l’ennemi que l'on a tué : "Strange Meeting" de Wilfred Owen en est un
exemple, ou encore le face-à-face avec un soldat qui monte la garde, "Night
Encounter" de Ken Saro-Wiwa, "The Watcher" d'Edmund Blunden ou "Civilian
and Soldier" de Wole Soyinka. Alors surgit dans ce dernier poème cité, la
question fondamentale, celle qui traverse toutes les œuvres de guerre : pourquoi
cette hécatombe ?
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                de la Grande Guerre à la "guerre du Biafra"

      But I shall shoot you clean and fair
      With meat and bread, a gourd of wine
      A bunch of breasts from either arm, and that
      Lone question—do you friend, even now, know
      What it is all about? (Soyinka 53)

Si les débuts de la Grande Guerre voient les soldats enthousiastes et portés par
un élan patriotique, assez rapidement l’état d’esprit change. Les hommes se
rendent compte de la boucherie dans laquelle ils sont envoyés. Alors intervient
une rupture fondatrice, celle d'avec le mythe du héros. L'exemple le plus connu
est le poème de Wilfred Owen "Dulce et Decorum est." Le poète s’adresse à un
interlocuteur resté en Angleterre. Les soldats viennent de subir une attaque au
gaz. On emmène un blessé dans une charrette :

      If you could hear, at every jolt, the blood
      Come gargling from the froth-corrupted lungs
      Bitten as the cud
      Of vile, incurable sores on innocent tongues, -
      My friend, you would not tell with such high zest
      To children ardent for some desperate glory,
      The Old Lie : Dulce et decorum est
      Pro patria mori.
      (Owen in Poems of the Great War, 31)

Un poète nigérian a certainement eu en tête ce texte terrible : Ken Saro-Wiwa,
qui relate, dans "Thoughts in Time of War," comment il a cherché en vain toute
la journée un apaisement à son anxiété :

      Over there at the front, young men
      Clubber one another to the din
      Of mortal shells and rockets
      They groan painfully and die
      For a cause they barely understand.

      Perhaps they must die
      So we live for ever.
      For this have we told the lie
      The famous lie about the sweet and honour
      That lie in dying for one’s country. (Saro-Wiwa 24)

La douceur et la compassion de la première moitié du poème se muent soudain
en une violence extrême contre les menteurs marchands de canons et de chair :
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       Ye bakers and hawkers of lies
       Who bare your jaws and call for wars,
       Inviting the lame, the blind and the deaf
       To the merry ways of guns
       Where shall ye find the lotion,
       The balm to heal their wounds? (Saro-Wiwa 24)

"Were you there," de Saro-Wiwa, déjà mentionné, nous semble une
réminiscence de "Dulce et decorum est" d'Owen : les deux poèmes sont bâtis sur
l'évocation de scènes de guerre très visuelles, et les deux s'adressent à un
interlocuteur indifférent, ou du moins inconscient de la réalité de la guerre, et qui
en parle à tue-tête.
       L'indifférence est un thème très dur qui concentre l'amertume, le
ressentiment, la honte. L'un des poèmes les plus cinglants est "Does it matter" de
Siegfried Sassoon :

       Does it matter?—losing your legs?…
       For people will always be kind.
       And you need not show that you mind
       When the others come in after hunting
       To gobble their muffins and eggs.

       Does it matter?—losing your sight?…
       There’s such splendid work for the blind ;
       And people will always be kind,
       As you sit on the terrace remembering
       And turning your face to the light.

       Do they matter?—those dreams from the pit?…
       You can drink and forget and be glad,
       And people won’t say that you’re mad ;
       For they will know you’ve fought for your country
       And no one will worry a bit.
       (Sassoon in Poems of the Great War, 143)

Face aux soldats qui reviennent, se tient une masse indifférenciée et indifférente,
"people," "they." Aux soldats amputés, diminués, tourmentés, répond une
compassion de surface, une incompréhension joyeuse ; devant les souffrances tues
se dresse une inhumanité masquée par le vieux mythe de la Patrie. Il n'y a pas de
partage possible. Ce qui explique aussi le silence des anciens combattants, que ce
soit lors de la Grande Guerre ou d'autres conflits. Gabriel Okara reprend ce thème
de l'indifférence dans "Expendable Name" d'une façon encore plus explicite :
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                de la Grande Guerre à la "guerre du Biafra"

       I am only a name
       a name in the air
       intruding into your peace
       like an unpleasant noise
       and not of flesh and blood –
       flesh and blood clinging
       to your bones and running
       in your veins.

