Espace et Rythme du chanté au Québec - Bruno Roy - Érudit

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Études littéraires

Espace et Rythme du chanté au Québec
Bruno Roy

Poétiques de la chanson                                                             Article abstract
Volume 27, Number 3, hiver 1995                                                     Orality defines the format of the song. This article examines lis historical
                                                                                    character within the context of Québec (1960-1980) and with special reference
URI: https://id.erudit.org/iderudit/501096ar                                        to the singers, the Osstidcho show, Québec performing groups and the lyrics
DOI: https://doi.org/10.7202/501096ar                                               sung by female singers. In song, spoken language is as it were appropriated by
                                                                                    literary expression. Since Osstidcho, however, the characteristic earmark of the
                                                                                    Québec song has been to give up literary language in favour of popular idiom.
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                                                                                    Performing groups, for example, have relinquished their use of meter in order
                                                                                    to emphasize the accentual nature of French, whose pulsating movement
                                                                                    expresses a more explicit North American sense of rhythm.
Publisher(s)                                                                        In their bid for complete creation, female singers for their part have
Département des littératures de l'Université Laval                                  questioned the link between the body and orality. This fact has not been
                                                                                    without consequences for the use of the French language. Since 1980, it is thus
ISSN                                                                                through the individual voice that many songs have found their «musical
                                                                                    personality».
0014-214X (print)
1708-9069 (digital)

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Roy, B. (1995). Espace et Rythme du chanté au Québec. Études littéraires, 27(3),
61–73. https://doi.org/10.7202/501096ar

Tous droits réservés © Département des littératures de l'Université Laval, 1995 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit
                                                                                (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be
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                                                                                   This article is disseminated and preserved by Érudit.
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                                                                                   Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to
                                                                                   promote and disseminate research.
                                                                                   https://www.erudit.org/en/
ESPACE ET RYTHME
                    DU CHANTÉ AU QUÉBEC
                                           Bruno Roy

• Même s'il y a des liens analogiques parfois,          une continuité, ont établi des ruptures. C'est
la musique n'est pas l'écho sonore des paro-            ainsi qu'une nouvelle éthique du rythme,
les. Les paroles, par leurs éléments phoné-             donc du sens, va redéfinir, dans un nouvel
tiques (consonnes fricatives ou explosives              espace du chanté au Québec, une certaine
et voyelles), structurent la musique. Nonobstant        réalité socio-linguistique.
le timbre, une sorte de trinité musicale mani-
                                                        La m u s i q u e d e s p h r a s e s
feste le son :
                                                           Une théorie de la chanson poétique, par
  — mélodie    :   successivité
  — harmonie   :   simultanéité                         exemple, a d'abord insisté sur une interpréta-
  — rythme         pulsivité                            tion « moralo-linguistique » : « voyez comme
                                                        les chansonniers maîtrisent bien leur langue »,
   De fait, l'oralité constitue le format de la
                                                        entendait-on. Le chansonnier laissant réson-
chanson. Le discours parlé qui s'y trouve,
                                                        ner en lui la musique des phrases (la matière
du poétique au familier, oralise les struc-
                                                        sonore) a permis au parcours du texte de
tures de phrases chantées. Cet effet de                 prendre « forme mélodique ». Il ne restait à la
persistance a son historicité que nous pou-             chanson qu'à devenir « œuvre » poétique. Ce
vons examiner, dans le contexte de la chan-             qui lui a été reconnu.
son québécoise, à travers quatre expressi-                 De la même manière, l'interprète fémi-
vités : celle des chansonniers, celle de YOsstid-       nine des années 60 au Québec appuyait sa
cbo, celle des groupes québécois et celle               performance scénique sur un code esthéti-
des femmes. Rythme du verbe et rythme du                que consonnant : harmonie vocale résultant
son sont l'espace même du chanté. L'oralité             d'une certaine intonation des mots dominée
québécoise, à la fois histoire de rythme et             par une qualité d'émotion. L'accord, c'est
de performance, impose ses propres codes.               l'unité. Tout ce qui ne correspond pas à
Ce sont ces codes qui, tout en maintenant               cette unité est dissonant. Pour ces voix

                                  Études Littéraires Volume 27 N° 3 Hiver 1995
ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 27 N° 3 HIVER 1995

féminines, pourrait-on dire, l'art de la                                 Sachant la vie sur son dernier printemps
                                                                         Pauvres immortelles
chanson est mélodie. Or, à cette époque
plutôt triomphante des poètes-chansonniers,                              « les Immortelles » (1961)

l'esthétique de l'interprète féminine est plu-                            C'est dans son chant que le chansonnier est
tôt assurée par une compétence vocale que                              poète \ que nous le sentons tel. Le terme
guide aussi une conception harmonique des                              chant, selon Paul Zumthor, renvoie à un mode
paroles. Les voix de femmes, en ce début de                            d'existence esthétique qui n'est pas du même
« révolution tranquille », proposent une chanson                       ordre que ce que nous nommons couramment
d'ici et d'ailleurs dont les qualités littéraires                      poésie. Certes, poème et musique sont en
sont établies par relations injonctives avec la                        conjonction affective et englobent, pourrait-
voix :                                                                 on dire, les mécanismes de la sonorité pure.
   Chanter est bien le mot. Car Monique Leyrac est une                 L'évidence du chant, dans les premières
   chanteuse qui... chante. Elle ne « dit » pas, elle « emmusique »    chansons des chansonniers, définit, par l'oc-
   tout ce qu'elle veut faire passer. [...] Sa façon d'être en
   scène, sa façon bien à elle de chanter, de laisser longuement
                                                                       cupation d'un espace oral précis, un certain
   porter sa voix, de décupler, en émotion, une sonorité, tout         idéal de la voix humaine, évitant de faire de la
   cela est hautement neuf et original (la Presse, p. 6).              chanson ce que les analystes en ont fait : un
                                                                       objet exclusif de langue écrite. On reconnaît
Or, l'éclat de la parole poétique a favorisé la
                                                                       que l'art de la chanson poétique est mélodi-
« pureté du message » que les chansonniers
                                                                       que. Le chant s'ajoute aux syllabes. La rime
ont longtemps adoptée comme critère de
                                                                       du chansonnier par exemple, comme une sorte
qualité de leurs productions. Ici, la prosodie
                                                                       d'extension rythmique 2, marque pour l'oreille
chante avec les paroles. La mélodie naît de la
                                                                       l'imitation la plus parfaite du beau. L'ensem-
langue parlée. Pour le chansonnier, le parlé-
                                                                       ble est homophonie. Voyelles et consonnes
chanté est une pratique naturelle comme en
                                                                       sont musicales. Les chansonniers cherchent
fait foi cet extrait d'une chanson de Jean-
                                                                       les mots et « les notes qui s'aiment », pour
Pierre Ferland :
                                                                       paraphraser Mozart. Toutefois, ils ont consi-
   Mais vous ne saurez jamais le soir d'une vieillesse                 déré le vers moins comme un vers syllabique
   Où vieil amour sur vieil amour, las, on se berce
                                                                       que comme un vers accentué. Ils ont référé
   Le cœur usé mais plus tendre qu'avant
   Fragile à l'œil, sensible au vent                                   aux artifices de la versification (suppression,

