L'ACTUALITÉ DE CHRISTOPHER LASCH - Renaud Beauchard - Revue Des Deux Mondes

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Renaud Beauchard
        L’ACTUALITÉ DE
        CHRISTOPHER LASCH
        › Propos recueillis par Laurent Ottavi

     Renaud Beauchard est professeur de droit associé à l’American University
     Washington College of Law. Dans Christopher Lasch : un populisme vertueux
     (Michalon, 2018), il présente la pensée de l’historien américain, dont le
     célèbre ouvrage La Révolte des élites et la trahison de la démocratie, écrit
     en 1994, (traduit en français, Flammarion, 2007) fut une analyse remarquée
     de la transformation de la société américaine et de l’abandon des classes
     populaires. Sa pensée a influencé nombre d’intellectuels occidentaux.
     Renaud Beauchard en rappelle l’envergure et l’actualité.

     «              Revue des Deux Mondes – Des penseurs comme Emmanuel
                    Todd et Jean-Claude Michéa ont fait connaître en France la
                    pensée de Christopher Lasch. Quelle a été l’importance de
                    son œuvre aux États-Unis ?

         Renaud Beauchard Si on en juge par son influence directe et
     consciente sur la politique américaine et le débat public, à vrai dire,
     elle se résume à pas grand-chose. Certes, Christopher Lasch avait, un
     temps, au moment de la parution de La Culture du narcissisme, un

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peuple contre élites. histoire d’une france brisée

vrai best-seller, eu une certaine résonance jusqu’à la Maison-Blanche,
puisque Jimmy Carter s’en était (mal) inspiré, avec des conséquences
électorales désastreuses. Mais, hormis cet épisode et son utilisation
scandaleusement sélective par quelques idéologues proches du Parti
républicain comme Steve Bannon, la pensée de Lasch ne résonne qu’à
la marge des institutions qui façonnent l’opinion américaine, qu’il
s’agisse de la politique, des médias ou de l’université. Et il ne peut en
être autrement, puisque Lasch est un penseur d’une Amérique jeffer-
sonienne, c’est-à-dire l’idée d’une démocratie de petits propriétaires
et de citoyens aptes à fonder des communautés autogouvernées. Or
cette vision est un complet anathème dans les milieux qui ont la main-
mise sur les leviers du pouvoir et de l’opinion. Même le mouvement
du socialisme démocratique qui s’est organisé autour de la campagne
des primaires de Bernie Sanders en 2016, et qui n’est au fond qu’une
façon de remettre au goût du jour, dans des conditions radicalement
différentes, la social-­démocratie des New Deal, Fair Deal, New Fron-
tier, Great Society, n’a cure de quelqu’un qui a été un des plus grands
contempteurs de la social-démocratie de Franklin Roosevelt, Harry
Truman, John Fitzgerald Kennedy et Lyndon B. Johnson en même
temps que du conservatisme de mouvement et du néoconservatisme.
    En revanche, on peut entendre un écho plus ou moins lointain
de la voix de Lasch dans la société américaine. Dans le domaine du
journalisme et de la pensée tout d’abord, on retrouve des intona-
tions très laschiennes chez des personnalités atypiques comme Tho-
mas Frank, le fondateur et rédacteur en chef de la revue The Baffler et
l’auteur de Pourquoi les pauvres votent à droite et de Pourquoi les riches
votent à gauche. Et surtout, si l’on s’écarte des quartiers d’affaires et
des banlieues gentrifiées où s’agglutinent la classe des « anywhere »,
pour reprendre l’expression de l’économiste britannique David Good-
hart, et souvent même dans les endroits les plus improbables (shop-
ping malls désertés par les enseignes préférées de l’élite managériale,
bars de quartier, petites villes coupées de l’économie mondialisée), on
peut s’apercevoir que subsistent des formes de sociabilité et des mœurs
démocratiques rappelant celles qui avaient tant impressionné Alexis de
Tocqueville, et que Lasch, par sa personne et son œuvre, personnifie

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     de façon admirable. Des formes de sociabilité organisées autour d’un
     idéal plus exigeant de la vie bonne que la consommation universelle
     et la liberté de tout choisir en même temps promises par les élites ou,
     pour paraphraser Michel Clouscard, d’un monde où tout est permis
     mais où rien n’est possible.

