Fatma Bucak : le rosier de Damas Fatma Bucak: The Damask Rose - Érudit
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Document generated on 01/14/2025 7:48 a.m. esse arts + opinions Fatma Bucak : le rosier de Damas Fatma Bucak: The Damask Rose Anaïs Castro Number 99, Spring 2020 Plantes Plants URI: https://id.erudit.org/iderudit/93188ac See table of contents Publisher(s) Les éditions Esse ISSN 0831-859X (print) 1929-3577 (digital) Explore this journal Cite this article Castro, A. (2020). Fatma Bucak : le rosier de Damas / Fatma Bucak: The Damask Rose. esse arts + opinions, (99), 48–53. Tous droits réservés © Anaïs Castro, 2020 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/
Esse De la fin de 2016 au début de 2017, un jardin de roses a poussé dans une structure métallique rectangulaire au centre de la le rosier galerie David Winton Bell de l’Université Brown, à Providence, au Rhode Island. Un an plus tard, de Damas ce même jardin a été replanté, cette fois dans un grand tas de terre déversé à la Fondation Merz, à Turin, en Italie. Au premier regard, ces actions peuvent faire allusion au land art, une référence romantique aux pratiques autrefois subversives de Walter De Maria, Robert Smithson et Agnes Denes. Mais derrière l’œuvre Damascus Rose (2016-) de Fatma Bucak se trouve un récit poétique de courage qui raconte l’histoire d’un vaillant geste de survie. Au plus fort de la guerre civile syrienne, Bucak le projet comme une façon compliquée de poser a travaillé avec un réseau de collaborateurs ano- une question toute simple : est-il possible de se nymes afin de transporter de jeunes boutures de réenraciner en sol étranger ? Même si ces paral- l’iconique Rosa × damascena depuis la capitale lèles métaphoriques existent entre le voyage syrienne jusqu’à la Nouvelle-Angleterre, en pas- de la plante et celui des migrants, l’œuvre de sant par le Liban, l’Arabie saoudite, l’Italie et la Bucak est plus qu’une astuce alambiquée pour Turquie. Après une arrivée retardée, seulement attirer l’attention sur leur sort, que l’artiste a 17 des 50 boutures avaient survécu au voyage. par ailleurs déjà documenté avec grande empa- Ces survivantes botaniques ont été greffées sur thie dans plusieurs autres œuvres telles que des rosiers « hôtes » pour être ensuite replantées De Silencio et I Must Say a Word about Fear. Ce dans l’espace d’exposition à des dizaines de mil- projet découle plutôt d’un examen approfondi liers de kilomètres de leur patrie. du rôle et de la fonction des frontières comme Anaïs Castro Ceux qui ont écrit sur le travail de Bucak se lignes transnationales par une exploration des sont empressés de souligner que le périple des thèmes de la migration, du déplacement et de la rosiers reflète les périlleux voyages, par voie ter- guerre. Au cours de la dernière décennie, Bucak restre ou maritime, de millions de migrants à la a reçu des bourses et participé à des résidences recherche d’un lieu sûr en terres étrangères. Les qui lui ont permis de voyager jusqu’à des fron- retards, les mauvaises manipulations et la des- tières controversées partout dans le monde, truction des plantes vulnérables sont similaires entre la Turquie et l’Arménie, entre la Turquie à la détresse des migrants, qui ont confié leur et la Syrie, entre le Mexique et les États-Unis et fortune en péril à la bonne volonté d’étrangers entre le Maroc et le Sahara occidental. Avec sa ainsi qu’à une bureaucratie étrangère complexe double citoyenneté – elle détient des passeports et souvent inhospitalière. Beaucoup interprètent turc et italien –, elle possède le privilège de la 49 — Feature
Esse Fatma Bucak So as to find the strength to see, vue d’installation et détail | installation view and detail, Fondation Merz, Turin, 2018. Photos : Renato Ghiazza, permission de | courtesy of the artist, Pi Artworks, London & Alberto Peola Gallery, Turin mobilité, qui lui permet de sonder ces thèmes chuté rapidement lorsque la guerre a éclaté, ce À propos de Damascus Rose, la critique d’art sans restriction. Cela dit, Bucak, qui est née à qui profite à d’autres régions productrices en anglaise Philomena Epps écrit : « Ce n’est pas un İskenderun, ville du sud de la Turquie près de France, au Maroc, en Iran et en Turquie. geste