       1 « Toute poésie destinée à n'être que lue, écrit Ferré, enfermée dans sa typographie n'est pas finie. Elle ne prend vraiment
son sexe qu'avec la corde vocale... », cité par Robert Giroux, p. 405.
      2 Alors que le chant « scat » est fait d'onomatopées et de syllabes comme dans « Gros Pierre » de G. Vigneault : « da
babidou »...

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ESPACE ET RYTHME DU CHANTÉ AU QUÉBEC

enjambement 3) pour établir une nouvelle                                  chansonniers québécois posent que le rythme
répartition des éléments phoniques que sont                               adhère à un phrasé condensé. Ces procédés
les syllabes. La figure rythmique l'emporte ;                             et techniques relèvent d'une même rythmique 5 :
elle est le vers composé de plusieurs groupes                             musique légère, cotillon, quadrille et gigue, mu-
rythmiques qu'un Claude Léveillée a, parmi                                sique de mots, de phrases répétées en écho, de
d'autres, su exploiter avec bonheur :                                     vers intercalés au milieu d'une phrase et la
   Mon pays c'est grand à se taire                                        coupant telles de pures ritournelles chantantes.
   C'est froid c'est seul                                                    Il n'y a pas de doute que les chansonniers
   C'est long à finir à mourir
                                                                          ont assimilé à la langue poétique des sonori-
   Entendez-vous les vents, les pluies, les neiges et les forêts 4
   Mon pays quand il te parle                                             tés d'ici que l'on a associées à une dimension
   Tu n'entends rien tellement c'est loin, loin, loin, loin               archaïsante de notre langue. L'oralité, chez
   « Mon pays » (1964)                                                    Vigneault, entre dans un rapport d'opposi-
                                                                          tion ancien/ nouveau dont les pôles sont une
   Certes, le mot participe de l'usage que
l'auteur-compositeur ou l'interprète fait de                              « synonymie stylistique » : l'archaïsme et le
sa langue, tantôt littéraire, tantôt rythmique,                           néologisme. Chez Robert Charlebois et ses
tantôt joualisante. Malgré la prédominance                                paroliers, cette synonymie compte également
d'une langue poétique, l'écriture, chez cer-                              les anglicismes.
tains chansonniers, a toujours intégré des                                   Leur voix et leur rythme déterminent un
procédés oraux qui montrent que ce qui est                                rapport important à la culture orale. Luc
encore présent, c'est ce vieux fond français                              Plamondon a bien identifié ce rapport : « Le
de la langue d'oïl.                                                       québécois est ici le langage de l'émotion
   Or, le vieux français est au centre du mou-                            directe » (Je Devoir, p. 17). Favorisant ce
vement rythmique de la langue française du                                lien direct, les auteurs exploitent une écri-
Québec. N'oublions pas que certains élé-                                  ture traversée par un langage oral. Chez eux,
ments qui paraissent être empruntés à l'an-                               l'utilisation du discours parlé, jusqu'au ton le
glais, sont en réalité dérivés du français du                             plus familier, est un fait de culture populaire
XVIe siècle. Dans les chants anciens, par exemple,                        qui n'a jamais caché ses origines.
l'addition de syllabes exprimait du rythme.                                  De fait, ce qui se produit, c'est une espèce
C'est ce qu'on nomme aujourd'hui* turlutage »                             d'appropriation du langage parlé par le lan-
chez la Bolduc ou chez Gilles Vigneault.                                  gage littéraire. Vigneault et les autres chan-
Ainsi, les « chansons de danse » de plusieurs                             sonniers avec lui ont réinvesti la langue

       3 « L'enjambement nie partiellement le mètre ; la phrase d'un vers empiétant sur le vers suivant, il y a rupture du parallélisme
entre mesure syllabique et forme syntaxique », Groupe JLl, p. 75.
       4 Ce vers correspond à une « ligne d'horizon ». Et la note « tenue » (sur le mot forêt) marque bien la trajectoire musicale de
la chanson : l'espace infini.
       5 Les chansons rythmées de Gilles Vigneault, comme « la Danse à St-Dilon », s'inspirent beaucoup du folklore celtique.

