L'" ENTRÉE SOLENNELLE " DANS LES FONDEMENTS MÉMORIELS DE L'ÉCRITURE CHEZ SONY LABOU TANSI1

 
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L’« ENTRÉE SOLENNELLE » DANS LES FONDEMENTS MÉMORIELS
              DE L’ÉCRITURE CHEZ SONY LABOU TANSI1

            Eugène NSHIMIYIMANA, The University of Western Ontario

D’entrée…

        Par quelle nécessité recourir à l’entrée solennelle pour lire Sony Labou
Tansi ? Pourquoi, en d’autres termes, réduire tout un genre au dépouillement d’un
motif qui fournirait désormais un paradigme d’approche des œuvres où, à première
vue, le genre phagocyté est de seconde zone et sans impact décisif apparent sur le
cours de l’acte narratif ? Rien ne nous permet pourtant d’envisager logiquement la
présence de l’entrée chez Sony comme pur ornement narratif : apparaissant dans le
contexte du contact pouvoir/peuple, l’entrée sonienne, sans pour autant être un
calque parfait de l’entrée royale telle que l’histoire la découvre, possède un contenu
sémiotique assez particulier qui permet d’évaluer la représentation du pouvoir dans
un contexte où le monologue étatique fait loi.

        Dans l’ensemble, les entrées royales font émerger une zone de frottement
entre l’événement historique et les contenus puisés à des univers aussi variés que le

1
  Né Marcel Ntsoni dans l’actuel Congo-Kinshasa, Sony Labou Tansi est l’une des figures
imposantes de la littérature du Congo-Brazzaville qui l’adopte dès son jeune âge. Son œuvre
romanesque est le lieu de lecture des excentricités des pouvoirs africains post-indépendance. Elle
montre tout le ridicule de la gestion des sociétés dans ces pays où seul l’arbitraire règne en maître
absolu et le chef de l’État (le « guide providentiel ») en monarque avorté.
134

contexte socioculturel français, l’héritage chrétien et la mythologie gréco-romaine,
conviant le tout au grand rendez-vous entre le faste, le sacré et le divin. Quand Sony
s’empare de l’entrée, en garde-t-il le parcours, les formes et les contenus, les objets
et la symbolique? Dans la zone de rencontre Sony/entrées royales, l’intertextualité
permet-elle de conclure à un parallélisme, à un rapprochement, à un écart ou à un
détournement? Ce questionnement nous amènera à voir dans l’entrée chez Sony la
représentation, à travers ce qu’il conviendrait d’appeler des « objets de mémoire»,
du grotesque des leaders africains, ainsi que de la violence, de l’horreur et de
l’incertitude qui sont désormais le lot quotidien des populations soumises à
l’arbitraire et à la fantaisie du pouvoir.

        La récupération de l’entrée par Sony, quoiqu’elle fasse écho à la cérémonie
historiquement connue, ne conserve que peu d’éléments du protocole qui la régit
(procession, parade, figure centrale de l’autorité et périphérie populaire). L’auteur la
subvertit tout en lui conférant un aspect « repère » qui en fait la commémoration
anticipée d’un événement qui s’inscrit dans l’histoire lors même qu’elle s’effectue.
Elle apparaît comme un point de rupture qui permet une mise en rapport de deux
époques pour fonder l’espoir et anticiper la déception. L’événement devient ainsi
une suite d’« objets de mémoire » dont l’écriture s’empare pour en être à la fois un
espace de conservation et un espace de lecture extensive.

