ECOLOGIE POLITIQUE - La Brèche
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D O S S I E R ECOLOGIE POLITIQUE Au moment où nous achevions ce dossier, le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) publiait son rapport de 540 pages, réaliste et alarmant, intitulé : G l ob a l E n v ir o n m e nt O u t l o o k – G EO 4 – En v i r o n m e n t f o r D e v e l o p m e n t . Dans le chapitre 9 (section E, pp. 395-454) quatre scénarios sont analysés. Le premier est intitulé : « Les marchés d’abord ». Il est défini de la sorte : « La caractéristique dominante de ce scénario réside dans la formidable foi placée dans le marché pour assurer non seulement des avancées économiques, mais aussi des amélio- rations sociales et environnementales. Cela prend diverses formes : un rôle accru du secteur privé dans des secteurs qui étaient autrefois contrôlés par les gouvernements, une tendance continue à des échanges toujours plus libéralisés, et la marchandi- 32 sation de la nature. » (p. 405) La conclusion émise par les experts du PNUE est nette : « Dans le scénario marchés d’abord, l’environ- nement et la société évoluent plus rapidement vers – voire au-delà – des points de basculement où des changements soudains et irré- versibles pourraient survenir. » (p. 451) Dans le chapitre 7, entre autres, les interrelations entre pauvreté (exploitation) et « injustices environnementales » sont mises en relief, ainsi que l’exportation des impacts sociaux et écologiques négatifs vers les pays de ladite périphérie au travers des nombreux vecteurs propres aux processus de mondialisation du capital. Parmi les autres scénarios, celui intitulé « La durabilité d’abord » (SSus t ainab ilit y F irs t) répond le mieux, selon les experts, aux impé- ratifs d’une réduction de la crise écologique. « Les traits dominants de ce scénario résident dans l’hypothèse que les acteurs à tous les niveaux – local, national, régional et international, et tous les sec- teurs, y compris gouvernementaux, privés et civils – poursuivent jusqu’au bout les engagements pris à ce jour pour faire face aux responsabilités sociales et environnementales. » (p. 410) Cette dernière approche de « développement durable » s’inscrit dans la lignée positive du Rapport Brundtland (1987), du nom de la présidente norvégienne de la Commission mondiale sur l’envi- ronnement et le développement. Toutefois, il semble légitime de s’interroger sur une hypothèse qui ne restitue pas la hiérarchisa- tion structurée et conflictuelle des « acteurs » au sein du mode de production capitaliste et donc de la contradiction entre le carac- tère dit objectif du cadre de la production matérielle et l’aliénation des conditions sociales qui y président. En outre, comme le sou- ligne José Manuel Naredo dans son livre R aice s éc onomic as d el det e- r ioro ec olog ico y s ocial . M as alla d e los dog mas (Ed. Siglo XXI, 2006) (Racines économiques de la dégradation écologique et sociale. Au-delà des dogmes), les deux éléments constitutifs de l’énoncé – développement et durabilité – renvoient à des niveaux d’abstrac- tion et à des modes de raisonnement fort différents. Faire la clarté sur ce thème sera un objectif des articles qui paraîtront dans des numéros ultérieurs de la revue. Dans ce numéro 1, nous publions trois contributions qui livrent des analyses et informations indispensables pour commencer à traiter, avec exigence, le thème : « l’écosocialisme d’abord », soit la question écologique dans ses rapports avec le combat pour le socialisme. Une nécessité qui doit intégrer un héritage social et environnemental rendant plus difficile l’émergence d’une société « libre, égalitaire et décente ». Pour cette raison, il s’agit de prendre en compte des temporalités diversifiées qui traduisent, de manière non déterministe, cette idée de Marx : « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé. » (réd.)
la brèche - carré rouge décembre 2007 elmar altvater * É C O L O G I E P O L I T I Q U E l’environnement social et naturel du capitalisme fossile 33 l’« occidentalisation » du monde a conduit à un schéma de production et de consommation qui repose intensément sur la disponibilité presque sans limites de matière et d’énergie, une technologie sophistiquée et l’existence de « puits » dans lesquels les rejets solides, liquides et gazeux peuvent être déversés. les effets sur l’environnement naturel local, national et mondial sont pour la plupart négatifs. les transports à travers le monde sont responsables de la consommation de grandes quantités d’énergie fossile et donc d’une augmentation des émissions de co2, aggravant ainsi la crise climatique. les processus de production coûteux en main-d’œuvre sont situés là où elle est bon marché et ceux qui sont dommageables à l’environnement là où les lois et les règlements qui le protègent sont moins exigeants et donc moins coûteux. A première vue, il semble que les services plée de la consommation d’énergie n’est et la finance n’ont pas d’effets négatifs sur rien d’autre qu’« un mythe» (ou comme le l’environnement. Néanmoins l’idée que dit Harry Frankfurter, de la «merde») [11]. nous vivons aujourd’hui dans une «écono- Les marchés financiers exercent une pres- mie virtuelle» de bits et d’information et sion sur l’économie réelle, imposant le que la croissance économique est décou- paiement par les débiteurs des titres des * Elmar Altvater est professeur honoraire de l’Université libre de Berlin. En langue allemande, en 1969, il publie deux ouvrages remarqués : l’un sur la crise monétaire internationale, l’autre portant sur le thème de la production sociale et de la rationalité économique, examinant la question de la planification et des externalités dans les « économies socialistes ». Dès 1987, il a abordé le thème de la crise de la dette, de ses effets sur l’industrialisation et sur l’environnement, en se saisissant du « cas brésilien ». En 1996, avec Birgit Mahnkopf, il écrit, toujours en langue allemande, Les limites de la mondialisation. Economie, écologie et politique dans la société mondialisée (une 4e version revue et augmentée a été republiée en 2004) ; en 2002 sort de presse l’ouvrage intitulé La mondialisation de l’insécurité. Elmar Altvater a fourni la contribution que nous traduisons à l’édition de 2007 de Socialist Register, qui portait comme intitulé général en 2007 « Coming to terms with nature » (Arriver à un accord avec la nature). Socialist Register est un annuaire dont le premier numéro paru en 1964, sous la direc- tion de Ralph Miliband et John Saville. Actuellement, Leo Panitch et Colin Leys en assument la direction. Les exemplaires de Socialist Register peuvent être obtenus auprès de Merlin Press (site internet : www.merlinpress.co.uk). Altvater remercie, en particulier, Birgit Mahnkopf, Achim Brunnengräber et Ursula Huws pour leurs remarques faites lors de l’élaboration de son essai.
