L'Europe et les politiques actives de l'emploi - Entre précarité et technocratie Mireille Bruyère

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L'Europe et les politiques actives de l'emploi - Entre précarité et technocratie Mireille Bruyère
L’Europe et les politiques
actives de l’emploi
Entre précarité et technocratie

   Mireille Bruyère
   Février 2013

                                  www.atterres.org
La réponse des gouvernements européens à la crise européenne actuelle n’est qu’une
fuite en avant portée par les logiques qui nous ont conduits dans l’impasse. Pour
répondre à la crise, la Commission européenne exhorte les pays à engager des
réformes du marché du travail. Pourtant, l’Europe n’a pas de compétences directes en
matière d’emploi. Nous verrons comment ont évolué les relations entre les politiques
de l’emploi et l’Europe. En particulier, l’évolution de l’analyse du chômage qui irrigue
les orientations de l’Europe et sa conception de la modernisation de la protection
sociale. Pour la Commission, une protection sociale « moderne » doit outiller les
individus afin qu’ils puissent accéder au marché et en particulier au marché du travail.
C’est le sens des politiques actives de l’emploi et plus généralement des politiques
sociales. Il s’agit d’une définition bien particulière des politiques sociales. L’adjectif «
social » s’applique à tout instrument permettant l’accès rapide au marché du travail. Il
s’oppose à la définition du sens commun issu de l’expérience social-démocrate qui lui
attribue une fonction de satisfaction d’une série de besoins sociaux et de redistribution.
Dans cette note, nous montrons que sous l’illusion d’une cohabitation entre la
concurrence sur le marché unique et les politiques sociales et d’emploi se cache une
réelle soumission du     premier sur le deuxième terme. Dans cette opposition, le rôle
social des politiques de l’emploi est de plus en plus réduit à sa portion congrue. Ces
politiques sont pensées comme des instruments d’une plus grande concurrence entre
travailleurs. Elles insistent de plus en plus sur la flexibilité de l’emploi et des salaires.
Cette tendance s’accélère en temps de crise. La réforme du marché du travail devient
la   promesse    d’une    plus   forte   croissance,   future   condition   nécessaire       du
remboursement des dettes.

1. Les politiques de l’emploi nationales et leur coordination au
niveau      européen :    chronique      d’une      coordination
technocratique

La nécessité d’une coordination des politiques nationales de l’emploi a émergé au sein
des institutions européennes portée en particulier par le courant social-démocrate
européen. Il s’agissait de contrebalancer la focalisation des institutions européennes
sur les questions monétaires et institutionnelles. Dans le cadre du traité de Maastricht,
l’emploi et les politiques sociales ne sont pas des compétences de l’Union européenne.
L’intervention de l’Union dans l’emploi ne pouvait passer que par une coordination «
souple » des politiques de l’emploi nationales. En 1997, poussé par la social-
démocratie européenne, le premier dispositif de coordination des politiques de l’emploi

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nationales, la « Stratégie européenne de l’emploi » (SEE) et son instrument la «
méthode ouverte de coordination » (MOC), voit le jour.

La SEE et la MOC se définissent avant tout comme un espace d’échanges sur les
pratiques nationales et un processus de création d’une représentation commune des
problèmes de l’emploi.

On peut distinguer deux phases dans cette coordination. La première est marquée par
une forte présence de gouvernements sociaux-démocrates au Conseil de l’Union et
s’étend de 1997 à 2004. La stratégie européenne de l’emploi se décline en lignes
directrices fixant des objectifs communs souvent quantitatifs mais non contraignants. À
partir de 2000, la SEE est intégrée à la stratégie de Lisbonne dont l’objectif proclamé
est de faire de l’Europe « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus
dynamique du monde d'ici à 2010 ». Si l’objectif de plein emploi mesuré par le taux
d’emploi1 est affirmé, il cohabite aussi avec des objectifs moins strictement
économiques comme la lutte contre la pauvreté et les discriminations, la conciliation de
la vie professionnelle et de la vie familiale ou l’éducation et la qualité de l’emploi
(stabilité de l’emploi, revenus, formation, durée du travail, santé, dialogue social). Les
lignes directrices fixent un ensemble de critères quantitatifs et qualitatifs. Un bon tiers
de ces objectifs vise à combattre le non-emploi, qu’il soit lié au chômage ou à
l’inactivité. La MOC met en place des dispositifs de coordination pour atteindre ses
objectifs européens. Elle est un espace d’échange des pratiques nationales et elle
instaure un dialogue entre l’Union et les États sur des évaluations des performances
du marché du travail et des programmes nationaux de réformes.