                                                                     63
ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 27 N° 3 HIVER 1995

p o p u l a i r e dans la langue littéraire. Or,                            cherché à consigner, dans la chanson, son
d e p u i s C h a r l e b o i s , c e q u i c a r a c t é r i s e la        espace nord-américain. Le rock qui s'y dé-
c h a n s o n québécoise, c'est l'abandon d'une                             ployait était une forme d'expression authen-
langue littéraire au profit d'une langue popu-                              tique.
laire. Dans la c h a n s o n , le t e x t e est un t e x t e                     Issu de divers u s a g e s , le jouai va malgré
de p a r o l e s . Ce q u e confirme Luc Plamon-                            tout à r e n c o n t r e d'une norme esthétique.
don lors d ' u n e interview : « Ce qui m ' e x c i t e                     Quant au jouai de Y Osstidcho, il a r e n o n c é
dans l'écriture, c'est la transposition du lan-                             à la m é t r i q u e amplifiant p l u t ô t le c a r a c t è r e
gage p a r l é . Je n ' a i jamais écrit q u o i q u e ce                   accentuel de la langue française. Voilà com-
soit p o u r ê t r e lu, j ' a i toujours écrit des                         m e n t Charlebois a r o m p u avec les n o r m e s
choses pour être entendu » (Tremblay, p. 17).                               de la c h a n s o n à t e x t e . Sa p r a t i q u e rythmi-
Or, ce qui est i n t é r e s s a n t , c ' e s t q u e la mu-               q u e fut u n e r u p t u r e ( p l u s ou m o i n s cons-
sique rock, qui inscrit des charges pulsion-                                tante d'ailleurs) avec le m o d è l e français du
nelles, tolère difficilement la superposition                               p o è m e versifié. Les é c a r t s p r o d u i t s s o n t
du t e x t e p o é t i q u e t r a d i t i o n n e l et son com-            autant de variations significatives mais qui
m e n t a i r e musical ainsi q u e le p r a t i q u a i e n t              n ' a f f e c t e n t pas le m e s s a g e en p r o f o n d e u r .
les c h a n s o n n i e r s . La p r i s e de p a r o l e est               Ce qui est modifié, c'est l'aspect oral, non la
alors en t e n s i o n e n t r e le jouai (langue par-                      forme p h o n i q u e . Ainsi dans « Lindberg », si
lée) et la langue française (langue é c r i t e ) .                         le sacre est u n e adjonction (fond s o n o r e de
                                                                            la chanson) qui s'actualise en valeur séman-
Culture du jouai, culture du r y t h m e
                                                                            t i q u e , au p l a n s o n o r e , le sifflement des
   Avec Y Osstidcho,      s p e c t a c l e multidis-                       fricatives ( h o s t i e , sacristie, Christ) r e n d le
ciplinaire présenté en 1967, l'idée d'une                                   r y t h m e plus agissant.
nouvelle stylistique de la chanson est insé-                                     Or la d i s t r i b u t i o n des a c c e n t s , dans le
parable d'une nouvelle rhétorique du texte                                  jouai, est de l ' o r d r e du d i s c o u r s , n o n de la
chanté. Pour l'essentiel, le jouai remplit une                              m é t r i q u e . À l'inverse du p o è m e versifié, le
fonction de langue, c'est-à-dire dans le mi-                                jouai n e p e u t pas t e n i r de la n o t i o n de
lieu qui l'utilise, une fonction de communi-                                r y t h m e dans son sens de p é r i o d i c i t é . Dans
cation. Charlebois et ses paroliers ont expé-                               les c h a n s o n s de Charlebois, le r e t o u r à l'ac-
rimenté des « brisures linguistiques » qu'il                                cent est très irrégulier, p h é n o m è n e qui rap-
ne faut pas confondre avec une rupture to-                                  p r o c h e ses p a r o l e s de la c h a î n e p a r l é e . Sa
tale de la langue. L'éclatement des paroles                                 « m é t r i q u e »jouale, par r a p p o r t au langage,
est un indice de la transformation d'un monde                               est n a t u r e l l e . La m é t r i q u e , ici, r e p o s e sur
que Y Osstidcho a imposé. Sa musique prend                                  des accents de mots forts et fixes ou égaux :
une valeur instauratrice p o u r la modernité                                  Elle s'appelait Conception 6
de la chanson québécoise parce qu'elle a                                       Elle avait besoin d'affection

       6    Entendre conceptionne, affectionne, en prisonne...

                                                                       64
ESPACE ET RYTHME DU CHANTÉ AU QUÉBEC

   Elle avait un chum en prison                                        Les unités rythmiques de ce refrain, bien
   Parce qu'il jouait trop bien du gun
   Conception
                                                                    qu'appartenant à une structure binaire,
                                                                    sont différentes du rythme de marche où
   « Conception » (1972), Robert Charlebois
                                                                    c'est le premier temps qui est accentué.
   Chez Charlebois, on retrouve un retour                           L'effet de balancement est indiqué par le
constant d'un accent de hauteur sur les ac-                         retour constant d'une montée/ chute : telle
cents de mot primaires et secondaires par                           est la « ligne » musicale de « Lindberg ». Ainsi,
une remontée/ descente de la voix. D'autres                         la blue note 7, chez les Québécois, se ren-
forces sonores que la seule mélodie se sont                         contre presque toujours à la fin de la phrase
imposées. Le rythme secret de la langue orale                       ou du groupe de souffle : là, tsé, sti, kriss,
est l'une de ses forces. Il repose souvent sur                      etc. Mots et ponctuation monosyllabique
le même nombre de syllabes, comme dans la                           à la fin des phrases ou dans des groupes de
chanson « les Ailes d'un ange » où il n'y en a                      souffle, telles des exclamations, ponctuent
que quatre :                                                        ce mouvement de haut et de bas : « Enwoueil !
                                                                    Grouille-toi ! Donnzi ! Dépêch ! Fly ! Patinn !
   Avec Aline
   Pourvu qu'ça pine
                                                                    Pédall ! Fa ça vite ! Plus vite que ça ! Tu
   Avec Thérèse                                                     fournis pas ! » 8
   Fraise contre fraise
   Faut pas qu'ça niaise
                                                                       Ce qui serait plus spécifique à l'américain
                                                                    populaire et qui conviendrait très bien au
   « les Ailes d'un ange » (1968), Robert Charlebois                jouai, c'est la syncopation. Ce terme, utilisé
   La forme linguistique des chansons de Char-                      par Laurent Santerre, veut décrire ce phéno-
lebois est manifestée grâce à une substance                         mène d'écrasement de la syllabe qui était
rythmique dont la structure peut être dite                          très courant en vieux français. L'effet com-
iambique par une suite de stimulations don-                         biné de réduction et d'allongement de la
nées :                                                              syllabe permet la diphtongue : «c't'euxaut',
                                                                    dans'a tête, tous'ès jours, l'aut'soer, ché'
   Des hélices : astros-jets, whisper-jets, clipper-jets            puuuuu», etc. Nombre de chansons québécoises
   Turbos à propos
   Chu pas rendu chez Sophie                                        sont dominées, en effet, par un mouvement
   Qui a pris l'avion Saint-Esprit                                  pulsionnel et une rythmicité nord-américaine.
   De Duplessis                                                        Plus intéressant encore, la diphtongaison
   Sans m'avertir
                                                                    pourrait être associée au p h é n o m è n e de
   « Lindberg ! » (1968), Claude Péloquin/ Robert Charlebois        syncopation pris dans son sens musical :

