ECOLOGIE POLITIQUE - La Brèche

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D       O       S      S      I     E       R

     ECOLOGIE POLITIQUE

     Au moment où nous achevions ce dossier, le Programme des
     Nations unies pour l’environnement (PNUE) publiait son rapport
     de 540 pages, réaliste et alarmant, intitulé : G l ob a l E n v ir o n m e nt
     O u t l o o k – G EO 4 – En v i r o n m e n t f o r D e v e l o p m e n t .
     Dans le chapitre 9 (section E, pp. 395-454) quatre scénarios sont
     analysés. Le premier est intitulé : « Les marchés d’abord ». Il est
     défini de la sorte : « La caractéristique dominante de ce scénario
     réside dans la formidable foi placée dans le marché pour assurer
     non seulement des avancées économiques, mais aussi des amélio-
     rations sociales et environnementales. Cela prend diverses
     formes : un rôle accru du secteur privé dans des secteurs qui
     étaient autrefois contrôlés par les gouvernements, une tendance
     continue à des échanges toujours plus libéralisés, et la marchandi-
32   sation de la nature. » (p. 405) La conclusion émise par les experts
     du PNUE est nette : « Dans le scénario marchés d’abord, l’environ-
     nement et la société évoluent plus rapidement vers – voire au-delà
     – des points de basculement où des changements soudains et irré-
     versibles pourraient survenir. » (p. 451)
     Dans le chapitre 7, entre autres, les interrelations entre pauvreté
     (exploitation) et « injustices environnementales » sont mises en
     relief, ainsi que l’exportation des impacts sociaux et écologiques
     négatifs vers les pays de ladite périphérie au travers des nombreux
     vecteurs propres aux processus de mondialisation du capital.
     Parmi les autres scénarios, celui intitulé « La durabilité d’abord »
     (SSus t ainab ilit y F irs t) répond le mieux, selon les experts, aux impé-
     ratifs d’une réduction de la crise écologique. « Les traits dominants
     de ce scénario résident dans l’hypothèse que les acteurs à tous les
     niveaux – local, national, régional et international, et tous les sec-
     teurs, y compris gouvernementaux, privés et civils – poursuivent
     jusqu’au bout les engagements pris à ce jour pour faire face aux
     responsabilités sociales et environnementales. » (p. 410)
     Cette dernière approche de « développement durable » s’inscrit
     dans la lignée positive du Rapport Brundtland (1987), du nom de
     la présidente norvégienne de la Commission mondiale sur l’envi-
     ronnement et le développement. Toutefois, il semble légitime de
     s’interroger sur une hypothèse qui ne restitue pas la hiérarchisa-
     tion structurée et conflictuelle des « acteurs » au sein du mode de
     production capitaliste et donc de la contradiction entre le carac-
     tère dit objectif du cadre de la production matérielle et l’aliénation
     des conditions sociales qui y président. En outre, comme le sou-
     ligne José Manuel Naredo dans son livre R aice s éc onomic as d el det e-
     r ioro ec olog ico y s ocial . M as alla d e los dog mas (Ed. Siglo XXI, 2006)
     (Racines économiques de la dégradation écologique et sociale.
     Au-delà des dogmes), les deux éléments constitutifs de l’énoncé –
     développement et durabilité – renvoient à des niveaux d’abstrac-
     tion et à des modes de raisonnement fort différents. Faire la clarté
     sur ce thème sera un objectif des articles qui paraîtront dans des
     numéros ultérieurs de la revue.
     Dans ce numéro 1, nous publions trois contributions qui livrent
     des analyses et informations indispensables pour commencer à
     traiter, avec exigence, le thème : « l’écosocialisme d’abord », soit la
     question écologique dans ses rapports avec le combat pour le
     socialisme. Une nécessité qui doit intégrer un héritage social et
     environnemental rendant plus difficile l’émergence d’une société
     « libre, égalitaire et décente ». Pour cette raison, il s’agit de prendre
     en compte des temporalités diversifiées qui traduisent, de manière
     non déterministe, cette idée de Marx : « Les hommes font leur
     propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les
     conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement
     données et héritées du passé. » (réd.)
la brèche - carré rouge décembre 2007

                                                                      elmar altvater                          *

      É     C     O    L     O      G        I     E              P       O       L       I      T       I        Q      U         E

      l’environnement social
      et naturel du
      capitalisme fossile                                                                                                              33
l’« occidentalisation » du monde a conduit à un schéma de production et de consommation qui repose

intensément sur la disponibilité presque sans limites de matière et d’énergie, une technologie

sophistiquée et l’existence de « puits » dans lesquels les rejets solides, liquides et gazeux peuvent

être déversés. les effets sur l’environnement naturel local, national et mondial sont pour la plupart

négatifs. les transports à travers le monde sont responsables de la consommation de grandes

quantités d’énergie fossile et donc d’une augmentation des émissions de co2, aggravant ainsi la crise

climatique. les processus de production coûteux en main-d’œuvre sont situés là où elle est bon

marché et ceux qui sont dommageables à l’environnement là où les lois et les règlements qui le

protègent sont moins exigeants et donc moins coûteux.

                              A première vue, il semble que les services        plée de la consommation d’énergie n’est
                              et la finance n’ont pas d’effets négatifs sur     rien d’autre qu’« un mythe» (ou comme le
                              l’environnement. Néanmoins l’idée que             dit Harry Frankfurter, de la «merde») [11].
                              nous vivons aujourd’hui dans une «écono-          Les marchés financiers exercent une pres-
                              mie virtuelle» de bits et d’information et        sion sur l’économie réelle, imposant le
                              que la croissance économique est décou-           paiement par les débiteurs des titres des

                              * Elmar Altvater est professeur honoraire de l’Université libre de Berlin. En langue
                              allemande, en 1969, il publie deux ouvrages remarqués : l’un sur la crise monétaire
                              internationale, l’autre portant sur le thème de la production sociale et de la rationalité
                              économique, examinant la question de la planification et des externalités dans les
                              « économies socialistes ». Dès 1987, il a abordé le thème de la crise de la dette, de ses
                              effets sur l’industrialisation et sur l’environnement, en se saisissant du « cas
                              brésilien ». En 1996, avec Birgit Mahnkopf, il écrit, toujours en langue allemande,
                              Les limites de la mondialisation. Economie, écologie et politique dans la société mondialisée (une
                              4e version revue et augmentée a été republiée en 2004) ; en 2002 sort de presse l’ouvrage
                              intitulé La mondialisation de l’insécurité. Elmar Altvater a fourni la contribution que
                              nous traduisons à l’édition de 2007 de Socialist Register, qui portait comme intitulé
                              général en 2007 « Coming to terms with nature » (Arriver à un accord avec la nature).
                              Socialist Register est un annuaire dont le premier numéro paru en 1964, sous la direc-
                              tion de Ralph Miliband et John Saville. Actuellement, Leo Panitch et Colin Leys en
                              assument la direction. Les exemplaires de Socialist Register peuvent être obtenus
                              auprès de Merlin Press (site internet : www.merlinpress.co.uk).
                              Altvater remercie, en particulier, Birgit Mahnkopf, Achim Brunnengräber et Ursula
                              Huws pour leurs remarques faites lors de l’élaboration de son essai.
la brèche -        carré rouge décembre 2007