Ces dispositifs sont encore peu contraignants et les objectifs des lignes directrices ne
sont pas atteints au milieu de la décennie. À partir de 2005, la SEE prend un tournant
plus libéral suite au constat de l’échec de la stratégie de Lisbonne. Deux éléments sont
remarquables. D’une part, les objectifs se recentrent sur le volet économique en
insistant sur l’augmentation du taux d’emploi, l’incitation financière à la reprise d’emploi
et la flexibilité du marché du travail. D’autre part, les lignes directrices de la SEE sont
intégrées aux grandes orientations de politique économique (GOPE). Ces deux
éléments orientent plus nettement la SEE vers une vision libérale. Dans cette vision,

1
  Le taux d’emploi se définit comme le nombre de personnes en emploi divisé par le nombre de
personnes en âge de travailler (personnes entre 15 et 65 ans). Le choix des âges seuils (15 ans et 65
ans) est important car il va conduire à des taux d’emploi différents selon les systèmes éducatifs et de
retraite nationaux. Ainsi, le taux d’emploi sera d’autant plus faible dans un pays ayant une durée
moyenne d’études initiale élevée et un âge légal de la retraite inférieur à 65 ans, comme c’est le cas en
France. Le taux de chômage est, quant à lui, le rapport entre le nombre de chômeurs et le nombre de
personnes actives (en emploi et au chômage). Ainsi le taux d’emploi est une mesure qui ne distingue
pas le chômage involontaire et l’inactivité choisie (études, retraités, personnes au foyer,…).

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les objectifs d’inclusion sociale et de lutte contre la pauvreté seront atteints en
organisant la concurrence sur le marché du travail. Ainsi c’est par l’accès au marché
du travail que l’État et les institutions européennes ont une politique « sociale ».
L’expression « économie sociale de marché » est une traduction assez fidèle de cette
approche européenne du libéralisme connue aussi sous le nom d’ordolibéralisme. Il ne
s’agit donc pas de « concilier » le marché avec le social mais bien de développer un
marché qui est censé avoir des conséquences sociales positives. Le rôle des politiques
de l’emploi est donc de mettre en place un cadre réglementaire permettant le
fonctionnement « normal » du marché du travail en particulier de conduire à un
comportement « normal » de l’offre de travail (des travailleurs et des chômeurs).

Ainsi, il s’agit de « compenser » une plus grande flexibilité de l’emploi par des
dispositifs individuels d’accompagnement de la mobilité. Ces dispositifs sont orientés
uniquement vers un retour rapide vers l’emploi sans considération de sa qualité. Il
s’agit d’une conception libérale de la flexicurité.
Enfin, l’intégration de la SEE dans les GOPE qui vise entre autres la stabilité monétaire
de l’Union, réduit potentiellement les politiques de l’emploi à des instruments au
service de cette stabilité.

Europe 2020 (EU2020) est la dernière étape de cette coordination des politiques de
l’emploi. La commission attribue l’échec de la précédente stratégie de Lisbonne aux
freins institutionnels à la croissance (bottlenecks) dont souffrirait l’Europe. Cinq
objectifs chiffrés composent cette nouvelle stratégie (EU2020) :
1.    Faire passer le taux d'emploi de la population âgée de 20 à 64 ans à au moins 75
%.

2.     Atteindre l'objectif d'investir 3 % du PIB dans la R&D

3.     Réduire les émissions de gaz à effet de serre d'au moins 20 % par rapport aux
niveaux de 1990 ou de 30 % si les conditions le permettent, faire passer à 20 % la part
de l'énergie renouvelable dans notre consommation finale d'énergie et augmenter de
20 % notre efficacité énergétique.

4.    Faire tomber à 10 %, le pourcentage de jeunes qui quittent l'école
prématurément et atteindre 40 % pour la part de la population âgée de 30 à 34 ans
ayant achevé un cursus postsecondaire.

5.     Réduire de 25 % le nombre d'Européens vivant en dessous des seuils de
pauvreté nationaux.

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Si ces cinq objectifs peuvent paraître équilibrer l’économique et le social, ils risquent de
rester de simples déclarations, tant prime l’objectif surplombant de la stabilité
monétaire et budgétaire. Il est demandé aux États membres de mettre en place des
réformes visant ces objectifs mais aussi des « stratégies de sortie pour rétablir la
stabilité macroéconomique, recenser les goulets d'étranglement nationaux et renouer
avec des finances publiques et une croissance viables 2 ». Les trois derniers objectifs
qui correspondent à une amélioration directe de la qualité de vie resteront lettre morte
sans moyens adéquats.

