Faut-il enfermer les fumeurs de crack ? - La Vie des idées

La page est créée Laurent Marchand
 
CONTINUER À LIRE
Faut-il enfermer les fumeurs de
                 crack ?
                                 par Pierre Auriel

Au lieu de démanteler les lieux de trafic de crack dans la capitale, ce
qui ne fait que les déplacer, certains préconisent l’enfermement pur
et simple des consommateurs : cela reviendrait à les priver de droits
 et à les soumettre au pouvoir discrétionnaire des pouvoirs publics.

      Pour lutter contre la consommation et la vente de crack dans le Nord-Est de
Paris, les pouvoirs publics ont démantelé le camp de fortune créé par les
consommateurs à côté du jardin d’Éole, à la frontière des 18e et 19e arrondissements.
Le 24 septembre, les consommateurs ont été envoyés au nord du 19e arrondissement,
dans une zone à la frontière entre Paris, Pantin et Aubervilliers. Répétant la stratégie
employée depuis trente ans, cette mesure n’a eu pour effet que de déplacer les lieux
de consommation et d’aviver les tensions entre les habitants et les consommateurs au
sein de l’espace public. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, une nouvelle
évacuation est envisagée. Pour mettre fin à ce cycle délétère, des responsables
politiques – de droite comme de gauche – ont proposé une solution radicale :
hospitaliser sous contrainte les toxicomanes dans des centres de désintoxication
fermés afin de les sevrer. Un tel choix participerait d’une logique ancienne
d’enfermement des populations marginales – prostitués, personnes sans-domicile fixe,
consommateurs de drogue ou mendiants – en vue de pacifier l’espace public. Or, ces
politiques de privation de liberté reposent sur un traitement inégalitaire de ces
groupes, appréhendé comme des étrangers dont les droits et libertés sont soumis au
pouvoir discrétionnaire des autorités publiques.
Créer des centres de désintoxication fermés ?

        Pour justifier la privation de liberté des consommateurs de crack, les partisans
de cette mesure s’appuient sur deux arguments. D’abord, ils estiment que les
toxicomanes seraient une menace pour eux-mêmes. Il serait du devoir de la puissance
publique de les forcer à se soigner. Les consommateurs de crack ayant perdu leur libre
arbitre, il ne serait pas possible d’attendre d’eux qu’ils se soumettent volontairement
à un sevrage. Dès lors, la création de lieux d’accueil, d’aide et de soin pouvant prendre
la forme de salles de consommation à moindre risque serait inutile, voire dangereuse.
En effet, la finalité première de ces salles n’est pas le sevrage des consommateurs, mais
la réduction des risques liée à la consommation en prenant en charge les troubles
sanitaires et sociaux des consommateurs et en réduisant l’usage de drogue dans
l’espace public1. La sortie de la consommation n’est qu’une des possibilités offertes par
ces salles qui impliquent une forme de tolérance vis-à-vis de l’usage du crack.

        Ensuite, les partisans des centres de désintoxication fermés considèrent que les
consommateurs de crack troublent l’ordre public. Par conséquent, il serait nécessaire
de les éloigner de l’espace public. Cet argument a d’autant plus de poids que les
quartiers les plus touchés par ces phénomènes sont les plus pauvres de Paris 2 . Le
récent diagnostic établi par la Ville de Paris et l’Atelier parisien d’urbanisme dans le
cadre de l’élaboration du nouveau Plan local d’urbanisme pour le 19e arrondissement
indique ainsi que « près d’un habitant sur quatre (23 %) se trouve en situation de
pauvreté, soit la plus forte proportion des arrondissements parisiens (12 % en
moyenne) »3. Cette pauvreté se traduit notamment par un phénomène très prononcé
de suroccupation des habitats : « 31 % des logements comptent plus d’une personne
par pièce, soit 8 points de plus que la moyenne parisienne (plus fort taux de
suroccupation de Paris) »4. Dans cette configuration, l’espace public devient un lieu de

1 Concernant ces salles, v. Marie JAUFFRET-ROUSTIDE, « Les salles de consommation à moindre risque.
De l’épidémiologie à la politique », La Vie des Idées, 2015, https://laviedesidees.fr/Les-salles-de-
consommation-a-moindre-risque.html. Consulté le 6 octobre 2021.
2 Pour compenser ce défaut, il a été proposé de créer des structures d’accueil et de soin sur dans toutes

l’Île-de-France. V. « À Paris, il est urgent d’agir contre la situation dramatique et indigne liée au
crack », Le Monde, Paris, 29 juin 2021.
3 Synthèse du diagnostic territoriale - 19e arrondissement, Paris : Ville de Paris/Apur, 2021, p. 10. URL :

https://cdn.paris.fr/paris/2021/06/10/6a8ba4e04190f4ebf478230651ddad24.pdf.
4 Ibid.