didactique, mais symbolique qui s’inscrit la frontière syrienne, a développé une pratique D’autre part, Bucak s’intéresse également à dans les interstices entre les marges du politique multidisciplinaire caractérisée par d’audacieux la façon dont la guerre affecte le paysage d’un et de la poésie5 . » Avec cet acte de transgres- actes de courage. Que l’artiste compromette sa lieu. Symbole pour les résidents de la capitale sion poétique, Bucak montre que l’expérience sécurité en documentant la frontière États- syrienne, le rosier était jadis répandu à Damas humaine de la guerre est enchevêtrée aux consi- Unis–Mexique ou qu’elle risque la prison pour et dans le reste de sa province, où il agrémentait dérations environnementales et aux politiques avoir dénoncé la propagande et la censure de jardins, balcons et bords de routes. Interviewé sociales de l’agriculture et de la production ali- la presse turque, sa pratique est définie par des pour un article intitulé « Syria’s Famous Damask mentaire. Sans diminuer l’expérience humaine gestes poétiques de transgression visant à révé- Rose Withered by War » publié dans The Times de la migration ni montrer qui ou quoi que ce soit ler les mécanismes complexes qui entravent la of Israel, Abu Bilal, ancien propriétaire d’une du doigt, elle défend une perspective plus large liberté humaine. distillerie d’huile de rose de la région fermée sur les conflits transnationaux qui propose une Dans le contexte de Damascus Rose, Bucak en 2011, se souvient que « Douma [ville de la manière essentielle de voir à travers les temps examine la façon dont la guerre et le conflit Ghouta orientale] sentait la rose, mais empeste troubles qui sont à venir. transnational affectent l’économie d’un lieu. La maintenant la poudre à canon4 ». Quelque chose culture du rosier de Damas en Syrie et sa distri- dans ce projet rappelle aussi le déplacement des Traduit de l’anglais par Catherine Barnabé bution en Europe sont largement documentées plantes durant les expéditions coloniales, ainsi depuis le 12e siècle1. Conséquence de la guerre que la collecte et l’entretien de spécimens du civile, la fertilité des sols en Syrie s’est détério- monde entier dans des jardins botaniques osten- rée, les champs ont été abandonnés et avec cela, tatoires partout en Europe à la fin du 18e siècle et 1 — À preuve, la plante est notamment men- plusieurs cultures se sont perdues. Depuis le durant le 19e. Pensons notamment aux Jardins tionnée dans le sonnet CXXX de William début de la guerre en 2011, l’agriculture en Syrie botaniques royaux de Kew et à leur rôle signifi- Shakespeare. a décliné à un niveau presque apocalyptique2. catif dans le développement de la botanique éco- 2 — En 2015, le Centre international de Bucak se rappelle avoir lu un article publié en nomique et de l’ethnobotanique, deux domaines recherche agricole dans les zones arides a 2014, trois ans après le début de la guerre, où précurseurs du génie biologique et agricole. En évalué la sécurité alimentaire en Syrie et établi l’on affirmait que 70 % de la production du rosier fait, la plupart des roses cultivées en Europe pro- que la situation y était périlleuse, si bien qu’il de Damas avait été détruite. Elle explique : « Je viennent du rosier de Damas. a demandé à placer des échantillons de blé, d’orge et d’herbe dans la Réserve mondiale voulais aborder le sujet à ma façon, en com- Lors d’une conversation avec l’artiste, nous de semences du Svalbard afin de remplacer mençant par le sol. Comment transporte-t-on avons discuté d’une potentielle et ultime étape les semences endommagées à Alep durant quelque chose de Damas vers un autre pays au projet qui consisterait, à la fin de la guerre, à la guerre. pour tenter de l’y cultiver3 ? » Le rosier de Damas retourner les boutures en Syrie, où elles seraient 3 — Philomena Epps, « Fatma Bucak: Finding joue un rôle important dans l’économie de son replantées dans leur lieu d’origine. En traçant la the Strength to See », Elephant, 26 mars pays d’origine. Il est utilisé pour la produc- trajectoire de la fleur du Moyen-Orient jusqu’en 2018, . [Trad. libre] grandes parfumeries, comme ingrédient pour sion historique de violence, violence liée à l’hé- 4 — Maher Al Mounes, « Syria’s Famous les produits nettoyants ainsi que dans l’indus- ritage de la botanique. L’espoir émerge toutefois Damask Rose Withered by War », The Times trie alimentaire. Avant la guerre, la culture et la de son projet avec la promesse de la réconcilia- of Israel, 17 mai 2016, . [Trad. libre] une industrie de plusieurs millions de dollars. de références, Damascus Rose soulève d’impor- Faire pousser cette plante est ardu et exige un tantes questions concernant les notions com- 5 — Philomena Epps, loc. cit. [Trad. libre] travail manuel intense ; la production a donc plexes d’appartenance, de patrie, d’origine. 50 — Dossier