Dès 2010, la nouvelle gouvernance qui pilote la stratégie EU2020 place le Conseil des
ministres des finances dans une position centrale. Les objectifs de plein emploi sont
non seulement réduits à une hausse du taux d’emploi mais surtout recherchés pour
leur capacité à augmenter la croissance et à rembourser les dettes, et non plus dans
un objectif de progrès social. Les politiques de l’emploi n’ont plus d’autonomie par
rapport à la surveillance monétaire et budgétaire. Les recommandations de réforme du
marché du travail ne vont alors que dans un seul sens : faire pression sur les salaires
et les conditions de travail. Dans chaque pays, les ministres des finances pourront
facilement imposer leurs vues aux ministres du travail en s’appuyant sur les avis de la
Commission européenne.

Avec la crise de la dette publique en Europe, cette hiérarchie entre la gestion de l’euro
et la politique de l’emploi s’accentue. De plus en plus, les politiques d’emploi sont
appelées, par la réforme du marché du travail, à créer la croissance économique
nécessaire pour restaurer la crédibilité des États sur les marchés financiers. Le Traité
sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) n’est que l’institutionnalisation
d’un processus politique et juridique débuté en 2010 visant à rassurer les marchés 3.
Parmi tous ces dispositifs technocratiques de contrôle des politiques économiques
nationales,    le   semestre     européen      fait   basculer   l’Union    européenne      de       la
« coordination souple » des politiques du marché du travail à une véritable mainmise.
Depuis 2011, la Commission établit en janvier de chaque année un examen de la
croissance économique par pays. En réponse, les États membres définissent en mars
leur politique économique : une politique pour la stabilité monétaire qui « vise à garantir
la viabilité de leurs finances publiques », selon les termes de la Commission
européenne, et une politique pour les réformes structurelles stimulant la croissance. La
réforme structurelle est l’autre nom de la réforme des institutions de l’État social. Il ne
s’agit pas de les supprimer mais de les transformer en outils de la stabilité monétaire.

2
  C’est le pluriel qui est important
3
  Voir Les Economistes Atterrés (Benjamin Coriat, Thomas Coutrot, Dany Lang, et Henri Sterdyniak)
« L’Europe mal-traitée » 2012 Ed Les Liens qui Libèrent

                                                                                                 5
Ces programmes sont ensuite examinés en juin par la Commission, qui émet des
recommandations par pays. Celles-ci sont ensuite prises en compte dans les débats
parlementaires pour établir les lois de finances en automne. A titre d’exemple, pour la
France et pour la loi de finances 2013, la Commission recommande :

-     de lutter contre la segmentation du marché du travail en diminuant la législation
de la protection de l’emploi en particulier en ce qui concerne les licenciements
individuels,

-     de veiller à modérer les hausses du salaire minimum,

-     de favoriser le recul de l’âge effectif de la retraite,

-     de favoriser les politiques actives de l’emploi,

-     de rendre les services publics de l’emploi plus performants et

-     de promouvoir la formation des chômeurs et des jeunes pour garantir leur
« employabilité ».

Toutes ces recommandations sont libérales. Il ne s’agit plus de créer un espace
commun d’échanges sur l’emploi mais bien de tenter d’imposer une orientation plus
libérale aux politiques de l’emploi nationales.

2. Les catégories de l’arsenal européen : politiques actives et
taux d’emploi

Les politiques actives
Dans l’arsenal lexical européen, l’activation des politiques de l’emploi a une place de
choix. Qu’est-ce qu’une politique « active » de l’emploi ? C’est l’insertion toujours et
partout sur le marché du travail, vecteur de progrès social. Le rapport Kok en 2003 qui
inaugure le tournant libéral de la SEE s’intitule « Jobs, jobs, jobs ». Ces politiques
actives de l’emploi transforment la protection sociale en simple outil d’insertion dans
l’emploi. Cela constitue bien une rupture car la protection sociale a été conçue dans
l’histoire comme un dispositif permettant aux salariés d’une part de se protéger des
risques encourus au travail et de ceux tenant au fonctionnement du marché du travail
lui-même, et d’autre part de continuer à vivre après être sorti de ce marché, en
particulier lors de la vieillesse, avec la retraite.