       I am only an episode
       in the morning papers
       which you put aside
       or throw into waste paper baskets
       and turn to your bacon and egg
       and milk for your young
       while I whom you have
       drained of flesh and blood
       tread with bare feet on thorns
       (Okara 39)

Dans le poème de Sassoon comme dans celui d'Okara, la nourriture semble
symboliser l'égoïsme terrifiant de ce "you" encore une fois indifférencié, bien
que le poème d'Okara semble davantage s’adresser aux anciens colons qu'à des
compatriotes. L'intelligence et l'humanité semblent réduites à l'ingestion. Les
accents christiques sont aussi un subtil substrat à cette Passion africaine : "flesh,"
"blood," "thorns." Si le sacrifice invoqué par Sassoon s’inscrivait davantage
dans la communauté nationale, dans la patrie, celui d'Okara est plus politique. Il
oppose clairement deux cultures, l'une spectatrice, nantie, trop nantie, exploitant
sans vergogne l'Autre anonyme, lointain et interchangeable, matériel de
consommation ("expendable"). L'autre image fondamentale de ce texte est le
papier : être de papier, fragile, destructible à la moindre étincelle ou au moindre
souffle de vent, papier des journaux qui ne donnent qu'une pâle, voire fallacieuse
image du conflit, grâce en particulier à la censure en 1914-1918, papier des
lettres envoyés par les poilus, où l’auto-censure s’ajoute à la censure officielle,
pour ne pas effrayer les familles. Tout finit à la poubelle.
        Dans "Epitaph for Biafra," Ken Saro-Wiwa reprend ce motif avec la
verve ironique qu'on lui connaît :

       Where will they go now?
       Nowhere, nowhere.
       Where can they go now?
       Nowhere, nowhere.
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       […]
       What will they do now?
       They’ll have toads for supper
       They had snakes for lunch
       And lizards for breakfast.

       Reptiles are a delicacy
       On the survival menu.

       The cooks of Europe will praise
       Their ingenuity
       In the survival game! (Saro-Wiwa 33)

Comment panser les plaies ? Comment entretenir la mémoire ? Chinua Achebe
dans "Remembrance Day" met en garde :

       Your proclaimed mourning
       your flag at halfmast your
       solemn face your smart backward
       step and salute at the flowered
       foot of empty graves your

       glorious words—none, nothing
       will their spirit appease. (Achebe 18)

L'arrière a survécu. La vie normale a repris, frivole, oublieuse. Mais les morts
retournés à la terre et revenus à la vie, réclameront justice :

       Flee ! Seek
       asylum in distant places till
       a new generation of heroes rise
       in phalanges
        […]
       to inaugurate
       a season of atonement and rescue
       from fingers calloused by heavy deeds
       the tender rites of reconciliation (Achebe 19)

Le début du poème résonne familièrement à nos oreilles, avec le thème de la
commémoration, ancrée dans notre culture et plus encore aujourd'hui avec les
célébrations du centenaire de la Grande Guerre. Mais la suite s'en écarte avec ses
allusions à une vision africaine de la vie, de la communauté, la réincarnation et
la nécessité de l'expiation. La réconciliation se fera à ce prix. Mais la question se
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posera-t-elle ? Le même poète dans "After a War" semble pessimiste sur ce
travail de pardon :

      After years
      Of pressing death
      […]
      we’re glad to dump our fears
      and our perilous gains together
      in one shallow grave and flee
      the same rueful way we came
      straight home to haunted revelry.

      Christmas 1971 (Achebe 20-21)

Il faudra désormais vivre avec ses fantômes.
       En Europe, la fuite morale et spirituelle des jeunes générations est au
centre du poème de Robert Aldington, épilogue de son roman Death of a Hero :

      Eleven years after the fall of Troy,
      We, the old men—some of us nearly forty—
      Met and talked on the sunny rampart
      Over our wines
      [...]
      Some bared their wounds ;
      Some spoke of the thirst, dry in the throat,
      And the heart-beat, in the din of battle;
      Some spoke of intolerable sufferings,
      The brightness gone from their eyes
      And the grey already thick in their hair.

      And I sat a little apart
      […]
      And I heard a boy of twenty
      Say petulantly to a girl, seizing her arm :
      'Oh, come away; why do you stand there
      Listening open-mouthed to the talk of old men?
      Haven’t you heard enough of Troy and Achilles?
      Why should they bore us for ever
      With an old quarrel and the names of dead men
      We never knew, and dull forgotten battles? '

      And he drew her away,
      And she looked back and laughed
      As he spoke more contempt of us,
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      Being now out of hearing.