la brèche - carré rouge décembre 2007 créanciers (banques et fonds de place- qu’ils prennent ont des impacts impor- les richesses naturelles ment), paiements qui ne sont possibles tants sur la nature, du fait de la dimen- et la richesse économique que si les taux de croissance réels restent sion matérielle et énergétique des proces- des nations élevés. Cette pression a été décrite sus économiques. Au centre de l’analyse de la relation du comme un levier efficace pour obtenir Dans des conditions capitalistes, l’environ- capitalisme à la nature il y a sa dépen- une compétitivité croissante, de même nement est de plus en plus transformé en dance inhérente et inévitable à l’égard dossier que l’absence de cette pression dans les un objet contesté de l’avidité humaine. des combustibles fossiles, et particulière- pays anciennement dits socialistes a été L’exploitation des ressources naturelles et ment à l’égard du pétrole [44]. Pour com- décrite comme une des principales causes leur dégradation par une quantité crois- prendre cela correctement, nous devons de leur échec économique. sante de polluants engendrent une pénurie d’abord brièvement considérer les avan- C’est pourquoi la finance indirectement causée par la main de l’homme qui tages des combustibles fossiles pour l’ac- impose la croissance et, de manière con- conduit à des conflits autour de l’accès aux cumulation capitaliste. En termes géné- 34 comitante, une consommation croissante tant d’énergie que de ressources maté- ressources. L’accès à la nature (aux res- sources et aux puits) est inhomogène et raux, le Retour en Energie sur l’Investissement en Energie (en anglais rielles (quoiqu’une efficience croissante inégal et c’est pourquoi la relation socié- EROEI) du pétrole est très élevé. Il faut dans l’utilisation de la matière et de tale à la nature est source de conflits. Les investir seulement une petite quantité l’énergie puisse partiellement atténuer «empreintes écologiques» des habitants d’énergie pour moissonner des quantités cette pression). Les instabilités et crises dans différents pays et régions du monde bien plus grandes d’énergie, cela parce financières des récentes décennies ont sont de dimensions très différentes, reflé- que l’entropie* du pétrole est très basse et également compromis la stabilité sociale, tant des inégalités sévères de revenus et de sa concentration en énergie très haute, ce jetant de larges couches des populations richesse [22]. Les injustices écologiques ne qui produit un surplus en énergie élevé. dans les pays les plus gravement affectés peuvent par conséquent être utilement Comparé avec les flux d’énergie solaire, dans des conditions de vie précaires et la discutées que si sont prises en considéra- l’énergie fossile est une source d’énergie pauvreté. Même la Banque mondiale tion les contradictions de classes et l’in- dite «épaisse», à tel point qu’elle peut admet que ces effets sont responsables de égalité que l’accumulation du capital facilement paraître responsable de la la dégradation écologique dans des engendre chemin faisant. plus-value produite dans un système grandes parties du monde. L’environnement inclut le système éner- capitaliste. Néanmoins ce n’est pas le cas. La raison pour laquelle le capitalisme a gétique, le climat, la biodiversité, les sols, Un surplus physique et une plus-value un impact économique élevé sur l’envi- l’eau, les forêts, les déserts, les calottes gla- économique sont aussi différents que le ronnement réside dans son double carac- ciaires, etc., c’est-à-dire les différentes sont des valeurs d’usage et des valeurs tère. Il a une dimension de création de sphères de la planète Terre et leur évolu- d’échange, ou encore que l’est le baril valeur (la valeur monétaire du produit tion historique. La complexité de la matériel de pétrole (dit «le pétrole national brut, du commerce mondial, de nature et les mécanismes de rétroaction humide») au regard du prix de ce même l’investissement direct à l’étranger, des positive et négative entre les différentes baril gagé à terme («futures») à la Bourse flux financiers, etc.), mais il est aussi un dimensions de l’environnement dans le de Chicago (dit «le pétrole papier»). De système de flux de matière et d’énergie temps et dans l’espace ne sont connus que nouveau, nous rencontrons là l’impor- dans la production et la consommation, partiellement. C’est pourquoi la politique tance décisive du caractère double des le transport et la distribution. Les déci- environnementale doit être menée dans relations d’échange capitalistes. sions économiques concernant la pro- l’ombre d’un degré élevé d’incertitude. Il est nécessaire d’intercaler à ce point de duction prennent d’abord en considéra- C’est pourquoi un des principes de base notre propos une mise en garde impor- tion les valeurs et les prix, les marges de de la politique environnementale est le tante. L’énergie solaire a bien évidem- profit et les retours monétaires sur le principe de précaution [33]. Les effets des ment l’EROEI le plus élevé puisque les capital investi. Dans cette sphère le prin- activités humaines, en particulier des acti- flux d’énergie solaire, qui propulsent tous cipe dominant est seulement la rationa- vités économiques, sur les processus natu- les processus vitaux sur Terre (végétaux, lité économique des décideurs qui maxi- rels et les mécanismes de rétroaction au animaux et humains), se présentent sous misent leur profit. Mais les décisions sein de la totalité des systèmes sociaux, la forme de radiation solaire (lumière et politiques et économiques constituent ce chaleur) sans nécessité d’aucune mise de que l’on appelle la relation sociétale de départ en énergie (input) de la part des l’homme à la nature. Seul un effort holis- êtres vivants de la Terre. Cependant, des * Entropie est en thermodynamique la mesure tique cherchant à intégrer les aspects inputs d’énergie sont nécessaires pour la de la perte de qualité de l’énergie d’un système, environnementaux dans les propos