       7 Blue notes : altérations d'un quart de ton par rapport au 3 e et 7e degrés de la gamme temporee. « La blue note, déclare
Ben Sidran, c'est la note soûl ». Le blues est considéré comme la musique des Noirs. Avec la diffusion massive de musique rock (et
de la musique afro-américaine en général), les blue notes sont moins rares.
       8 Charlebois, Robert, et Réjean Ducharme, « Mon pays ce n'est pas un pays c'est un job », 1970.

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p r o c é d é rythmique qui consiste à déplacer,                         Des lignes de mots sur
en le prolongeant, un temps fort sur un                                  des lignes de musique
temps faible. Nous assistons donc à l'émis-
                                                                            Chez les chansonniers québécois, le ré-
sion anticipée d'une note qui est ainsi atta-
                                                                         seau des signes s'est déployé sur une com-
quée entre deux temps. Cette sorte d'élan
                                                                         préhension des paroles ; les groupes, sur
pris p o u r la production d'un temps fort cor-
                                                                         une appréciation de la musique. Meschonnic
respond, dans le texte chanté, au phéno-
                                                                         rappelle que « le plan où avait lieu la confu-
mème d'accentuation dont nous parlions
                                                                         sion entre la musique et le langage, et qui,
plus haut. L'accent correspond à l'éclate-
                                                                         historiquement, justifiait une définition com-
ment de la phrase, c'est-à-dire, chez Charlebois,
                                                                         m u n e du rythme, était le chanté » (Critique
à une rupture esthétique.
                                                                         du rythme, p . 133). Incidence inévitablement
    Un fait s'impose : l'élément dissonant mo-
                                                                         linguistique : la langue joualisante des grou-
difie les formes musicales jusque-là établies.
                                                                         pes québécois oblige à repenser le rythme :
C o m b i n é e s à u n e d i m e n s i o n l u d i q u e , elles
                                                                         oralité, diction, engendrement sonore, etc.
d é b o u c h e n t sur de nouvelles activités créa-
                                                                         Une langue est un lieu de rencontre dont les
trices (conceptuelles). Ce qui, formellement,
                                                                         référents géo-culturels sont repérables. De-
apparaît c o m m e un déséquilibre rythmique
                                                                         puis le spectacle de VOsstidcho, on l'a vu, on
devient, dans les c h a n s o n s de Charlebois,
                                                                         ne peut plus négliger la dimension nord-
un terme marqué rythmiquement. Le rythme,
                                                                         américaine de notre chanson.
dans VOsstidcho,            est sens, il fait sens ; il
d é t e r m i n e un e n s e m b l e de r a p p o r t s socio-              Ainsi p o u r Robert Charlebois, Lucien
c u l t u r e l s qui lui assure, o u t r e u n e valeur                 Francœur, Plume Latraverse ou Gerry Bou-
instauratrice, une valeur manifestaire.                                  let, les syllabes longues (moins nombreuses
    À partir du moment où la chanson québé-                              qu'en français standard), alternent avec plu-
coise s'est mise à faire du rock en français,                            sieurs syllabes courtes (plus nombreuses).
elle s'est redéfinie en fonction d'une modernité                         L'équilibre rythmique trouve son point d'ap-
musicale. VOsstidcho, sens et sujet du rythme,                           pui sur une sorte de réduction syllabique
a donné des assises sémantiques à notre                                  propre à la langue parlée, et plus précisé-
américanité f r a n c o p h o n e .                                      ment au jouai de certaines chansons ; tout

                   FRANÇAIS STANDARD                                                    FRANÇAIS QUÉBÉCOIS
     Depuis que je sais que ma terre est à moi                           Depuis qu'sais qu'ma terr' est à moé      (Harmonium)
     Oui, même mes blues ne passent plus dans porte                      Oui, mêm'mes blues passent pu dans porte (Offenbach)
     Je suis prisonnier de la ville à longueur d'année                   Chu pogné dans l'bas d'ia ville à l'année   (Aut'chose)

