Elizabeth SABISTON. Private Sphere to Public Stage from Austen to Eliot - OpenEdition ...
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
Cahiers victoriens et édouardiens 70 automne | 2009 John Henry Newman Elizabeth SABISTON. Private Sphere to Public Stage from Austen to Eliot Aldershot, Hampshire : Ashgate Publishing Limited, 2008. 214 pages, ISBN 978-0-7546-6174-0. Luc Bouvard Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/cve/4891 ISSN : 2271-6149 Éditeur Presses universitaires de la Méditerranée Édition imprimée Date de publication : 31 décembre 2009 ISSN : 0220-5610 Référence électronique Luc Bouvard, « Elizabeth SABISTON. Private Sphere to Public Stage from Austen to Eliot », Cahiers victoriens et édouardiens [En ligne], 70 automne | 2009, mis en ligne le 18 décembre 2018, consulté le 06 février 2020. URL : http://journals.openedition.org/cve/4891 Ce document a été généré automatiquement le 6 février 2020. Cahiers victoriens et édouardiens est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.
Elizabeth Sabiston. Private Sphere to Public Stage from Austen to Eliot 1 Elizabeth SABISTON. Private Sphere to Public Stage from Austen to Eliot Aldershot, Hampshire : Ashgate Publishing Limited, 2008. 214 pages, ISBN 978-0-7546-6174-0. Luc Bouvard RÉFÉRENCE Elizabeth SABISTON. Private Sphere to Public Stage from Austen to Eliot Aldershot, Hampshire : Ashgate Publishing Limited, 2008. 214 pages, ISBN 978-0-7546-6174-0 1 Cette étude se concentre sur six femmes de lettres : Jane Austen, Charlotte Brontë, Emily Brontë, George Eliot, Mrs Gaskell, Harriet Beecher Stowe. Il s’agit pour l’auteure de démontrer la relation entre l’auto-réflexivité du roman et l’émergence de la voix féminine. Le fait que ces auteures soient considérées aujourd’hui comme canoniques ne fait que souligner cette trajectoire qui débute dans la sphère privée et anonyme pour finir dans l’égalité avec les contemporains masculins. C’est, en tous cas, le projet tel qu’il est défini en introduction, qui fait office de premier chapitre. 2 Le chapitre 2, intitulé « Jane Austen’s Art of Fiction : The Hidden Manifesto in Northanger Abbey and Persuasion », aborde la fiction de Jane Austen, plus particulièrement Northanger Abbey et Persuasion. Ce chapitre est une réfutation de l’essai de Henry James sur la prétendue inconscience de l’art d’Austen. Le chapitre intitulé « The Plan of a Novel » dans Northanger Abbey s’apparente en fait à « The Art of Fiction » de James. Sabiston entame ce chapitre par une comparaison avec Charlotte Ramsay Lennox, auteure de The Female Quixote (1752), influence notoire sur la création des héroïnes austeniennes telles que Marianne Dashwood dans Sense and Sensibility, Emma Woodhouse, Catherine Morland dans Northanger Abbey et Anne Elliot dans Persuasion. L’intrigue du roman de Lennox s’inspire en partie de La Princesse de Clèves et mène tout droit au « Plan of a Novel, According to Hints from Various Quarters, » la réponse Cahiers victoriens et édouardiens, 70 automne | 2009
Elizabeth Sabiston. Private Sphere to Public Stage from Austen to Eliot 2 ironique qu’Austen adresse au Révérend Clarke, bibliothécaire du Prince Régent qui lui avait demandé d’écrire sur la maison des Saxe-Cobourg ou sur un homme d’église. L’héroïne de cette satire, qui s’inspire de The Female Quixote, est une anti-Emma pétrie de sentiments et sans esprit. L’ouvrage est aussi une satire sur le langage, tout comme Northanger Abbey. L’œuvre de Lennox annonce à bien des égards celle d’Austen. La relation qu’entretient Arabella avec son père est comparable à celle d’Emma avec le sien. Mais sa sensibilité la rapproche de Marianne Dashwood dans Sense and Sensibility. La liste des similitudes fournie par Sabiston est longue. Arabella est le premier exemple d’une héroïne provinciale pleine de ressources qui apprend qu’elle ne peut imposer son art sur la vie. Lennox ouvre la voie pour les portraits plus convaincants d’Emma Woodhouse, Catherine Morland et Anne Elliot. 