de transformation de la radiation solaire en de son indisponibilité pour un travail. La ther- modynamique associe l’entropie croissante à un l’économie politique, de la science poli- énergie utile pour l’humanité. Le rôle de « désordre » croissant. La deuxième loi (ou tique, de la sociologie, des études cultu- l’agriculture est un exemple parlant. De principe) de la thermodynamique dit qu’à relles, etc. peut rendre possible une com- l’énergie – c’est-à-dire les efforts du pay- chaque transformation d’énergie en travail préhension cohérente des problèmes san, de sa famille et de ses travailleurs, dans un système fermé, son entropie croît d’une manière irréversible. L’énergie ne s’épuise pas, environnementaux et fournir des réponses l’énergie de ses animaux, etc. – est inves- mais elle n’est plus disponible pour produire le politiques adéquates aux défis de la crise tie pour obtenir un retour plus élevé en même travail. NdT écologique en cours. énergie contenu dans la récolte et les ani-
la brèche - carré rouge décembre 2007 maux d’élevage (c’est pourquoi l’EROEI parce qu’elle ne produit pas des mar- dans une économie et une société pré- chandises à vendre sur le marché. Il n’y a fossile n’est jamais infini). pas de marché dans la nature. Le marché Dans un régime d’énergie fossile, et les marchandises sont des construc- l’EROEI est élevé dans des champs tions sociales et économiques et non pas pétrolifères récemment mis en exploita- un héritage naturel, même si les écono- tion. Il décroît ensuite parce que dans la mistes néolibéraux affirment le contraire. plupart des cas l’input en énergie croît C’est le travail qui transforme la nature en tandis que l’output en énergie décroît, marchandises. C’est bien pourquoi des jusqu’à ce que la poursuite de l’exploi- pays riches en ressources naturelles res- tation devienne irrationnelle, en termes tent bien souvent pauvres, alors que des tant énergétiques que, plus tard, écono- pays pauvres en ressources naturelles très miques. La source d’énergie est devenue souvent deviennent riches parce qu’ils un puits d’énergie « et le pétrole va sim- ont la capacité de transformer les plement rester dans le sous-sol. C’est richesses naturelles en richesse écono- pour cette raison que le monde ne va mique en maîtrisant le processus de la jamais techniquement être à bout de valorisation capitaliste. pétrole ; mais il sera simplement trop Du point de vue de l’analyse énergétique, coûteux en énergie d’extraire du pétrole de basse qualité ou géographiquement le processus de production peut paraître très différent de comment il apparaît du 35 inaccessible » [55]. Ce qui a été dit d’un seul point de vue de l’analyse en termes de champ pétrolifère peut se dire de l’extrac- marchandise et de valeur. Juan Martinez- tion du pétrole en général. L’EROEI Alier note à cet égard : « Du point de vue décroît au fur et à mesure de l’épuise- de l’analyse énergétique, la productivité de ment des réserves mondiales de pétrole. l’agriculture n’a pas augmenté, mais a dimi- [1] Andrew McKillop, « The Myth of Les implications en sont évidentes. Ce nué » [88] ; toutefois, en termes de produc- Decoupling », in Andrew McKillop et n’est pas seulement que la production de tion de marchandises dans l’agriculture Sheila Newman, éd., The Final Energy pétrole atteint un pic, pour décliner et en termes de retour sur le capital Crisis, Pluto Press, Copenhagen, London, 2005, pp.197-216 ; Harry G. Frankfurt, ensuite (la dite « courbe de Hubbert ») [66]. investi, sa productivité a augmenté. C’est On Bullshit, Princeton University Press, Tout aussi important est le fait que la pourquoi il est possible pour des produc- Princeton, 2005. quantité d’énergie qui doit être investie teurs agricoles hollandais de concurren- J.B. Opschoor, Environment, Economics [2] dans l’extraction d’une production décli- cer des producteurs horticoles mexicains and Sustainable Development, Wolters nante ne peut qu’augmenter. Quoique sur le marché nord-américain pour des Noordhoff Publishers, Groningen 1992 ; Wuppertal Institut für Klima, Umwelt, irrationnel en termes énergétiques, cela produits tels que les aubergines. Ils ne Energie, Zukunftsfähiges Deutschland. peut encore paraître rationnel économi- prennent simplement pas en compte la Ein Beitrag zu einer global nachhaltigen quement du fait du calcul en termes de totalité des inputs d’énergie fossile, ce Entwicklung, Birkhäuser, Basel, 1995. valeur. L’énergie investie (par exemple de qui fait que la productivité en termes de [3] Pour une discussion des nombreux l’énergie hydraulique) peut être meilleur valeur paraît élevée, alors que la produc- aspects du principe de précaution, voir Paul Harremoës, David Gee et Malcolm marché que le retour en énergie (par tivité en termes d’énergie est faible, voire MacGarvin, Late Lessons from Early exemple sous forme de pétrole non négative. Warnings : The Precautionary Principle conventionnel) malgré le fait que le La transition vers des systèmes indus- 1896-2000, Environmental Issue Report contraire soit vrai si on fait le calcul en triels et l’usage prédominant des énergies Number 22, European Environment Agency, Copenhagen, 2002. calories. fossiles fut beaucoup plus dramatique que [4]Dans un article plus élaboré, il serait En confondant les processus physiques et celle qui avait transformé des sociétés de nécessaire de distinguer entre charbon, ceux de la valeur, certains écologistes chasseurs-cueilleurs en un ordre social de pétrole et gaz. Leur rôle dans l’histoire de accusent Marx de sous-estimer systéma- systèmes agricoles sédentaires. Ce fut une l’accumulation du capital est assez diffé- tiquement la «valeur de la nature» dans le rupture révolutionnaire dans l’histoire de rent. Dans le présent article, combustible fossile se réfère principalement au processus de production de la valeur [77]. la relation sociétale des êtres humains à pétrole et l’analyse du charbon et du gas Mais l’objection n’est pertinente que dans la nature parce