                                                                                                          2
vie indispensable, en particulier pour les enfants très nombreux dans ce quartier5 et
actuellement exposés à des images et comportements insoutenables. Prévenir les
troubles à l’ordre public dans cet arrondissement est ainsi une mesure de justice
sociale. Les centres de désintoxication fermés permettraient de répondre à cette
exigence de justice en pacifiant l’espace public grâce à l’éloignement définitif des
consommateurs de crack.

       Si l’efficacité de ces mesures est douteuse6, elles ne seraient pas une rupture
complète avec l’histoire récente de la régulation des populations marginales. En
Europe, jusqu’au milieu des années 1970, l’enfermement était perçu comme un moyen
susceptible de permettre de lutter contre les addictions et notamment l’alcoolisme7.
Cela était si communément admis que l’article 5 de la Convention européenne des
droits de l’homme qui interdit les privations arbitraires de liberté prévoit une
exception pour la détention « d'un aliéné, d'un alcoolique, d'un toxicomane ou d'un
vagabond ». Ces méthodes, qui s’inscrivent dans le cadre plus large des politiques
d’enfermement des pauvres étudiées dans leurs variations les plus récentes par Loïc
Wacquant 8 , n’ont évidemment pas disparu bien qu’elles soient plus discrètes. Les
pouvoirs publics enferment encore fréquemment de prostitués, des personnes sans-
domicile fixe ou des mendiants dont les comportements troublent l’ordre public, afin
de policer l’espace public, de le rendre plus conforme aux exigences des habitants. La
proposition de création de centres de désintoxication fermés s’inscrit dans la lignée de
ces politiques. Or, celles-ci ont trois caractéristiques qui les rendent hautement
problématiques et que répète la proposition de création de centres de désintoxication
fermés. D’abord, ces mesures reposent le plus souvent sur un usage détourné de
procédures existantes. Ensuite, les mesures adoptées ont pour objet de gérer des
groupes, et non des individus, à qui les forces de l’ordre imputent collectivement un

5 « Alors que la part de jeunes de moins de 20 ans au sein de la population ne dépasse jamais 20 %
dans les autres arrondissements parisiens, ils sont 23 % dans le 19e, soit 4 points de plus que la
moyenne de Paris » (Ibid., p. 8).
6 D. WERB, A. KAMARULZAMAN, M.C. MEACHAM, C. RAFFUL, B. FISCHER, S.A. STRATHDEE et E. WOOD,

« The Effectiveness of Compulsory Drug Treatment: A Systematic Review », International Journal of
Drug Policy, vol. 28, 2016, p. 1-9.
7 V. par ex. Ludovic MAUGUE, « “Une conception désuète de la liberté” : lutte contre l’alcoolisme et

internement administratif des “buveurs d’habitude” dans le canton de Fribourg (1870-1970) », in
Christel GUMY, Sybille KNECHT, Ludovic MAUGUE, Noemi DISSLER et Nicole GÖNITZER (dirs.), Des lois
d’exception. Légitimation et délégitimation de l’internement administratif, Genève : Chronos Verlag ;
Éditions Aphil ; Edizioni Casagrande, 2019, p. 83-110.
8 Loïc WACQUANT, Les prisons de la misère, 2nde éd., Paris : Raison d’agir, 2015.

                                                                                                        3
risque de trouble à l’ordre public. Enfin, elles font dépendre ces groupes du pouvoir
discrétionnaire des forces de l’ordre.

              L’usage détourné de procédures existantes

       Pour priver de liberté les populations marginales, les pouvoirs publics ont
longtemps été dotés de prérogatives explicites. Ainsi, jusqu’à la réforme du Code
pénal en 1994, le vagabondage et le sans-abrisme étaient des délits9. À partir de 1955,
ces dispositions, combinés à l’article 5 de l’arrêté du 12 messidor an VIII autorisant la
détention des mendiants, ont permis à la Préfecture de police de Paris de ramasser les
vagabonds et les sans-abri pour les conduire à la Maison de Nanterre – devenue le
Centre d’hébergement et d’assistance aux personnes sans-abri.

