Des tranchées à la mangrove : Généalogies poétiques de la Grande Guerre à la "guerre du Biafra" - OpenEdition Journals
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Caliban French Journal of English Studies 53 | 2015 La guerre de 14 re-présentée : l’art comme réponse à la guerre Des tranchées à la mangrove : Généalogies poétiques de la Grande Guerre à la "guerre du Biafra" Nelly Segers Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/caliban/994 DOI : 10.4000/caliban.994 ISSN : 2431-1766 Éditeur Presses universitaires du Midi Édition imprimée Date de publication : 1 mai 2015 Pagination : 89-110 ISBN : 978-2-8107-0378-4 ISSN : 2425-6250 Référence électronique Nelly Segers, « Des tranchées à la mangrove : Généalogies poétiques de la Grande Guerre à la "guerre du Biafra" », Caliban [En ligne], 53 | 2015, mis en ligne le 24 août 2015, consulté le 06 février 2020. URL : http://journals.openedition.org/caliban/994 ; DOI : 10.4000/caliban.994 Caliban – French Journal of English Studies est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.
Des tranchées à la mangrove : Généalogies poétiques de la Grande Guerre à la "guerre du Biafra"1 Nelly SEGERS✴ ABSTRACT The Nigerian Civil war broke out in 1967 a few years after independence. It lasted up to January 1970. It inspired many soldiers, whether students or confirmed writers. They fought on both sides or like Wole Soyinka, tried to find a third way to solve the conflict. The violence they met inspired poems which may be linked to the War Poets of 1914- 1918. The influence of the British poets on Nigerian writers takes its roots in history, Nigeria being a British colony until 1960. But this inheritance has not only to do with similar degree courses in universities. It is also related to the nature of both conflicts of unprecedented violence with soldiers facing terrifying scenes leading them to disenchantment. Unsurprisingly, their poetry expresses common themes and images, springing from the intense feeling of the uselessness of so many massacre. Mots-clés Nigeria, Civil War, the Great War, poetry, 1966-1970, 1914-1918 Montolieu, Aude, juillet 2000, l'ancienne Manufacture royale de draps. Dans un bac repose un petit livre fatigué à la couverture vert passé d’où surgissent les lettres The Golden Treasury (Palgrave). Date d'édition : 1905. Tout d’un coup me reviennent en mémoire les mots de l'écrivain nigérian Elechi Amadi alors qu'il était en détention pendant la guerre civile qui déchira le Nigéria de 1967 à 1970 : * Documentaliste, Lycée Cassini, Clermont de l'Oise. 1 La guerre du Biafra est connue en anglais sous le nom de Nigerian Civil War, c'est une guerre de sécession entre le sud-est du Nigeria majoritairement Ibo et le reste de la Fédération. Les sécessionnistes choisirent d'appeler ce nouveau pays Biafra.
90 CALIBAN 53 (2015) My greatest need was to send a message to my wife. I would watch out for a chance the next day. Meanwhile I tried to relax. Fortunately they had allowed me to keep my handbag, in which I had a spare shirt, a pair of trousers, and most important of all, Palgrave's Golden Treasury of 517 well-chosen poems (Amadi 82). The Golden Treasury fut publié pour la première fois en 1861 et connut de multiples rééditions jusqu'à nos jours. Bien que le romancier Elechi Amadi n'ait pas écrit de poèmes, sa réflexion est particulièrement révélatrice d'une culture et d’une éducation anglo-saxonne au cœur même de l'Afrique. Elle met l'accent sur ce qui constitue le terreau d’une génération originale d'écrivains, bercés par la poésie anglaise d'une part et la Bible d'autre part. C'est cette filiation poétique que nous allons tenter de remonter. Filiation ne signifie pas imitation servile mais au contraire, la continuité de la créativité dans un contexte de guerre : To a casual glance indeed it may suggest a chaotic confusion of unrestrained stylistic inventiveness such as that which obtains in the art of the Western world today. But African art is no product of romantic decadence; its image, when properly understood, is rather that of a disciplined, yet flexible classicism. (Fagg 7) Sans oublier que si la guerre livre une expérience unique et solitaire pour celui qui l'a vécue de l'intérieur, il n'en reste pas moins qu'une telle expérience atteint une sphère qui n'a de nationalité que celle de l'humanité. The Golden Treasury surgit à maintes reprises dans les textes ou commentaires concernant les écrivains britanniques combattants. Il apparaît dans des témoignages tel celui de Ralph Vaughan Williams, cité dans The Famous 14-18, (Van Emden 201). Toutefois, Ian F. W. Beckett remarque qu'il y a danger à généraliser. Il souligne qu'il n'y a pas d'expérience typique. Les intellectuels tels que Siegfried Sassoon, Wilfred Owen ou Robert Graves, ne sont pas représentatifs de la composition de l'armée : "The British army was certainly not one which universally carried Palgrave's Golden Treasury in its knapsacks" (Beckett 299). Un autre ouvrage est mentionné, The Oxford Book of English Verse : It is imperative to remember that during a time when the world of media mostly revolved round the print form of expression, with film still in its nascent stages of evolution, poetry in itself was an integral part of the Edwardian society, not only as a means of popular entertainment but also in inculcating a "sound philosophy" of life (Stead 73). As Paul Fussel points out, "indeed, the Oxford Book of English Verse presides over the Great War in a way that has never been sufficiently appreciated." It is also important to bear in mind that there were ready models for poetic emulation for various sections of versifiers. (Banerjee, en ligne)