Esse 51 — Feature
Esse Fatma Bucak: Fatma Bucak And men turned their faces from there, vue d’installation | installation The Damask Rose view, David Winton Bell Gallery, Brown University, Providence, 2017. Photo : Jesse Banks III, permission de | courtesy of the artist, Pi Artworks, London & Alberto Peola Gallery, Turin Anaïs Castro 52 — Dossier
Esse In late 2016 and early 2017, a of migration, displacement, and war. In the past and cared for in ostentatious botanical gardens decade, she has received grants and participated across Europe in the late eighteenth century and rose garden grew out of a rec- in residencies that have allowed her to travel to through the nineteenth century. Notably, we can tangular metallic structure in contentious borders around the world, between think of the Royal Botanical Garden at Kew and Turkey and Armenia, between Turkey and Syria, its significant role in the development of econo- the middle of the David Winton between Mexico and the United States, and mic botany and ethnobotany, two precursor Bell Gallery at Brown University between Morocco and Western Sahara. As a fields of biological and agricultural engineering. dual citizen, holding passports from Turkey and In fact, most European-grown roses derive from in Providence, Rhode Island. Italy, she has the privilege of mobility, enabling the Damask rose. A year later, that same garden her to investigate this theme without restric- During a conversation I had with the artist, tions. That being said, Bucak, who was born in we discussed a potential and ultimate stage was replanted, this time in a Iskenderun, a town in southern Turkey close to of the project in which the cuttings would large pile of soil unloaded at the the Syrian border, has developed a multidiscipli- be returned to Syria, where they would be nary practice characterized by repeated daring replanted in their place of origin at the end of the Merz Foundation in Turin, Italy. acts of courage. Whether she is compromising war. In tracing the trajectory of the flower from Upon first glance, these actions her own safety by documenting the U.S.–Mexico the Middle East to Europe, there was an attempt border or risking jail time by calling out the pro- on Bucak’s part to underline a historical succes- might allude to the expression paganda and censorship of the Turkish press, sion of violence, one connected to the heritage of Land Art, a romantic refer- Bucak’s art practice is defined by poetic gestures of botany. But there is hope in her project via of transgression aimed at revealing the complex the promise of reconciliation, of homecoming. ence to the once-subversive mechanisms that hinder human freedom. And by way of its rich baggage of references, practices of Walter De Maria, In the context of Damascus Rose, Bucak exa- Damascus Rose raises important questions mines how war and transnational conflict affect related to complex notions of belonging, of Robert Smithson, and Agnes the economy of a place. The cultivation of the homeland, of origin. Denes. But behind Fatma Damask rose in Syria and its distribution in In speaking about Fatma Bucak’s Damascus Europe have been largely documented since the Rose, the English art critic Philomena Epps Bucak’s Damascus Rose (2016– twelfth century.1 As a consequence of the civil wrote, “It is not didactic, but a symbolic gesture, ongoing) is a poetic story of war in Syria, the fertility of the country’s soil has working in the gaps between the margins of the deteriorated and fields have been abandoned, political and the poetic.”5 Through a poetic act courage that recounts the tale and with this the loss of cultivation of several of transgression, Bucak demonstrates how the of a valiant gesture for survival. vegetables and crops. Since the beginning of the human experience of war is entangled with war in 2011, agriculture in Syria has declined to a environmental considerations and the social near apocalyptic level. 