        Pour étayer notre hypothèse, nous entendons brièvement revisiter les entrées
royales pour n’en retenir que les éléments qui nous permettent de saisir sa fonction
dans la fiction sonienne. L’examen du parcours allégorico-mémoriel de l’entrée pour
redéfinir la chronique s’impose alors comme une double inscription de l’événement
dans la mémoire, existante et en devenir. L’entrée sonienne quant à elle sera vue
comme le lieu d’une polyphonie/cacophonie où les motifs intertextuels se heurtent
constamment contre un renversement carnavalesque, le faste cédant la place au
135

grotesque, le sacré au profane; mais aussi comme l’espace où la symbolique
profonde de l’entrée canonique se trouve prise en charge par une série d’objets
sémiotiques qui peuvent être doublement interprétés : ou bien ils se transforment en
objets de mémoire, ou bien la symbolique qui les anime donne lieu à des objets de
mémoire2. Il faut entendre par « objets de mémoire » les points de nouage qui
déterminent la présence dans l’absence d’un fait que le temps aurait pu emporter,
ces points servant de support matériel ou discursif à la mémoire.

De l’entrée royale : un parcours allégorico-mémoriel

         Si les entrées royales n’ont pas la même physionomie à travers le temps et
l’espace, si elles varient d’une région à l’autre et selon l’importance de la ville
visitée, il demeure que l’entrée est d’abord un acte politique posé par le roi pour
affermir son autorité en vue de la cohésion de l’État, mais elle est aussi « l’occasion
d’un dialogue entre un roi plus proche et des sujets moins passifs3 ». Mais cela n’est
pas tout, si l’on en croit Daniel Vaillancourt et Marie-France Wagner :

         Objet diversifié, événement et monument, prise de parole ritualisée et espace
         livresque, architecture éphémère qui s’inscrivent dans la pierre des villes,
         condensation rhétorique et codification emblématique, l’entrée solennelle est tout
         cela, de telle sorte qu’il paraisse difficile d’en faire l’économie et de la réduire dans
                                                     4
         l’enclos d’un genre aisément identifiable .

Une « cartographie complexe », disent les auteurs, où viennent en effet se
superposer à la dimension politique des contenus culturels, architecturaux, religieux

2
  Dans cette étude, nous nous pencherons principalement sur        L’état honteux (1983), qui illustre
notamment une procession grotesque vers le pouvoir. Quelques incursions ailleurs seront nécessaires
pour rendre compte de phénomènes aussi variés qu’une visite officielle fantomatique (La vie et
demie, 1979) et l’illusion d’une entrée messianique (Les yeux du volcan, 1988).
3
  Bernard Guenée et Françoise Lehoux, Les entrées royales françaises de 1328 à 1515 , Paris, CNRS,
1968, p. 24.
4
  Daniel Vaillancourt et Marie-France Wagner, « Avant-propos », XVIIe siècle, 212, 3, 2001, p. 379.
136

et laïques, artistiques et littéraires. L’entrée est un palimpseste dont l’envergure est à
l’image de l’événement, un phénomène interdiscursif à grande échelle.

         Au-delà de l’intention politique de l’entrée, c’est son aspect cérémoniel
— où le spectacle, la fête et le culte se conjuguent pour faire du monarque une
figure hors pair — qui retient l’attention. Au XVIIe siècle, par exemple, c’est à
travers des représentations allégoriques que la mise en scène place le roi aux côtés
des héros légendaires ou au panthéon des dieux mythologiques : il n’est donc pas
rare de le voir représenté sous l’aspect d’un Jupiter ou d’un Hercule5. « Mystique du
Prince ou du héros6 », l’entrée royale constitue un espace sacré où se célèbre un
culte royal : espace d’humilité et d’adoration, espace de serments et de prières aussi.
De ce culte, fondé sur la rencontre du païen et du chrétien, sort l’image d’un roi fort
et pieux. Espace sacré donc, mais espace hétérotopique aussi dans lequel la ville
change de physionomie : « [e]lle est déjà dans cet ailleurs de la représentation7 » où
le roi et le peuple se rencontrent dans une réalité mythologique.

         À partir de ces observations, une conclusion s’impose : cérémonie grandiose,
somptuaire et sacrée, l’entrée est un vaste espace de séduction par la mémoire et
pour la mémoire :

         Grand Roy dedans nos cœurs vostre nom glorieux
         Est gravé pour jamais en lettres couronnees,
         Nous y portons vos Lys armes du Ciel donnees,
                                              8
         Crians vive le Roy Louys victorieux .