Des tranchées à la mangrove : Généalogies poétiques 91 de la Grande Guerre à la "guerre du Biafra" La poésie apparaît donc bel et bien comme le compagnon idéal du combattant lettré.2 Argha Banerjee cite l'étude de Catherine Reilly, English Poetry of the First World War: A Bibliography (1978), dans laquelle l’auteur recense 2225 poètes publiés. Il est bon de rappeler que les Français de leur côté ont principalement traduit la guerre dans des romans, des journaux, des nouvelles. Argha Banerjee remarque que la plupart de ces poèmes anglais ne provenaient pas des poètes officiels mais de la grande masse des combattants et du public. Ce succès poétique a même été qualifié de maladie insidieuse par un journal de l’époque. C'était le résultat de réformes éducatives menées au cours du XIXème siècle qui avaient considérablement amélioré le niveau culturel de la population. Avant de s’intéresser aux poèmes eux-mêmes, on examinera les raisons historiques pour lesquelles les Nigérians furent influencés par leurs prédécesseurs de la Grande Guerre. Les universités de l'Afrique de l'ouest anglophone naissent à la fin des années quarante (Fraser 73-103). Elles sont contrôlées par l'université de Londres : It was assumed somewhat benignly that a grounding in the great classics of English Literature was as suitable to the intellectual requirements of a young person from Brong-Ahafo as to those of a student from Kuala Lumpur or Cambridge .(Fraser 73) Les programmes correspondaient ainsi à une éducation tout à fait traditionnelle dans le contexte de la Grande-Bretagne : le vieil anglais, l'anglais médiéval, l'anglais de la Renaissance, les Temps modernes, et l'option contemporaine abordant Thomas Hardy, Henry James, Oscar Wilde, W.B. Yeats, Bernard Shaw, E. M. Forster, D. H. Lawrence, Virginia Woolf et T. S. Eliot. Le problème résidait alors dans l'absence totale de considération des aspirations locales. Le salut vint d'enseignants (Geoffrey Axworthy, Ulli Beier, Martin Banham) qui prirent en compte cette dimension africaine et favorisèrent l'émergence de poètes nationaux. Des étudiants qui deviendront célèbres prennent une part active dans l'édition de magazines estudiantins : The Horn ou Black Orpheus. En 1960, Martin Banham préface une anthologie de poèmes nigérians et souligne la question essentielle de l’influence : I believe that it is of far more value to Nigerian school children to read this selection of unpretentious Nigerian verse than to immerse themselves in The 2 Voir en bibliographie la page consacrée à la campagne de Salonique, où l'on trouve le témoignage d'un officier qui emporte son exemplaire du Golden Treasury sous les bombardements.
92 CALIBAN 53 (2015) Golden Treasury. Some of the verse presented here shows only too clearly how deep is the influence of the alien verse of English romanticism upon aspiring Nigerian writers. The more Nigerians can be encouraged to write as Nigerians, about Nigerian themes for Nigerian audiences, the better for the development of a healthy national literature. This is not, of course, to say that they should ignore the great literatures of other parts of the world—but one must not be enslaved by them. (Fraser 77-78) Ici se trouve posée une question centrale : le hiatus entre une littérature étrangère dans une langue étrangère et un contexte africain, avec sa langue, ses modes de pensée et de créer propres. Toutefois, notre problématique n'entre que partiellement dans cette polémique, ou plutôt la dépasse, car il s'agit d’écrire la guerre. Mais de quelle guerre est-il question ? Dans le cas de 1914-1918 comme dans celui de la guerre civile nigériane, la guerre est une véritable rupture. Dans l'Europe du début du XXème siècle, on n'avait jamais assisté à un conflit à une telle échelle et d'une telle brutalité. De nombreuses références à la guerre de 1914 éclairent la littérature et en particulier la poésie nées de la sécession du Biafra. Il y a plusieurs raisons à cela. Le premier facteur est la valeur paradigmatique de la Grande Guerre, qui innove sur le plan technologique et dans l'ampleur du massacre. C'est en quelque sorte l'ancêtre de toutes les guerres modernes. La Grande Guerre a suscité un nombre incalculable d'œuvres en Europe ; de la même façon, la sécession du Biafra a permis l'éclosion des œuvres nigérianes, illustrant ainsi la source d'inspiration que peut être une guerre. Toutefois la poésie est inégalement représentée, comme nous l'avons déjà remarqué. Mais sa forme la plus fréquente, une poésie courte, correspond aussi à l'urgence du soldat qui ne sait pas de quoi la prochaine minute sera faite. A cet égard, certains critiques soulignent : Au cours de cette guerre, très peu de membres de l'élite ibo ou d'intellectuels de la Fédération du Nigeria se sentirent suffisamment concernés pour prendre les armes dans les rangs biafrais ou dans ceux de la Fédération […]. Ainsi que le dit John de Saint Jorre dans son remarquable ouvrage consacré à la guerre civile au Nigeria : " […] A quelques courageuses exceptions près, les intellectuels nigérians et biafrais, à la différence de leurs homologues, disons de la première guerre mondiale ou de la guerre civile espagnole, n'étaient pas partisans de prendre un fusil pour défendre leur cause. La guerre nigériane produisit son "Wilfred Owen" (le poète biafrais Christopher Okigbo qui mourut sur le champ de bataille à Nsukka au début des hostilités), mais nous n’avons pas vu émerger l'équivalent nigérian ou biafrais d'un Robert Graves, d'un George Orwell ou d'un Norman Mailer. (Mazrui, en ligne)