                                                                    66
ESPACE ET RYTHME DU CHANTÉ AU QUÉBEC

cela dépendant, bien sûr, d'une syntaxe               qu'mots/ d'même 9 ». Ces trois groupes de
syncopée. Ce jouai que chantent les Québé-            mots ont à peu près la même durée en raison
cois est souvent marqué par le retour cons-           du même schéma rythmique : une syllabe
tant d'une montée-chute ; ce qui produit un           courte, la deuxième portant sur un accent de
effet de syncopation (et de balancement) plus         hauteur. La syncope est dans le troisième
élevé. Le tableau suivant vise à mettre en            groupe. Le d' (le e étant écrasé/ effacé) sert
évidence les différences qui existent entre           de point d'appui pour la production d'éner-
français standard et français québécois (voir         gie accentuelle de la syllabe même (allon-
tableau à la page ci-contre).                         gement/ diphtongaison). Même chose pour
   Ce phénomène, différent entre l'anglais et         « Mes blues passent pu dans'porte » d'Offen-
le français, combiné à un retour d'énergie à          bach : le dans sert de point d'appui pour la
l'intérieur d'un même groupe de souffle,              syllabe     Mongécporte.
caractérise l'intonation « québécoise » :                Certes, le désir est grand de coller des
                                                      « lignes de mots sur des lignes de musique »
  L'aut'soer, l'aut'soer j'ai chanté du blues
  L'aut'soer, l'aut'soer, ça l'a rendu jalouse        (la formule est de Lucien Francœur), mais le
  Anyway, les femmes sont jalouses du blues           déroulement mélodique nous paraît cons-
  Câline de blues faut qu'j'te jouze                  truit par sons, c'est-à-dire par cris, comme
  « Câline de blues » (1971), Offenbach               des éclats de vitre se brisant. L'élocution de
                                                      Francœur, par exemple, va au devant de la
   Le jouai ne révolutionne rien ; il « joue »        musique. Sa voix, ne se fondant pas aux
mieux que le français écrit. Car les règles de        instruments, ne se laisse pas porter par la
la versification française n'ont toujours été         ligne mélodique. À l'inverse, avec Harmonium,
que des conventions et non des lois obligées.         les musiciens placent l'auditeur, au moyen
La chanson québécoise a tout simplement               de longs développements musicaux, dans un
refusé ces règles tout en continuant de con-          présent musical qui impose une complexité
server des formes archaïques (métriques et            mouvante bien contemporaine et simulta-
musicales). C'est ce modèle qui pose pro-             née du geste de renonciation musicale. Har-
blème à ceux qui étudient la chanson.                 monium n'est pas le seul groupe québécois à
   Desdémone Bardin, dans Culture du rythme,          s'être comporté d'abord comme des musi-
culture du verbe, a bien montré que la ligne          ciens. C'est en cela que leur comportement
mélodique, dans la langue française du Québec         se différencie de la démarche des premiers
se caractérise par son balancement dû à un            chansonniers québécois. Toutefois, leur con-
retour fréquent d'accents. C'est ce mouve-            ception du rythme s'inscrit dans le prolonge-
ment rythmique qui le différencie du fran-            ment de la structure poétique des œuvres
çais standard. Ainsi chez Plume : « J'ai mis/         chansonnières. En effet, note Robert Giroux,

     9   «Bossa-Mota», 1974.

                                                 67
ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 27 N° 3 HIVER 1995

les marques formelles de la chanson « Comme                                 aux sonorités intempestives, aux accords
un fou », par exemple, relatives à des structures                           frappés, sur un rythme surexcitant, intensément
répétitives qui sont celles de la versifi-                                  urbain. Certes, l'époque s'y prête. Le rythme
cation t r a d i t i o n n e l l e , c o r r e s p o n d e n t à des        commence avec le corps.
contraintes p r o p r e m e n t linguistiques.                                 En favorisant la recherche de synthèses
   La musique moderne brise le rapport con-                                 musicales, les groupes québécois ont démon-
ventionnel en provoquant une nouvelle inter-                                tré une maturité créatrice qui a reflété d'em-
action du texte poétique et de sa mise en                                   blée une double évolution : celle de la chan-
musique. C'est ainsi que le rock renonce en                                 son québécoise certes mais aussi celle de
quelque sorte à la signification issue du texte,                            toute une société. La pratique artistique,
procédant plutôt de l'éclatement de son ma-                                 globalement et à sa manière, a aidé la langue.
tériau phonique. En ce sens, le langage verbal                              On sait comment celle-ci n'a pas toujours eu
est défait. L'opposition verbe/ son n'a plus, à                             le soutien nécessaire à son affirmation « nord-
tout le moins, le même impact. Au Québec,                                   américaine ». La chanson, parmi d'autres
on ne peut nier que la musicalité américaine                                moyens (poésie, roman, théâtre, cinéma) a
ou anglaise a imposé à long terme quelques                                  redonné à la langue d'ici sa concrétude, c est-
traits phoniques au développement de notre                                  à-dire ses espaces rythmiques réels. Ce fai-
phrase parlée ou chantée. L'oralité y transpa-                              sant, le Québec a suivi le reste du monde et,
raît. Le discours de l'écriture se ré-oralise,                              peut-être, par son aspect linguistique, l'a-t-il
concentrant, à la manière de Raoul Duguay                                   devancé. Nos chanteurs n'ont-ils pas été les
(période de l'Infonie), l'énergie d'une civili-                             premiers de toute la francophonie à faire du
sation dans l'œuvre de la voix vive.                                        rock avec des paroles françaises ?
   Par ailleurs, les emprunts au blues et au
                                                                            La v o i x du c o r p s
jazz ont souvent modifié la manière de cou-
per les mots ou d'accentuer les syllabes. La                                   Dans un pays de « langue belle », il n'a pas
répartition des temps forts et des temps fai-                               été facile de parler la « langue de chez nous »
bles en a été bouleversée. De tels change-                                  pour reprendre les termes d'Yves Duteil.
ments sont dus à un nouvel esprit musical                                   Pour les interprètes féminines, le problème
moderne né d'une sensibilité rock et de sa                                  se dédoublait puisque dans les années 60,
dynamique, plutôt qu'aux impératifs de la                                   sauf exception, une langue (leur) était attri-
prosodie. Construction d'un texte et mise en                                buée. À cette é p o q u e , on pouvait presque
forme d'une mélodie changent : le nouveau                                   affirmer qu'à une interprète correspondait
codage illustre davantage la constitution phy-                              une variété linguistique. Ce que Plamondon,
sique du son et son effet sur l'organisme.                                  à sa façon, reconnaît :
  La musique rock d'Aut'Chose, d'Octobre
                                                                              Les chansons que j'ai faites pour Monique Leyrac sont
ou d'Offenbach met en évidence l'instinct                                     écrites en « beau français ». Pour Renée Claude, c'est un
rebelle grâce à leurs chansons courtes,                                       français plus libre, plus swing, un français parlé mais on