        Revue des Deux Mondes – En quoi Christopher Lasch est-il toujours
        d’actualité ?

         Renaud Beauchard De l’atmosphère de maccarthysme féministe
     en laquelle dégénère le mouvement MeToo (1) au transhumanisme, du
     survivalisme des milliardaires de la Silicon Valley à la vindicte appro-
     batrice aux dimensions orwelliennes qui s’est abattue sur les campus
     américains en passant par le faux sujet des fake news et le vrai sujet de
     la propagande de masse, les analyses de Lasch résonnent puissamment
     près de vingt-cinq ans après sa disparition.
         Mais c’est à propos des « gilets jaunes » que je souhaiterais mon-
     trer comment les analyses de Lasch sont pertinentes bien au-delà des
     États-Unis. Malgré le caractère éclaté du mouvement et de ses reven-
     dications, il est en fait assez lisible si on fait l’effort de l’analyser autre-
     ment que selon la grille de lecture technocratique de la collection de
     doléances ou du catalogue de mesures techniques. En effet, selon les
     termes mêmes de l’appel de Commercy, lancé par les « gilets jaunes »
     en décembre 2018, nous sommes en présence d’un « mouvement
     généralisé contre [un] système » qui, comme Christopher Lasch l’avait
     relevé dans La Révolte des élites à propos des États-Unis, a peu à peu
     détruit toutes les institutions où les citoyens se retrouvaient en égaux
     et où les élites en sécession deviennent de moins en moins légitimes à
     mesure qu’elles se sont affranchies des contraintes de la vie en commu-
     nauté et des devoirs envers celle-ci.
         Dans des pages que l’on croirait écrites pour caractériser la France
     à l’heure de Macron, Lasch explique en effet que la société ouverte
     a conduit paradoxalement à une sécession des élites. En effet, avec
     l’intensification de la concurrence, les élites se sont repliées – ce qui est

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tout de même un comble pour des gens qui n’ont que le mot « ouver-
ture » à la bouche – dans des communautés de succès. Dans celles-
ci, situées aux États-Unis le long des côtes Est et Ouest et en France
dans les centres des métropoles, elles se sont mises à cultiver une sorte
d’esprit de clocher très caractéristique fait de codes culturels, d’un lan-
gage impénétrable, d’un culte du corps et de la santé parfaite et d’une
utopie technologique. L’élite des méritants, ainsi qu’elle se voit, n’a
pas tant recherché à imposer ses valeurs à la majorité (qu’elle juge
incorrigiblement raciste, sexiste, provinciale, xénophobe, homophobe
et même maintenant transphobe) qu’à la rendre passive et dépendante
afin de mieux la placer devant le fait accompli d’institutions dans les-
quelles est actée la base des inégalités entre, d’un côté, les possesseurs
d’un savoir technique pour savoir « gérer » la société et les affaires
complexes d’un monde interdépendant, et de l’autre les assujettis à
ce savoir.
    En plus d’avoir parfaitement décrit la nouvelle classe dirigeante,
le génie de Lasch est d’avoir su distinguer qu’elle n’est que l’aboutis-
sement grotesque et dégénéré d’une évolution sociologique entamée
bien plus tôt. Lasch en identifie la naissance au moment où l’Amé-
rique, du fait des mutations du système capitaliste et de la généralisa-
tion du salariat au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, a troqué
l’idéal d’une société sans classes pour la méritocratie, c’est-à-dire un
système reposant sur la maîtrise du savoir désormais devenu le mono-
pole d’une « minorité civilisée ». Dans le dénouement de ce drame, la
social-démocratie a joué un grand rôle en réduisant l’idée de démo-
cratie à une question de redistribution et non plus de participation.
    La démocratie, réduite à un bref moment dans un isoloir tous les
quatre ou cinq ans, a conduit à une complète redéfinition des institu-
tions, empêchant toute vie commune. L’éducation, déjà bien éloignée
de la finalité initiale de l’école communale jeffersonienne de former
des citoyens aptes à fonder et maintenir des communautés autogou-
vernées, s’est transformée peu à peu en instrument d’adaptation aux
évolutions du capitalisme de sa forme industrielle jusqu’à sa forme
cognitive et transgressive à l’heure de la Silicon Valley. Elle a pour
but, presque dès le berceau, d’assurer la production de la personnalité