          créanciers (banques et fonds de place-            qu’ils prennent ont des impacts impor-              les richesses naturelles
          ment), paiements qui ne sont possibles            tants sur la nature, du fait de la dimen-           et la richesse économique
          que si les taux de croissance réels restent       sion matérielle et énergétique des proces-          des nations
          élevés. Cette pression a été décrite              sus économiques.                                    Au centre de l’analyse de la relation du
          comme un levier efficace pour obtenir             Dans des conditions capitalistes, l’environ-        capitalisme à la nature il y a sa dépen-
          une compétitivité croissante, de même             nement est de plus en plus transformé en            dance inhérente et inévitable à l’égard
dossier

          que l’absence de cette pression dans les          un objet contesté de l’avidité humaine.             des combustibles fossiles, et particulière-
          pays anciennement dits socialistes a été          L’exploitation des ressources naturelles et         ment à l’égard du pétrole [44]. Pour com-
          décrite comme une des principales causes          leur dégradation par une quantité crois-            prendre cela correctement, nous devons
          de leur échec économique.                         sante de polluants engendrent une pénurie           d’abord brièvement considérer les avan-
          C’est pourquoi la finance indirectement           causée par la main de l’homme qui                   tages des combustibles fossiles pour l’ac-
          impose la croissance et, de manière con-          conduit à des conflits autour de l’accès aux        cumulation capitaliste. En termes géné-

 34       comitante, une consommation croissante
          tant d’énergie que de ressources maté-
                                                            ressources. L’accès à la nature (aux res-
                                                            sources et aux puits) est inhomogène et
                                                                                                                raux, le Retour en Energie sur
                                                                                                                l’Investissement en Energie (en anglais
          rielles (quoiqu’une efficience croissante         inégal et c’est pourquoi la relation socié-         EROEI) du pétrole est très élevé. Il faut
          dans l’utilisation de la matière et de            tale à la nature est source de conflits. Les        investir seulement une petite quantité
          l’énergie puisse partiellement atténuer           «empreintes écologiques» des habitants              d’énergie pour moissonner des quantités
          cette pression). Les instabilités et crises       dans différents pays et régions du monde            bien plus grandes d’énergie, cela parce
          financières des récentes décennies ont            sont de dimensions très différentes, reflé-         que l’entropie* du pétrole est très basse et
          également compromis la stabilité sociale,         tant des inégalités sévères de revenus et de        sa concentration en énergie très haute, ce
          jetant de larges couches des populations          richesse [22]. Les injustices écologiques ne        qui produit un surplus en énergie élevé.
          dans les pays les plus gravement affectés         peuvent par conséquent être utilement               Comparé avec les flux d’énergie solaire,
          dans des conditions de vie précaires et la        discutées que si sont prises en considéra-          l’énergie fossile est une source d’énergie
          pauvreté. Même la Banque mondiale                 tion les contradictions de classes et l’in-         dite «épaisse», à tel point qu’elle peut
          admet que ces effets sont responsables de         égalité que l’accumulation du capital               facilement paraître responsable de la
          la dégradation écologique dans des                engendre chemin faisant.                            plus-value produite dans un système
          grandes parties du monde.                         L’environnement inclut le système éner-             capitaliste. Néanmoins ce n’est pas le cas.
          La raison pour laquelle le capitalisme a          gétique, le climat, la biodiversité, les sols,      Un surplus physique et une plus-value
          un impact économique élevé sur l’envi-            l’eau, les forêts, les déserts, les calottes gla-   économique sont aussi différents que le
          ronnement réside dans son double carac-           ciaires, etc., c’est-à-dire les différentes         sont des valeurs d’usage et des valeurs
          tère. Il a une dimension de création de           sphères de la planète Terre et leur évolu-          d’échange, ou encore que l’est le baril
          valeur (la valeur monétaire du produit            tion historique. La complexité de la                matériel de pétrole (dit «le pétrole
          national brut, du commerce mondial, de            nature et les mécanismes de rétroaction             humide») au regard du prix de ce même
          l’investissement direct à l’étranger, des         positive et négative entre les différentes          baril gagé à terme («futures») à la Bourse
          flux financiers, etc.), mais il est aussi un      dimensions de l’environnement dans le               de Chicago (dit «le pétrole papier»). De
          système de flux de matière et d’énergie           temps et dans l’espace ne sont connus que           nouveau, nous rencontrons là l’impor-
          dans la production et la consommation,            partiellement. C’est pourquoi la politique          tance décisive du caractère double des
          le transport et la distribution. Les déci-        environnementale doit être menée dans               relations d’échange capitalistes.
          sions économiques concernant la pro-              l’ombre d’un degré élevé d’incertitude.             Il est nécessaire d’intercaler à ce point de
          duction prennent d’abord en considéra-            C’est pourquoi un des principes de base             notre propos une mise en garde impor-
          tion les valeurs et les prix, les marges de       de la politique environnementale est le             tante. L’énergie solaire a bien évidem-
          profit et les retours monétaires sur le           principe de précaution [33]. Les effets des         ment l’EROEI le plus élevé puisque les
          capital investi. Dans cette sphère le prin-       activités humaines, en particulier des acti-        flux d’énergie solaire, qui propulsent tous
          cipe dominant est seulement la rationa-           vités économiques, sur les processus natu-          les processus vitaux sur Terre (végétaux,
          lité économique des décideurs qui maxi-           rels et les mécanismes de rétroaction au            animaux et humains), se présentent sous
          misent leur profit. Mais les décisions            sein de la totalité des systèmes sociaux,           la forme de radiation solaire (lumière et
                                                            politiques et économiques constituent ce            chaleur) sans nécessité d’aucune mise de
                                                            que l’on appelle la relation sociétale de           départ en énergie (input) de la part des
                                                            l’homme à la nature. Seul un effort holis-          êtres vivants de la Terre. Cependant, des
          * Entropie est en thermodynamique la mesure       tique cherchant à intégrer les aspects              inputs d’énergie sont nécessaires pour la
          de la perte de qualité de l’énergie d’un système, environnementaux dans les propos de                 transformation de la radiation solaire en
          de son indisponibilité pour un travail. La ther-
          modynamique associe l’entropie croissante à un
                                                            l’économie politique, de la science poli-           énergie utile pour l’humanité. Le rôle de
          « désordre » croissant. La deuxième loi (ou       tique, de la sociologie, des études cultu-          l’agriculture est un exemple parlant. De
          principe) de la thermodynamique dit qu’à          relles, etc. peut rendre possible une com-          l’énergie – c’est-à-dire les efforts du pay-
          chaque transformation d’énergie en travail        préhension cohérente des problèmes                  san, de sa famille et de ses travailleurs,
          dans un système fermé, son entropie croît d’une
          manière irréversible. L’énergie ne s’épuise pas, environnementaux et fournir des réponses             l’énergie de ses animaux, etc. – est inves-
          mais elle n’est plus disponible pour produire le  politiques adéquates aux défis de la crise          tie pour obtenir un retour plus élevé en
          même travail. NdT                                 écologique en cours.                                énergie contenu dans la récolte et les ani-
la brèche - carré rouge décembre 2007