       Dans la seconde moitié du XXe siècle, les dispositions de cet ordre ont en grande
partie disparu. Les opérations coercitives de ramassages des populations marginales
ne sont donc plus autorisées10. Dès lors, pour continuer d’enfermer ces populations,
les pouvoirs publics détournent des procédures existantes de leur finalité initiale. Par
exemple, en juin 2011, Claude Goasguen, alors député-maire du 16e arrondissement
de Paris, a interrogé le ministre de l’Intérieur sur la multiplication des personnes sans-
domicile fixe dans son arrondissement. Selon lui, elles s’installaient « sur les bouches
d'aération des métros, devant les halls d'immeubles et de manière permanente.
Désormais un certain nombre de lieux sont dotés de matelas, de cuisine »11. Pire, ces
personnes se multipliaient devant des lieux touristiques comme « le musée Guimet,
sur la place du Trocadéro, où les files d'attente de touristes s’étirent à côté de tas de
détritus voire de déjections humaines [puisque Claude Goasguen] a pu constater que
des SDF faisaient leurs besoins naturels in situ »12.

       Dans sa réponse, le ministre a commencé par relever que les pouvoirs publics
n’étaient pas entièrement libres pour lutter « contre l’occupation abusive de l’espace

9 Ce délit était en outre tombé en désuétude dans l’immédiate après-guerre. V. Julien DAMON, La
question SDF, Paris : Puf, 2021.
10 V. par exemple la réponse du Préfet de Police à une question de Claude Goasguen, maire du 16e

arrondissement (3- QOC 97-397 Question de M. Claude GOASGUEN à M. le Préfet de police
concernant la présence de S.D.F., place de Passy (16e). ) Plusieurs témoignages permettent de nuancer
cette affirmation. V. Diane ROMAN, « Les sans-abri et l’ordre public », RDSS, 2007.
11 Question écrite de Claude Goasguen au ministre de l’intérieur, de l’outre-mer, des collectivités

territoriales et de l’immigration, 7 juin 2011, J.O. p. 5971.
12 Ibid.

                                                                                                    4
public »13. La Préfecture de police « ne peut [plus] user de la contrainte publique pour
procéder à de simples évictions coercitives systématiques » 14 . Toutefois, selon le
ministre, certaines infractions ciblant essentiellement les personnes sans-domicile fixe
permettent encore aux autorités de police d’utiliser les ressources de la procédure
pénale – par exemple, conduire un individu au commissariat pour contrôler son
identité ou le placer en garde en vue – afin d’enfermer un temps les personnes sans-
domicile fixe. C’est le cas par exemple du délit de mendicité agressive introduit par la
loi de sécurité intérieure de 200315. Lorsqu’aucune infraction ne peut être caractérisée,
les personnes sans-domicile fixe sont fréquemment placées en cellule de dégrisement16.
À cela, il faut ajouter l’hospitalisation sous contrainte des personnes sans-abri
employée également par les autorités publiques pour prévenir les troubles à l’ordre
public17. Autrement dit, trois procédures permettant l’enfermement sont employées
non pas pour atteindre leur finalité initiale : lutter contre la mendicité et l’ivresse
publique ainsi que soigner des personnes atteintes de troubles psychiques, mais afin
de policer l’espace public. La disparition des délits qui permettaient de lutter
directement contre la présence de ces populations dans l’espace public a été
compensée par un usage extensif de procédures existantes.

        Ces mesures font ainsi partie de l’arsenal à la disposition des pouvoirs publics
pour réguler l’espace public et notamment pour surveiller et contrôler les
consommateurs de drogue, les prostitués, les mendiants et les personnes sans-
domicile fixe. Elles permettent aux pouvoirs publics soit de sortir définitivement ces
populations de leur marginalité, soit – et c’est le cas le plus fréquent – d’instaurer une
crainte de l’enfermement au sein de ces populations, crainte qui les pousse à éviter
l’espace public ou du moins, les espaces où elles ne sont pas tolérées.