que ce n’était désormais est négligée. la mesure où c’est le processus de travail plus le flux de radiation solaire qui servait William R. Clark, Petrodollar Warfare. [5] qui est concerné. Bien sûr, la nature est de principale source d’énergie pour le Oil, Iraq and the Future of the Dollar, New Society Publishers, Gabriola Island, 2005, aussi importante que le travail pour système de production et de satisfaction p. 79. convertir la matière et l’énergie en des besoins humains, mais l’usage de [6] Kenneth S. Deffeyes, Beyond Oil. The usages. La nature est remarquablement réserves minéralisées d’énergie contenues View from Hubbert’s Peak, Hill and Wang, productive – l’évolution des espèces dans dans la croûte de la Terre. New York 2005 ; Colin J. Campbell, « The l’histoire de la planète, avec leur impres- La plus grande expansion de la demande Assessment and Importance of Oil Depletion », in McKillop, sionnante diversité et variété, le prouve humaine de ressources naturelles a suivi The Final Energy Crisis, pp. 29-55. bien – mais elle ne produit pas de la valeur, la Révolution industrielle dans la deuxième [7] Par exemple Stehen Bunker, Underdeveloping the Amazon, University of Illinois Press, Chicago, 1985 ; voir aussi le débat intéressant sur la « valeur de la nature » dans Hans Immler/Wolfdietrich Schmied-Kowarzik, Marx und die Naturfrage - Ein Wissenschaftsstreit, VSA, Hamburg, 1994. Joan Martinez Alier, Ecological [8] Economics. Energy, Environment and Society, Basil Blackwell, Oxford, 1987, p. 3.
la brèche - carré rouge décembre 2007 moitié du XVIIIe siècle et la première qu’un impact mineur sur la concurrence fossile, du rationalisme et de l’indus- moitié du XIXe. Un des principaux avan- pour la localisation de l’investissement trialisme est parfaite. tages de l’énergie fossile pour l’accu - dans l’espace global. Un ensemble de quatre forces a ainsi pro- mulation capitaliste est la congruence [fait Deuxièmement, à la différence de la pulsé le dispositif entier des développe- d’être adapté] de ses propriétés phy- radiation solaire qui change en intensité ments ultérieurs : 1° la «rationalité euro- siques avec les logiques socio-écono- entre le jour et la nuit et selon le rythme péenne de la domination du monde» et dossier mique et politique du développement des saisons, l’énergie fossile peut être uti- sa traduction en procédés techniques et capitaliste [99]. En comparaison avec lisée 24 heures par jour et 365 jours par en expertise organisationnelle [111] ; 2° la d’autres sources d’énergie, l’énergie fos- année avec une intensité constante, ce «grande transformation» vers une écono- sile satisfait presque parfaitement les exi- qui permet l’organisation des processus mie de marché qui se veut autonome et gences du processus capitaliste d’accu- de production indépendamment des autorégulée (sujet du livre de Karl mulation. Elle s’ajuste à la relation horaires du temps social, des rythmes Polanyi) [112] ; 3° la dynamique de l’argent 36 sociétale du capitalisme à la nature. biologiques et autres rythmes naturels. Les énergies fossiles peuvent être stoc- comme forme sociale dominante du capital telle que Marx l’analyse dans le l’énergie fossile et la kées puis consommées sans référence à livre III du Capital [113] ; et 4° l’usage de relation sociétale du des schémas de temps naturels, mais seu- l’énergie fossile. Ensemble, ces forces ont capitalisme à la nature lement au gré du régime du temps de la donné lieu à ce que Georgescu-Roegen D’abord, l’énergie fossile permet la trans- modernité et d’un horaire qui optimise (1906-1994) a appelé une «révolution formation des schémas précapitalistes les profits. Le fameux propos de prométhéenne» [114], comparable à la d’espace et de localité en ceux du capita- Benjamin Franklin «le temps, c’est de l’ar- Révolution néolithique d’il y a plusieurs lisme. La disponibilité locale de res- gent» a ainsi pu apparaître non pas fou, milliers d’années, quand l’humanité sources énergétiques n’est désormais plus mais comme une norme appropriée du découvrit comment systématiquement la principale raison de la localisation de la comportement humain dans les «temps transformer l’énergie solaire en récoltes production industrielle ou d’autres indus- modernes». Qui plus est, l’énergie fossile de plantes cultivées et produits animaux, tries. Il est simple de transporter les res- rend possible l’extrême accélération des en établissant des systèmes agricoles sources énergétiques n’importe où dans processus, la «compression du temps et de sédentaires. le monde, ce qui donne naissance aux l’espace» [110]. En d’autres mots, elle per- Cet ensemble de dimensions du régime de réseaux logistiques qui couvrent aujour- met l’augmentation de la productivité en l’énergie fossile donne une idée des d’hui le globe. L’approvisionnement en réduisant le temps nécessaire à la pro- ingrédients de sa dynamique et de la énergie devient par conséquent seule- duction d’une quantité donnée de pro- gamme des approches de la science ment un facteur parmi de nombreux duits. sociale qu’il est nécessaire de mettre en autres dans les décisions à propos de où Troisièmement, l’énergie fossile peut être œuvre si l’on veut comprendre les méca- la production doit avoir lieu. La disponi- utilisée de manière très flexible dans la nismes impliqués dans la transformation bilité de sources locales d’énergie n’a production, la consommation et le trans- des richesses naturelles en richesse éco- port, et dans l’utilisation du temps et de nomique. Sans l’approvisionnement con - l’espace. Le développement de réseaux tinuel et l’utilisation massive d’énergie électriques et le moteur électrique, l’illu- fossile, le capitalisme moderne aurait été mination de villes entières la nuit et l’in- enfermé dans les limites de l’énergie bio- Un des principaux vention du moteur à combustion interne tique (vent, eau, biomasse, énergie mus- furent des pas décisifs dans un usage de culaire, etc.). Bien qu’on ait pu observer avantages