      And I thought of the graves by desolate Troy
      And the beauty of many young men now dust,
      And the long agony, and how useless it all was.
      […]
      and as they two moved further away
      he put an arm about her, and kissed her ;
      and afterwards I heard their gay distant laughter.

      And I looked at the hollow cheeks
      And the weary eyes and the grey-streaked heads
      Of the old men—nearly forty—about me ;
      And I too walked away
      In an agony of helpless grief and pity. (Aldington 439-440)

       Dans un dossier récemment paru dans La Lettre du Chemin des Dames,
consacré aux peintres aux armées, Damien Becquart pose la question : "Quelle
guerre écrivent vraiment les lieux représentés par les œuvres des peintres
envoyés près du front en 1917 ?" (Becquart 22). A notre tour, nous pouvons
poser la question : quelle guerre évoquent les poètes combattants, quelle guerre
écrivent les poèmes nigérians ? Il faut ici préciser que plusieurs poètes nigérians
ont aussi écrit des romans, des journaux, des récits, qui souvent, éclairent et
complètent leur poésie. Ne tenir compte que d'un medium –— prose, vers,
théâtre — serait parcellaire dans le cadre de la création littéraire de chacun
d'eux.
         Contrairement aux peintres officiels français étudiés par Damien
Becquart, peintres trop âgés pour participer aux combats et qui n'ont pas montré
les échecs de la guerre, les poètes sont rapidement critiques, caustiques,
profondément heurtés par la souffrance hideuse et gratuite qui les entoure, tel
Frederick Manning dans "Grotesque" :

      These are the damned circles Dante trod,
      Terrible in hopelessness,
      But even skulls have their humour,
      An eyeless and sardonic mockery:
      And we,
      Sitting with streaming eyes in the acrid smoke,
      […]
      Chant bitterly, with raucous voices
      As a choir of frogs
      In hideous irony, our patriotic songs.
      (Manning in Poems of the Great War, 64)
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                de la Grande Guerre à la "guerre du Biafra"

        Une caractéristique de la poésie de guerre est l’abstraction du temps et de
l'espace, l'utopie et l’a-temporalité. Les poètes saisissent un instant, si poignant
qu’il annihile le passé et le futur, le mettent sous la loupe de leur écriture pour en
tirer une vision bien plus large que les mots. L'avant et l'après existent rarement.
Le cheminement, quant à lui, est un voyage au bout de l’enfer. Les scènes sont
pétrifiées dans un espace réduit à une tranchée boueuse, un bout de rue éventré,
un banc solitaire, le seuil d'une salle médicale. Et pourtant, autour, la vie
continue, la guerre se poursuit, les jeunes rient. Le poème devient îlot, seule terre
de salut pour le combattant ou le spectateur bouleversé. Espace et temps sont
tous deux désertés de toute humanité. Comment survivre parmi les fantômes ?

       La guerre n’est pas héroïque. Il n’y a pas de mouvement de troupes, pas
d'action d'éclat. Les poètes proposent une vision plutôt intimiste qui fonctionne
sur peu d'images mais aussi sur un rythme langagier extrêmement virulent. La
guerre de 14 comme la guerre civile nigériane sont des conflits que beaucoup de
ces écrivains ont considérés comme inutiles. Ni lyrisme ni épopée mais plutôt la
relation du sang, de l’os humain enfoui ou mangé par des chiens, des visages
perdus, des squelettes ironiques, de la musique terrifiante des obus, de la
rencontre avec celui qu'on était avant et qu'on ne sera jamais plus, de
l'impossible commémoration, de l'impossible contrition. Le poème devient
catharsis.
         Telles sont les balises des poètes acteurs du conflit. Quelle guerre
écrivent-ils ? La guerre vue d’en bas, sous les éclats de bombes. Et cette
proximité maximale engendre paradoxalement une lucidité terrifiante, voire
dérangeante : le visible devient l'incroyable chemin vers le tréfonds de la vie.
         Mais surtout, la Grande Guerre comme la guerre du Biafra ont construit
un fossé infranchissable entre les combattants et les non-combattants. Ce mur
d'incompréhension est peut-être la pire conséquence de ces conflits car il
explique, chez les Britanniques comme chez les Nigérians, un commun état
d'esprit profondément désenchanté.
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Balogun, Ola, The Tragic Years: Nigeria in Crisis 1966-1970, Benin City :
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Beckett, Ian F. W., The Experience of Military Service in the Great War : 1914-
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Becquart, Damien, "Regard géographique sur les missions de peintres aux
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Ressources électroniques
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