                                                                       68
ESPACE ET RYTHME DU CHANTÉ AU QUÉBEC

   voit mal Renée Claude parler jouai. [...] Diane Dufresne                    Démasquer son identité française, était-ce
   vient de l'est de Montréal et je fais parler les personnages
   qu'elle peut être (la Presse, p. 4).
                                                                            plus difficile pour une interprète québécoise ?
                                                                            Louise Forestier — du Charlebois paiement
   Absentes du langage créateur, réservé aux                                féminisé, disait-on — fut la première fille à
hommes, les chanteuses étaient absentes de                                  chanter en jouai, ce jouai si excessif associé
la création tout court, confinées à leur rôle                               au langage de YOsstidcho. Elle et Diane Dufresne
d'interprète du langage des autres. Il est                                  demeurent les interprètes les plus audacieu-
intéressant de noter que l'acte créateur donne                              ses de cette époque contre-culturelle. Ten-
accès à toutes les dimensions de la langue et,                              tant de naturaliser leurs accents, leurs cris
qu'à cet égard, les interprètes féminines de-                               ont changé le rapport à l'oralité ; nouveau
vaient, pour elles-mêmes, reconstituer cet                                  rapport dont ont bénéficié les chanteuses
acte. On pense ici à Diane Dufresne et à                                    qui ont suivi 10. Or, les chanteuses modernes
Pauline Julien qui le confessent :                                          se donnent non plus à travers le code de la
                                                                            chanson poétique, mais à travers celui du
   À l'époque des cabarets, je chantais, en surveillant ma
   diction, « La solitude » de Barbara, « La scène » d'Anne                 rock'n'roll et cela dans une langue organi-
   Sylvestre. [...] Pendant des années, j'ai même travaillé à               que qui, comme Dufresne, a apprivoisé la
   faire disparaître les vibrations que j'ai dans la voix. Je les ai        culture populaire de son temps.
   retrouvées ou plutôt, je ne les freine plus maintenant (citée
   par Puize, p. 10).                                                         J'avais des shakes dans l'corps
                                                                              Avec ton coq en six et ta guitare chromée
   Petit à petit, Julien qui fait carrière en                                 Quand j'entendais Hound-Dog
France, interprétant entre autres du Raymond                                  Dans l'juke-box du snack-bar
                                                                              Où j'vendais des hot-dogs
Lévesque, reconquiert un accent qu'elle avait
eu jusque-là. À ce titre, son interprétation de                               « Chanson pour Elvis » (1975),
                                                                              Luc Plamondon/ François Cousineau
« Bozo les culottes », écrit par Raymond Lé-
vesque a valeur emblématique : « De peur                                       Le son. La voix. Le corps. Chez les femmes,
qu'en aurait d'autres comme toué qu'auraient                                le fond sonore, à la Moody Blues, c'est les
le goût de r'commencer ».                                                   vocalises par où passe l'électricité de leur
                                                                            voix. C'est presqu'un cliché. Mais cette voix,
   Ce « toué-là », elle se sent incapable de le dire, toute baignée
   qu'elle est du toi parisien. [...] et, Pauline, pendant deux             c'est aussi une relation, affirme Diane Du-
   ans, va donc chanter « d'autres comme toi » au mépris de la              fresne : « Ma voix, c'est un fait intermédiaire
   rime. Et puis un soir, comme ça, le « toué » est sorti, presque          entre moi et le public ; c'est avec ma voix que
   à son insu. Un détail, bien sûr, mais significatif d'une
   certaine forme de redécouverte de sa propre spécificité                  je montre aux gens où j'en suis rendue »
   (Calvet, p. 13).                                                         (Dufresne, p. 35).

       10 C'est maintenant un phénomène linguistique normalisé ; l'accent montréalais est indissociable de la chanteuse Marjo
dont Jean Beaunoyer dit : « qu'elle est la seule interprète qui chante avec l'authentique accent québécois ».