de l’énergie fossile plus en plus flexible des inputs d’énergie, occasionnellement quelque chose dans la mobilisation et l’accélération des comme des formes sociales capitalistes pour l’accumulation processus économiques et dans un degré dans des sociétés anciennes (en Amé - d’individualisation de la vie sociale rique latine et en Asie comme en capitaliste est la congruence jamais vu auparavant dans l’histoire Europe), elles ne pouvaient ni croître ni humaine. Désormais les décisions de s’épanouir sans énergie fossile. L’entropie de ses propriétés physiques gestion peuvent suivre la logique de la des sources d’énergie disponibles était profitabilité sans avoir à prendre en trop élevée et leur EROEI trop bas pour avec les logiques considération les restrictions d’énergie que puisse être produit un surplus signifi- ou des contraintes spatiales ou tempo- catif. De ce fait, la croissance était limitée socio-économique et politique relles. L’accumulation et la croissance économique, c’est-à-dire la «richesse des et, en fait, le taux de croissance annuel moyen resta proche de zéro jusqu’à la du développement nations», devint de plus en plus indépen- dante des conditions naturelles avec Révolution industrielle de la fin du XVIIIe siècle. capitaliste. leurs limitations. Ces avantages de l’éner- gie fossile pour le système capitaliste la Mais avec la Révolution industrielle, les taux de croissance ont fait un bond de rendent unique et indispensable. La 0,2 % à plus de 2 % par année jusqu’à la congruence du capitalisme, de l’énergie fin du XXe siècle, tandis que la popula-
la brèche - carré rouge décembre 2007 tion mondiale augmentait également sources en énergie fossile qui alimentent plus rapidement que jamais aupara- la croissance. Bien que l’accumulation du vant [115]. Dans les époques précapitaliste capital et la croissance économique et préindustrielle, la croissance écono- soient mues presque entièrement par mique dépendait de l’augmentation de la l’énergie fossile (et par là donc dépen- population qui, à son tour, dépendait de dantes d’un système isolé, aux ressources l’approvisionnement en biens et services finies), la vie humaine et naturelle en pour la subsistance et la reproduction. général est presque entièrement dépen- C’était là le noyau rationnel derrière la dante de la radiation solaire (c’est-à-dire [9]Je ne parle pas de l’énergie nucléaire par manque de place. Mais elle n’est pas théorie de Malthus. Mais après la du flux d’énergie solaire entrant dans un une alternative à l’énergie fossile. Révolution industrielle, la croissance système ouvert). La lumière du jour, le D’abord, elle est aussi en train de s’épui- économique devint indépendante de la réchauffement de l’atmosphère, des eaux ser (dans environ quatre décennies) et, croissance de la population du fait de et des sols, la croissance et l’évolution des deuxièmement, ses effets externes néga- tifs (depuis les accidents comme celui de l’énorme augmentation de la producti- êtres vivants, la fourniture d’aliments sont Tchernobyl jusqu’à l’élimination des vité et de la concomitante augmentation le résultat de la radiation solaire et seule- déchets radioactifs)) sont si graves que de la production de plus-value relative. ment dans une mesure mineure de son utilisation est C’est pourquoi, contrairement aux pré- l’usage d’énergie fossile. La satisfaction écologiquement irrationnelle et éthiquement injustifiable. dictions de Malthus, mais en accord avec des besoins humains primaires n’est pos- [10] Elmar Altvater and Birgit Mahnkopf, le message optimiste d’Adam Smith et David Ricardo, les revenus par tête aug- sible qu’en utilisant de l’énergie sous forme d’aliments organiques (contenant 37 Grenzen der Globalisierung. Politik, Ökono- mie und Ökologie in der Weltgesellschaft, mentèrent également, avec l’élargisse- des protéines, des graisses, des glucides, 4e édition, Westfälisches Dampfboot, ment et l’approfondissement de la divi- des vitamines et des sels minéraux, de Münster, 2004. Néanmoins, comme le temps et l’espace sont les coordonnées de sion du travail au moyen des marchés en l’eau) ainsi que d’autres matériaux orga- la nature dans laquelle nous vivons, leur expansion et de l’établissement du libre- niques transformés en habits et en abris, compression implique une rupture avec échange. Il est intéressant de remarquer sans même mentionner notre dépen- les conditions naturelles du travail et de que, durant la majeure partie du second dance envers l’oxygène. la vie, de l’environnement « externe » comme de l’environnement « interne », millénaire, les différences de revenu Nicholas Georgescu-Roegen écrit que c’est-à-dire de la santé humaine. entre l’Europe occidentale, le Japon, l’humanité ne dispose en principe que de Max Weber, Wirtschaft und Gesellschaft, [11] l’Amérique latine, l’Europe orientale, «deux sources de richesse» : « D’abord la Studienausgabe, J.C.B. Mohr- Paul l’Afrique et l’Asie étaient très petites. réserve finie de ressources minérales dans la Siebeck, (1921) Tübingen, 1976, p. 534. Avec la révolution industrielle, basée sur croûte terrestre que, dans certaines limites, Edition française, Economie et société, Paris, Pocket, 1995, t. 2, pp. 143-44. l’énergie fossile, les choses changèrent nous pouvons prélever en un flux presque à [12] Karl Polanyi, La grande transformation : complètement. L’écart entre les nations volonté, et deuxièmement, un flux de radia- aux origines politiques et économiques de riches et les nations pauvres s’élargit et tion solaire dont nous ne contrôlons pas le notre temps (1944), Gallimard, Paris, 1983. l’inégalité devint la règle du jeu. A partir débit. En termes de basse entropie, le stock de [13] Karl Marx, Le Capital, livre III, de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, ressources minérales n’est qu’une très petite Cinquième section sur le capital porteur les taux de croissance moyens augmen- fraction de l’énergie solaire que le globe reçoit d’intérêt, t.7, Editions Sociales, Paris, 1970. tèrent remarquablement, mais cela ne en une seule année. Plus précisément, l’esti- [14] Nicholas Georgescu-Roegen, The réduisit pas les inégalités entre les mation la plus élevée des ressources éner- Entropy Law and the Economic Process, peuples et les régions du monde sur une gétiques terrestres ne dépasse pas la quantité Harvard University Press, Cambridge, planète qui se globalisait ; au contraire d’énergie libre reçue du soleil durant quatre 1971. les inégalités s’aggravèrent [116]. jours ! En plus, le flux de la radiation solaire [15] Angus Maddison, L’Economie mondiale : va continuer avec la même intensité (prati- une perspective millénaire, OCDE, Paris, 2001. Maddison a montré que durant le l’entropie et les quement) encore longtemps. Pour ces raisons premier millénaire après J.