maux d’élevage (c’est pourquoi l’EROEI            parce qu’elle ne produit pas des mar-
dans une économie et une société pré-             chandises à vendre sur le marché. Il n’y a
fossile n’est jamais infini).                     pas de marché dans la nature. Le marché
Dans un régime d’énergie fossile,                 et les marchandises sont des construc-
l’EROEI est élevé dans des champs                 tions sociales et économiques et non pas
pétrolifères récemment mis en exploita-           un héritage naturel, même si les écono-
tion. Il décroît ensuite parce que dans la        mistes néolibéraux affirment le contraire.
plupart des cas l’input en énergie croît          C’est le travail qui transforme la nature en
tandis que l’output en énergie décroît,           marchandises. C’est bien pourquoi des
jusqu’à ce que la poursuite de l’exploi-          pays riches en ressources naturelles res-
tation devienne irrationnelle, en termes          tent bien souvent pauvres, alors que des
tant énergétiques que, plus tard, écono-          pays pauvres en ressources naturelles très
miques. La source d’énergie est devenue           souvent deviennent riches parce qu’ils
un puits d’énergie « et le pétrole va sim-        ont la capacité de transformer les
plement rester dans le sous-sol. C’est            richesses naturelles en richesse écono-
pour cette raison que le monde ne va              mique en maîtrisant le processus de la
jamais techniquement être à bout de               valorisation capitaliste.
pétrole ; mais il sera simplement trop            Du point de vue de l’analyse énergétique,
coûteux en énergie d’extraire du pétrole
de basse qualité ou géographiquement
                                                  le processus de production peut paraître
                                                  très différent de comment il apparaît du                                              35
inaccessible » [55]. Ce qui a été dit d’un seul   point de vue de l’analyse en termes de
champ pétrolifère peut se dire de l’extrac-       marchandise et de valeur. Juan Martinez-
tion du pétrole en général. L’EROEI               Alier note à cet égard : « Du point de vue
décroît au fur et à mesure de l’épuise-           de l’analyse énergétique, la productivité de
ment des réserves mondiales de pétrole.           l’agriculture n’a pas augmenté, mais a dimi-    [1]
                                                                                                    Andrew McKillop, « The Myth of
Les implications en sont évidentes. Ce            nué » [88] ; toutefois, en termes de produc-    Decoupling », in Andrew McKillop et
n’est pas seulement que la production de          tion de marchandises dans l’agriculture         Sheila Newman, éd., The Final Energy
pétrole atteint un pic, pour décliner             et en termes de retour sur le capital           Crisis, Pluto Press, Copenhagen, London,
                                                                                                  2005, pp.197-216 ; Harry G. Frankfurt,
ensuite (la dite « courbe de Hubbert ») [66].     investi, sa productivité a augmenté. C’est      On Bullshit, Princeton University Press,
Tout aussi important est le fait que la           pourquoi il est possible pour des produc-       Princeton, 2005.
quantité d’énergie qui doit être investie         teurs agricoles hollandais de concurren-          J.B. Opschoor, Environment, Economics
                                                                                                  [2]

dans l’extraction d’une production décli-         cer des producteurs horticoles mexicains        and Sustainable Development, Wolters
nante ne peut qu’augmenter. Quoique               sur le marché nord-américain pour des           Noordhoff Publishers, Groningen 1992 ;
                                                                                                  Wuppertal Institut für Klima, Umwelt,
irrationnel en termes énergétiques, cela          produits tels que les aubergines. Ils ne        Energie, Zukunftsfähiges Deutschland.
peut encore paraître rationnel économi-           prennent simplement pas en compte la            Ein Beitrag zu einer global nachhaltigen
quement du fait du calcul en termes de            totalité des inputs d’énergie fossile, ce       Entwicklung, Birkhäuser, Basel, 1995.
valeur. L’énergie investie (par exemple de        qui fait que la productivité en termes de       [3]
                                                                                                    Pour une discussion des nombreux
l’énergie hydraulique) peut être meilleur         valeur paraît élevée, alors que la produc-      aspects du principe de précaution, voir
                                                                                                  Paul Harremoës, David Gee et Malcolm
marché que le retour en énergie (par              tivité en termes d’énergie est faible, voire    MacGarvin, Late Lessons from Early
exemple sous forme de pétrole non                 négative.                                       Warnings : The Precautionary Principle
conventionnel) malgré le fait que le              La transition vers des systèmes indus-          1896-2000, Environmental Issue Report
contraire soit vrai si on fait le calcul en       triels et l’usage prédominant des énergies      Number 22, European Environment
                                                                                                  Agency, Copenhagen, 2002.
calories.                                         fossiles fut beaucoup plus dramatique que       [4]Dans un article plus élaboré, il serait
En confondant les processus physiques et          celle qui avait transformé des sociétés de      nécessaire de distinguer entre charbon,
ceux de la valeur, certains écologistes           chasseurs-cueilleurs en un ordre social de      pétrole et gaz. Leur rôle dans l’histoire de
accusent Marx de sous-estimer systéma-            systèmes agricoles sédentaires. Ce fut une      l’accumulation du capital est assez diffé-
tiquement la «valeur de la nature» dans le        rupture révolutionnaire dans l’histoire de      rent. Dans le présent article, combustible
                                                                                                  fossile se réfère principalement au
processus de production de la valeur [77].        la relation sociétale des êtres humains à       pétrole et l’analyse du charbon et du gas
Mais l’objection n’est pertinente que dans        la nature parce que ce n’était désormais        est négligée.
la mesure où c’est le processus de travail        plus le flux de radiation solaire qui servait     William R. Clark, Petrodollar Warfare.
                                                                                                  [5]