Des tranchées à la mangrove : Généalogies poétiques 93 de la Grande Guerre à la "guerre du Biafra" Un deuxième facteur de ressemblance est la rupture que la Grande Guerre a marquée chez les écrivains, rupture qui provoque l’émergence d'une génération oscillant entre amertume et désespoir, raison et absurdité, survie et désillusion. Nous retrouverons cet aspect chez Chinua Achebe par exemple, avec "Remembrance Day." Enfin, dans l'Afrique des années soixante, Ola Balogun souligne à quel point la guerre civile fut "tragique" car sa génération était née dans un Nigeria "qui n'avait pas connu la violence à grande échelle" (Balogun V).3 Cette violence soudaine s'exprime dans des poèmes avant-coureurs de la fureur qui prévaudra, tel "The First Shot" de Chinua Achebe : That lone rifle-shot anonymous in the dark striding chest-high through a nervous suburb at the break of our season of thunders will yet steep its flight and lodge more firmly than the greater noises ahead in the forehead of memory. (Achebe 11) Ce poème très dense donne le tempo d’une écriture poétique à la fois complexe par le rythme saccadé, les jeux de sonorités, les enjambements qui matérialisent la sécession incarnée par le tir, mais fonctionnant sur une seule image, ici le trajet d’une balle. Ce qui frappe est l'absence d'êtres humains, il s'agit simplement dans ce cas d'un petit bout de métal. Une ligne droite entre le fusil et le front de la victime, balle unique sans émissaire, sans nom, qui atteint la mémoire collective. Ce sont ces éléments qui endossent valeur humaine : le tir est solitaire, à hauteur de poitrine, parcourant à grandes enjambées une banlieue inquiète, désincarnant par là même le tireur. Dans "Arms and the Boy," Wilfred Owen, pour sa part, semble entamer le processus qui fera naître la balle meurtrière de Chinua Achebe, en observant, le tireur, adolescent ballotté et manipulé par les marchands de guerre : Let the boy try along this bayonet-blade How cold steel is, and keen with hunger of blood; Blue with all malice, like a madman’s flash; And thinly drawn with famishing for flesh. Lend him to stroke these blind, blunt bullet-leads Which long to nuzzle in the hearts of lads, Or give him cartridges of fine zinc teeth, Sharp with the sharpness of grief and death. 3 "in which large-scale violence had long been unknown," ma traduction.
94 CALIBAN 53 (2015) For his teeth seem for laughing round an apple. There lurk no claws behind his fingers supple; And God will grow no talons at his heels, Nor antlers through the thickness of his curls. (Owen 43) Le poème progresse sur des binômes amers : jouet / baïonnette, jeunesse / folie, innocence / sauvagerie, animal / projectile. La baïonnette n'est pas humanisée mais bien plutôt ensauvagée. Le tireur est identifié, mais l’ordonnateur ne l'est pas si ce n'est par une série d'impératifs anonymes. La dénonciation de cette manipulation clôture la dernière strophe : Dieu reconnaîtra la victime. Chinua Achebe, à son tour, répond au Dieu de compassion d'Owen, lorsque, à la fin de son poème "1966," qui ouvre la première partie de son recueil Beware, Soul Brother, il offre l’image douce amère d'un Dieu qui ne peut plus se voiler la face : slowly downward in remote subterranean shaft a diamond-tipped drillpoint crept closer to residual chaos to rare artesian hatred that once squirted warm blood in God’s face confirming His first disappointment in Eden. (Achebe 3) La technologie, le métal, l’outil deviennent affamés de sang. Comme pour la Grande Guerre, mais bien avant la fin du conflit, le poète est conscient de cet aspect matériel, qui industrialise et brutalise les combats. L'évocation de Dieu est récurrente. La Bible reste une référence incontournable. Pol Ndu construit son poème "Biafra Revisited" sur l'image du mont Golgotha (Ndu 32). Les crânes font partie des symboles fréquents qui font surgir la mort de façon crue. Toutefois celle-ci peut se tapir derrière un paysage mélancolique. L’image unique et la concision se retrouvent par exemple dans un poème d' Edward Thomas, "The Cherry Trees" : The cherry trees bend over and are shedding, On the old road where all that passed are dead, Their petals, strewing the grass as for a wedding This early May morn when there is none to wed. (Poems of the Great War, 78)
Des tranchées à la mangrove : Généalogies poétiques 95 de la Grande Guerre à la "guerre du Biafra" L'image du cerisier est de prime abord banale. Mais la route de campagne a perdu à jamais ses promeneurs. Le paysage est déserté. Les délicats pétales associés au mariage ne sont plus qu’un tapis de pleurs, avec ce rappel subtil de "mourn" dans le terme "morn." Toutes les promesses de la floraison, du printemps, de la route, sont avortées. Mariage affreux que celui de "dead" et "wed." Le sens se construit par l’absence. Le poème de Chinua Achebe comme celui d’Edward Thomas fonctionne sur une forme ramassée, qui éclate à la figure du lecteur comme une grenade. L'armement fournit une source d’inspiration fondamentale, tant du point de vue des images ou de la forme utilisées dans le poème que de la fragmentation qu’il entraîne. Richard Aldington en donne une image terrifiante dans son poème ironiquement intitulé "Trench Idyll" dans lequel deux soldats conversent et se souviennent : Londres, les femmes, les théâtres. Après une pause, l’un d'eux