-C., de l’an 1 à conditions de vie et parce que la basse entropie reçue du soleil l’an 1000, la population mondiale a crû à Au vu de ces dimensions la question sui- ne peut pas être convertie en matière un taux annuel moyen de 0,02 %, de vante se pose : la croissance est-elle indé- en grande quantité, ce n’est pas la réserve 230,8 millions à 268,3 millions. De l’an 1000 à 1820 la population a passé à finiment possible ? la croissance est-elle finie d’énergie du soleil qui fixe une limite 1041,1 millions. Le produit domestique «triomphante» [117] ? La réponse doit être de durée à la survie de l’espèce humaine. brut par personne a suivi une tendance «non» : rien sur le globe ne croît éternel- Au contraire, c’est le maigre stock des res- similaire: durant le premier millénaire, il y a eu une légère baisse, d’une lement sans aucune limite et cela s’ap- sources de la Terre qui constitue la rareté moyenne de 444 à 435 dollars par année plique également à l’économie capitaliste. décisive… » [119] par personne (en dollars 1990). De l’an Le jour viendra où «la fête sera finie» [118]. La consommation d’énergie fossile a des 1000 à 1820, il y a eu une hausse à Les limites de la croissance font partie répercussions sur la relation entre 667 dollars par personne. des conditions de la vie et des lois de l’homme et la nature. L’histoire consiste [16] Ibid., p. 28. l’évolution sur la planète Terre. Elles sont en une augmentation de l’entropie avec [17] Richard A. Easterlin, Growth une conséquence directe des limites des l’irréversibilité de tous les processus qui Triumphant. The Twenty-first Century in Historical Perspective, Michigan ressources et, en particulier, des res- lui est associée, alors que le capital, lui, University Press, Ann Arbor, 1998. Richard Heinberg, The Party’s Over, [18] New Society Publishers, Gabriola Island, 2003. Georgescu-Roegen, The Entropy Law, [19] op.cit, p. 303. Des chapitres de cet ouvrage peuvent être trouvés dans Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance: Entropie-écologie-économie, trad. Jacques Grinewald et Ivo Rens, Ed. Sang de La Terre, 3e éd. revue et augmentée, juin 2006.
la brèche - carré rouge décembre 2007 opère par une logique de la réversibilité technique […] qu’en épuisant les deux sources système isolé), un «mur pare-feu» a été et de la circularité. Le capital doit appro- d’où jaillit toute richesse, la terre et le tra- construit socialement et politiquement. prier le surplus et l’investir à nouveau vailleur » [222]. Aujourd’hui, et peut-être pour toujours, il dans le processus de production afin de Le degré de l’entropie dépend de est impossible de propulser la machine s’assurer l’appropriation d’un surplus manière décisive du régime énergétique. de l’accumulation et de la croissance croissant, un surplus qui doit être produit La révolution néolithique l’a accru en capitalistes par l’énergie «mince» de la dossier puisque le processus de production a été développant des techniques pour captu- radiation solaire. Il lui manque tout sim- financé par des crédits et le service de la rer l’énergie solaire et la transformer en plement l’avantage mentionné aupara- dette doit être payé. Les indicateurs de énergie concentrée utile aux humains. vant, soit le potentiel de compression du performance du capital révèlent très clai- Ce fut l’accomplissement révolution- temps et de l’espace qu’offre l’énergie fos- rement la circularité et la réversibilité du naire de l’agriculture. Le développement sile «épaisse». Mais pendant ce temps, le flux de capital. Le capital investit le de l’agriculture a abouti à une croissance régime de l’énergie fossile de l’économie 38 «retour» et les retours doivent être plus grands que l’investissement. La profitabi- de la production de nourriture et à une plus grande régularité de l’appro- capitaliste a un effet extrêmement des- tructeur sur toutes les formes de vie sur le lité, l’efficacité marginale du capital, le visionnement alimentaire. Le surplus globe qui, elles, sont propulsées presque retour sur capital, la valeur pour l’action- produit par les cultivateurs, que les phy- complètement par le rayonnement naire et d’autres termes démontrent très siocrates du XVIIIe siècle voyaient solaire. La dégradation de la nature, soit clairement que le capital est animé par la comme la seule «classe productive», a l’effet de serre, la destruction de la rationalité instrumentale de Max Weber permis de nourrir des «classes impro- couche d’ozone, la perte de la biodiver- basée sur une comparaison des moyens ductives» d’artisans, de clercs et de gou- sité, la désertification, la disparition des (soit l’investissement) et des objectifs vernants. Mais le système agricole basé forêts tropicales humides, etc. sont (c’est-à-dire le profit). Au contraire, les sur la capture des flux d’énergie solaire a démontrées. Le prix des avantages du processus naturels de transformation de disparu presque complètement par suite régime de l’énergie fossile, c’est la des- matière et d’énergie sont caractérisés par des révolutions industrielle et fossile. truction écologique et la nécessité de l’irréversibilité aussi bien que par le pro- Eric Hobsbawm dans son Age des