5
  Christian Biet, « Les monstres aux pieds d’Hercule. Ambiguïtés et enjeux des entrées royales ou
l’encomiastique peut-elle casser des briques? », XVIIe siècle, 212, 3, 2001.
6                                                                                     e
  Antoinette Huon, « Le thème du prince dans les entrées parisiennes au XVI             siècle », dans Jean
Jacquot (éd.), Les fêtes de la Renaissance, Paris, CNRS, 1956, p. 21.
7
  Daniel Vaillancourt, « La ville des entrées royales : entre transfiguration et défiguration »,        XVIIe
siècle, 212, 3, 2001, p. 494.
8
  La Joyeuse Entrée du Roy en sa ville de Troyes, capitale de la province de Champagne. Le jeudy
vingt cinquiesme jour de janvier, 1629. A Troyes, De l’Imprimerie de Jean Jacquard, ruë de la
Corderie, pres le Jeu de Paume. M.DC.XXIX, dans Marie-France Wagner et Daniel Vaillancourt
137

Mais une séduction érotisée, si l’on en croit la même entrée :

        […] s’estant renduë sur le bord dudit Chariot [Marie de la Ferté] fit une troisiesme
        reverence, s’agenoüillant humblement, & avec une fort bonne grace ayant la face
        riante, & tenant le cœur cy dessus designé, envisageant d’un doux regard sa
        Majesté, advancée à la portiere de son Carrosse, prononça avec une modeste
        asseurance ce quatrain.

                         Sire, la fleur des Rois & le cœur de la France
                         Ce cœur qui ferme un Lys que de cœur vous offrons,
                         […]
                         C’est le cœur de nos cœurs & rien ne respirons
                         Que les Lys & l’honneur de vostre obeissance.

        Sa Majesté print un grand plaisir à son action, loüa sa beauté & sa bonne grace, &
        luy dist en prenant le cœur : Ma petite Mignonne je vous remercie, vous avez bien
             9
        faict .

Si tous les efforts conjugués par les populations visent à attirer les faveurs du roi, il
est néanmoins nécessaire de lui construire une mémoire symbolique glorieuse par le
truchement de la mythologie, ainsi qu’en témoigne cette lamentation de Neptune
devant Louis XIII :

        Contre Jupiter j’osais soulever les flots français.
        Aussitôt il m’entoura de ses chaînes.
        Il ne sert de rien à la nuque rebelle de secouer le joug.
        Le châtiment atteint aussi les dieux vaincus10.

Ou encore de fonder son mérite sur les échecs de ses prédécesseurs :

        Henry qui sans effect assiegea la Rochelle,
        Eut pour un vain travail le Sceptre Polonois,
        Grand Louis qui l’avez reduicte soubs vos Loix
                                                    11
        Vous serez Empereur le Ciel vous y appelle .

(éds), Le Roi dans la ville. Anthologie des entrées royales dans les villes françaises de province
(1615-1660), Paris, Champion, 2001, p. 111.
9
  Ibid., p. 113.
10
   Ibid., p. 86.
138

            Acte politique, cérémonie, espace sacré et hétérotopique, espace de
séduction, mais espace narratif aussi : l’entrée est tout cela et plus encore. Comme
espace narratif, l’entrée est un ensemble de micro-récits ancrés dans des
temporalités diverses12, qu’elle soit vue comme parcours ou comme relation.
Comme parcours, elle est un récit allégorico-mémoriel où l’image du roi se retrouve
renforcée par l’histoire événementielle qui le précède, où la figure royale et les
personnages mythologiques fusionnent pour raconter les hauts faits du roi e t
l’histoire à venir. Comme relation, l’entrée, du point de vue narratif et discursif,
agence plusieurs types de récit de valeurs diverses :
       -    un récit antérieur au futur du passé qui anticipe l’événement en en expliquant
            les objets; ce faisant, il l’inscrit dans la mémoire avant même qu’il n’ait lieu;
       -    un récit postérieur (temps de la narration comme, entre autres, l’imparfait et
            le passé simple) racontant l’événement rétrospectivement comme un
            reportage différé, ce qui en fait une sorte de chronique ou de témoignage, «
            espace d’une parole qui s’éloigne de l’événement en le transcrivant13 ».
Ce double aspect structural fait de l’entrée un récit itératif. Du point de vue
discursif, l’entrée est aussi :
       -    un récit sur l’époque qui en dévoile les aspirations politiques et artistiques,
            ce qui lui confère une valeur documentaire;
       -    un récit sur la face cachée sous le faste et la pompe : la violence, par
            exemple, qui lui est sous-jacente.
Ce sont là certains des traits de l’entrée solennelle qui nous permettent d’aborder
l’entrée chez Sony comme le lieu d’une polyphonie différente, comme un parcours
vibrant de symbolisme pour montrer ouvertes les gangrènes de l’histoire africaine
post-indépendance.

