Erik Mueggler, Songs for Dead Parents. Corpse, Text, and World in Southwest China
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L’Homme Revue française d’anthropologie 233 | 2020 Varia Erik Mueggler, Songs for Dead Parents. Corpse, Text, and World in Southwest China Stéphane Gros Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/lhomme/36976 ISSN : 1953-8103 Éditeur Éditions de l’EHESS Édition imprimée Date de publication : 27 février 2020 Pagination : 182-185 ISBN : 9782713228360 ISSN : 0439-4216 Référence électronique Stéphane Gros, « Erik Mueggler, Songs for Dead Parents. Corpse, Text, and World in Southwest China », L’Homme [En ligne], 233 | 2020, mis en ligne le 27 février 2020, consulté le 16 mars 2020. URL : http:// journals.openedition.org/lhomme/36976 © École des hautes études en sciences sociales
20010454 - Folio : p182 - Type : pINT 20-02-12 18:41:05 L : 170 - H : 240 - Couleur : Black tuer les contextes et l’histoire de toutes les livre plus court, synthétique, à l’adresse d’un notions mises en place non plus. Isabelle public plus large, ne retenant du lhamo que 182 Henrion-Dourcy tente du reste de remédier la substantifique moelle, serait le bienvenu. à ses digressions par des récapitulatifs à la fin de chaque chapitre. Dans l’avenir, un Gérard Toffin Erik Mueggler Songs for Dead Parents. Corpse, Text, and World in Southwest China Chicago-London, University of Chicago Press, 2017, 336 p., bibl., index, ill., fig., tabl. (« Asian Studies »). E rik Mueggler aborde dans ce livre la place des morts, âmes ancestrales ou esseu- Erik Mueggler place son analyse en contrepoint d’une anthropologie de la lées, et confronte l’idée que les démons des mort qui envisagerait les rituels funéraires autres ne sont pas si différents des siens. En uniquement comme un moyen de restau- l’occurrence, ces autres sont les Lòlop’ò de rer un ordre social fracturé par la mort. Si la province du Yunnan en Chine, auprès l’ouvrage s’inscrit dans une longue lignée desquels Mueggler conduit ses recherches d’études des relations aux morts à travers depuis 1992. Son excellente monographie, le processus rituel, il renouvelle néanmoins The Age of Wild Ghosts1, abordait déjà les ces approches en traitant le mort comme conséquences sociales de l’interdiction de un produit, façonné par le rituel. L’auteur procéder aux rituels funéraires pendant la s’éloigne également du travail de mémoire période maoïste et montrait comment les au cœur de sa première monographie, pour diverses phases mortifères du Grand Bond plonger dans ce qu’il désigne ici comme le en avant et de la Révolution culturelle « travail » pour et sur les morts, qui porte sur avaient produit des « fantômes sauvages », plusieurs décennies et est destiné à transfor- qui continuaient à hanter la mémoire de mer les morts en une catégorie relationnelle ses interlocuteurs. Songs for Dead Parents nécessaire à la génération de la vie. pousse plus loin l’analyse et mène à son Erik Mueggler contextualise et historicise terme ce qui était resté un labeur inaccom- l’ensemble des pratiques et des nouvelles pli – poursuite d’un travail ethnographique formes de matérialisation des morts, qui parallèle, peut-être, à celui du deuil. Ce livre ont été adoptées à la suite des évolutions est l’aboutissement d’une réflexion renou- historiques des pratiques funéraires, de la velée sur un riche matériau ethnographique crémation à l’enterrement et à l’usage de recueilli voilà plus de vingt ans, complété sépultures. Cet ensemble de procédures par de nouvelles enquêtes de terrain, de tra- pour travailler sur les morts fut construit, ductions collaboratives de chants rituels, et démantelé, puis reconstruit au fil d’un siècle de discussions avec certains interlocuteurs et demi, et devint une ressource centrale dans lòlop’ò qui attendaient de l’auteur cette mise la manière dont les Lòlop’ò confrontèrent par écrit. Dans ce nouvel ouvrage, Mueggler les difficiles transformations politiques et associe avec virtuosité une description eth- sociales qui marquèrent le xxe siècle. C’est nographique précise, servie par une écriture l’un des apports principaux de l’ouvrage que élégante et imaginative, à un engagement 1. Cf. The Age of Wild Ghosts. Memory, Violence, théorique susceptible d’intéresser un lectorat and Place in Southwest China, Berkeley, University plus large et non spécialiste de la Chine. of California Press, 2001. L’ H O M M E 233 / 2020, pp. 151 à 192