        Gérer des groupes dangereux pour l’ordre public

        La régulation de la présence de ces populations au sein l’espace public a lieu en
procédant à un type particulier de contrôle. En effet, ces groupes marginaux sont

13 Réponse du ministre de l’intérieur, de l’outre-mer, des collectivités territoriales et de l’immigration à
Claude Goasguen, 15 mai 2012, J.O., p. 3913.
14 Réponse du ministre de l’intérieur, de l’outre-mer, des collectivités territoriales et de l’immigration à

Claude Goasguen, 15 mai 2012, J.O., p. 3913.
15 Anne-Sophie RANAIVO, Sans-domicile fixe et droit, Paris : L.G.D.J., 2020, p. 430.

16 Ibid., p. 396.

17 Ibid., p. 396 et suiv.

                                                                                                          5
surveillés et contrôlés non pas en raison d’infractions qu’ils auraient commises, mais
parce que des comportements qui troublent l’ordre public leur sont collectivement
imputés. À ce titre, ils gênent, dérangent, inquiètent. La gestion de ces populations ne
relève donc ni d’un contrôle préventif et indéterminé de toute la population ni d’une
sanction d’actes précis commis par des individus.

        Les consommateurs de crack sont un bon exemple de ce phénomène. Ils
commettent évidemment des infractions et notamment, l’usage et l’achat de crack. En
outre, plusieurs d’entre eux sont violents ou commettent des vols afin d’avoir les
moyens d’acheter des galettes de crack. Cependant, les mesures adoptées pour les
exclure de l’espace public, ou a minima pour réguler leur comportement, ne sont pas
justifiées par des infractions précises qu’ils auraient commises et qu’il serait possible
de leur imputer individuellement. En effet, les mesures d’évacuation ou
l’enfermement dans des centres de désintoxication fermés sont envisagés
indépendamment de la preuve de la commission d’infractions pénales commises par
des consommateurs individuellement identifiés. Les politiques publiques menées à
l’encontre des consommateurs de crack ne sont pas non plus déployées à destination
de toute la population. Elles les visent spécifiquement, en tant que groupes –
indépendamment des comportements individuels – dont les comportements
problématiques justifient qu’ils soient évacués de l’espace public ou, à défaut, relégués
dans des interstices invisibles.

        Cet entre-deux a des effets sur la relation qui s’établit entre la puissance
publique et ces groupes. Les individus qui constituent ces populations sont perçus
comme un groupe indistinct par les autorités publiques mettant en œuvre ces mesures,
alors même qu’il s’agit fréquemment de groupes hétérogènes18. Dans cette perspective,
les marginaux n’ont pas d’autres caractéristiques que d’être des consommateurs de
drogue, des prostitués ou des sans-domiciles fixes. Le fait qu’ils vivent dans les
quartiers qu’ils fréquentent, qu’ils ont des pathologies psychiques ou physiques qui
déterminent leur comportement, qu’ils ont des amis, une famille ou une activité
professionnelle n’est pas sans intérêt pour les autorités, mais est un aspect secondaire
du déploiement des mesures d’enfermement à leur encontre. Dans le cadre de ces
actions de police, leur relation avec les autorités publiques est exclusivement
déterminée par la nécessité de mettre fin à un trouble à l’ordre public imputé
collectivement aux groupes auxquels ils appartiennent.

18 Fabien JOBARD, « Le banni et l’ennemi. D’une technique policière de maintien de la tranquillité et de
l’ordre publics », Cultures & conflits, no 43, 2001, p. 9.

                                                                                                       6
Par exemple, en 2003, la loi de sécurité intérieure a créé le délit de racolage. Ce
délit pénalisant le « fait, par tout moyen, y compris par une attitude même passive, de
procéder publiquement au racolage d’autrui en vue de l’inciter à des relations
sexuelles en échange d’une rémunération » visait à répondre à deux objectifs. D’abord,
il s’agissait « de mettre un terme aux nuisances causées par la présence visible des
prostituées dans l’espace urbain », présence qui s’était développée depuis quelques
mois notamment à Lyon et à Paris19 . Ensuite, cette disposition devait permettre la
protection des prostitués les plus vulnérables et en particulier, celles et ceux pris dans
des réseaux transnationaux de traite d’êtres humains. L’objet de la loi impliquait donc
une approche individualisée des prostitués pour permettre la protection des plus
vulnérables. Pourtant, l’examen des pratiques policières et judiciaires montre que cette
loi a seulement permis de réguler la présence des prostitués dérangeant l’espace
public. Par le recours aux mesures d’enfermement prévues par la procédure pénale,
les autorités de police ont harcelé les prostitués afin de rendre impossible leur maintien
dans l’espace public – en se repliant sur Internet, dans des foyers de migrants ou dans
des appartements – ou de les refouler dans les quartiers historiques de la prostitution20.
Autrement dit, les prostitués n’ont pas été soumis à des mesures de privation de liberté
afin de les protéger ou de sanctionner l’infraction qu’ils auraient commise. Ils ont été
soumis à ces mesures en tant que groupe afin de faire cesser un trouble à l’ordre public.