11
     Ibid., p. 112.
12
     D. Vaillancourt, op. cit., p. 492-493.
139

De l’entrée sonienne : un reportage cacophonique

            Événement ou espace, l’entrée solennelle est toujours un phénomène
spectaculaire, à la fois visuel et verbal. Visuel par son faste et ses couleurs, ainsi que
par la représentation pléthorique qui lui sert de support. Verbal par l’abondance des
«harangues» où s’effectue le dialogue entre le roi et ses sujets. C’est ce dernier
aspect qui retient notre attention car l’entrée sonienne est non seulement un espace
narratif, mais elle est aussi un espace discursif, un espace paradoxal où le
monologue et la cacophonie s’affrontent pour faire basculer les valeurs éthiques qui
régissent les normes comportementales et communicationnelles.

            Dans L’état honteux (roman de l’entrée par excellence14), l’entrée permet
d’évaluer non seulement les rapports entre protagonistes, mais encore la totale
corruption des valeurs de la communication en général, et de la communication
littéraire en particulier. Car Sony ramène à la surface le bruit enfoui sous la
tapisserie de l’ordre des entrées royales pour faire du guide providentiel le siège de
la parole ultime, la mesure du dicible et de l’indicible, et tout cela sur un mode
dégradé. Et c’est par le biais de l’ironie que le narrateur ouvre un espace de
jugement axiologique en se soumettant à l’objectivité de son reportage qui énonce
les faits sans avoir l’air de les dénoncer, semblant marteler sans cesse « à bon
entendeur…! » Mais c’est surtout en se laissant violenter par le discours
mégalomaniaque et monstrueux du guide qui ne cesse de faire intrusion dans son
récit sans aucun respect pour l’éthique communicationnelle. Ainsi, l’absence de
frontière entre le discours direct et le discours indirect marque combien le roman est
riche en dissonances.

13
     M.-F. Wagner et D. Vaillancourt, op. cit., p. 19.
140

        Roman du bruit, roman du désordre donc, L’état honteux codifie à travers
l’entrée du guide dans la capitale — et du lecteur dans la fiction — l’impossibilité
du dialogue avec le pouvoir et, surtout, la violence du monologue qui ne cesse
d’interrompre la narration :

         Nous le conduisîmes au milieu des chants, des salves de canons, des vivats et des
         cris; lui chantait l’hymne national, assis sur le dos de Moupourtanka son cheval
         blanc. Parce que le blanc est le symbole de la franchise, il était franc comme nous
         allons le voir mes frères et chers compatriotes. Derrière lui galopait fièrement
         Oupaka national mon frère, même père pas même mère, sur le même cheval que
                                                                           15
         maman qui risque de tomber si vous la laissez seule sur cette bête .