Au contraire, les politiques « actives » de l’emploi et de l’état social « actif » ou
« moderne » que prône la SEE visent explicitement à accroître la concurrence entre
les travailleurs, comme le souligne la publication « Perspective de l’emploi » de l’OCDE
de 1993 en en donnant une définition explicite :

                                                                                   6
« (...) les politiques actives peuvent faire reculer le chômage structurel (...)
(notamment) en donnant aux « candidats à l’embauche » (c’est-à-dire aux chômeurs
de longue durée et aux personnes en quête d’un premier travail) de meilleurs moyens
de soutenir la concurrence pour l’obtention d’un emploi et affaiblir ainsi le pouvoir de
négociation des travailleurs        « intégrés » aux entreprises dans le processus de
formation des salaires. »

Ce raisonnement est fondé sur l’hypothèse théorique4 que les travailleurs insérés
durablement dans l’emploi (les insiders) bénéficient d’un avantage sur les chômeurs ou
les travailleurs plus précaires. Cet avantage théorique repose sur les coûts de
licenciement, d’embauche et de formation qui découlent du remplacement des insiders
par des outsiders mais aussi de leur pouvoir de négociation à l’intérieur des entreprises
via les syndicats. Les insiders ont alors la possibilité de négocier des salaires élevés
au détriment de l’embauche des outsiders. Cette construction théorique a été ensuite
largement reprise et instrumentalisée par l’OCDE et la Commission européenne pour
expliquer la persistance du chômage et la dualisation 5 du marché du travail. Elle
conduit à préconiser une plus grande flexibilité de l’emploi pour tous afin de faire
baisser les salaires et le chômage.

Le taux d’emploi
Le taux d’emploi tient une place centrale dans la batterie d’indicateurs quantitatifs de la
SEE pour évaluer les performances des États en matière d’emploi. D’un côté, ce taux
peut être interprété dans une approche libérale car il ne permet pas de distinguer
l’inactivité choisie et le chômage involontaire 6. D’un autre côté, il a pu rencontrer un
certain soutien syndical au sein de l’Europe car il a pu être interprété par certains
syndicats comme un indicateur du « droit à l’emploi ». Les économistes libéraux sont
peu enclins à mettre le taux de chômage au centre du pilotage d’une politique de
l’emploi. Selon eux, fonder une politique sur la baisse du taux de chômage effectif c’est
prendre le risque d’une inflation future si le taux de chômage est trop faible par rapport
à un plancher théorique défini par les institutions qui agissent sur le marché du travail

4
  Cette approche a été théorisée par Lindbek et Snower en 1988 dans un article qui cherche à
comprendre pourquoi les salaires ne baissent pas quand le chômage est élevé (Lindbeck A. et Snower
D. (1988), The insider-outsider theory of employment and unemployment, MIT, Cambridge).
5
  Le terme de dualisation décrit un marché du travail divisé entre d’une part des emplois stables,
protégés et rémunérateurs, et d’autre part des emplois précaires et faiblement rémunérateurs. On
parle aussi de segmentation du marché du travail.
6
  En même temps, le taux d’emploi permet de prendre en compte les phénomènes de découragement
des chômeurs qui sont recensés à tort dans la population inactive.

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et par des asymétries d’information entre employeurs et salariés 7. Le taux d’emploi
pose moins de problèmes théoriques car il peut être directement interprété dans la
théorie économique standard. Un accroissement du taux d’emploi est toujours
synonyme d’offre de travail plus abondante et donc une offre poussée à accepter les
besoins des employeurs dans un marché du travail déséquilibré. Cette offre
supplémentaire doit faire pression sur les salaires et donc augmenter l’emploi.
L’offre de travail n’est plus qu’un facteur quantitatif qu’il s’agit d’utiliser le plus
pleinement possible indépendamment des configurations sociales et institutionnelles
des pays. Les pays avec des âges légaux de départ à la retraite inférieurs à 65 ans
verront leur taux d’emploi plus faible sans qu’il s’agisse d’un problème de chômage. On
peut faire la même remarque pour la durée des études ou la place des femmes dans
l’emploi, phénomènes non strictement économiques. Avec ce critère, la distinction
entre chômage involontaire et inactivité choisie disparaît. Il ne reste plus que du non-
emploi nécessairement volontaire compte tenu des dispositions institutionnelles
encadrant les revenus de remplacement. Le « non-emploi » est une catégorie bien utile
pour baliser le terrain académique et préparer les réformes pour l’incitation et
l’accompagnement à la reprise d’emploi. Cette focalisation sur le taux d’emploi comme
objectif principal de la SEE oriente alors les politiques nationales vers un travail de tri
des personnes en « non-emploi » selon leur responsabilité dans cette situation.
L’activation de l’offre s’apparente à un travail minutieux et intrusif de surveillance et de
contrôle social des demandeurs d’emploi par les services de l’emploi.
Cette orientation politique de la SEE fonde aussi sa légitimité sur l’évolution dans les
années 1990 des théories économiques du marché du travail. Ces théories ont
cherché à dépasser les apports de Keynes.