3 Si Mansfield Park est un roman au panorama plus vaste qu’à l’accoutumée chez Austen (implicitement, nous sommes transportés à Londres et Antigua), ce qui implique une critique féroce des abus du patriarcat et de l’impérialisme, alors Northanger Abbey est implicitement un manifeste dans lequel Jane Austen propose un plaidoyer passionné de son art, et tout particulièrement son art en tant que pratique féminine. Dans Northanger Abbey, des prédécesseurs et des contemporains littéraires sont évoqués explicitement, ce qui fait de ce roman une mine inépuisable pour ceux qui aimeraient affirmer que, contrairement à l’opinion de Henry James, Jane Austen était une artiste qui savait exactement ce qu’elle faisait. The Female Quixote est un modèle important pour Northanger Abbey ainsi que pour Emma. Les points communs avec l’œuvre de Lennox sont nombreux, tels que le rappelle Sabiston (cf. page 15). Mais si Northanger Abbey a cet hypotexte célèbre, il est lui-même hypotexte pour Washington Square de James. Catherine Sloper, comme Catherine Morland est une anti-héroïne, conçue à l’opposé du romantisme et décrite en termes négatifs. 4 Il serait tentant de voir Anne Elliot comme une transposition plus mûre de Catherine Morland, dans la mesure où les deux romans eurent une publication posthume, se situent dans le même environnement et possèdent des héroïnes toutes deux victimes d’une tyrannie patriarcale. Mais Anne à 19 ans était une femme plus mûre que Catherine à 17 et si Catherine doit perdre ses illusions romantiques, Anne doit apprendre le romantisme lorsqu’elle est plus âgée. Surtout, les deux romans peuvent être interprétés comme des œuvres auto-réflexives sur l’art du roman. Barbara Hardy estime qu’Anne Elliot n’est pas une figure créatrice (à l’inverse d’Emma Woodhouse) et que le roman dans son ensemble va vers la vie, et non vers l’art. Dans Persuasion en fait, Austen a rédigé sa réponse aux écrivains misogynes ; elle a créé une héroïne qui reste constante et fidèle à la mémoire de Captain Frederick Wentworth même lorsque tout espoir est apparemment perdu. De quoi Austen essaie-t-elle de nous persuader ? Tout simplement qu’une femme peut écrire « contre » une tradition masculine dans laquelle les femmes sont vues soit comme des séductrices soit comme des victimes. Elle crée une héroïne qui, envers et contre tous (une famille indifférente, les carcans du rang et du genre), lutte pour son autonomie et reste fidèle à Wentworth, mais surtout à elle- même. En Anne, Sabiston voit également une Schéhérazade, qui mourra si elle n’amuse le Sultan de ses histoires et qui est donc l’artiste féminine contrainte d’affronter le danger. Par ailleurs, Anne clôt cette conversation célèbre avec Captain Harville, sur le fait que les livres donnent certes des exemples de relations entre les sexes, mais que ces livres ont tous été écrits par des hommes et elle conclut donc : « I will not allow books to prove anything. » Si ce texte est un roman d’apprentissage, c’est le héros qui doit apprendre et non l’héroïne. En définitive, Anne est une transposition de Jane Austen Cahiers victoriens et édouardiens, 70 automne | 2009