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     narcissique nécessaire au capitalisme contemporain et d’inculquer que
     la servilité est le seul moyen de survivre dans un monde qui défie la
     compréhension humaine. Le journalisme a cessé d’être un encourage-
     ment au débat public pour se cantonner à un rôle de fourniture d’in-
     formations fiables aux experts, la crédibilité remplaçant la recherche
     de la vérité comme critère d’évaluation du réel. La langue parlée sur
     la place publique, réduite elle-même à des cercles d’experts qui soli-
     loquent entre eux, le cas échéant devant des caméras, a dégénéré en
     une novlangue abstraite et technique dont la complexité est suppo-
     sée témoigner du désintéressement scientifique de celui qui la manie.
     La politique s’est dégradée en administration et en un spectacle dans
     lequel des pseudo-évènements constamment renouvelés par les médias
     se sont substitués aux évènements réels. Loin de rendre le gouverne-
     ment plus efficace et plus rationnel, ce spectacle permanent a fini par
     donner naissance à « une atmosphère d’irréalité qui s’insinue partout
     et finit par brouiller l’esprit des dirigeants eux-mêmes ». La loi et la
     justice sont devenues des outils de contrôle comportemental contri-
     buant à promouvoir la dépendance comme mode de vie.
         C’est au fond un miracle et un espoir que, malgré le traitement de
     cheval administré depuis l’entre-deux-guerres aux États-Unis et plus
     récemment en France pour transformer des citoyens en consomma-
     teurs obéissants et dépendants, il demeure en France et par le monde
     des subjectivités encore capables de se regrouper et se constituer en
     peuple. Au fond, et c’est tout le sens de l’idée de la révolte des élites
     développée par Lasch, ce sont les élites qui ont pris les attributs d’une
     foule qui ne parvient plus à s’exprimer que sous forme de slogans et de
     mesurettes ineptes et insipides.

        Revue des Deux Mondes – Narcisse est, selon Christopher Lasch, le
        type de personnalité dominante aujourd’hui. Mais qui est Narcisse ?

        Renaud Beauchard Narcisse est en effet un peu tout le monde à des
     degrés divers. Personne ne peut prétendre en être totalement exempté
     puisque c’est la structure dominante de personnalité produite par la

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transformation du capitalisme, « de sa forme paternaliste et familiale
en système gestionnaire, tentaculaire et bureaucratique qui contrôle
pratiquement tout ». Comme l’enfant en bas âge qui découvre la sépa-
ration entre lui et le monde qui l’environne est un temps tenté de se
réfugier dans le fantasme de l’omnipotence, c’est-à-dire de prêter à
ses parents le pouvoir de satisfaire tous ses désirs ou de s’imaginer
dans un état de symbiose avec la mère, l’individu contemporain est
sommé d’adopter des formes d’adaptation narcissiques à un monde
qui défie sa compréhension (2). Celles-ci prennent la forme du senti-
ment solipsiste d’omnipotence, de l’illusion du contrôle de la nature
par le progrès illimité de la technologie prométhéenne jusqu’à nous
transformer tous en des ordonnateurs de machines. Ou bien de la
symbiose régressive, c’est-à-dire le rêve de fusion avec la nature carac-
téristique du gnosticisme New Age. D’ailleurs, le capitalisme trans-
gressif de la Silicon Valley procède dans une large part d’une fusion
des deux avec à la fois la récupération de la « critique artiste » de la
technique des années soixante-dix au service de la conquête spatiale et
des voyages intersidéraux (typiquement Elon Musk) et l’indistinction
totale (le projet d’une humanité androgyne culminant dans le cyborg
des cyber-féministes, d’une sexualité complètement détachée de la
reproduction, ou encore la recherche de l’immortalité par la fusion
entre l’homme et la machine des transhumanistes).
    Il faut bien se garder d’analyser le narcissisme comme une affir-
mation du moi. Le moi narcissique est au contraire un moi minimal,
« de plus en plus vidé de tout contenu, qui est venu à définir ses buts
dans la vie dans les termes les plus restrictifs possible, en termes de
survie pure et simple, de survie quotidienne ». Narcisse est avant tout
quelqu’un qui est dépendant jusque dans les actes les plus courants
de l’existence (manger, jouer, cuisiner, se soigner, etc.) du savoir des
experts et de procédures techniques normées, comme le bilan global
de santé. Celui-ci n’est en effet bien souvent que le prélude à ce qu’un
individu en bonne santé absorbe des statines, des antidépresseurs
et autres procédés altérant son équilibre physiologique et son psy-
chisme afin de le transformer en un malade chronique dépendant de
la techno­logie de la santé publique et de l’industrie pharmaceutique.