                                                                       69
ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 27 N° 3 HIVER 1995

    T r o u v e r son langage et son a u t o n o m i e                défini selon la loi masculine du spectacle. Car,
en A m é r i q u e . Être femme et artiste dans                       on ne peut l'ignorer, les techniques de la voix
sa p r o p r e langue. Privilège du créateur ou                       et du corps sont sociales. Sous-tendent-elles
concession du parolier ? Le langage de Monique                        une transformation réelle des pratiques artisti-
Leyrac, celui de Renée Claude, celui de Diane                         ques d'abord, sociales ensuite ?
Dufresne, est-ce le leur ou celui, exclusif, de
                                                                        La découverte de la voix du corps, de l'oralité, écrit Meschonnic,
Luc Plamondon ? Je cherche, avoue-t-il, un                              se met dans la pulsion. Tout un féminisme s'y est pris. Pris dans
son personnalisé en fonction de la personna-                            le dualisme classique du rationnel et de l'irrationnel devenu
lité de l'interprète. Ainsi, sur un même sujet,                         paradigme du masculin-féminin, alors qu'il se croyait libéré/
                                                                        libérateur (Henri Meschonnic, 1982, p. 9).
il y aura deux écritures distinctes. Pour Renée
Claude, il écrit :                                                       Affirmer sa féminité, celle définie par les
                                                                      hommes, c'est l'utiliser à des fins féministes.
  J'ai vu des femmes par milliers qui ouvraient leurs fenêtres
  J'ai vu leurs vies suspendues à une corde à linge
                                                                      Nul besoin du jargon militant. Affirmation pié-
  J'sais pas c'que j'ai aujourd'hui...                                gée exigeant le détournement et la défense de
                                                                      tout ce que les hommes refusent générale-
  J'ai dit bonjour à la vie
  J'aurais envie aujourd'hui
                                                                      ment aux femmes : agressivité, ironie, déduc-
  De faire l'amour avec tout l'monde                                  tion, domination, etc. « Avec ses trépigne-
                                                                      ments à la Rod Stewart, Marjo chasse impi-
   « C'est pas un jour comme les autres » (1972),
   Luc Plamondon/ L. Aronson
                                                                      toyablement les mythes féminins de la grâce
                                                                      et de la fragilité », écrit Mireille Simard {le
Tandis que p o u r Diane Dufresne, il pousse                          Devoir, p. 24). Il est devenu évident que de
l'effraction un peu plus loin :                                       plus en plus de femmes chantent en leur pro-
                                                                      pre nom. À l'occasion plus intellectuelles,
  Qu'est-ce qui m'arrive ?
  Qu'est-ce qui s'passe à matin                                       Louise Portai ici ou Yoko Ono ailleurs, elles se
  J'étais sortie                                                      situent à l'opposé de la « poupée qui se déhan-
  Just' pour ach'ter du pain                                          che ». La question demeure : comment le rock
                                                                      peut-il permettre une « défense et illustration »,
  Tout l'monde est beau                                               pleine et entière, de la femme dans un milieu
  Les hommes me r'gardent les seins                                   aussi masculin que le rock ? Féminisation et
  J'ai soif, j'ai chaud
  J'sens que j'vas r'voler loin
                                                                      électrification seraient-ils des termes qui s'ex-
                                                                      cluent d'emblée ? Car les chanteuses rock se
   « J'me sens ben » (1973),                                          débattent, tout compte fait, dans une forme
   Luc Plamondon/ François Cousineau
                                                                      d'expression de nature « machiste » dans la-
  L'écriture de la chanson au féminin a requis                        quelle s'agitent une certaine violence et un
un nouveau rapport au corps dans une conti-                           certain comportement artistique.
nuité au langage. Faire du rock au féminin a                            Et s'il n'a pas manqué sur les scènes de la rock-music, de chan-
exigé une renonciation au texte littéraire                              teuses sensibles et passionnées, de personnalités féminines

                                                                 70
ESPACE ET RYTHME DU CHANTÉ AU QUÉBEC

   fascinantes, de femmes-auteurs et compositeurs, il en est peu           composé de musiciennes qui a emprunté son
   qui aient totalement assumé leur carrière, affirmant leur indé-
   pendance, dans la vie comme dans la musique (Alessandrini,
                                                                           nom à une marque réputée de soutien-gorge,
   p. 90).                                                                 fut fracassante. Leur sexe n'avait rien à voir
                                                                           avec leur musique. Entre le new wave et le
   Toutefois avec les années 70, les femmes                                jazz, elles ont marié leur rythme de femmes
deviennent de plus en plus actives dans un                                 aux dissonances sonores qui rappellent celles
domaine où, traditionnellement, on les confi-                              de Nina Hagen, Caria Bley ou Laurie Anderson.
nait à la passivité et au voyeurisme. Ainsi, le                               La présence des femmes dans la musique
rock n'est plus une forme d'expression exclu-                              moderne relève d'une prise de conscience
sivement masculine. Le phénomène est uni-                                  d'un ensemble de potentialités qui ont d'abord
versel :                                                                   provoqué un déséquilibre par une utilisation
  Mais aussi, à travers toutes les manières différentes, voire             autre que la voix poétique. Cet espace du
  contradictoires, dont le rock au féminin s'exprime, une                  chanté, dans le théâtre des femmes, par exemple,
  chose est certaine : il n'y a pas un rock des femmes opposé              est davantage inscrit dans ce qu'il convient
  au rock des hommes ; il n'existe pas une musique
  spécifiquement féminine ! Et si leur entrée massive dans le              d'appeler des créations collectives et l'on
  monde du rock est passée par une prise de conscience                     mesure bien à quelles règles cet espace doit
  agressive, des proclamations ardentes, violentes ou ironi-               se soumettre. Les textes, formellement, s'ap-
  ques, il semble qu'elles aient désormais le droit à la parole, au
  même titre que les mâles rockers, dans une musique qui est               parentent certes au théâtre, cela sans perdre
  l'expression vivante de la réalité d'aujourd'hui (Ibid, p. 207).         leur identité de chanson. Ces femmes ont
                                                                           développé, par la chanson, une présence
   En effet, jusque-là, les femmes musiciennes
                                                                           orale qui les rapproche du chant populaire :
n'arrivaient pas à briser certains préjugés
                                                                           le bouche à oreille. C'est une forme qui se
socio-historiques. L'utilisation de certains ins-
                                                                           rapproche d'une communication immédiate
truments, la batterie par exemple, reste ta-
                                                                           qui exige voix et sonorité, dont la structure,
bou. « Dresser l'inventaire des chansons anti-
                                                                           dans les chansons, peut s'approcher par la
féministes, affirme Susan Hiwatt, reviendrait
                                                                           musique.
à faire un historique complet du rock » (Ibid,
                                                                              La représentation scénique des chanteu-
p. 47). Apprivoiser les sonorités électriques,                             ses de rock, par exemple, exige une double
au Québec ou ailleurs, les utiliser, les maîtri-                           distanciation : pour la chanteuse elle-même
ser, ce fut longtemps le domaine privilégié                                qui doit contrôler l'envoi de ses signes so-
des hommes, c'est-à-dire de la masculinité et                              nores ou corporels ; pour le symbole qu'elle
de la virilité. Dans ce contexte, peu de fem-                              représente par un comportement qui est à la
mes sont devenues musiciennes. Ce n'est pas                                limite de l'interdit collectif. La chanteuse
une question de compétition, bien que celle-                               rock vit et chante ce qu'elle vit ; elle affirme
ci ne soit jamais absente, mais l'on se deman-                             sa propre vie. Or, cette « pulsion d'écriture »
dait ce qu'elles avaient à offrir en contrepar-                            dont parlait plus haut Meschonnic se lie
tie à la musique « masculine ». La réponse de                              quelque part à la révolte contre la loi au
Wondeur Brass, un groupe exclusivement                                     masculin dans le milieu du spectacle, mais