        Dans le cadre de la lutte contre les consommateurs de crack dans le 19e
arrondissement de Paris, la logique est la même. Les déplacements successifs ou la
mise en place de centres de désintoxication fermés impliquent de ne pas appréhender
les consommateurs comme des individus ayant une histoire, un ancrage local, des
relations sociales, des sources de revenus ou un logement, éléments qui pourraient
justifier une individualisation des traitements ou des condamnations. Ils ne sont qu’un
groupe dont le comportement trouble l’ordre public et qu’il faut éloigner de l’espace
public. Ils sont alors éloignés d’un territoire qu’ils estiment pourtant être leur lieu de
vie parce qu’ils y habitent ou parce qu’ils le fréquentent depuis plusieurs mois ou
années21.

19 Lilian MATHIEU, « Invisibiliser et éloigner : quelques tendances des politiques de la prostitution »,
Regards croisés sur l’économie, vol. 15, no 2, 2014, p. 295.
20 Sur le trottoir, l’État. La police face à la prostitution, [s.l.] : [s.n.], [s.d.], p. 109.

21 JOBARD, op. cit. (note 18), p. 9.

                                                                                                           7
Le pouvoir discrétionnaire des forces de l’ordre face à leur
                        clientèle

        Cet éloignement des consommateurs de crack de leurs lieux de vie souligne
l’appartenance       des     prostitués,     des    personnes       sans-domicile       fixe    ou    des
consommateurs de crack et d’héroïne à cette catégorie singulière qu’est la « clientèle
policière ». Il s’agit des individus que la police « rencontre le plus souvent et [qu’elle
s’emploie] à maintenir sur des territoires déterminés »22. En effet, ces populations sont
perçues comme n’appartenant pas aux territoires où elles s’installent23. Elles doivent
être alors contrôlées et fixées par la police afin d’éviter les désordres dans les quartiers
où elles s’installent et de les faire refluer dans les endroits où elles sont tolérées.
Lorsque Claude Goasguen s’est emporté parce que des personnes sans-domicile fixe
se présentent dans son arrondissement, il a employé exactement ce type de
raisonnement. Alors même que les sans-abris vivent là où ils se réfugient, y compris
dans le 16e arrondissement de Paris, il les a considérés comme des étrangers. Ils
doivent donc être évacués et relégués là où ils sont tolérés. À l’inverse, pour lutter
contre les politiques d’évacuation de l’espace public, les prostituées du quartier
Belleville à Paris, réunies dans le collectif Roses d’acier, ont cherché à mettre en valeur
leur appartenance sociale à ce quartier, grâce notamment à des actions visant à les
rendre visibles comme habitantes de Belleville24. Autrement dit, elles ont cherché à
cesser d’être perçues comme étant sans racine, sans appartenance afin de ne plus
appartenir à la police.

        L’une des caractéristiques centrales de la clientèle policière est qu’elle est
soumise au pouvoir discrétionnaire des forces de l’ordre. Leurs droits et libertés ne
sont pas niés. Au contraire, certaines des mesures d’enfermement sont justifiées par la
protection de leurs droits à la santé ou de leur dignité. Mais l’État peut limiter leurs
libertés fondamentales et les détenir lorsque cela permet de préserver l’ordre dans
l’espace public. La mise en balance entre la protection des droits et liberté et la
préservation de l’intérêt général n’est pas effectuée. Aucune justification sérieuse de

22 Ibid., p. 20.
23 Fabien JOBARD, « Le gibier de police immuable ou changeant ? », Archives de politique criminelle,
vol. 32, no 1, 2010, p. 93.
24 Hélène LE BAIL, « Femmes chinoises travailleuses sexuelles à Paris. Construire sa respectabilité,

définir la violence et revendiquer son droit à la sécurité dans l’espace public », in Ya-Han CHUANG et
Anne-Christinie TREMON (dirs.), Mobilités et mobilisations chinoises en France, Paris : Terra HN Editions,
2020.