remarque : 'Well, as to that, the nastiest job I’ve had Was last year on this very front Taking the discs at night from men Who'd hung for six months on the wire Just over there. The worst of all was They fell to pieces at a touch. Thank God we couldn't see their faces ; They had gas helmets on…' I shivered; 'It's rather cold here, sir, suppose we move? (Aldington in Poems of the Great War, 34) On ne peut manquer de penser à la série des eaux-fortes d'Otto Dix,4 qui fait surgir des silhouettes casquées, anonymes, mutilées, dépouillées de toute humanité, réduite à une plaque militaire, dans une atmosphère méphitique. L'efficacité tient à la fois au contraste entre les deux parties du poème, mais aussi à la sobriété — bouclier du locuteur : "Thank God we couldn't see their faces." L'anonymat rend vivable l’horreur. Comment traduire ses sentiments dans de telles situations ? Theo Vincent, dans sa préface au recueil Songs in a Time of War de Ken Saro-Wiwa, remarque : 4 On trouvera des représentations des eaux-fortes d'Otto Dix, exposées à l'Historial de Péronne sur le site du CRDP d'Amiens : http://crdp.ac-amiens.fr/historial/soldat/zoom/dix_002.html
96 CALIBAN 53 (2015) The trauma of war, the unspeakable horrendous bestialities of war are no material for expansive prose. To be captured graphically, they belong to the province of poetry whose terseness and concision present pictures that are larger than what the words say. (Saro-Wiwa 9) Cette remarque a plusieurs strates : le paradoxe est que les horreurs de la guerre sont indicibles, comment alors les écrire ? Dans le contexte de la Deuxième Guerre Mondiale, Jorge Semprun mettra plus de vingt ans à rédiger son livre L'Ecriture ou la vie. La prose est-elle à ce point inadéquate ? La Grande Guerre comme la guerre civile nigériane a engendré bien des textes en prose, mais de quelle nature ? En Europe, des récits comme Le Feu d'Henri Barbusse ou La Main coupée de Blaise Cendrars, A l'Ouest rien de nouveau d'Erich Maria Remarque ou Orages d'acier d'Ernst Jünger, Civilisation de Georges Duhamel, dont les auteurs ont tous été au front, sont des pépites d’humanité qui oscillent entre documentaire et fiction. Ce problème avait déjà été soulevé après 1918 lorsque John Norton Cru,5 lui-même ancien combattant, avait rassemblé des dizaines de témoignages afin de "dire la guerre à [ses] concitoyens, la vraie guerre, celle qui tue et rend fou les hommes, porter témoignage, telle fut la mission que s'assignèrent les messagers de cette génération du feu" (Cazals, Rousseau, 112). A la lecture des lettres de poilus, on sent également une force de l'écriture qui dépasse le simple documentaire. Mais où classer ces textes, dans la fiction ou dans le documentaire ? Enfin Theo Vincent souligne le caractère graphique de la poésie de Saro-Wiwa. Là encore, cette expression prend un double sens : l'écriture comme tracé matériel sur du papier mais aussi le dessin, l'évocation visuelle d'une scène, d'une palette de sentiments ou de couleurs. De la brièveté dépend la richesse d'évocation, comme dans "Ogale—An Evacuated Town" : Cars cannibalised Amputated Lie by the roadside Abandoned Forgotten A lone lean dog Scrounging for food Reaps human skulls In a shallow gutter. 5 Cité plusieurs fois par Rémy Cazals et Frédéric Rousseau dans leur étude 14-18, le cri d'une génération, qui remet à la première place le témoignage face à l'histoire officielle écrite par les généraux et les historiens.
Des tranchées à la mangrove : Généalogies poétiques 97 de la Grande Guerre à la "guerre du Biafra" Broken houses roofless Gape forlorn At wet angry skies Ogale lies in broken images. (Saro-Wiwa 29) Une telle poésie porte une charge visuelle et émotionnelle que seuls certains passages en prose atteignent. Dans "Were you There," Ken Saro-Wiwa, comme les poètes combattants de 1914-1918, retient le détail fondamental pour nous permettre de déduire le reste de l'épisode : le moignon raconte la guerre plus clairement qu'un communiqué officiel. Were you there to see the stump Of the sergeant's leg borne dutifully Into the young doctor's room (Saro-Wiwa 22) Comme en complément de la conclusion de "The Dead-Beat," de Wilfred Owen, qui évoque un jeune soldat qui s'écroule sans être blessé : We sent him down at last, out of the way. Unwounded; —stout lad, too, before that strafe. Malingering? Stretcher-bearers winked, ‘Not half!' Next day I heard the Doc's well-whiskied laugh: That scum you sent last night soon died. Hooray!' (Owen in Poems of the Great War 55) La première strophe tire sa force de l’improbable présence de l'adverbe "dutifully" en son milieu, tandis que le poème d'Owen se termine sur le whisky hilare du docteur, dont l'ébriété seule rend vivable le défilé d'horreurs, suscitant chez le lecteur une autre série d'images concrétisées par quelques titres des poètes combattants : "Disabled," "Butchers and Tombs," "When you see millions of the mouthless dead," "Illusions," "Grotesque," "Mental cases," "Insensibility," "Futility," etc. L'efficacité de l’image unique est quelquefois concurrencée par un art musical des mots. Gabriel Okara dans "Suddenly the Air Cracks" joue avec maestria du rythme et des mots pour transmettre la soudaineté et le carnage provoqué par un bombardement aérien : Suddenly the air cracks with striking cracking rockets