L’instabilité de l’instance énonciatrice mime le bruit qui accueille le guide dans la
capitale, ce bruit où ovations, coups de canons, haros et huées se confondent dans
une clameur assourdissante, cafouillis qui préfigure la suite du dialogue entre le
pouvoir et le peuple. Et c’est essentiellement par une dissonance de fond que le
guide signe son entrée dans la capitale, exerçant une justice qui tranche nettement
avec les usages, surtout dans de telles circonstances :

         Nous arrivâmes au cœur de la ville par la nationale quinze […]. Chez Delpanso les
         gens dansaient, il voulut ces danses qui ne ressemblent pas à celles des gens de ma
         tribu. Mais le colonel Vasconi Moundiata s’approcha de la piste; il tonna comme
         une arme à feu : «Arrêtez vos conneries, vous ne voyez pas que c’est le président?»
         Le colonel Vasconi Moundiata se fâcha et se mit à distribuer les coups de pieds aux
         danseurs, cinq tirailleurs vinrent à son aide qui donnaient de grands coups de crosse
         au hasard dans la mêlée. Nous vîmes alors son front de père de la nation se fermer.
         Il fit un signe à Calvanso national. Calvanso dirigea son cheval vers le cheval blanc
         et se mit à écouter : « Fusillez-moi ces cons, ils dérangent le peuple. » Nous
         applaudîmes fort : pour la première fois qu’un président faisait une chose pareille
                                                                   16
         au vrai nom du peuple. Nous marchâmes sur les cadavres .

14
   L’action commence au moment de l’entrée du guide Martilimi Lopez dans la capitale de son pays
et se termine avec son départ. C’est une entrée qui aura duré quarante ans !
15
   Sony Labou Tansi, L’état honteux, Paris, Seuil, 1988, p. 7.
16
   Ibid., p. 8-9.
141

Mais où sont parties la grâce et la bienveillance d’antan? Aux fontaines d’eau et de
vin qui accueillaient le roi dans sa ville, le guide a préféré le sang. Et la même
hystérie garde l’emprise sur la masse fantomatique de ce peuple dont la jubilante
physionomie ne peut que tenir lieu de masque.

        La cacophonie du reportage est rendue possible, et plus encore inévitable par
le retour au degré zéro du langage. Ce n’est plus tant les intrusions du discours
« providentiel » qui inquiètent que le mélange de registres, l’absence de différence
entre ce qui est permis par le langage et ce qui ne l’est pas, entre ce qui est autorisé
par la bienséance et ce qui ne l’est pas :

         …[I]l fit signe à Calvanso d’approcher, il lui prit les épaules, lui donna deux tapes
         amicales : tu seras mon bras droit, tu seras le bras droit de Maman Nationale puis il
         baissa un peu la voix pour lui demander si tu ne peux pas ah ma mère c’est dur la
         vie d’un célibataire : j’ai soif, cherche-moi une putain.
         - Attention à la presse monsieur le Président.
         - Tant pis pour elle, moi j’ai soif. Pas une gamine. Parce que les gamines ont du sel
                          17
         dans les jambes .

Cela n’a pas manqué d’inquiéter la critique, au point que Jacques Chevrier s’indigne
à propos de L’état honteux :

         Je trouve que son dernier roman donne fâcheusement dans le genre «pipi-caca pour
         adultes avertis!» Tout au long de ces cent cinquante sept pages qui composent
         L’état honteux ce ne sont en effet que défécations, fornications, assorties, il est vrai
         de viols, tortures et autres sévices qui viennent heureusement pimenter un récit dont
                                                                                18
         la dominance scatologique finit à la longue par engendrer [...] l’ennui .

Un point aura peut-être échappé à son attention : l’objectivité journalistique dont
s’inspire le roman suppose la fidélité aux faits : la citation et la description

17
  Ibid., p. 11.
18
  Cité dans János Riesz, « From L’état sauvage to L’état honteux », Research in African Literatures ,
31, 3, 2000, p. 126.
142

— ailleurs on penserait à l’enregistrement audio-visuel ou à la photo — ne peuvent
que servir de support à l’art du portrait.