Elizabeth Sabiston. Private Sphere to Public Stage from Austen to Eliot 3 elle-même, une femme entièrement libérée qui a contribué à redéfinir la place de la femme dans la société. Anne est finalement capable d’affronter et de résoudre les thèmes du patriarcat, du danger et de la création artistique. Mais ce qui reste irrésolu, c’est sa future place en tant qu’épouse d’un officier de marine de haut rang. Ce qui est certain c’est que, tout comme Emma pouvait être nommé « l’auto-portrait d’une femme en tant qu’artiste potentielle », se représentant elle-même dans le portrait de Harriet, alors Anne Elliot est « l’auto-portrait d’une femme en tant qu’artiste », une femme mûre à la langue et l’esprit acérés, une fine observatrice qui sait rester en retrait et qui, de surcroît, peut jouer le rôle d’un juge bien informé et d’un sage conseiller. Au cours du roman, elle évolue du statut de narratrice réduite au silence à celui de fervente avocate non seulement de la constance féminine mais aussi de l’écriture féminine. Austen a redéfini le courage en termes féminins et créé une Schéhérazade courageuse et imaginative pour le XIXe siècle qui ouvre la voie pour la Jane Eyre de Charlotte Brontë. 5 Le chapitre 3, « Not Carved in Stone : Women’s Hearts and Women’s Texts in Charlotte Brontë’s Jane Eyre » se concentrera sur les héroïnes de Charlotte Brontë, Jane Eyre, mais aussi Shirley Keeldar (Shirley) et Lucy Snowe (Villette), grâce auxquelles la femme de lettres victorienne crée des œuvres à la fois visuelles et verbales et des mythologies qui réfutent les discours patriarcaux, tout en montrant l’influence qu’elle a eue sur deux hommes de lettres : Herman Melville et Léon Tolstoy. 6 Jane Eyre est en effet, à l’instar d’Emma Woodhouse une femme célibataire qui s’estime exempte du marché du mariage. Si l’une est économiquement à l’abri du besoin et donc de la nécessité de se marier, l’autre suppose son physique trop commun. Les limites de Charlotte Brontë ont été évoquées par Virginia Woolf, George Henry Lewes et Lord David Cecil. Tous trois regrettent l’emphase et les coïncidences mélodramatiques. En outre, la colère de Jane Eyre apparaît comme un problème à Woolf, Lewes et Cecil car ils y voient une projection de l’auteure et pas seulement une construction fictive dont la créatrice pourrait se distancier. Charlotte Brontë affirme que les femmes doivent être autorisées à tremper leur plume dans leur cœur afin d’inscrire leur texte non dans la pierre mais dans leur cœur afin que ceux-ci ne se changent pas en pierre. Pour cette raison, Charlotte Brontë plaît énormément aux théoriciens qui voient le corps comme le texte et inversement. Jane Eyre est l’un des premiers romans qui ne parut pas par épisodes, à l’inverse d’un Thackeray ou d’un Dickens qui pouvaient réagir au fur et à mesure de l’écriture en fonction des réactions des lecteurs. Sabiston poursuit en rappelant les corrélatifs objectifs du roman et les symboles comme la couleur rouge ou la faim. Après être revenue sur la structure du roman, Sabiston oppose deux personnages masculins, Brocklehurst et Rivers, puis rapproche Rivers et Helen Burns, de façon peu originale si le lecteur a déjà parcouru quelques ouvrages critiques. Le thème de l’indépendance est ensuite abordé. Puis Rivers est opposé à Rochester. Les deux prétendants sont ainsi contrastés en fonction de leur apparence physique et l’auteure rappelle les associations élémentaires de chacun d’eux. 7 Enfin, la conclusion est, selon la critique, ambiguë, dans la mesure où Charlotte Brontë a délibérément modifié le châtiment biblique en blessant le bras et l’œil gauches (et non droits) de Rochester. Et c’est son œil droit qui guérit en signe de clémence dans le châtiment. En outre, la première chose que Jane déclare à Rochester est la suivante : « I am come back to you » mais la seconde est « I am an independent woman now ». Jane Eyre n’utilisera pas le mariage comme ascension sociale comme la Pamela de Cahiers victoriens et édouardiens, 70 automne | 2009