trouver une solution aux limites de la dis- cessus de croissance naturelle des êtres extrêmes a suggéré que la seconde moitié ponibilité de l’énergie fossile. vivants, végétaux et animaux ; tous les du XXe siècle vit pour la première fois êtres vivants vieillissent. Cela découle en dans l’histoire humaine le nombre de le pétrole à son pic dernière analyse de la loi de l’entropie. personnes vivant à la campagne et tra- d’utilisation et le Chaque processus de production a égale- vaillant comme paysans (comme «mois- changement climatique ment deux aspects : il produit non seule- sonneurs de l’énergie solaire») devenir De toutes les formes d’énergie fossile, le ment les résultats désirés, mais également inférieur au nombre de personnes occu- pétrole est celle qui a joué plus que toutes des effets secondaires, généralement pées dans les manufactures urbaines et les autres un rôle clé dans le développe- négatifs. C’est une loi de la nature qu’il est les services [223]. ment capitaliste durant les cent dernières impossible de transformer 100 % des Lors de la transition d’une société agri- années. Le pic, et donc les limites, de la inputs de matière et d’énergie en produits cole vers une société industrielle, la production de pétrole aura un effet conçus pour la satisfaction de besoins congruence du capitalisme, du rationa- majeur sur le processus d’accumulation humains. Dans l’interprétation de Ilya lisme, de l’industrialisme et de l’énergie capitaliste parce que la congruence évo- Prigogine, une augmentation de l’entropie fossile devient centrale. Mais le rôle clé quée plus haut tire à sa fin. Les «limites est l’expression inévitable d’une transfor- qu’occupe l’énergie fossile dans cette externes» des ressources aggravent les mation de matière et d’énergie dans le congruence en fait un obstacle au déve- crises capitalistes «normales» et la pro- processus de l’évolution naturelle, et nous loppement ultérieur. D’abord, elle va fina- duction de pétrole va bientôt atteindre pouvons ajouter sociale, c’est-à-dire qu’il lement s’épuiser. Deuxièmement, sa com- son pic, comme l’avait déjà prédit dans n’y a pas d’évolution sans accroissement bustion produit tant d’émissions nocives les années 1950 le géologue Marion King de l’entropie [220]. En «jouissant de nos que les conditions de vie sur le globe se Hubbert, alors que tout le monde croyait vies», nous augmentons simultanément détériorent. En termes d’économie ther- en une abondance de pétrole. Il avait pré- l’entropie et détériorons les conditions de modynamique, la transition vers un sys- dit que la production de pétrole des la vie sur la Terre [221]. Marx était pleine- tème industriel capitaliste signifie que la Etats-Unis passerait par son pic au début ment conscient de ce double tranchant de planète est traitée comme un système des années 1970 et c’est exactement ce la satisfaction des besoins humains et de fermé et même isolé. Car la radiation qui s’est passé. Après cela, les Etats-Unis, la destruction de l’environnement naturel : solaire venant de l’extérieur (et de même de pays exportateur de pétrole, sont « Chaque progrès de l’art d’accroître la ferti- la radiation de chaleur vers l’espace exté- devenus un pays importateur de pétrole. lité pour un temps, un progrès dans la ruine rieur) est remplacée par des sources Jusqu’au début des années 1980, les de ses sources durables de fertilité. Plus un d’énergie fossile prises à l’intérieur de la découvertes de gisements de pétrole pris pays […] se développe sur la base de la croûte terrestre. Mais la vie sur le globe globalement dépassaient la consomma- grande industrie, plus ce procès de destruction reste dépendante de la radiation solaire. tion. Depuis lors, par contre, la consom- s’accomplit rapidement », de sorte que « la Entre les conditions de la vie (un système mation a dépassé les découvertes et les production capitaliste ne développe donc la ouvert) et les conditions économiques (un réserves se rétrécissent donc. Les réserves
la brèche - carré rouge décembre 2007 totales de pétrole sont limitées et vont réserves connues devient plus coûteuse [20] Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, probablement s’épuiser dans quarante avec le temps parce que les conditions de Dialog mit der Natur, Piper, München ans [224]. La production de pétrole a atteint pression, de viscosité et d’autres proprié- 1986. Edition anglaise : Order out of Chaos : Man’s New Dialogue with Nature, son pic. Certains géologues disent que le tés physiques et chimiques des gisements Bantam, 1984. pic est déjà derrière nous [225]. D’autres sont se détériorent au fur et à mesure de leur [21] Georgescu-Roegen, The Entropy Law, plus prudents et prédisent que le pic sera extraction. Il faut y injecter de l’eau afin op.cit, p. 288. atteint dans le courant de la prochaine de maintenir la pression suffisante pour Karl Marx, Le Capital, livre I, t.3, [22] décennie. Alors, la première moitié des amener le pétrole à la surface. Le forage Editions Sociales, Paris, 1948, pp. 180-81. réserves globales aura été consommée. devient de plus en plus compliqué, spé- [23] Eric Hobsbawm, L’Age des extrêmes. Le Jusqu’en 2004, la consommation cumulée cialement dans les champs situés en mer court XXe siècle, 1914-1991, Le Monde Diplomatique - Editions Complexe, 1999, de pétrole depuis le début historique de et ceux qui sont non conventionnels, chapitre 10. Original anglais : 1994. son exploitation a été approximativement mais aussi dans les champs pétrolifères [24] Il n’y a pas de consensus parmi les spé- de 944 milliards de barils. Pour consom- «anciens». En outre, le pic du pétrole cialistes au sujet de la disponibilité du mer la seconde moitié moins de temps n’est un fait objectif que partiellement [228]. pétrole et de l’ampleur des réserves. sera nécessaire parce que la demande de Cela dépend des technologies d’extrac- L’industrie pétrolière (BP) estime qu’il y a encore 1150 milliards de barils de pétrole va croître malgré les tentatives tion