20010454 - Folio : p183 - Type : pINT 20-02-12 18:41:05 L : 170 - H : 240 - Couleur : Black de détailler ces multiples procédures et les élé- Les rites funéraires visent à créer une ments hétérogènes qui contribuent à doter le image formelle et objectivée du monde mort d’un « corps social » et à le matérialiser. social dans le corps mort devenu assem- 183 La démonstration se fait en deux temps : blage de relations, entité désignée par le une première partie livre d’abord les données terme bɯ. Les bɯ sont des effigies pour les historiques et ethnographiques sur les usages morts, formes matérielles que sont aussi funéraires, puis une seconde partie analyse les pierres tombales. Principaux artefacts et met en cohérence les techniques rituelles de la vie rituelle, ils sont les seuls « corps » et poétiques de deux rites de secondes funé- actualisés et « explicitement théorisés, assem- railles désormais disparus. L’ensemble est blés, inscrits, mis en parole, chantés » par articulé de manière efficace par les multiples les Lòlop’ò (p. 5). En somme, tout corps mises en correspondance entre la production vivant est un corps virtuel alors que les morts des « effigies » (nègu) qui donnent forme au sont les « vrais » corps dans le sens où, via mort, d’une part, et les récitations chantées le rituel, ils sont explicitement décomposés propres au « parler aux fantômes » (nèpi) en relations actualisées, matérialisées dans qui constituent un élément majeur des rites des effigies au moyen de toutes sortes de funéraires, d’autre part. Mueggler réussit matériaux ayant une charge symbolique, admirablement à démontrer que « nègu et et ainsi rendues formellement explicites. nèpi, corps et parole, inefficace l’un sans Ces opérations reposent sur diverses tech- l’autre, sont les deux moitiés d’un tout maté- niques d’enveloppement, d’incorporation, riel/sémiotique, un monde local qui englobe d’assemblage, puis de séparation, qui sont des êtres humains et non humains » (p. 186). détaillées dans l’ouvrage sur la base d’une Ce tout caractérise l’espace relationnel qui ethnographie et d’une analyse à la fois riche relie les morts aux vivants. et fine des diverses étapes des rites funéraires Au fil de sa démonstration, Erik Mueggler et des chants qui les accompagnent. puise notamment chez Marilyn Strathern et Il s’agit en premier lieu de récupérer l’âme Alfred Gell une inspiration qui informe son (yeho) du défunt, notamment parce qu’elle traitement de la notion de personne et de constitue un être immatériel auquel il faut la nature composite du mort. D’après lui, fournir un nouveau réceptacle. Le processus les Lòlop’ò n’établissent pas de distinction de matérialisation ne se limite cependant pas ontologique entre les vivants et les morts, à la réalisation d’une effigie pour le mort, les uns réels et les autres imaginaires. Certes, mais concerne toute une série de représen- les morts ne sont pas des gens tout à fait tations des relations sociales qui font de ce comme les autres, mais ils sont pareille- corps un « assemblage enveloppé » (wrapped ment faits de relations. Vivants et morts assemblage) (p. 79). Ce processus est décrit sont « en mouvance continuelle entre des et étudié dans le menu détail à travers un formes matérielles et immatérielles » (p. 10), ensemble complexe d’offrandes (vêtements, un continuum dont Mueggler rend compte chèvres sacrifiées et gâteaux de riz découpés en choisissant les notions de corps actuel/ et partagés) et de chants qui sont au cœur virtuel et corps extensif/intensif. Avec ce des étapes d’assemblage et de partition inter- vocabulaire, Mueggler se rattache à un pan venant au sein des relations sociales autour de la tradition philosophique continentale du défunt, relations indexées à la structure COMPTES RENDUS d’inspiration deleuzienne, perceptible éga- classificatoire des groupes de parenté. Le lement dans l’architecture feuilletée du livre corps mort devient alors « un assemblage de qui contribue à l’effort de description autant parts sociales enveloppées par des couches qu’à l’élaboration conceptuelle des diverses de peau sociale » (p. 123). L’opération de strates historiques, « sédimentées en tech- partition consiste ensuite, dans le partage des niques et en versets » (p. 29), condensées offrandes, à séparer le défunt des vivants et, dans les rituels. ainsi à faire une distinction nécessaire dans Asie & Océanie