Elizabeth Sabiston. Private Sphere to Public Stage from Austen to Eliot 4 Richardson ou comme Elizabeth Bennet, mais comme un choix librement consenti sans intérêt financier. En fin de compte, son héroïne écrit un livre fondé à la fois sur sa conscience et son cœur. Ce faisant, elle émerge de la sphère privée et parle à d’autres femmes par delà les générations et c’est là l’un des triomphes du livre, car la conscience créatrice de son héroïne surpasse celle de la Pamela de Richardson, tout en lui étant quelque peu redevable, intégrant le personnel et l’universel. La dernière partie du chapitre 3 est dédiée à deux œuvres que Sabiston estime avoir été influencées par Jane Eyre. Billy Budd (1891) de Herman Melville et Happy Ever After (1859) de Leon Tolstoy. En effet, pour contrer l’opinion de Lewes et de Cecil selon laquelle la vision de Brontë serait trop féminine, Sabiston avance que l’œuvre posthume d’Herman Melville place au centre de son récit un certain Captain Edward Fairfax Vere, de toute évidence s’inspirant du héros brontéen. Que Melville ait lu Jane Eyre semble ne faire aucun doute, comme l’atteste la référence au gothique féminin digne de Mrs Radcliffe. La longue nouvelle Happy Ever After de Tolstoy est le seul texte de l’auteur écrit par une narratrice. Le récit en est partagé en deux instances narratrices féminines, l’héroïne et sa gouvernante, mais le récit de cette dernière est presque non existant. Quoi qu’il en soit, pour Sabiston, les deux personnages évoquent Jane Eyre. Certaines scènes évoquent l’œuvre de Charlotte Brontë : celle de la rencontre entre les deux personnages romantiques rappelle la rencontre entre Jane et Rochester ; le sens de la description de Tolstoy évoque la scène de la nuit de la St Jean dans l’œuvre de Brontë. Mais la suite du texte de Tolstoy s’éloigne sensiblement de Jane Eyre, dans la mesure où l’on a un désenchantement du couple qui n’est pas de mise chez Brontë. 8 Le chapitre 4, « Cathy’s Book : The Ghost-Text in Emily Brontë’s Wuthering Heights », affirme qu’il y a plus de deux fantômes dans le roman d’Emily et que le livre dans lequel la jeune Cathy Earnshaw inscrit sa révolte passionnelle sans restriction est la véritable histoire de Wuthering Heights sur laquelle les récits de Lockwood et Nelly Dean se contentent de faire l’exégèse. Les critiques adorent le livre depuis presque toujours sans que leurs exégèses aient épuisé l’œuvre. Afin de concentrer son attention sur Catherine Earnshaw en tant qu’artiste potentielle, Sabiston encadre son analyse en examinant le rôle du lieu et du décor ainsi que les deux narrations de Lockwood et Nelly. Après un détour par Absalom, Absalom ! de Faulkner qui partage certains points avec Wuthering Heights, notamment dans le personnage de Thomas Sutpen par rapport à celui de Heathcliff, elle commence son analyse par le système de mise en abyme de la technique narrative (cf. le schéma désormais célèbre de Dorothy Van Ghent), avec Lockwood en narrateur extradiégétique et Nelly comme narrateur second ou intradiégétique. Lockwood est le narrateur le plus facile à analyser tandis que le rôle de Nelly est plus complexe, les critiques s’étant attelé à la rude tâche de définir la part de responsabilité qu’elle a dans les événements qu’elle relate. On peut la considérer comme l’un des premiers narrateurs non fiables de l’histoire de la littérature occidentale. Puis Sabiston aborde « Cathy’s book » c’est-à-dire le microcosme de Wuthering Heights ; en effet le texte fantôme du roman n’est que l’un des récits qui viennent s’ajouter aux narrations externes et internes, Lockwood et Nelly Dean. Sabiston s’attarde sur le rebord de la fenêtre qui constitue pour Cathy un support d’écriture. Tout comme Jane Eyre emprunte à l’imagerie de Bewick’s British Birds et de Gulliver’s Travels, Cathy s’approprie la Bible en affirmant qu’il s’agit de son livre qu’elle entreprend de réécrire, là où la place le lui permet: dans les marges. Cathy semble en fait avoir créé une sorte de palimpseste qui est l’une des façons de lire l’œuvre d’Emily Brontë. Ajoutons à cela, les suppléments fournis par Heathcliff et Isabella. Elle conclut Cahiers victoriens et édouardiens, 70 automne | 2009