qui est concerné. Bien sûr, la nature est         de principale source d’énergie pour le          Oil, Iraq and the Future of the Dollar, New
                                                                                                  Society Publishers, Gabriola Island, 2005,
aussi importante que le travail pour              système de production et de satisfaction
                                                                                                  p. 79.
convertir la matière et l’énergie en              des besoins humains, mais l’usage de            [6] Kenneth S. Deffeyes, Beyond Oil. The
usages. La nature est remarquablement             réserves minéralisées d’énergie contenues       View from Hubbert’s Peak, Hill and Wang,
productive – l’évolution des espèces dans         dans la croûte de la Terre.                     New York 2005 ; Colin J. Campbell, « The
l’histoire de la planète, avec leur impres-       La plus grande expansion de la demande          Assessment and Importance of Oil
                                                                                                  Depletion », in McKillop,
sionnante diversité et variété, le prouve         humaine de ressources naturelles a suivi
                                                                                                  The Final Energy Crisis, pp. 29-55.
bien – mais elle ne produit pas de la valeur,     la Révolution industrielle dans la deuxième     [7]   Par exemple Stehen Bunker,
                                                                                                  Underdeveloping the Amazon, University of
                                                                                                  Illinois Press, Chicago, 1985 ; voir aussi
                                                                                                  le débat intéressant sur la « valeur de la
                                                                                                  nature » dans Hans Immler/Wolfdietrich
                                                                                                  Schmied-Kowarzik, Marx und die
                                                                                                  Naturfrage - Ein Wissenschaftsstreit, VSA,
                                                                                                  Hamburg, 1994.
                                                                                                    Joan Martinez Alier, Ecological
                                                                                                  [8]

                                                                                                  Economics. Energy, Environment and
                                                                                                  Society, Basil Blackwell, Oxford, 1987,
                                                                                                  p. 3.
la brèche -      carré rouge décembre 2007

                moitié du XVIIIe siècle et la première          qu’un impact mineur sur la concurrence          fossile, du rationalisme et de l’indus-
                moitié du XIXe. Un des principaux avan-         pour la localisation de l’investissement        trialisme est parfaite.
                tages de l’énergie fossile pour l’accu -        dans l’espace global.                           Un ensemble de quatre forces a ainsi pro-
                mulation capitaliste est la congruence [fait    Deuxièmement, à la différence de la             pulsé le dispositif entier des développe-
                d’être adapté] de ses propriétés phy-           radiation solaire qui change en intensité       ments ultérieurs : 1° la «rationalité euro-
                siques avec les logiques socio-écono-           entre le jour et la nuit et selon le rythme     péenne de la domination du monde» et
dossier

                mique et politique du développement             des saisons, l’énergie fossile peut être uti-   sa traduction en procédés techniques et
                capitaliste [99]. En comparaison avec           lisée 24 heures par jour et 365 jours par       en expertise organisationnelle [111] ; 2° la
                d’autres sources d’énergie, l’énergie fos-      année avec une intensité constante, ce          «grande transformation» vers une écono-
                sile satisfait presque parfaitement les exi-    qui permet l’organisation des processus         mie de marché qui se veut autonome et
                gences du processus capitaliste d’accu-         de production indépendamment des                autorégulée (sujet du livre de Karl
                mulation. Elle s’ajuste à la relation           horaires du temps social, des rythmes           Polanyi) [112] ; 3° la dynamique de l’argent

 36             sociétale du capitalisme à la nature.           biologiques et autres rythmes naturels.
                                                                Les énergies fossiles peuvent être stoc-
                                                                                                                comme forme sociale dominante du
                                                                                                                capital telle que Marx l’analyse dans le
                l’énergie fossile et la                         kées puis consommées sans référence à           livre III du Capital [113] ; et 4° l’usage de
                relation sociétale du                           des schémas de temps naturels, mais seu-        l’énergie fossile. Ensemble, ces forces ont
                capitalisme à la nature                         lement au gré du régime du temps de la          donné lieu à ce que Georgescu-Roegen
                D’abord, l’énergie fossile permet la trans-     modernité et d’un horaire qui optimise          (1906-1994) a appelé une «révolution
                formation des schémas précapitalistes           les profits. Le fameux propos de                prométhéenne» [114], comparable à la
                d’espace et de localité en ceux du capita-      Benjamin Franklin «le temps, c’est de l’ar-     Révolution néolithique d’il y a plusieurs
                lisme. La disponibilité locale de res-          gent» a ainsi pu apparaître non pas fou,        milliers d’années, quand l’humanité
                sources énergétiques n’est désormais plus       mais comme une norme appropriée du              découvrit comment systématiquement
                la principale raison de la localisation de la   comportement humain dans les «temps             transformer l’énergie solaire en récoltes
                production industrielle ou d’autres indus-      modernes». Qui plus est, l’énergie fossile      de plantes cultivées et produits animaux,
                tries. Il est simple de transporter les res-    rend possible l’extrême accélération des        en établissant des systèmes agricoles
                sources énergétiques n’importe où dans          processus, la «compression du temps et de       sédentaires.
                le monde, ce qui donne naissance aux            l’espace» [110]. En d’autres mots, elle per-    Cet ensemble de dimensions du régime de
                réseaux logistiques qui couvrent aujour-        met l’augmentation de la productivité en        l’énergie fossile donne une idée des
                d’hui le globe. L’approvisionnement en          réduisant le temps nécessaire à la pro-         ingrédients de sa dynamique et de la
                énergie devient par conséquent seule-           duction d’une quantité donnée de pro-           gamme des approches de la science
                ment un facteur parmi de nombreux               duits.                                          sociale qu’il est nécessaire de mettre en
                autres dans les décisions à propos de où        Troisièmement, l’énergie fossile peut être      œuvre si l’on veut comprendre les méca-
                la production doit avoir lieu. La disponi-      utilisée de manière très flexible dans la       nismes impliqués dans la transformation
                bilité de sources locales d’énergie n’a         production, la consommation et le trans-        des richesses naturelles en richesse éco-
                                                                port, et dans l’utilisation du temps et de      nomique. Sans l’approvisionnement con -
                                                                l’espace. Le développement de réseaux           tinuel et l’utilisation massive d’énergie
                                                                électriques et le moteur électrique, l’illu-    fossile, le capitalisme moderne aurait été
                                                                mination de villes entières la nuit et l’in-    enfermé dans les limites de l’énergie bio-
          Un des principaux                                     vention du moteur à combustion interne          tique (vent, eau, biomasse, énergie mus-
                                                                furent des pas décisifs dans un usage de        culaire, etc.). Bien qu’on ait pu observer
          avantages de l’énergie fossile                        plus en plus flexible des inputs d’énergie,     occasionnellement          quelque       chose
                                                                dans la mobilisation et l’accélération des      comme des formes sociales capitalistes
          pour l’accumulation                                   processus économiques et dans un degré          dans des sociétés anciennes (en Amé -
                                                                d’individualisation de la vie sociale           rique latine et en Asie comme en
          capitaliste est la congruence                         jamais vu auparavant dans l’histoire            Europe), elles ne pouvaient ni croître ni
                                                                humaine. Désormais les décisions de             s’épanouir sans énergie fossile. L’entropie
          de ses propriétés physiques                           gestion peuvent suivre la logique de la         des sources d’énergie disponibles était
                                                                profitabilité sans avoir à prendre en           trop élevée et leur EROEI trop bas pour
          avec les logiques                                     considération les restrictions d’énergie        que puisse être produit un surplus signifi-
                                                                ou des contraintes spatiales ou tempo-          catif. De ce fait, la croissance était limitée
          socio-économique et politique                         relles. L’accumulation et la croissance
                                                                économique, c’est-à-dire la «richesse des
                                                                                                                et, en fait, le taux de croissance annuel
                                                                                                                moyen resta proche de zéro jusqu’à la
          du développement                                      nations», devint de plus en plus indépen-
                                                                dante des conditions naturelles avec
                                                                                                                Révolution industrielle de la fin du
                                                                                                                XVIIIe siècle.
          capitaliste.                                          leurs limitations. Ces avantages de l’éner-
                                                                gie fossile pour le système capitaliste la
                                                                                                                Mais avec la Révolution industrielle, les
                                                                                                                taux de croissance ont fait un bond de
                                                                rendent unique et indispensable. La             0,2 % à plus de 2 % par année jusqu’à la
                                                                congruence du capitalisme, de l’énergie         fin du XXe siècle, tandis que la popula-
la brèche - carré rouge décembre 2007