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ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 27 N° 3 HIVER 1995

elle fait c o r p s avec une symbolisation                      Gerry Boulet, Pauline Julien ou Marjo,
socio-historique caractéristique du groupe                      correspondait à une rare authenticité.
artistique au féminin. Dans la chanson, elles                      Dans chaque pays, c'est l'uniformisation
questionnent les rapports entre la forme et                     de la langue qui étouffe les variantes dia-
le c o n t e n u ; questionnant p o u r l'essentiel le          lectales, pour ne pas dire musicales. La ba-
lien entre le corps et l'oralité. Ce qui n'a pas                taille du jouai, à sa manière, fut une sorte de
été sans c o n s é q u e n c e p o u r l'exploitation de        manifeste, une sorte de « Défense et illus-
la langue française au Québec.                                  tration de la langue québécoise », pour re-
                                                                prendre le titre d'un texte de la poète Michèle
Conclusion
                                                                Lalonde. Dans la chanson, le jouai a sauve-
   Dans la reconnaissance de notre langue,                      gardé la capacité d'accentuation de notre
les phénomènes linguistiques ne peuvent plus                    langue et, par le fait même, cette propriété
être réduits à des catégories phonétiques                       naturelle de la langue : le rythme.
puisque, justement, ils dépassent le niveau                        Voilà comment la chanson québécoise est
premier de la communication. Les nouvelles                      née à un moment historique donné : une
manifestations de la langue, sans distinction                   forme lyrique de discours a trouvé sa fonc-
de sexe, nous font mieux saisir son expressivité,               tion sociale. Le public est visé comme sujet
c'est-à-dire ses rythmes profonds qui, on l'a                   québécois. La chanson s'institue en lieu de
vu, passent par la mémoire, mais aussi par la                   convergence culturel. Celle-ci, si on parle de
voix et le corps « au présent ». C'est par un                   langage, a privilégié d'abord les fonctions
effet de voix particulier que beaucoup de                       poétiques puis conatives, qui visent à faire
chansons ont trouvé leur « personnalité so-                     pression sur l'auditoire. L'idéologie du chan-
nore ».                                                         sonnier, s'il en est, s'est située à ce point de
   L'expression humaine, en tant que perfor-                    rencontre, l'une basculant au profit de l'autre.
mance, est une condition nécessaire à une                       C'est ainsi que le concept d'une chanson
pleine actualisation vocale et gestuelle du                     québécoise a constitué l'exercice d'une fonction
texte chanté. Zumthor parle des chanson-                        critique de la culture, et cela à une période
niers comme des seuls « poètes oraux » de la                    précise de l'histoire du Québec.
civilisation des modèles littéraires. Cette poésie                 Accéder à la conscience de sa situation n'a
orale ne change pas de nature : « De nos                        d'autre espace que celui de son affirmation.
jours, précise-t-il, et depuis longtemps, il est                Cet exercice est devenu la condition d'une
vrai, la chanson s'écrit. Peu importe : la vi-                  pratique culturelle, scénique ou théâtrale
sée du discours reste néanmoins la seule                        qui passe par des paroles et une musique tou-
corporéité de la voix » (Zumthor, p . 144).                     jours reconsidérées. Les étapes historiques
Cette corporéité a révélé une pratique vo-                      dans lesquelles les chansons s'inscrivent dé-
cale qui, chez Gilles Vigneault ou, plus tard,                  limitent les conceptions esthétiques qui ont

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ESPACE ET RYTHME DU CHANTÉ AU QUÉBEC

court mais chacune affirme une rupture                        conditions de son évolution sont inscrites
avec celle qui précède.                                       dans son environnement nord-américain qui
   Depuis la période des « Boîtes à chan-                     l'a fait accéder à sa modernité. À chaque
son », la chanson québécoise fait du rock                     fois s'est imposée une pratique langagière,
en français ; celle-ci est donnée comme la                    musicale ou scénique qui a fait accéder la
totalité de la production chansonnière. Les                   chanson québécoise à son état présent.

                                                     Références

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CALVET, Louis-Jean, Pauline Julien, Paris, Seghers, (Chansons d'aujourd'hui), 1974, p . 13.
DUFRESNE, Diane, le Devoir, 20 mai, 1978, p . 35.
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GROUPE Ll, Rhétorique générale, Paris, Seuil (Points), 1982.
KEABLE, Jacques, « Une voix comme un vent long et doux, c ' e s t Monique Leyrac» la Presse, 30 octobre 1965, p . 6.
LALONDE, Michèle, Défense et illustration   de la langue québécoise, Paris, Seghers/ Laffont (Change), 1979.
MESCHONNIC, Henri, Critique du rythme, Paris, Verdier, 1982.
MESCHONNIC, Henri, « Qu'entendez-vous par oralité ? » dans Langue française,     n* 56, d é c e m b r e , 1982, p . 9.
PLAMONDON, LUC, le Devoir,   19 mai, 1973, p . 17.
PLAMONDON, LUC, la Presse (Perspectives), vol. 5. n° 20, 1 er mai, 1982, p . 4.
PUIZE, Simone, « la Nouvelle Diane Dufresne et l'homme de sa vie : François Cousineau », la Presse, Perspectives, 3
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TREMBLAY, Gisèle, « les Muses de Luc Plamondon » dans le Devoir, 19 mai, 1973, p . 17.
ZUMTHOR, Paul, Introduction        à la poésie orale, Paris, Seuil (Poétique), 1983, p . 144.

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