Elizabeth Sabiston. Private Sphere to Public Stage from Austen to Eliot 5 le chapitre par quelques phrases sur le patriarcat et l’art. Ainsi, dit-elle, un livre commence et achève le roman, tous deux au défi des structures patriarcales : l’un est écrit par la première Cathy ; le second utilisé pour l’enseignement de Hareton par la seconde Cathy, un schéma comparable dans une certaine mesure à celui de Jane Eyre qui commence par une héroïne lectrice (Bewick, Johnson et Swift) et finit par une femme écrivain. Les fantômes de Wuthering Heights sont animés et libérés par le verbe littéraire, un verbe qui semble venir de l’au-delà de la tombe de Catherine Earnshaw et de sa créatrice Emily Brontë. Nous dirons que ce chapitre est le moins convaincant de l’ouvrage de Sabiston. 9 Le chapitre 5, « The Iron of Slavery in Her Heart: The Literary Relationship of Elizabeth Gaskell and Harriet Beecher Stowe » examine deux femmes de lettres qui utilisent leurs textes comme des instruments d’activisme social. Les deux femmes écrivains furent longtemps négligées par la critique et cette négligence provient à la fois de perspectives historiques différentes et de tendances critiques tout aussi différentes. Mais les critiques réévaluent Gaskell et commencent également à réévaluer Stowe. L’ouvrage d’Edgar Wright: Mrs. Gaskell : A Reassessment (1965) était un précurseur de ce regain d’intérêt pour Gaskell poursuivi aujourd’hui par Patsy Stoneman dont le livre de 1987 place Gaskell en rapport avec des approches critiques aussi variées que le Marxisme des années 1950 ou que la critique féministe actuelle. Ellen Moers souligne l’importance d’une tradition féminine en littérature, et mentionne des liens importants entre Gaskell et Stowe : non seulement, à l’inverse des autres femmes du corpus, elles étaient toutes deux mères mais elles se connaissaient et correspondaient, offrant l’exemple passionnant d’un réseau littéraire féminin. Sabiston souligne un grand nombre de parallèles biographiques : les deux se sont tournées vers la littérature à la suite de la perte d’un fils adoré. Elles se rencontrèrent lors du voyage en Europe de Stowe. Mais surtout, personne ne semble avoir noté la remarquable similitude de structure narrative entre le roman anti-esclavagiste de Harriet Beecher Stowe de 1852, Uncle Tom’s Cabin et le roman industriel de Gaskell de 1848, Mary Barton. Plus particulièrement, Sabiston détecte des échos entre l’intrigue liant Eliza à George Harris et celle liant Mary Barton à Jem Wilson. Stowe remarqua certaines analogies (aujourd’hui considérées comme fausses) entre les conditions des esclaves américains et celles des ouvriers britanniques. Les limites de cette analogie ne l’ont pas effleurée. De nombreux critiques ont noté que, de tous les romanciers victoriens, elle vivait au plus près du monde qu’elle décrivait, contrairement à Dickens, qui tendait à traiter la classe ouvrière de façon exagérément sentimentale. Là où Gaskell est défaillante selon les critiques actuels c’est dans son manque de sympathie à l’égard des syndicats. Tout comme Stowe, on la qualifie volontiers de « middle-class ». Par ailleurs, Gaskell et Stowe voient les employés et les employeurs, les esclaves et les maîtres si liés les uns aux autres par des intérêts communs qu’il serait pure folie de commettre des actes de violence les uns contre les autres. 