                                                                                                         8
ces mesures n’est apportée, l’intérêt général pouvant toujours fonder une décision
discrétionnaire des pouvoirs publics de réduire les droits et liberté des individus.

       L’enfermement des groupes marginaux est l’exemple plus frappant de cette
situation. En temps normal, la privation de liberté est une mesure extrêmement grave
qui ne peut être justifiée que par la volonté d’éviter une atteinte grave à un intérêt
collectif et « que lorsque d'autres mesures, moins sévères, ont été considérées et jugées
insuffisantes pour sauvegarder l'intérêt personnel ou public exigeant la détention »25.
La capacité des forces de l’État à détenir un individu est donc strictement encadrée. À
l’inverse, l’enfermement des consommateurs de drogues, des personnes sans-domicile
fixe ou des prostitués est envisagé ou mis en œuvre avec une surprenante légèreté.
Alors que la plupart d’entre eux ne menacent directement ni leur vie ni celle des autres,
leur détention est perçue comme une option raisonnable pour lutter contre des
comportements déviants qui nous choquent ou nous effraient.

       Le détournement de mesures privatives de liberté de leur finalité première
souligne également cette mainmise discrétionnaire des forces de l’ordre sur ces
populations. Par exemple, depuis la disparition du délit de racolage en 2016, d’autres
outils sont à la disposition des autorités publiques pour détenir les prostitués. Ainsi, à
Belleville, sur réquisition du procureur, la police a procédé à des contrôles et à des
vérifications de titres de séjour, ciblant les prostituées. De nombreuses prostituées
d’origine chinoise étant en situation irrégulière, ces contrôles ont abouti à des
placements en centre de rétention administrative en vue de préparer leur expulsion
vers la Chine. Ces procédures aboutirent peu dans la mesure où les obligations de
quitter le territoire sont rarement exécutées. Elles ne permirent pas de sanctionner des
infractions pénales, le délit de racolage étant aboli. Par conséquent, leur seul intérêt
d’un point de vue pratique était de permettre aux forces de l’ordre de contrôler une
présence perçue comme envahissante dans l’espace public afin de faire refluer les
prostituées vers des lieux où elles seraient invisibles 26. Une telle distorsion des finalités
de la vérification des titres de séjour révèle une liberté extraordinaire des forces de
l’ordre vis-à-vis de cette population.

25Cour EDH, 4 avril 2000, Witold Litwa c. Pologne, req. n°26629/95, pt.78.
26Hélène LE BAIL, « Les trottoirs de Belleville. Les prostituées chinoises entre répression et
revendication », La Vie des Idées, 2017 ; Hélène LE BAIL et Marylène LIEBER, « Sweeping the Streets,
Cleaning Morals: Chinese Sex Workers in Paris Claiming Their Belonging to the Cosmopolitan City »,
in Catherine LEJEUNE, Delphine PAGÈS-EL KAROUI, Camille SCHMOLL et Hélène THIOLLET (dirs.),
Migration, Urbanity and Cosmopolitanism in a Globalized World, Cham : Springer International
Publishing, 2021.

                                                                                                   9
Bien sûr, ce pouvoir discrétionnaire des autorités de police ignorant les droits
et libertés des populations marginales ne se limite pas aux mesures privatives de
liberté. Ainsi, après l’abolition du délit de racolage, une autre stratégie employée a
consisté à pénaliser certains comportements liés à l’activité prostitutionnelle grâce à
des arrêtés municipaux interdisant le stationnement de camionnette ou la présence
itinérante dans certaines rues et quartiers. La violation de ces arrêtés anti-prostitution
justifie le maintien d’un contrôle policier sur l’activité prostitutionnelle et expose les
prostitués à des amendes. Lorsque la légalité d’un arrêté de ce type établi par le maire
d’Albi a été contestée en 2018, la Cour administrative d’appel de Bordeaux n’a eu
aucune difficulté à refuser de l’annuler. Alors même que l’arrêté restreignait
manifestement la liberté d’aller et venir des prostitués, cette question ne fut même pas
étudiée par la Cour27.