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     Il est un être qui vit en quelque sorte dans un monde qui lui interdit
     la connaissance empirique. En conclusion, il est un être aliéné, car
     dépossédé de ses sens.
         La conséquence la plus problématique de l’apparition de ce type
     de personnalité réside dans le déclin du surmoi entraîné par la déva-
     lorisation des figures traditionnelles de l’autorité et son remplacement
     par une forme de surmoi archaïque et sévère qui n’est plus tempéré par
     des figures de parents, de la famille élargie ou du quartier auxquelles
     l’individu peut s’identifier. Dans un monde sans adulte, l’expert et
     l’État deviennent les seules figures d’autorité tandis que le marché de
     la consommation se réserve la part belle de l’amour. De façon encore
     plus dérangeante, la disparition du surmoi convoque une violence
     autrefois enfermée dans des rituels, comme le montrent fréquemment
     les tueries de masses dans les écoles ou sur les lieux publics.

        Revue des Deux Mondes – Une question est centrale dans son œuvre,
        celle qu’il formule lui-même ainsi : « Comment se fait-il que des gens
        sérieux continuent à croire au progrès alors que les évidences les plus
        massives auraient dû, une fois pour toutes, les conduire à abandon-
        ner cette idée ? » Quelle est la réponse de Lasch ?

         Renaud Beauchard Le progrès est en effet le moyen par lequel la
     rationalité abstraite du capitalisme vient envahir tous les aspects de
     notre existence et nous transformer en êtres incapables de connais-
     sance empirique. Selon Lasch, l’idée de progrès implique deux com-
     posantes indissociables. D’un côté il postule la levée de la condamna-
     tion morale de l’insatiabilité des désirs humains en tant que garantie
     de l’émancipation des liens de dépendance étroits des communautés
     familiales, claniques, villageoises ou de quartier qui corsetaient ces
     désirs. De l’autre cette émancipation des formes d’autorité tradition-
     nelle s’est trouvée accompagnée de la création d’un marché universel
     de marchandises censé garantir le développement d’un progrès techni­
     que sans horizon temporel limité et l’accès de tous à un éventail de
     choix jadis réservé aux privilégiés. Mais, par une ruse de la raison, loin

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d’aboutir à un raffinement sans cesse croissant des goûts et des plaisirs,
les effets de ce marché universel furent au contraire un rétrécissement
de l’imaginaire émancipateur et une dépendance accrue envers l’appa-
reil de propagande publicitaire des grandes entreprises pour générer
sans cesse un renouvellement de goûts, de plaisirs et de sensations
préfabriqués. En conclusion, le progrès a produit une catastrophe
anthropologique en sécrétant un type de personnalité, le Narcisse,
être à la mentalité servile et foncièrement dépendant du marché de la
consommation. En somme, le progrès fait de nous des êtres incapables
d’autonomie.