10 Pour la femme esclave, la virginité était encore plus en danger que pour l’ouvrière victorienne. Mais peut-être le plus grand fléau de l’esclavage était la séparation des familles qui ne pouvait être rendue acceptable aux blancs que par la réification des noirs, représentés par l’un des sous-titres initialement imaginé puis finalement écarté par Harriet Beecher Stowe : « The Man That Was a Thing ». Les vocations des fiancés de Mary et d’Eliza complètent les parallèles d’intrigue. L’un est un ingénieur dans une firme internationale (Jem Wilson) ; l’autre (George Harris) est un self-made man dont l’invention serait l’équivalent de la fameuse cotton-gin de Whitney. La reconstruction de Cahiers victoriens et édouardiens, 70 automne | 2009
Elizabeth Sabiston. Private Sphere to Public Stage from Austen to Eliot 6 la famille élargie, séparée par la Révolution industrielle ou par l’esclavage, est encore un thème central dans les deux romans. Les coïncidences dignes d’un Dickens et d’une Charlotte Brontë sont reconduites chez Stowe. Mais Gaskell rappelle constamment la curiosité intellectuelle de la classe ouvrière, donnant les exemples de l’esprit d’invention de Jem et le passe-temps scientifique de Job. George et Eliza Harris peuvent échapper à la Fugitive Slave Law grâce à l’ Underground Railroad qui les emmène au Canada. Chez Gaskell, même si certains critiques ont vu dans le voyage pour le Canada, une fuite wordsworthienne quelque peu irréaliste, la fin est malgré tout réaliste dans la mesure où la romancière se concentre sciemment sur la grande période d’émigration britannique vers le Nouveau Monde, vu comme une terre promise pour les classes laborieuses. 11 Pour finir, Sabiston rappelle qu’Arthur Schlesinger, Jr., considère Uncle Tom’s Cabin « a great repository of history » et les romans de Gaskell présentent un panorama clairvoyant de la période victorienne, sa politique, son économie et sa religion. Aucun des deux romans ne saurait résister à une analyse structuraliste serrée et certains déconstructionnistes pourraient suggérer que le réalisme des deux textes représente une tentative pour faire la propagande d’une idéologie bourgeoise. Mais d’autres déconstructionnistes et Edward Saïd reviennent à la notion de référent. Le prêche de Stowe peut appartenir au vœu pieux mais elle entend laisser au lecteur le soin de compléter l’action. Elle en appelle à nos consciences tout comme Carson dans le roman de Gaskell. Gaskell et Stowe insistent sur le fait que les liens (quasi-) familiaux sont les moyens essentiels de soulager la souffrance humaine. En étendant leur compassion à la race humaine dans son ensemble et en la considérant comme une famille, les deux auteurs sont des « féministes maternelles » dont les solutions aux problèmes du système industriel et de l’esclavage sont de nouvelles versions de la famille élargie. 12 Enfin, le chapitre 6, « George Eliot’s Daniel Deronda : ‘A Daniel Come to Judgment’ » se concentre sur la relation complexe entre Deronda et Gwendolen Harleth. Si l’héroïne putative est réduite au silence, Deronda semble quant à lui être un héros androgyne déguisé en homme de loi. Ce chapitre est le plus riche en notes de bas de page, témoignage d’un travail fourni sur l’œuvre. Un parallèle avec le film Kadosh (Le Rite) (1999) d’Amos Gitaï entame l’analyse où l’on perçoit que la situation des femmes juives du quartier juif orthodoxe de Jerusalem comporte des similitudes avec la situation des femmes à l’ère victorienne. 