           Cacophonie, confusion, contradiction : l’entrée dans L’état honteux est
placée sous le signe d’un trouble du langage, la palilalie, cette répétition involontaire
d'un ou de plusieurs mots, comme pour traduire le chaos où la rectitude et la fluidité
de la solennité se perdent dans le cahotement d’un langage spasmodique.
Cacophonie où les voix de la peur et de l’angoisse se font entendre en même temps
que celles de la terreur et de la paranoïa qui donnent sa forme à l’arbitraire et aux
excès de tous genres. L’entrée est un univers langagier où la quête de l’harmonie est
impensable. Une seule voix s’élève au-dessus d’un bourdonnement désespéré pour
prononcer les verdicts les plus inattendus : « Mon colonel les tirailleurs ont violé ma
fille. » « Hélas, nous ne pouvons rien : dans tous les pays du monde les tirailleurs
sont là pour foutre le con. Qu’elle se lave et qu’elle oublie. C’est la seule solution19
». Cynisme digne du dernier des magistrats. Comment dès lors penser le temps si
tout porte à croire que « l’âge d’or n’est pas pour demain20 » ?

Un parcours symbolique

           Évidemment, si l’on prend toujours en compte la valeur testimoniale de cette
écriture journalistique traversée de bout en bout par l’ironie, la palilalie ne sera que
l’un des multiples objets sémiotiques qui favorisent une symbolique particulière où
vient prendre ancrage une mémoire injonctive (N’oublions jamais) : discours de la
haine et de la division qui révèle ce pouvoir bègue sans autre projet politique que le
ventre et le bas-ventre.

19
     Sony Labou Tansi, op. cit., p. 70.
20
     Titre français du roman d’Ayi Kwei Armah, The Beautiful Ones Are Not Yet Born, 1968.
143

            La palilalie, emblème du pouvoir, caricature la parole étatique : elle est une
parole convulsive qui s’exerce dans la douleur de la constipation verbale. Silence,
on bégaie! Et gare à qui la contrarie puisqu’on le fait « taire pour les siècles des
siècles21 ». Le discours du président assassine. Violence, la palilalie est aussi viol :
viol de la tradition qui veut que le chef soit désigné en fonction entre autres de sa
maîtrise de la parole. Viol et violence par le langage, silence en contrepartie, tels
sont, à travers la palilalie, les premiers objets de mémoire que Sony déploie à travers
la relation de l’entrée du guide dans sa capitale, entrée qui résume en quelque sorte
la prise de pouvoir des dictatures qui se sont succédé sur la scène politique africaine.

            Avec la palilalie, la hernie forme le duo directeur de la politique du guide, le
siège de l’autorité politique et morale, le lieu de la pensée et du sentiment. Il s’avère
en effet que cette excroissance ombilicale jouissait d’un statut particulier dans le
Congo précolonial : seul celui doté d’une hernie pouvait être désigné chef du
village. Tout en conservant son acception traditionnelle de signe distinctif du chef,
Sony fait de la hernie le symbole de l’excroissance du pouvoir, tout comme celui du
sexe d’ailleurs, présenté comme l’organe du pouvoir. C’est d’ailleurs par la hernie
que Martilimi Lopez signe son premier décret dans L’état honteux : «…[M]es frères
et chers compatriotes c’est la décision de ma hernie : la patrie sera carrée22 ».
Entendons aussi « la partie sera carrée ». Comme son homologue, la palilalie, la
hernie renferme la violence et surtout l’absence de honte, pourtant la honte est
promue au rang d’emblème national. L’entrée du guide devient ainsi une prise en
otage morale du peuple par un pouvoir dévergondé, un siège militaire et moral à
grande échelle : au guide les hommes et les femmes à Vauban.