98 CALIBAN 53 (2015) guffaw of bofors stuttering LMGs […] Again suddenly, the air cracks above rooftops cracking striking rockets guffawing bofors stuttering LMGs ack ack flacks diving jets. (Okara 37-38) Assonances et allitérations rendent tangibles et effrayantes les attaques aériennes, la rapidité, le vacarme, le séisme, nés des avions de chasse. La page se met à trembler sous nos yeux sous les accords de cette musique monstrueuse. Wilfred Owen en usait de même dans "Anthem for Doomed Youth" : What passing-bells for these who die as cattle? Only the monstrous anger of the guns. Only the stuttering rifles' rapid rattle Can patter out their hasty orisons. No mockery now for them; no prayers nor bells, Nor any voice of mourning save the choirs, — The shrill, demented choirs of wailing shells; And bugles calling for them from sad shires. (Owen 44) Dans ce Pandemonium surgissent des rencontres qui tiennent plus de l'hallucination que du rêve. De façon inattendue, Chinua Achebe, dans "The Explorer," conte sa rencontre avec lui-même sur un mode rimbaldien : Like a dawn unheralded at midnight it opened abruptly before me—a rough circular clearing, high cliffs of deep forest guarding it in amber-tinted spell A long journey's end it was but how long and from where seemed unclear, unimportant ; one fact alone mattered now—that body so well preserved which on seeing I knew had brought me there. (Achebe 7) La déambulation du poète semble se terminer sur une déchirure de la forêt. Le début accolant aube et minuit fait surgir un brin d'espérance rapidement fauché par l'aspect défensif et inhospitalier de la clairière. Le fantastique pointe doucement dans les tonalités hypnotiques de l'expression "amber-tinted spell" pour faire place à la rencontre : un corps et non un cadavre —"body" et non "corpse" —, dont l'inconscient du poète sait qu'il était le but du voyage. La suite du poème accentue l'aspect irréel, flou de la scène, — "vague," "floating hint,"
Des tranchées à la mangrove : Généalogies poétiques 99 de la Grande Guerre à la "guerre du Biafra" "elusively." On est placé dans un entre-deux, dans une zone frontière entre les humains et un au-delà de la réalité, dont la forêt est le décor typique. Le voyageur contemple ce corps étendu sur un autel de pierre : All else was perfect except the leg missing neatly at knee-joint even the white schoolboy dress immaculate in the thin yellow light; my face in particular was good having caught nor fear nor agony at the fatal moment (Achebe 7) Dans un renversement brutal, le poète-spectateur devient l'objet du regard. Pourtant l'amputation n'a pas provoqué de déformations sur un visage qui reste serein. Elle semble davantage la concrétisation de peurs ou de prémonitions et tout s'éclaire dans un soulagement certain : Clear-sighted with a clarity rarely encountered in dreams my Self-Explorer stood a little distant but somewhat fulfilled; behind him a long misty quest; [...] Enough in that trapped silence of a freak dawn to come face to face suddenly with a body I didn't even know I lost. (Achebe 8) Ce poème n'appartient pas à la section "Poems about war." Il clôt le prologue et dans cette position, indique toute l'angoisse née des années qui menèrent à la guerre de sécession. L'homme semble enfin libéré de l'incertitude et ainsi pouvoir se positionner face aux événements. La rencontre avec soi-même est un thème qui revient sous des formes variées, comme chez Wilfred Owen dans "The Show" : My soul looked down from a vague height, with Death, As unremembering how I rose or why, And saw a sad land [...] Gray, cratered like the moon with hollow woe, And pitted with great pocks and scabs of plagues. (Owen 50)
100 CALIBAN 53 (2015) Là aussi, l'inconscient, l'âme, l'esprit entament un voyage dans un paysage infernal : il y a dédoublement. le poète contemple dans le no man's land des vers qui s’agitent. Tout le poème décline cette vision dantesque d'êtres humains réduits à des asticots : I saw their bitten backs curve, loop, and straighten, I watched those agonies curl, lift, and flatten. Whereat, in terror what that sight might mean, I reeled and shivered earthward like a feather. And Death fell with me, like a deepening moan. And He, picking a manner of worm, which half had hid Its bruises in the earth, but crawled no further, Showed me its feet, the feet of many men, and the fresh-severed head of it, my head. (Owen 51) Ce jeu de miroirs illustre les ruptures, la fragmentation, l'écartèlement endurés par les acteurs du conflit. L'amputation symbolique d'Achebe dialogue avec cette décapitation, bien réelle sur le champ de bataille, mais aussi synonyme d’amputation de sa propre humanité pour Owen. Il est aussi symptomatique que ces visions soient indissociables de la nature : forêt, cave, champ, tranchée, tunnel de terre. Toutefois ces lieux deviennent utopiques au sens étymologique. Comme le temps se dissout dans un instant sans avant ni après, donc hors du temps, le lieu se décompose comme un organisme vivant, dans un paysage envahi par le psychisme malade. A tel point qu'un être vivant devient suspect, anormal, fantomatique. C'est l'expérience de Wole Soyinka dans "Civilian and Soldier" : My apparition rose from the fall of lead, Declared, 'I'm a civilian.’ It only served To aggravate your fright ; for how could I Have risen, a being of this world, in that hour Of impartial death! (Soyinka 53) Ombres, silhouettes incomplètes, masses de chair indifférenciée, peuplent ces poèmes de guerre. Charles Hamilton Sorley l'illustre avec "When you see millions of the mouthless dead" : When you see millions of the mouthless dead Across your dreams in pale battalions go, Say not soft things as other men have said [...]