13 George Eliot fut critiqué par F.R. Leavis pour sa naïveté concernant le Sionisme dans Daniel Deronda. Elle problématise la situation des femmes dans la religion juive en juxtaposant le portrait de Mirah, la femme soumise idéale qui est en outre une cantatrice professionnelle à la voix fine seulement jusqu’à son mariage, et celui de l’Alcharisi, la Princesse Leonora Halm-Eberstein, la mère de Daniel Deronda, à la voix forte et au talent comparable lui permettant d’assouvir son ambition personnelle. Pour Sabiston, la clé de l’unité de Daniel Deronda, qui est une thématique féministe judéo- chrétienne, se trouve dans une allusion cachée au Merchant of Venice. Si le Daniel de la pièce de Shakespeare est une femme (Portia), est-il possible qu’Eliot ait eu l’intention de présenter le héros Daniel Deronda de façon féminine ? Là est la question posée par Sabiston. Il est évident que c’est Deronda, et non Gwendolen, qui possède l’imagination et la vision des héroïnes antérieures d’Eliot, telles que Dinah Morris, Maggie Tulliver, et Dorothea Brooke, qui sont toutes animées par un rêve utopique. Cahiers victoriens et édouardiens, 70 automne | 2009
Elizabeth Sabiston. Private Sphere to Public Stage from Austen to Eliot 7 14 À l’instar d’autres critiques du roman comme Henry James, Leavis semble trouver que la résolution « heureuse » du sort de Deronda manque de réalisme psychologique ou de conviction. En fait, nous devons considérer Deronda et Gwendolen ensemble comme deux alter-egos, le Yin et le Yang d’un même dilemme. Après avoir tenté d’attribuer à ses héroïnes des actions décisives puis les avoir réduites au silence en fin de compte, dans son dernier roman, Eliot revient à donner le rôle d’agent à un homme qui, cependant, est vu dès le départ dans une situation féminine, c’est-à-dire une situation d’impuissance. En fait, pour Sabiston, Deronda n’est pas seulement la conception féminine de l’homme idéal, mais plutôt celle d’un homme féminin, androgyne, non pas sexuellement, mais intellectuellement et émotionnellement. La majeure partie du texte est dédiée au personnage de Gwendolen Harleth, mais son destin doit être comparé à celui des autres femmes de l’intrigue : Mirah une chanteuse mineure au talent majeur pour l’amour ; l’Alcharisi, un talent majeur avec peu de talent pour l’amour ; Gwendolen, l’amateur talentueuse sans discipline ou entrainement ; enfin les femmes littéraires : Mrs. Arrowpoint et sa fille Catherine ainsi que les artistes de la famille Meyrick. Il est impossible ici de rendre les longs développements que Sabiston consacre à Gwendolen, tous pertinents et faisant le bilan de la recherche actuelle sur ce personnage. L’absence d’un père qu’elle puisse admirer et la mauvaise éducation prodiguée par sa mère qui en fait une enfant gâtée caractérisent essentiellement le personnage. Si Deronda est attentionné et sensible, Gwendolen montre des tendances à la violence. Comme Dorothea dans Middlemarch, elle est réputée pour ses talents d’écuyère, ce qui implique un désir (tout masculin ?) de contrôler. Elle excelle également au tir à l’arc. Elle est comparée à Mary Reine d’Ecosse et à Macbeth. Lorsqu’elle est courtisée par Grandcourt, elle agite nerveusement son fouet et se lance dans la diatribe féministe bien connue : « We women can’t go in search of adventures — to find out the North-West Passage or the source of the Nile, or to hunt tigers in the East. We must stay where we grow, or where the gardeners like to transplant us. We are brought up like the flowers, to look as pretty as we can, and be dull without complaining. That is my notion about the plants ; they are often bored, and that is the reason why some often have got poisonous. » Gwendolen est souvent accusée de