et de la connaissance et de l’évalua- réserves sûres dans la croûte terrestre d’économiser l’énergie, d’accroître l’effi- tion des réserves. Le premier facteur est alors que l’Association for the Study of Peak cacité de son utilisation, d’améliorer la souligné par les économistes néoclas- Oil les estime seulement à environ palette des différentes sources d’énergie et siques : l’investissement dans l’exploration 39 750 milliards de barils. Mais même sur la base de l’estimation la plus haute, et sans de recourir dans une plus grande mesure des champs pétroliers et dans la logis- prendre en compte la demande crois- aux ressources renouvelables [226]. tique ou le raffinement peut contribuer à sante, BP elle-même estime que les Il en est ainsi pour deux raisons qui se accroître l’offre de pétrole au rythme de réserves (statiques) ne dureront que combinent. D’abord, le rôle crucial des la demande croissante. C’est aussi la ligne 41 ans, soit pas tout à fait la durée de deux générations. Voir BP Statistical marchés financiers globaux avec leurs de l’argumentation de l’Agence interna- Review of World Energy, June 2005 ; et taux d’intérêt élevés et leurs prétentions tionale de l’énergie (AIE) qui affirme pour une vue d’ensemble, Kenneth de hauts retours sur investissement impo- qu’environ 3000 milliards de dollars doi- Deffeyes, Beyond Oil, Seppo Korpela, Oil sent des taux élevés de croissance réels vent être investis dans l’exploration, le Depletion in the United States and the World, A working paper for a talk to Ohio du produit national brut. Dans le modèle forage, les pipelines et les raffineries afin Petroleum Marketers Association at their de déploiement de la technologie en d’accroître la production de pétrole d’en- annual meeting in Columbus, Ohio, 1 May vigueur, de tels taux de croissance élevés viron 80 à 120 millions de barils par jour. 2002, disponible sur le site www.peakoil.com et Seppo Korpela, ne peuvent être réalisés que par un Le second facteur qui influence le calcul « Prediction of World Peak Oil recours intensif à l’énergie fossile. Le des réserves, c’est l’exploration du pétrole Production », in McKillop, The Final fonctionnement des marchés financiers a et du gaz naturel non conventionnels, tels Energy Crisis, pp. 11-28. ainsi un impact sur le marché du que les pétroles lourds, les gisements Voir Kenneth Deffeyes, Beyond Oil et sa [25] pétrole [227]. La deuxième raison découle marins de grande profondeur, les gise- prédiction actualisée basée sur de nou- velles données, selon laquelle le pic de la de la globalisation des modes de produc- ments polaires, etc., ainsi que les coûts production mondiale de pétrole aurait été tion et de consommation occidentaux d’extraction en relation avec le prix du passé le 16 décembre 2005 : http://www. qui sont extrêmement intensifs en éner- marché du pétrole brut [229]. princeton. edu/hubbert/current-events- gie. Les pays nouvellement industrialisés Un troisième facteur, c’est l’évaluation des 06-02.html. [26] Dans une publicité sur deux pages dans envahissent le marché de l’énergie et réserves connues et présumées. Cela est le Financial Times du 26 juillet 2005, ajoutent à la demande déjà insatiable des hautement dépendant des intérêts de Chevron écrit : « Il nous a fallu 125 ans pays de l’OCDE, surtout celle des Etats- toutes les parties engagées dans les mar- pour utiliser les premiers mille milliards de Unis qui consomment à eux seuls chés pétroliers, producteurs, consomma- barils de pétrole. Les prochains mille mil- presque un quart de la production glo- teurs, courtiers et marchands. C’est pour- liards, nous les consommerons en 30 ans. » [27] Nous ne pouvons que mentionner ici bale de pétrole (20 millions de barils par quoi les estimations des réserves mondiales qu’il existe aussi deux autres pressions jour sur un total d’environ 80 millions de varient substantiellement, cela va des 1149 exercées par le système financier sur les barils en 2006). milliards de barils de l’estimation 2003 de quantités et les prix de l’offre sur les mar- La question ne se limite pas au pic de BP* aux 750 milliards de barils, c’est-à-dire chés mondiaux du pétrole. L’une émane de production du pétrole. L’exploitation des l’estimation de l’Association for the Study la spéculation sur les marchés à terme (futures) ; une grande partie de la hausse of Peak Oil (ASPO). Les chiffres publiés des prix du pétrole dans les années qui sui- par l’Agence internationale de l’énergie sont vent 2004 est due aux spéculations finan- basés sur l’information fournie par les com- cières. L’autre est due au fait que les riches * BP, anciennement British Petroleum. Cette producteurs de la région du golfe Persique major du pétrole, après une longue histoire, a pagnies pétrolières privées. Cette informa- ont lourdement investi leurs « pétrodol- fusionné en 1998 avec Amoco, ex-Standard tion est biaisée par les stratégies de ces lars » dans des actifs financiers, ce qui Oil of Indiana. En 2000, elle modifie le nom de compagnies. Celle de Shell en 2004 est un fait que leurs revenus sont devenus entre- BPAmoco, pour se donner un profil écologique. Dès lors, l’acronyme BP est censé traduire la cas exemplaire, quoique extrême. La com- temps autant dépendants des retours sur leurs capitaux investis et des flux d’inté- formule « Beyond Petroleum » (Au-delà du pagnie fut obligée de réduire ses réserves rêts que de la rente pétrolière. pétrole). NdT publiées, fortement surévaluées, de 3,9 mil- [28] Les forages en mer ont le désavantage de coûts d’extraction élevés mais offrent l’« avantage » d’isoler les forages des peuples concernés et ainsi d’éviter des conflits. A propos du cas du Nigeria, voir David Hallowes et Mark Butler, Whose Energy Future? Big Oil Against People in Africa. groundWork Report 2005, groundWork, Pietermaritzburg, 2005. [29] Colin Campbell et Jean H. Laherrère, « The End of Cheap Oil », Scientific American, March, 1998, pp. 44.
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