Des tranchées à la mangrove : Généalogies poétiques 101 de la Grande Guerre à la "guerre du Biafra" then, scanning all the o’ercrowded mass, should you perceive one face that you loved heretofore, it is a spook. None wears the face you knew. Great death has made all his for evermore. (Hamilton Sorley in Poems of the Great War, 56) On note aussi un retour ultime à la terre, non pas le limon de la Bible, mais une sorte de vengeance vorace de la nature qui avale ce qui était un homme, comme dans ce poème d'Isaac Rosenberg, "Dead Man's Dump" : The wheels lurched over sprawled dead But pained them not, though their bones crunched, Their shut mouths made no moan. […] Earth has waited for them, All the time of their growth Fretting for their decay : Now she has them at last! (Rosenberg in Poems of the Great War, 42) La terre absorbe les morts, elle devient elle-même la mort, elle donne naissance à des morts, alors qu'elle était la terre nourricière et protectrice. C'est la protestation de "Corpses have grown" : Corpses have grown And covered the land The xylophone of the deceased chief Is still, has forgot the past. Ancestral spirits driven from home Walk tearful abroad The orphaned land weeps.(Saro-Wiwa 18) Petit à petit courent des interrogations : quelle malédiction est à l'œuvre, à quel dieu désemparé s'adresse la prière, pourquoi cet abandon de l'homme par la divinité, comme il apparaît dans "Were you there" : Were you there to see sticking out Of the shallow sandy grave As though in supplication The bony palms of the bombed soldier (Saro-Wiwa 22)
102 CALIBAN 53 (2015) Ce thème de la protection ou de la présence divine revient chez Owen — "Soldier's Dream," "Le Christianisme," "At a Calvary near the Ancre" —, non sans une amertume ironique caractéristique d’Owen, dont voici un extrait de "At a Calvary near the Ancre" : One ever hangs where shelled roads part. In this war He too lost a limb, But His disciples hide apart ; And now the Soldiers bear with Him. (Owen 82) La rencontre peut être inattendue, au détour d’une tranchée, dans une nuit pluvieuse, comme dans "The Redeemer" de Siegfried Sassoon : I turned in the black ditch, loathing the storm; A rocket fizzed and burned with blanching flare, And lit the face of what had been a form Floundering in mirk. He stood before me there; I say that He was Christ […] His eyes on mine stared from the woeful head that seemed a mask of mortal pain in Hell’s unholy shine. No thorny crown, only a woollen cap He wore [...] He faced me, reeling in his weariness, Shouldering his load of planks, so hard to bear. I say that He was Christ, who wrought to bless All groping things with freedom bright as air [...] Then the flame sank, and all grew black as pitch (Sassoon in Poems of the Great War, 83) Le cadavre dans la lueur fantasmagorique d'un obus, devient une figure christique, à la frontière du réel et du psychisme altéré. Un autre type de rencontres est évoqué dans les poèmes : le face-à-face avec l’ennemi que l'on a tué : "Strange Meeting" de Wilfred Owen en est un exemple, ou encore le face-à-face avec un soldat qui monte la garde, "Night Encounter" de Ken Saro-Wiwa, "The Watcher" d'Edmund Blunden ou "Civilian and Soldier" de Wole Soyinka. Alors surgit dans ce dernier poème cité, la question fondamentale, celle qui traverse toutes les œuvres de guerre : pourquoi cette hécatombe ?
Des tranchées à la mangrove : Généalogies poétiques 103 de la Grande Guerre à la "guerre du Biafra" But I shall shoot you clean and fair With meat and bread, a gourd of wine A bunch of breasts from either arm, and that Lone question—do you friend, even now, know What it is all about? (Soyinka 53) Si les débuts de la Grande Guerre voient les soldats enthousiastes et portés par un élan patriotique, assez rapidement l’état d’esprit change. Les hommes se rendent compte de la boucherie dans laquelle ils sont envoyés. Alors intervient une rupture fondatrice, celle d'avec le mythe du héros. L'exemple le plus connu est le poème de Wilfred Owen "Dulce et Decorum est." Le poète s’adresse à un interlocuteur resté en Angleterre. Les soldats viennent de subir une attaque au gaz. On emmène un blessé dans une charrette : If you could hear, at every jolt, the blood Come gargling from the froth-corrupted lungs Bitten as the cud Of vile, incurable sores on innocent tongues, - My friend, you would not tell with such high zest To children ardent for some desperate glory, The Old Lie : Dulce et decorum est Pro patria mori. (Owen in Poems of the Great War, 31) Un poète nigérian a certainement eu en tête ce texte terrible : Ken Saro-Wiwa, qui relate, dans "Thoughts in Time of War," comment il a cherché en vain toute la journée un apaisement à son anxiété : Over there at the front, young men Clubber one another to the din Of mortal shells and rockets They groan painfully and die For a cause they barely understand. Perhaps they must die So we live for ever. For this have we told the lie The famous lie about the sweet and honour That lie in dying for one’s country. (Saro-Wiwa 24) La douceur et la compassion de la première moitié du poème se muent soudain en une violence extrême contre les menteurs marchands de canons et de chair :