n’être pas féminine, non pas en raison de sa violence mais parce qu’elle semble frigide, manquant d’intérêt pour Mr. Middleton ou Rex Gascoigne, révulsée par Grandcourt, attirée seulement par l’inaccessible Deronda. Mais il serait surprenant de voir une romancière passionnée comme Eliot accepter ce stéréotype masculin de la frigidité féminine. En fait, elle montre que Gwendolen est prête à aimer passionnément l’homme qu’elle a choisi lorsque le moment est venu. Si le modèle pour Deronda est la Portia de Shakespeare, celui de Gwendolen est la Donna Pia, la Pia de’ Tolomei, dans le Purgatoire de Dante. Comparée à la version dantesque, la version que donne Eliot de Madonna Pia est plus ironique que tragique, dans la mesure où elle implique que son emprisonnement et sa mort puissent être une bénédiction déguisée, puisqu’elle la soulage de la compagnie de son mari. Ainsi, à la fin du roman l’un des personnages principaux est mort, un autre est à la recherche d’une vie idéale et le troisième est condamné à une mort vivante, en quête d’elle ne sait quoi. Contrairement à la fin de Middlemarch, dans lequel Eliot nous assure de l’influence de Dorothea sur sa ville, la fin de Daniel Deronda nous présente une héroïne dont la conscience a certes été affinée et rendue plus subtile à travers son épreuve par l’eau, mais qui n’a offert aucun espoir convaincant d’un accomplissement personnel même partiel dans son monde restreint. Cahiers victoriens et édouardiens, 70 automne | 2009
Elizabeth Sabiston. Private Sphere to Public Stage from Austen to Eliot 8 15 Pour finir, Eliot a choisi de concentrer son attention sur une religion qui consacre deux livres à des noms de femmes : Esther et Ruth. Esther sauve son peuple en épousant le Roi Ahasuerus, mais elle supplante la première épouse Vashti, qui avait refusé de parader comme une prostituée devant les invités de son mari. Si Eliot ne mentionne pas Vashti, un autre personnage biblique figure dans l’œuvre : Hagar l’exilée, mère d’Ishmael par Abraham, rejetée par Sarah, la première épouse, qui finit par tomber enceinte (d’Isaac). Deronda a beaucoup de compassion pour les Hagar du roman, notamment pour Mrs. Lydia Glasher, l’ex-maîtresse de Grandcourt. Implicitement, les sympathies d’Eliot vont aux Hagar et aux Vashti plus qu’aux Esther et aux Ruth. Et si Gwendolen, Mrs. Glasher, et l’Alcharisi sont des Vashti ou des Hagar, et Mirah une Esther ou une Ruth, qu’advient-il du Sionisme comme alternative utopique à la stase victorienne ? Les femmes de lettres et leurs héroïnes passent de la sphère privée à la scène publique. Ce progrès apparent s’accompagne d’une rage, d’une violence et d’une folie féminines et il est souvent accompli par les Hagar et les Vashti. 16 La conclusion étudie les ramifications et l’impact de ces romancières et leurs héroïnes sur les romans du XXe et XXIe siècles. En effet, Sabiston est frappée par le côté intemporel des auteurs qu’elle a analysés qui lui semblent à plusieurs égards prophétiques. Elaine Showalter a prouvé que les romancières n’étaient pas réduites au silence entre la période de George Eliot et celle de Virginia Woolf mais qu’en revanche, elles écrivaient des fictions où les personnages féminins se vengeaient de leur mari ou abandonnaient leurs enfants. Aujourd’hui le flambeau est repris par les femmes postmodernes des minorités ethniques, telles que la Reba de Toni Morrison dans Song of Solomon, la mère marocaine de La Civilisation Ma Mère de Driss Chraïbi ou encore la Zitouna de Retour à Thyna de Hédi Bouraoui. 17 Une bibliographie étoffée et un index fort utile viennent compléter l’ouvrage d’Elizabeth Sabiston. Cahiers victoriens et édouardiens, 70 automne | 2009
Vous pouvez aussi lire