   Revue des Deux Mondes – Le terme « populisme » est devenu péjo-
   ratif. Or la lecture de Christopher Lasch nous rappelle que ce terme
   a une histoire et un contenu. Quel est le sens du « populisme ver-
   tueux » de Christopher Lasch ?

    Renaud Beauchard Le populisme vertueux, c’est d’abord l’idée de
penser que le mieux n’est pas nécessairement le grand. Au contraire,
le populisme vertueux implique de repenser les formes d’organisation
humaine sur une petite échelle, ce qui n’empêche pas un véritable
fédéralisme à la Pierre-Joseph Proudhon ou Hannah Arendt, c’est-à-
dire, selon les termes de cette dernière, un pouvoir constitué de « corps
civils et politiques » qui, soutenus par la seule force des promesses
mutuelles, sont assez puissants pour « instituer, établir et promul-
guer » toutes les « lois et instruments de gouvernements nécessaires ».
    Pour essayer de se représenter ce populisme vertueux, c’est l’œuvre
cinématographique d’un Autre américain, Frank Capra, qui se reven-
diquait aussi d’une tradition populiste, que je voudrais convoquer,
et notamment son plus grand chef-d’œuvre, le merveilleux La vie
est belle. Le personnage principal, George Bailey, incarné par James
Stewart, est un jeune homme idéaliste qui doit renoncer à son rêve
de déracinement – il envisageait de devenir un architecte construi-
sant des gratte-ciel dans les métropoles du monde – pour prendre la
succession de son père à la tête de la petite banque locale mutualiste,

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     c’est-à-dire pour devenir banquier. Il veut mettre fin à ses jours mais
     son ange gardien le sauve du suicide le soir de Noël et, afin de lui faire
     définitivement renoncer à ses idées funestes, il lui donne à voir ce que
     serait l’existence de sa communauté s’il n’était jamais né. Bailey se
     retrouve ainsi propulsé dans sa petite ville, Bedford Falls, mais celle-ci
     a été rebaptisée Pottersville, du nom du capitaliste local et ennemi juré
     de la famille Bailey. À Pottersville, il n’y a que des bars et des maisons
     closes et la police est omniprésente. Le lotissement rempli de maisons
     coquettes construites grâce aux fonds prêtés par la banque de Bailey
     n’existe plus et à son emplacement se trouve un cimetière.
         Cette formidable allégorie illustre à merveille qu’il ne faut pas
     grand-chose pour que le monde se défasse. Dans le cas de Bedford
     Falls, l’absence d’un personnage qui exerce au sens noble du terme
     le métier de banquier, et non pas celui de chargé de clientèle d’une
     institution financière mondialisée dans laquelle toutes les décisions
     sont prises à des milliers de kilomètres, suffit à l’effondrement de toute
     une communauté. L’effet recherché par Capra, comme par Lasch dans
     sa redécouverte d’une Amérique fondée sur la petite propriété indi-
     viduelle des moyens de production, n’est pas celui d’entretenir une
     nostalgie dans le registre de la pastorale pour un type de communauté
     disparue. Il est de nous convaincre, comme Philippe Muray l’a très
     joliment écrit, de suivre l’exemple de Lasch et de prendre « le parti de
     la vie » « [a]u moment où presque tout le monde applaud[it] avec les
     loups à [son] étranglement général ».
     1. Au sens littéral du terme, comme le révèle l’action en diffamation du journaliste Stephen Elliott concer-
     nant la liste des « Shitty Media Men », rassemblant des noms de journalistes et d’hommes d’influence
     dans les médias accusés de comportements déviants allant de la drague au viol. La circulation de cette
     liste dans le milieu des médias a eu pour effet de provoquer la mort sociale de ceux dont les noms figu-
     raient dessus.
     2. Pour s’en convaincre, je recommande l’écoute de la série d’été « Narcisse, accusé non coupable »
     de Fabrice Midal qui affirme, sans la moindre ironie, que « Devenir narcissique est aujourd’hui une
     urgence ! » et prodigue des conseils aux thérapeutes pour « narcissiser quelqu’un ».
     Https://www.franceculture.fr/emissions/narcisse-accuse-juge-non-coupable.

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