20010454 - Folio : p184 - Type : pINT 20-02-12 18:41:05 L : 170 - H : 240 - Couleur : Black le champ des relations qui l’enveloppent, la chinoise représentait pour les Lòlop’ò – le matérialisation du corps du défunt devenant pouvoir de l’État » (p. 51)2. Les transforma- 184 externalisation. Le mort est ainsi « recom- tions des usages se manifestent aussi dans posé » en un tout, désormais ancestralisé, et les paroles poétiques des pleureuses qui, sur comme tel à même d’assurer la continuité du une période d’une trentaine d’années, ont vivant. Ce processus d’actualisation des rela- évolué et accordent désormais une impor- tions sociales contribue à la génération des tance grandissante pour l’expression des sen- « personnes » (objectifications des relations timents personnels et intimes, plutôt que genrées qui les produisent) : « la parenté chez l’expression plus codifiée d’une économie les Lòlop’ò commence avec l’assemblage et de la « souffrance » (shú) (p. 138), comme la partition de corps morts » (p. 98). lien partagé de manière collective entre les Le décryptage des opérations destinées à vivants et les morts. Au vu de l’importance créer un espace pour les morts (un monde- de la matérialisation des morts pour les effigie) se poursuit dans la seconde partie Lòlop’ò, quelles nouvelles formes celle-ci à un autre niveau interprétatif fondé sur est-elle susceptible de prendre, par exemple l’action performative des chants poétiques avec l’usage de la photographie3 ? eux-mêmes. La description et l’interpréta- Bien évidemment, ces changements tion se développent désormais dans l’espace posent aussi la question de la disparition du « texte » qu’un ritualiste peut maîtriser de certains rites et savoirs – et notamment et réciter, dépositaire des savoirs anciens et des chants analysés dans la seconde partie puissants sur le monde. Mueggler observe de l’ouvrage – et celle du rôle de l’anthro- comment le récitant façonne un monde par pologue. Mueggler évoque, par exemple, sa la parole du nèpi, monde dont la cohérence volonté de mettre à disposition ses enregis- interne est établie par la mise en correspon- trements des chants à destination des Lòlop’ò dance de diverses classes, ou séries, d’êtres. eux-mêmes. Mais l’explicitation des condi- Cet ouvrage foisonnant, complexe et tions particulières du recueil de ces chants dense, mais aussi émouvant, invite à la ouvre sur une réflexion méthodologique et discussion tant sur la méthodologie que éthique plus large : Mueggler se retrouve sur l’appareil conceptuel mobilisé. Erik intimement associé à l’entrelacement des Mueggler critique l’approche en termes intentionnalités autour de la question de la d’ontologies et insiste sur l’importance mort. Depuis ses premiers terrains, Ap’imà, du contexte culturel et historique partagé généreuse de son savoir sur l’ensemble des par d’autres communautés dans la Chine procédures funéraires, espérait toujours ce du Sud-Ouest (p. 11). Ainsi, il analyse livre lorsqu’elle disparut à 94 ans ; quant à Li l’adoption de l’enterrement et l’apparition Bicong qui avait récité pendant de longues des pierres tombales et de l’écriture sur ces heures les chants qui le hantaient, il décéda dernières, comme à la fois des substituts des deux ans après leur enregistrement. « Les corps des morts et une reconfiguration des gens disent que tu lui as donné beaucoup relations entre les vivants, et avec l’État. Il d’argent pour ce chant et que tu l’as emporté. s’agit là d’un aspect de l’expansion chinoise et de la manière dont les peuples non han 2. Les travaux d’Aurélie Névot offrent sur ce ont intégré l’usage de l’écriture, notamment point un prolongement comparatif intéressant ; cf. pour « fixer les dépouilles dans le paysage » notamment son récent ouvrage, Masters of Psalmody (p. 37) et, par là, inscrire les groupes sociaux, (bimo). Scriptural Shamanism in Southwestern lignagers, dans une nouvelle territorialité et China, Leiden, Brill, 2019. produire une imagination généalogique. En 3. Cette remarque est motivée par les recherches menées chez les Dörvöd de Mongolie par Grégory effet, écrire sur la pierre fit passer « l’agen- Delaplace : L’Invention des morts. Sépultures, fantômes céité de la pratique textuelle d’un ritualiste et photographie en Mongolie contemporaine, Paris, lisant à un descendant écrivant. Et il s’agis- Centre d’études mongoles et sibériennes-École sait de puiser dans le pouvoir que la langue pratique des hautes études, 2008 (« Nord-Asie » 1). L’ H O M M E 233 / 2020, pp. 151 à 192
20010454 - Folio : p185 - Type : pINT 20-02-12 18:41:05 L : 170 - H : 240 - Couleur : Black Certains disent que son esprit tutélaire n’a malades, voire de mourir. Nombreux furent peut-être pas aimé ça […]. Dommage que tu ceux qui connurent ce triste sort pendant la n’aies pas écrit ce livre » (p. 184). En somme, période maoïste et l’interdiction des rituels 185 Mueggler leur devait cet ouvrage. Mais pour et pratiques dites « superstitieuses ». Erik qui finalement est-il écrit ? Les ritualistes Mueggler se serait-il senti lui-même menacé lòlop’ò se doivent de faire les récitations d’être affecté par ce savoir accumulé dont il rituelles dans le contexte approprié – lors était en partie le seul dépositaire ? des rituels communautaires auxquels ils sont destinés –, sans quoi ils risquent de tomber Stéphane Gros COMPTES RENDUS Asie & Océanie
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