tion mondiale augmentait également               sources en énergie fossile qui alimentent
plus rapidement que jamais aupara-               la croissance. Bien que l’accumulation du
vant [115]. Dans les époques précapitaliste      capital et la croissance économique
et préindustrielle, la croissance écono-         soient mues presque entièrement par
mique dépendait de l’augmentation de la          l’énergie fossile (et par là donc dépen-
population qui, à son tour, dépendait de         dantes d’un système isolé, aux ressources
l’approvisionnement en biens et services         finies), la vie humaine et naturelle en
pour la subsistance et la reproduction.          général est presque entièrement dépen-
C’était là le noyau rationnel derrière la        dante de la radiation solaire (c’est-à-dire              [9]Je ne parle pas de l’énergie nucléaire
                                                                                                          par manque de place. Mais elle n’est pas
théorie de Malthus. Mais après la                du flux d’énergie solaire entrant dans un
                                                                                                          une alternative à l’énergie fossile.
Révolution industrielle, la croissance           système ouvert). La lumière du jour, le                  D’abord, elle est aussi en train de s’épui-
économique devint indépendante de la             réchauffement de l’atmosphère, des eaux                  ser (dans environ quatre décennies) et,
croissance de la population du fait de           et des sols, la croissance et l’évolution des            deuxièmement, ses effets externes néga-
                                                                                                          tifs (depuis les accidents comme celui de
l’énorme augmentation de la producti-            êtres vivants, la fourniture d’aliments sont             Tchernobyl jusqu’à l’élimination des
vité et de la concomitante augmentation          le résultat de la radiation solaire et seule-            déchets radioactifs)) sont si graves que
de la production de plus-value relative.         ment dans une mesure mineure de                          son utilisation est
C’est pourquoi, contrairement aux pré-           l’usage d’énergie fossile. La satisfaction               écologiquement irrationnelle et
                                                                                                          éthiquement injustifiable.
dictions de Malthus, mais en accord avec         des besoins humains primaires n’est pos-
                                                                                                          [10]   Elmar Altvater and Birgit Mahnkopf,
le message optimiste d’Adam Smith et
David Ricardo, les revenus par tête aug-
                                                 sible qu’en utilisant de l’énergie sous
                                                 forme d’aliments organiques (contenant              37   Grenzen der Globalisierung. Politik, Ökono-
                                                                                                          mie und Ökologie in der Weltgesellschaft,
mentèrent également, avec l’élargisse-           des protéines, des graisses, des glucides,               4e édition, Westfälisches Dampfboot,
ment et l’approfondissement de la divi-          des vitamines et des sels minéraux, de                   Münster, 2004. Néanmoins, comme le
                                                                                                          temps et l’espace sont les coordonnées de
sion du travail au moyen des marchés en          l’eau) ainsi que d’autres matériaux orga-                la nature dans laquelle nous vivons, leur
expansion et de l’établissement du libre-        niques transformés en habits et en abris,                compression implique une rupture avec
échange. Il est intéressant de remarquer         sans même mentionner notre dépen-                        les conditions naturelles du travail et de
que, durant la majeure partie du second          dance envers l’oxygène.                                  la vie, de l’environnement « externe »
                                                                                                          comme de l’environnement « interne »,
millénaire, les différences de revenu            Nicholas Georgescu-Roegen écrit que                      c’est-à-dire de la santé humaine.
entre l’Europe occidentale, le Japon,            l’humanité ne dispose en principe que de                    Max Weber, Wirtschaft und Gesellschaft,
                                                                                                          [11]
l’Amérique latine, l’Europe orientale,           «deux sources de richesse» : « D’abord la                Studienausgabe, J.C.B. Mohr- Paul
l’Afrique et l’Asie étaient très petites.        réserve finie de ressources minérales dans la            Siebeck, (1921) Tübingen, 1976, p. 534.
Avec la révolution industrielle, basée sur       croûte terrestre que, dans certaines limites,            Edition française, Economie et société,
                                                                                                          Paris, Pocket, 1995, t. 2, pp. 143-44.
l’énergie fossile, les choses changèrent         nous pouvons prélever en un flux presque à               [12] Karl Polanyi, La grande transformation :
complètement. L’écart entre les nations          volonté, et deuxièmement, un flux de radia-              aux origines politiques et économiques de
riches et les nations pauvres s’élargit et       tion solaire dont nous ne contrôlons pas le              notre temps (1944), Gallimard, Paris, 1983.
l’inégalité devint la règle du jeu. A partir     débit. En termes de basse entropie, le stock de          [13] Karl Marx, Le Capital, livre III,

de la deuxième moitié du XVIIIe siècle,          ressources minérales n’est qu’une très petite            Cinquième section sur le capital porteur
les taux de croissance moyens augmen-            fraction de l’énergie solaire que le globe reçoit        d’intérêt, t.7, Editions Sociales, Paris,
                                                                                                          1970.
tèrent remarquablement, mais cela ne             en une seule année. Plus précisément, l’esti-            [14] Nicholas Georgescu-Roegen, The
réduisit pas les inégalités entre les            mation la plus élevée des ressources éner-               Entropy Law and the Economic Process,
peuples et les régions du monde sur une          gétiques terrestres ne dépasse pas la quantité           Harvard University Press, Cambridge,
planète qui se globalisait ; au contraire        d’énergie libre reçue du soleil durant quatre            1971.
les inégalités s’aggravèrent [116].              jours ! En plus, le flux de la radiation solaire         [15] Angus Maddison, L’Economie mondiale :