2 Bucak remembers read- politics of agriculture and food production. ing an article published in 2014 — three years Without diminishing the human experience At the height of the Syrian Civil War, Bucak into the war — that stated that seventy percent of migration or finger-pointing, she promotes worked with a network of anonymous collab- of the production of Damask roses had been a wider perspective on transnational conflicts orators to move young cuttings of the iconic destroyed. She explained, “I wanted to approach that offers a vital way to see through the troubled rosa damascena from the Syrian capital to New the subject in my own way, starting with the times ahead. • England, via Lebanon, Saudi Arabia, Italy, and soil. What is the process of bringing something Turkey. After a delayed arrival, only seventeen from Damascus to another country, and trying of the fifty cuttings had survived the journey. to cultivate it?”3 The Damask rose has played 1 — This is proven by multiple mentions most These botanic survivors were grafted onto an important role in the economy of its country notably in William Shakespeare’s Sonnet “host” rose plants and then replanted in a gal- of origin. It has been used in the production of CXXX. lery space tens of thousands of kilometres from essential oils adopted by high perfumery, as their motherland. an ingredient in cleaning products, and in the 2 — In 2015, the International Center for Agricultural Research in the Dry Areas eval- In writing about Bucak’s work, people have food industry. Before the war, the cultivation uated the level of food security in Syria and been quick to point out how the journey of the and processing of the Damask rose was a mul- established that the situation was perilous roses mirrors the perilous journeys of the mil- ti-million-dollar industry. But growing the plant to the extent that a request was placed to lions of migrants, by land and sea, to find safe is arduous and entails intense manual labour; the Svalbard Global Seed Vault for samples of wheat, barley, and grass to replace seeds ground on foreign land. The delays, mishand- production rapidly dropped with the outbreak damaged in Aleppo during the war. ling, and destruction of the vulnerable plants of the war, benefiting other producing regions further parallels the plight of migrants who in France, Morocco, Iran, and Turkey. 3 — Philomena Epps, “Fatma Bucak: entrusted their imperilled fortunes to the On another level, Bucak’s work also Finding the Strength to See,” Elephant, March 18, 2018, . often inhospitable foreign bureaucracy. Many place. The Damask rose was once a common interpret the project as a complicated means sight in and around Damascus and its province, 4 — Maher Al Mounes, “Syria’s famous damask of begging a simple question: can one be gracing gardens, balconies, and roadsides. It rose withered by war,” The Times of Israel, May, 17, 2016, . phoric parallels exist between the journey of Interviewed for an article titled “Syria’s Famous the plant and that of the migrant, Bucak’s work Damask Rose Withered By War” published in 5 — Epps, “Fatma Bucak.” is more than a sophisticated gimmick to draw The Times of Israel, Abu Bilal, a former owner of a attention to the fate of the migrant, which she rose oil distillery in the region that closed down has already documented with great empathy in 2011, remembers how “Douma [a town of in several other projects, including De Silencio Eastern Ghouta] used to smell of roses, but now and I Must Say A Word About Fear. Rather, her it reeks of gunpowder.” 4 There is also something project arises from a thorough examination of about this project that recalls the displacement the role and function of borders as transnational of plants during colonial expeditions and how lines via a continued engagement with themes specimens from all over the world were collected 53 — Feature
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