104 CALIBAN 53 (2015) Ye bakers and hawkers of lies Who bare your jaws and call for wars, Inviting the lame, the blind and the deaf To the merry ways of guns Where shall ye find the lotion, The balm to heal their wounds? (Saro-Wiwa 24) "Were you there," de Saro-Wiwa, déjà mentionné, nous semble une réminiscence de "Dulce et decorum est" d'Owen : les deux poèmes sont bâtis sur l'évocation de scènes de guerre très visuelles, et les deux s'adressent à un interlocuteur indifférent, ou du moins inconscient de la réalité de la guerre, et qui en parle à tue-tête. L'indifférence est un thème très dur qui concentre l'amertume, le ressentiment, la honte. L'un des poèmes les plus cinglants est "Does it matter" de Siegfried Sassoon : Does it matter?—losing your legs?… For people will always be kind. And you need not show that you mind When the others come in after hunting To gobble their muffins and eggs. Does it matter?—losing your sight?… There’s such splendid work for the blind ; And people will always be kind, As you sit on the terrace remembering And turning your face to the light. Do they matter?—those dreams from the pit?… You can drink and forget and be glad, And people won’t say that you’re mad ; For they will know you’ve fought for your country And no one will worry a bit. (Sassoon in Poems of the Great War, 143) Face aux soldats qui reviennent, se tient une masse indifférenciée et indifférente, "people," "they." Aux soldats amputés, diminués, tourmentés, répond une compassion de surface, une incompréhension joyeuse ; devant les souffrances tues se dresse une inhumanité masquée par le vieux mythe de la Patrie. Il n'y a pas de partage possible. Ce qui explique aussi le silence des anciens combattants, que ce soit lors de la Grande Guerre ou d'autres conflits. Gabriel Okara reprend ce thème de l'indifférence dans "Expendable Name" d'une façon encore plus explicite :
Des tranchées à la mangrove : Généalogies poétiques 105 de la Grande Guerre à la "guerre du Biafra" I am only a name a name in the air intruding into your peace like an unpleasant noise and not of flesh and blood – flesh and blood clinging to your bones and running in your veins. I am only an episode in the morning papers which you put aside or throw into waste paper baskets and turn to your bacon and egg and milk for your young while I whom you have drained of flesh and blood tread with bare feet on thorns (Okara 39) Dans le poème de Sassoon comme dans celui d'Okara, la nourriture semble symboliser l'égoïsme terrifiant de ce "you" encore une fois indifférencié, bien que le poème d'Okara semble davantage s’adresser aux anciens colons qu'à des compatriotes. L'intelligence et l'humanité semblent réduites à l'ingestion. Les accents christiques sont aussi un subtil substrat à cette Passion africaine : "flesh," "blood," "thorns." Si le sacrifice invoqué par Sassoon s’inscrivait davantage dans la communauté nationale, dans la patrie, celui d'Okara est plus politique. Il oppose clairement deux cultures, l'une spectatrice, nantie, trop nantie, exploitant sans vergogne l'Autre anonyme, lointain et interchangeable, matériel de consommation ("expendable"). L'autre image fondamentale de ce texte est le papier : être de papier, fragile, destructible à la moindre étincelle ou au moindre souffle de vent, papier des journaux qui ne donnent qu'une pâle, voire fallacieuse image du conflit, grâce en particulier à la censure en 1914-1918, papier des lettres envoyés par les poilus, où l’auto-censure s’ajoute à la censure officielle, pour ne pas effrayer les familles. Tout finit à la poubelle. Dans "Epitaph for Biafra," Ken Saro-Wiwa reprend ce motif avec la verve ironique qu'on lui connaît : Where will they go now? Nowhere, nowhere. Where can they go now? Nowhere, nowhere.
106 CALIBAN 53 (2015) […] What will they do now? They’ll have toads for supper They had snakes for lunch And lizards for breakfast. Reptiles are a delicacy On the survival menu. The cooks of Europe will praise Their ingenuity In the survival game! (Saro-Wiwa 33) Comment panser les plaies ? Comment entretenir la mémoire ? Chinua Achebe dans "Remembrance Day" met en garde : Your proclaimed mourning your flag at halfmast your solemn face your smart backward step and salute at the flowered foot of empty graves your glorious words—none, nothing will their spirit appease. (Achebe 18) L'arrière a survécu. La vie normale a repris, frivole, oublieuse. Mais les morts retournés à la terre et revenus à la vie, réclameront justice : Flee ! Seek asylum in distant places till a new generation of heroes rise in phalanges […] to inaugurate a season of atonement and rescue from fingers calloused by heavy deeds the tender rites of reconciliation (Achebe 19) Le début du poème résonne familièrement à nos oreilles, avec le thème de la commémoration, ancrée dans notre culture et plus encore aujourd'hui avec les célébrations du centenaire de la Grande Guerre. Mais la suite s'en écarte avec ses allusions à une vision africaine de la vie, de la communauté, la réincarnation et la nécessité de l'expiation. La réconciliation se fera à ce prix. Mais la question se
Des tranchées à la mangrove : Généalogies poétiques 107 de la Grande Guerre à la "guerre du Biafra" posera-t-elle ? Le même poète dans "After a War" semble pessimiste sur ce travail de pardon : After years Of pressing death […] we’re glad to dump our fears and our perilous gains together in one shallow grave and flee the same rueful way we came straight home to haunted revelry. Christmas 1971 (Achebe 20-21) Il faudra désormais vivre avec ses fantômes. En Europe, la fuite morale et spirituelle des jeunes générations est au centre du poème de Robert Aldington, épilogue de son roman Death of a Hero : Eleven years after the fall of Troy, We, the old men—some of us nearly forty— Met and talked on the sunny rampart Over our wines [...] Some bared their wounds ; Some spoke of the thirst, dry in the throat, And the heart-beat, in the din of battle; Some spoke of intolerable sufferings, The brightness gone from their eyes And the grey already thick in their hair. And I sat a little apart […] And I heard a boy of twenty Say petulantly to a girl, seizing her arm : 'Oh, come away; why do you stand there Listening open-mouthed to the talk of old men? Haven’t you heard enough of Troy and Achilles? Why should they bore us for ever With an old quarrel and the names of dead men We never knew, and dull forgotten battles? ' And he drew her away, And she looked back and laughed As he spoke more contempt of us,