                                                 va continuer avec la même intensité (prati-              une perspective millénaire, OCDE, Paris,
                                                                                                          2001. Maddison a montré que durant le
l’entropie et les                                quement) encore longtemps. Pour ces raisons              premier millénaire après J.-C., de l’an 1 à
conditions de vie                                et parce que la basse entropie reçue du soleil           l’an 1000, la population mondiale a crû à
Au vu de ces dimensions la question sui-         ne peut pas être convertie en matière                    un taux annuel moyen de 0,02 %, de
vante se pose : la croissance est-elle indé-     en grande quantité, ce n’est pas la réserve              230,8 millions à 268,3 millions. De l’an
                                                                                                          1000 à 1820 la population a passé à
finiment possible ? la croissance est-elle       finie d’énergie du soleil qui fixe une limite            1041,1 millions. Le produit domestique
«triomphante» [117] ? La réponse doit être       de durée à la survie de l’espèce humaine.                brut par personne a suivi une tendance
«non» : rien sur le globe ne croît éternel-      Au contraire, c’est le maigre stock des res-             similaire: durant le premier millénaire,
                                                                                                          il y a eu une légère baisse, d’une
lement sans aucune limite et cela s’ap-          sources de la Terre qui constitue la rareté              moyenne de 444 à 435 dollars par année
plique également à l’économie capitaliste.       décisive… » [119]                                        par personne (en dollars 1990). De l’an
Le jour viendra où «la fête sera finie» [118].   La consommation d’énergie fossile a des                  1000 à 1820, il y a eu une hausse à
Les limites de la croissance font partie         répercussions sur la relation entre                      667 dollars par personne.
des conditions de la vie et des lois de          l’homme et la nature. L’histoire consiste                [16]   Ibid., p. 28.
l’évolution sur la planète Terre. Elles sont     en une augmentation de l’entropie avec                   [17]   Richard A. Easterlin, Growth
une conséquence directe des limites des          l’irréversibilité de tous les processus qui              Triumphant. The Twenty-first Century in
                                                                                                          Historical Perspective, Michigan
ressources et, en particulier, des res-          lui est associée, alors que le capital, lui,             University Press, Ann Arbor, 1998.
                                                                                                             Richard Heinberg, The Party’s Over,
                                                                                                          [18]

                                                                                                          New Society Publishers, Gabriola Island,
                                                                                                          2003.
                                                                                                             Georgescu-Roegen, The Entropy Law,
                                                                                                          [19]

                                                                                                          op.cit, p. 303. Des chapitres de cet ouvrage
                                                                                                          peuvent être trouvés dans Nicholas
                                                                                                          Georgescu-Roegen, La décroissance:
                                                                                                          Entropie-écologie-économie, trad. Jacques
                                                                                                          Grinewald et Ivo Rens, Ed. Sang de La
                                                                                                          Terre, 3e éd. revue et augmentée,
                                                                                                          juin 2006.
la brèche -       carré rouge décembre 2007

          opère par une logique de la réversibilité         technique […] qu’en épuisant les deux sources      système isolé), un «mur pare-feu» a été
          et de la circularité. Le capital doit appro-      d’où jaillit toute richesse, la terre et le tra-   construit socialement et politiquement.
          prier le surplus et l’investir à nouveau          vailleur » [222].                                  Aujourd’hui, et peut-être pour toujours, il
          dans le processus de production afin de           Le degré de l’entropie dépend de                   est impossible de propulser la machine
          s’assurer l’appropriation d’un surplus            manière décisive du régime énergétique.            de l’accumulation et de la croissance
          croissant, un surplus qui doit être produit       La révolution néolithique l’a accru en             capitalistes par l’énergie «mince» de la
dossier

          puisque le processus de production a été          développant des techniques pour captu-             radiation solaire. Il lui manque tout sim-
          financé par des crédits et le service de la       rer l’énergie solaire et la transformer en         plement l’avantage mentionné aupara-
          dette doit être payé. Les indicateurs de          énergie concentrée utile aux humains.              vant, soit le potentiel de compression du
          performance du capital révèlent très clai-        Ce fut l’accomplissement révolution-               temps et de l’espace qu’offre l’énergie fos-
          rement la circularité et la réversibilité du      naire de l’agriculture. Le développement           sile «épaisse». Mais pendant ce temps, le
          flux de capital. Le capital investit le           de l’agriculture a abouti à une croissance         régime de l’énergie fossile de l’économie