       Ainsi, la proposition de créer des centres de désintoxication fermés pour lutter
contre la consommation de crack dans le Nord-Est parisien n’est pas une démarche
isolée. Elle s’inscrit dans une pratique ancienne et encore actuelle d’utilisation de la
privation de liberté pour réguler les populations marginales et pacifier l’espace public.
Cette pratique révèle une approche inégalitaire de ces groupes dont les droits ne sont
certes pas niés, mais dont le sort apparaît entièrement dépendant du pouvoir
discrétionnaire des autorités publiques et des aléas et vicissitudes des volontés
politiques et administratives. Ils sont perçus exclusivement comme des étrangers aux
quartiers qu’ils fréquentent et qu’il faut évacuer.

       Parvenir à une telle conclusion ne conduit évidemment pas à remettre en cause
la mise en place de politiques visant à réguler l’espace public. Les prostitués, les
consommateurs de drogue ou les personnes sans-domicile fixe créent des troubles
importants, que la puissance publique se doit d’empêcher y compris en mettant en
œuvre des politiques spécifiques sanitaires, sociales ou sécuritaires. Seulement, cette
régulation ne devrait pas s’opérer au détriment d’une remise en cause des principes
élémentaires d’une société fondée sur une égalité des droits et libertés des individus.

       D’autres approches sont mises en œuvre par les autorités publiques, y compris
par les forces de l’ordre, pour pacifier l’espace public. Le développement d’une prise
en charge non répressive des personnes sans-domicile fixe au tournant des années

27CAA Bordeaux, 21 juin 2018, req. n° 16BX02889, inédit au Recueil Lebon. De même, le contentieux
entourant les arrêtés anti-mendicité révèle des dynamiques similaires. V. ROMAN, op. cit. (note 10).
Encore faut-il préciser qu’un arrêt récent de la Cour européenne des droits de l’homme pourrait
modifier substantiellement la donne (CEDH, 19 janvier 2021, Lăcătuş c. Suisse, req. n° 14065/15).

                                                                                                       10
2000 en est l’exemple le plus clair. Le cœur de cette politique est la mise en place de
maraudes dont l’objet est d’établir un lien entre les personnes sans-abri et les autorités
publiques et éventuellement les orienter vers des structures où leurs besoins sociaux
et sanitaires seront pris en charge. La création de lieux d’accueil et accompagnement
des consommateurs de drogue tels que les salles de consommation à moindres risques
relèvent d’une logique similaire. De même, l’action des forces de l’ordre centrée sur la
protection des victimes du proxénétisme ou les peines d’interdiction de séjour dans
les 10e, 18e et 19e arrondissements actuellement essayés contre certains trafiquants de
crack peuvent également être des alternatives à des stratégies reposant sur
l’enfermement des populations marginales. Enfin, des mesures d’enfermement
peuvent être décidées, non pour prévenir un trouble à l’ordre public imputé
collectivement à un groupe, mais pour sanctionner des individus dont il est prouvé
qu’ils ont commis des infractions.

        Ces différentes politiques ont le mérite de traiter les prostitués, sans-abri et
consommateurs de drogues comme des individus méritant la même considération que
les autres citoyens, dont les droits ne peuvent être limités arbitrairement.

        Bien sûr, ces mesures alternatives ne sont pas parfaites, des dérives étant
toujours possibles. Des pouvoirs discrétionnaires et des relations inégalitaires peuvent
émerger également dans des institutions sociales 28 . Surtout, la création de lieux
d’accompagnement risque de maintenir les troubles à l’ordre public provoqués par ces
activités marginales, dans les quartiers les plus défavorisés. Une nouvelle inégalité
apparaît, entre les habitants de ces quartiers et le reste de la population, inégalité qui
ne peut cependant être résorbée par l’oubli des droits et libertés d’une partie d’entre
nous29.

                                                Publié dans laviedesidees.fr, le 12 octobre 2021

28 V. par exemple Patrick BRUNETEAUX, « La prise en charge nocturne des sous-prolétaires à la rue: Du
hors-droit à la profilisation humanitaire de l’urgence sociale (1980-2015) », Cultures & conflits,
no 105-106, 2017.
29 Dans le cadre de cette recherche, Pierre Auriel a reçu le soutien financier de l’Agence nationale de la

recherche sous la convention de subvention Egalibex ANR-18-CE41-0010-01.

                                                                                                        11
Vous pouvez aussi lire