108 CALIBAN 53 (2015) Being now out of hearing. And I thought of the graves by desolate Troy And the beauty of many young men now dust, And the long agony, and how useless it all was. […] and as they two moved further away he put an arm about her, and kissed her ; and afterwards I heard their gay distant laughter. And I looked at the hollow cheeks And the weary eyes and the grey-streaked heads Of the old men—nearly forty—about me ; And I too walked away In an agony of helpless grief and pity. (Aldington 439-440) Dans un dossier récemment paru dans La Lettre du Chemin des Dames, consacré aux peintres aux armées, Damien Becquart pose la question : "Quelle guerre écrivent vraiment les lieux représentés par les œuvres des peintres envoyés près du front en 1917 ?" (Becquart 22). A notre tour, nous pouvons poser la question : quelle guerre évoquent les poètes combattants, quelle guerre écrivent les poèmes nigérians ? Il faut ici préciser que plusieurs poètes nigérians ont aussi écrit des romans, des journaux, des récits, qui souvent, éclairent et complètent leur poésie. Ne tenir compte que d'un medium –— prose, vers, théâtre — serait parcellaire dans le cadre de la création littéraire de chacun d'eux. Contrairement aux peintres officiels français étudiés par Damien Becquart, peintres trop âgés pour participer aux combats et qui n'ont pas montré les échecs de la guerre, les poètes sont rapidement critiques, caustiques, profondément heurtés par la souffrance hideuse et gratuite qui les entoure, tel Frederick Manning dans "Grotesque" : These are the damned circles Dante trod, Terrible in hopelessness, But even skulls have their humour, An eyeless and sardonic mockery: And we, Sitting with streaming eyes in the acrid smoke, […] Chant bitterly, with raucous voices As a choir of frogs In hideous irony, our patriotic songs. (Manning in Poems of the Great War, 64)
Des tranchées à la mangrove : Généalogies poétiques 109 de la Grande Guerre à la "guerre du Biafra" Une caractéristique de la poésie de guerre est l’abstraction du temps et de l'espace, l'utopie et l’a-temporalité. Les poètes saisissent un instant, si poignant qu’il annihile le passé et le futur, le mettent sous la loupe de leur écriture pour en tirer une vision bien plus large que les mots. L'avant et l'après existent rarement. Le cheminement, quant à lui, est un voyage au bout de l’enfer. Les scènes sont pétrifiées dans un espace réduit à une tranchée boueuse, un bout de rue éventré, un banc solitaire, le seuil d'une salle médicale. Et pourtant, autour, la vie continue, la guerre se poursuit, les jeunes rient. Le poème devient îlot, seule terre de salut pour le combattant ou le spectateur bouleversé. Espace et temps sont tous deux désertés de toute humanité. Comment survivre parmi les fantômes ? La guerre n’est pas héroïque. Il n’y a pas de mouvement de troupes, pas d'action d'éclat. Les poètes proposent une vision plutôt intimiste qui fonctionne sur peu d'images mais aussi sur un rythme langagier extrêmement virulent. La guerre de 14 comme la guerre civile nigériane sont des conflits que beaucoup de ces écrivains ont considérés comme inutiles. Ni lyrisme ni épopée mais plutôt la relation du sang, de l’os humain enfoui ou mangé par des chiens, des visages perdus, des squelettes ironiques, de la musique terrifiante des obus, de la rencontre avec celui qu'on était avant et qu'on ne sera jamais plus, de l'impossible commémoration, de l'impossible contrition. Le poème devient catharsis. Telles sont les balises des poètes acteurs du conflit. Quelle guerre écrivent-ils ? La guerre vue d’en bas, sous les éclats de bombes. Et cette proximité maximale engendre paradoxalement une lucidité terrifiante, voire dérangeante : le visible devient l'incroyable chemin vers le tréfonds de la vie. Mais surtout, la Grande Guerre comme la guerre du Biafra ont construit un fossé infranchissable entre les combattants et les non-combattants. Ce mur d'incompréhension est peut-être la pire conséquence de ces conflits car il explique, chez les Britanniques comme chez les Nigérians, un commun état d'esprit profondément désenchanté.
110 CALIBAN 53 (2015) Bibliographie Achebe, Chinua, Beware Soul Brother [1971], Londres : Heinemann, 1983. Aldington, Robert, Death of a Hero, Londres : Chatto and Windus, 1932. Amadi, Elechi, Sunset in Biafra: a Civil War Diary, Londres : Heinemann, 1973. Balogun, Ola, The Tragic Years: Nigeria in Crisis 1966-1970, Benin City : Ethiope, 1973. Beckett, Ian F. W., The Experience of Military Service in the Great War : 1914- 1918, Londres : Routledge, 2014. Becquart, Damien, "Regard géographique sur les missions de peintres aux armées", in La Lettre du Chemin des Dames, novembre 2014. Cazals, Rémy, Frédéric Rousseau, 14-18, le cri d'une génération, Toulouse : Privat, 2001. Dorgeles, Roland, Le Réveil des Morts, Paris : Albin Michel, 1923. Fagg, William et Margaret Plass, African Sculpture, Londres : Vista, (New- York, Dutton), 1964. Fraser, Robert, West African Poetry, A Critical History, Cambridge : Cambridge University Press, 1986. Ndu, Paul, Songs for Seers, New York : Nok Publishers, 1974. Okara, Gabriel, The Fisherman’s Invocation, Benin City : Ethiope, 1978. Owen, Wilfred, The Poems of Wilfred Owen, edited by C. Day Lewis, New- York : New Directions Books, 1965. Palgrave, Francis Turner, The Golden Treasury of the Best Songs and Lyrical Poems in the English Language, Londres : The Amalgamated Press, 1905. Poems of the Great War 1914-1918, Londres : Penguin Books, 1998. Saro-Wiwa, Ken, Songs in a Time of War, Port-Harcourt : Saros, 1985. Soyinka, Wole, Idanre and other Poems [1967], Londres : Methuen, 1986. Trevisan, Carine, Les Fables du Deuil, La Grande Guerre: mort et écriture, Paris : PUF, 2001. Van Emden, Richard, Victor Piuk, The Famous 14-18, Londres : Penaud Sword, 2010. Ressources électroniques Banerjee, Argha, "Went to war with Rupert Brook and Came Home with Siegfried Sassoon" : The Poetic Fad of the First World War, [en ligne], www.nottingham.ac-uk, consulté le 18/01/2015 Mazrui, Ali, (dir,), "Le développement de la littérature moderne", in L'Afrique depuis 1935, [en ligne], www.unesco.org, consulté le 08/01/2015. www.1914-1918.net/salonika,htm : page consacrée à la campagne de Salonique, Sur Otto Dix, http://crdp.ac-amiens.fr/historial/soldat/zoom/dix_002.html
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