 38       «retour» et les retours doivent être plus
          grands que l’investissement. La profitabi-
                                                            de la production de nourriture et à une
                                                            plus grande régularité de l’appro-
                                                                                                               capitaliste a un effet extrêmement des-
                                                                                                               tructeur sur toutes les formes de vie sur le
          lité, l’efficacité marginale du capital, le       visionnement alimentaire. Le surplus               globe qui, elles, sont propulsées presque
          retour sur capital, la valeur pour l’action-      produit par les cultivateurs, que les phy-         complètement par le rayonnement
          naire et d’autres termes démontrent très          siocrates du XVIIIe siècle voyaient                solaire. La dégradation de la nature, soit
          clairement que le capital est animé par la        comme la seule «classe productive», a              l’effet de serre, la destruction de la
          rationalité instrumentale de Max Weber            permis de nourrir des «classes impro-              couche d’ozone, la perte de la biodiver-
          basée sur une comparaison des moyens              ductives» d’artisans, de clercs et de gou-         sité, la désertification, la disparition des
          (soit l’investissement) et des objectifs          vernants. Mais le système agricole basé            forêts tropicales humides, etc. sont
          (c’est-à-dire le profit). Au contraire, les       sur la capture des flux d’énergie solaire a        démontrées. Le prix des avantages du
          processus naturels de transformation de           disparu presque complètement par suite             régime de l’énergie fossile, c’est la des-
          matière et d’énergie sont caractérisés par        des révolutions industrielle et fossile.           truction écologique et la nécessité de
          l’irréversibilité aussi bien que par le pro-      Eric Hobsbawm dans son Age des                     trouver une solution aux limites de la dis-
          cessus de croissance naturelle des êtres          extrêmes a suggéré que la seconde moitié           ponibilité de l’énergie fossile.
          vivants, végétaux et animaux ; tous les           du XXe siècle vit pour la première fois
          êtres vivants vieillissent. Cela découle en       dans l’histoire humaine le nombre de               le pétrole à son pic
          dernière analyse de la loi de l’entropie.         personnes vivant à la campagne et tra-             d’utilisation et le
          Chaque processus de production a égale-           vaillant comme paysans (comme «mois-               changement climatique
          ment deux aspects : il produit non seule-         sonneurs de l’énergie solaire») devenir            De toutes les formes d’énergie fossile, le
          ment les résultats désirés, mais également        inférieur au nombre de personnes occu-             pétrole est celle qui a joué plus que toutes
          des effets secondaires, généralement              pées dans les manufactures urbaines et             les autres un rôle clé dans le développe-
          négatifs. C’est une loi de la nature qu’il est    les services [223].                                ment capitaliste durant les cent dernières
          impossible de transformer 100 % des               Lors de la transition d’une société agri-          années. Le pic, et donc les limites, de la
          inputs de matière et d’énergie en produits        cole vers une société industrielle, la             production de pétrole aura un effet
          conçus pour la satisfaction de besoins            congruence du capitalisme, du rationa-             majeur sur le processus d’accumulation
          humains. Dans l’interprétation de Ilya            lisme, de l’industrialisme et de l’énergie         capitaliste parce que la congruence évo-
          Prigogine, une augmentation de l’entropie         fossile devient centrale. Mais le rôle clé         quée plus haut tire à sa fin. Les «limites
          est l’expression inévitable d’une transfor-       qu’occupe l’énergie fossile dans cette             externes» des ressources aggravent les
          mation de matière et d’énergie dans le            congruence en fait un obstacle au déve-            crises capitalistes «normales» et la pro-
          processus de l’évolution naturelle, et nous       loppement ultérieur. D’abord, elle va fina-        duction de pétrole va bientôt atteindre
          pouvons ajouter sociale, c’est-à-dire qu’il       lement s’épuiser. Deuxièmement, sa com-            son pic, comme l’avait déjà prédit dans
          n’y a pas d’évolution sans accroissement          bustion produit tant d’émissions nocives           les années 1950 le géologue Marion King
          de l’entropie [220]. En «jouissant de nos         que les conditions de vie sur le globe se          Hubbert, alors que tout le monde croyait
          vies», nous augmentons simultanément              détériorent. En termes d’économie ther-            en une abondance de pétrole. Il avait pré-
          l’entropie et détériorons les conditions de       modynamique, la transition vers un sys-            dit que la production de pétrole des
          la vie sur la Terre [221]. Marx était pleine-     tème industriel capitaliste signifie que la        Etats-Unis passerait par son pic au début
          ment conscient de ce double tranchant de          planète est traitée comme un système               des années 1970 et c’est exactement ce
          la satisfaction des besoins humains et de         fermé et même isolé. Car la radiation              qui s’est passé. Après cela, les Etats-Unis,
          la destruction de l’environnement naturel :       solaire venant de l’extérieur (et de même          de pays exportateur de pétrole, sont
          « Chaque progrès de l’art d’accroître la ferti-   la radiation de chaleur vers l’espace exté-        devenus un pays importateur de pétrole.
          lité pour un temps, un progrès dans la ruine      rieur) est remplacée par des sources               Jusqu’au début des années 1980, les
          de ses sources durables de fertilité. Plus un     d’énergie fossile prises à l’intérieur de la       découvertes de gisements de pétrole pris
          pays […] se développe sur la base de la           croûte terrestre. Mais la vie sur le globe         globalement dépassaient la consomma-
          grande industrie, plus ce procès de destruction   reste dépendante de la radiation solaire.          tion. Depuis lors, par contre, la consom-
          s’accomplit rapidement », de sorte que « la       Entre les conditions de la vie (un système         mation a dépassé les découvertes et les
          production capitaliste ne développe donc la       ouvert) et les conditions économiques (un          réserves se rétrécissent donc. Les réserves
la brèche - carré rouge décembre 2007

totales de pétrole sont limitées et vont        réserves connues devient plus coûteuse                 [20]   Ilya Prigogine et Isabelle Stengers,
probablement s’épuiser dans quarante            avec le temps parce que les conditions de              Dialog mit der Natur, Piper, München
ans [224]. La production de pétrole a atteint   pression, de viscosité et d’autres proprié-            1986. Edition anglaise : Order out of
                                                                                                       Chaos : Man’s New Dialogue with Nature,
son pic. Certains géologues disent que le       tés physiques et chimiques des gisements               Bantam, 1984.
pic est déjà derrière nous [225]. D’autres sont se détériorent au fur et à mesure de leur              [21]   Georgescu-Roegen, The Entropy Law,
plus prudents et prédisent que le pic sera      extraction. Il faut y injecter de l’eau afin           op.cit, p. 288.
atteint dans le courant de la prochaine         de maintenir la pression suffisante pour                  Karl Marx, Le Capital, livre I, t.3,
                                                                                                       [22]

décennie. Alors, la première moitié des         amener le pétrole à la surface. Le forage              Editions Sociales, Paris, 1948, pp. 180-81.
réserves globales aura été consommée.           devient de plus en plus compliqué, spé-                [23] Eric Hobsbawm, L’Age des extrêmes. Le