21
     Sony Labou Tansi, op. cit., p. 27.
22
     Ibid., p. 10.
144

         Poussant ainsi la représentation de l’organe du pouvoir à ses limites les plus
grotesques, Sony Labou Tansi ramène à la surface une représentation du pouvoir
cachée aux XVIe et XVIIe siècles. Car une entrée royale, à travers la symbolique de
la rectitude de la rue (littéralisation de la verge), pourrait bien se lire comme la
représentation d’un sujet (le roi) qui pénètre un objet (la ville) à travers une
procession « phallustique ». C’est donc ce surcroît que Sony nous laisse voir, et ce
n’est pas sans raison que Martilimi Lopez réfère à Louis XIV23 et au personnage
historique Vauban pour justifier son comportement : « Tu dois connaître Louis XIV,
Tu dois connaître Vauban24, eh bien ils ont eu une maîtresse à tous les coins de leur
sexe25 ». Il faudrait voir dans le personnage du roman qui se nomme Vauban, ce
Portugais responsable de la sécurité personnelle du guide, la représentation du
néocolonialisme, pensée sous le même mode de la violence que la prise du pouvoir
par les dictateurs, généralement protégés par les anciennes puissances coloniales que
Sony qualifie de « puissances qui fournissent les guides ».

         Si L’état honteux exhume le soubassement violent de l’entrée solennelle
envisagée du point de vue politique, c’est dans Les yeux du volcan que l’auteur nous
en expose l’aspect religieux, préférant cette fois reprendre le motif de l’entrée du
Christ dans Jérusalem tout en l’habillant des traits des entrées papales : le colosse
« était arrivé sur un cheval, suivi d’une foule qui chantait ses louanges. » Puis, arrivé
à l’endroit où il devait camper, il avait craché trois fois en signe de bénédiction
avant de « bais[er] la terre » quatre fois. Les motifs bibliques sont déjà présents dans
L’état honteux où l’auteur nous présente le tableau corrompu du Christ et des deux
larrons : à la gauche du guide, Carvanso, à sa droite, le mauvais larron, Vauban, et

23
   Il est bien établi pourtant qu’à l’époque de Louis XIV, les entrées royales tombent en désuétude.
C’est là une référence qui montre une pratique aussi vieille que, peut-être, la monarchie.
24
   Maréchal français (Sébastien Le Preste, maréchal de Vauban, 1633-1707), ingénieur militaire au
service de Louis XIV de 1653 à sa mort. Théoricien de la fortification et spécialiste de la « conduite
des sièges ». (www.vauban.asso.fr/vauban.htm)
25
   Sony Labou Tansi, op. cit., p. 41.
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derrière, sa mère et son frère. Ce renversement permet à l’auteur, dans les deux
romans, la désacralisation de la figure messianique. La célébration eucharistique,
entre le guide et le peuple dans L’état honteux, entre le prophète et le peuple dans
Les yeux du volcan, est impossible puisque le lieu d’une sublimation (l’entrée) est
devenu celui d’une chute. Le colosse ne sera venu que pour se perdre dans les bras
de la petite Lydie Argandov, comme le guide pour la célébration de sa hernie. Dans
La vie et demie, la communion est encore rendue impossible à cause de la nécessité
de posséder la carte du parti, qui est la médiation du rapport entre le pouvoir et le
peuple. Elle est opérationnelle en fonction discriminatoire quand il s’agit d’une
altérité à exclure, bonne pour la prison ou le cimetière. Telle est la logique derrière
le bain de sang ou les arrestations massives qui précèdent l’entrée du guide
providentiel dans sa capitale.

       Si l’on compare l’entrée sonienne et l’entrée royale, on se rend vite compte
que Sony procède à une sorte d’animation des tableaux des entrées royales.
Comment en effet comprendre ce corps colossal et monstrueux du guide sinon
comme la personnification de l’hydre qui traverse les allégories des entrées royales?
Seulement, les termes changent : le souverain n’entre plus pour terrasser le monstre;
il est le monstre même, l’horreur incarnée. Par conséquent, on ne s’étonne point que
Sony l’entoure de signifiants scatologiques pour en souligner la souillure morale et
l’impossibilité de quelque projet politique. L’écriture de l’entrée prend ainsi les
allures d’une « célébration de l’horreur », une commémoration de la violence
fondatrice des dictatures « phallocratiques », l’inscription dans l’histoire d’un
événement qui se déroule en laissant derrière lui des marques sanguinolentes.

Droits de reproduction et de diffusion réservés @ L’Université Concordia et l’auteur
                                         2003
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