Jusqu’en 2004, la consommation cumulée          cialement dans les champs situés en mer                court XXe siècle, 1914-1991, Le Monde
                                                                                                       Diplomatique - Editions Complexe, 1999,
de pétrole depuis le début historique de        et ceux qui sont non conventionnels,
                                                                                                       chapitre 10. Original anglais : 1994.
son exploitation a été approximativement        mais aussi dans les champs pétrolifères                [24] Il n’y a pas de consensus parmi les spé-
de 944 milliards de barils. Pour consom-        «anciens». En outre, le pic du pétrole                 cialistes au sujet de la disponibilité du
mer la seconde moitié moins de temps            n’est un fait objectif que partiellement [228].        pétrole et de l’ampleur des réserves.
sera nécessaire parce que la demande de         Cela dépend des technologies d’extrac-                 L’industrie pétrolière (BP) estime qu’il y a
                                                                                                       encore 1150 milliards de barils de
pétrole va croître malgré les tentatives        tion et de la connaissance et de l’évalua-
                                                                                                       réserves sûres dans la croûte terrestre
d’économiser l’énergie, d’accroître l’effi-     tion des réserves. Le premier facteur est              alors que l’Association for the Study of Peak
cacité de son utilisation, d’améliorer la       souligné par les économistes néoclas-                  Oil les estime seulement à environ
palette des différentes sources d’énergie et    siques : l’investissement dans l’exploration
                                                                                                  39
                                                                                                       750 milliards de barils. Mais même sur la
                                                                                                       base de l’estimation la plus haute, et sans
de recourir dans une plus grande mesure         des champs pétroliers et dans la logis-                prendre en compte la demande crois-
aux ressources renouvelables [226].             tique ou le raffinement peut contribuer à              sante, BP elle-même estime que les
Il en est ainsi pour deux raisons qui se        accroître l’offre de pétrole au rythme de              réserves (statiques) ne dureront que
combinent. D’abord, le rôle crucial des         la demande croissante. C’est aussi la ligne            41 ans, soit pas tout à fait la durée de
                                                                                                       deux générations. Voir BP Statistical
marchés financiers globaux avec leurs           de l’argumentation de l’Agence interna-                Review of World Energy, June 2005 ; et
taux d’intérêt élevés et leurs prétentions      tionale de l’énergie (AIE) qui affirme                 pour une vue d’ensemble, Kenneth
de hauts retours sur investissement impo-       qu’environ 3000 milliards de dollars doi-              Deffeyes, Beyond Oil, Seppo Korpela, Oil
sent des taux élevés de croissance réels        vent être investis dans l’exploration, le              Depletion in the United States and the
                                                                                                       World, A working paper for a talk to Ohio
du produit national brut. Dans le modèle        forage, les pipelines et les raffineries afin          Petroleum Marketers Association at their
de déploiement de la technologie en             d’accroître la production de pétrole d’en-             annual meeting in Columbus, Ohio, 1 May
vigueur, de tels taux de croissance élevés      viron 80 à 120 millions de barils par jour.            2002, disponible sur le site
                                                                                                       www.peakoil.com et Seppo Korpela,
ne peuvent être réalisés que par un             Le second facteur qui influence le calcul
                                                                                                       « Prediction of World Peak Oil
recours intensif à l’énergie fossile. Le        des réserves, c’est l’exploration du pétrole           Production », in McKillop, The Final
fonctionnement des marchés financiers a         et du gaz naturel non conventionnels, tels             Energy Crisis, pp. 11-28.
ainsi un impact sur le marché du                que les pétroles lourds, les gisements                    Voir Kenneth Deffeyes, Beyond Oil et sa
                                                                                                       [25]

pétrole [227]. La deuxième raison découle       marins de grande profondeur, les gise-                 prédiction actualisée basée sur de nou-
                                                                                                       velles données, selon laquelle le pic de la
de la globalisation des modes de produc-        ments polaires, etc., ainsi que les coûts              production mondiale de pétrole aurait été
tion et de consommation occidentaux             d’extraction en relation avec le prix du               passé le 16 décembre 2005 : http://www.
qui sont extrêmement intensifs en éner-         marché du pétrole brut [229].                          princeton. edu/hubbert/current-events-
gie. Les pays nouvellement industrialisés       Un troisième facteur, c’est l’évaluation des           06-02.html.
                                                                                                       [26] Dans une publicité sur deux pages dans
envahissent le marché de l’énergie et           réserves connues et présumées. Cela est
                                                                                                       le Financial Times du 26 juillet 2005,
ajoutent à la demande déjà insatiable des       hautement dépendant des intérêts de                    Chevron écrit : « Il nous a fallu 125 ans
pays de l’OCDE, surtout celle des Etats-        toutes les parties engagées dans les mar-              pour utiliser les premiers mille milliards de
Unis qui consomment à eux seuls                 chés pétroliers, producteurs, consomma-                barils de pétrole. Les prochains mille mil-
presque un quart de la production glo-          teurs, courtiers et marchands. C’est pour-             liards, nous les consommerons en 30 ans. »
                                                                                                       [27] Nous ne pouvons que mentionner ici
bale de pétrole (20 millions de barils par      quoi les estimations des réserves mondiales
                                                                                                       qu’il existe aussi deux autres pressions
jour sur un total d’environ 80 millions de      varient substantiellement, cela va des 1149            exercées par le système financier sur les
barils en 2006).                                milliards de barils de l’estimation 2003 de            quantités et les prix de l’offre sur les mar-
La question ne se limite pas au pic de          BP* aux 750 milliards de barils, c’est-à-dire          chés mondiaux du pétrole. L’une émane de
production du pétrole. L’exploitation des       l’estimation de l’Association for the Study            la spéculation sur les marchés à terme
                                                                                                       (futures) ; une grande partie de la hausse
                                                of Peak Oil (ASPO). Les chiffres publiés               des prix du pétrole dans les années qui sui-
                                                par l’Agence internationale de l’énergie sont          vent 2004 est due aux spéculations finan-
                                                basés sur l’information fournie par les com-           cières. L’autre est due au fait que les riches
* BP, anciennement British Petroleum. Cette                                                            producteurs de la région du golfe Persique
major du pétrole, après une longue histoire, a  pagnies pétrolières privées. Cette informa-
                                                                                                       ont lourdement investi leurs « pétrodol-
fusionné en 1998 avec Amoco, ex-Standard        tion est biaisée par les stratégies de ces             lars » dans des actifs financiers, ce qui
Oil of Indiana. En 2000, elle modifie le nom de compagnies. Celle de Shell en 2004 est un              fait que leurs revenus sont devenus entre-
BPAmoco, pour se donner un profil écologique.
Dès lors, l’acronyme BP est censé traduire la
                                                cas exemplaire, quoique extrême. La com-               temps autant dépendants des retours sur
                                                                                                       leurs capitaux investis et des flux d’inté-
formule « Beyond Petroleum » (Au-delà du        pagnie fut obligée de réduire ses réserves
                                                                                                       rêts que de la rente pétrolière.
pétrole). NdT                                   publiées, fortement surévaluées, de 3,9 mil-           [28] Les forages en mer ont le désavantage

                                                                                                       de coûts d’extraction élevés mais offrent
                                                                                                       l’« avantage » d’isoler les forages des
                                                                                                       peuples concernés et ainsi d’éviter des
                                                                                                       conflits. A propos du cas du Nigeria, voir
                                                                                                       David Hallowes et Mark Butler, Whose
                                                                                                       Energy Future? Big Oil Against People in
                                                                                                       Africa. groundWork Report 2005,
                                                                                                       groundWork, Pietermaritzburg, 2005.
                                                                                                       [29]
                                                                                                          Colin Campbell et Jean H. Laherrère,
                                                                                                       « The End of Cheap Oil », Scientific
                                                                                                       American, March, 1998, pp. 44.
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