3. La microéconomie du travail comme support théorique à la
SEE : la dissolution du chômage keynésien.

Les années 1980 voient simultanément l’apparition du chômage de masse dans de
nombreux pays européens et la remise en question des théories macroéconomiques
keynésiennes à la faveur du renouveau de la pensée libérale. Cette remise en question
se fait en plusieurs étapes. Elle conduit finalement à la dissolution du keynésianisme
dans une microéconomie du marché du travail complètement néoclassique.

7
  Selon la théorie du taux de chômage structurel (ou n’accélérant pas l’inflation-Non Accelerating
Inflation Unemployment Rate – NAIRU), lorsque le taux de chômage effectif s’approche du taux de
chômage structurel, il y a une relance de l’inflation. L’estimation de ce taux de chômage structurel par
des méthodes discutables aboutit souvent à un niveau proche du taux de chômage effectif.

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La première étape consiste à enfermer le problème du chômage à l’intérieur du
fonctionnement du seul marché du travail. Le chômage n’est plus alors keynésien
(insuffisance de la demande globale 8) mais seulement involontaire. Il existerait des
offreurs de travail privés d’emploi par le mauvais fonctionnement du marché du travail
comme lorsque la demande de travail est contrainte par un coût du travail trop élevé.
Les politiques macroéconomiques keynésiennes sont alors inopérantes ou même
dangereuses pour lutter contre ce chômage involontaire. En cohérence aussi avec le
monétarisme, la politique monétaire ne peut alors avoir qu’un objectif de stabilité des
prix puisque le chômage provient d’un mauvais fonctionnement du marché du travail. À
la fin des années 1980, les économistes du travail admettent que ce marché connaît
des problèmes d’information et de concurrence conduisant à une rigidité à la baisse
des salaires en présence de chômage.

Dans une deuxième étape, ces économistes voulaient comprendre pourquoi les
salaires ne baissent pas. Dans la tradition de l’économie libérale, la cause est du côté
des choix individuels des acteurs sur ce marché (microéconomie). Pour eux, le droit du
travail, le pouvoir syndical et les autres institutions du travail, sous prétexte d’équilibrer
les rapports de force, excluent les offreurs de travail les plus faibles et empêchent la
concurrence de jouer son rôle sur la baisse des salaires. En effet, toute protection des
salariés en emploi devient discriminatoire pour les chômeurs. La protection des
salariés en emploi ne répare pas une inégalité de fait entre salariés et employeurs
comme le suppose le droit social mais produit une inégalité entre salariés en emploi et
chômeurs. Le salaire minimum et les cotisations sociales, le droit du licenciement, les
négociations portées par des syndicats trop « puissants », le manque d’information sur
le marché du travail sont donc des éléments d’explication de ce chômage involontaire.

Toutes ces « avancées » de la microéconomie du travail ne cherchent qu’à trouver les
explications microéconomiques à la rigidité du salaire à la baisse.

Layard et Nickel9 avec leur modèle « WS/PS » ont fait une synthèse de tous ces
travaux de microéconomie du travail. Ce modèle définit deux relations entre salaires et
taux de chômage. L’une est décroissante (Wage Setting) et sa position dépend des
conditions de fixation des salaires (salaire minimum, place des syndicats…). L’autre
est croissante (Price Setting) et sa position dépend des conditions de rentabilité des
entreprises (productivité, prix…). Leur intersection définit le taux de chômage
d’équilibre. Ce modèle aura un grand impact sur l’orientation des préconisations

8
   Pour Keynes, c’est la demande globale des biens et des services qui détermine la production et
l’emploi.
9
  “Unemployment in Britain », 1986, revue Economica n°53

                                                                                               9
européennes en termes de lutte contre le chômage. Avec ses courbes WS et PS, ce
modèle ressemble étrangement à la formalisation mathématique de base d’un marché
quelconque que l’on trouve dans des manuels de sciences économiques de 1ère année
d’études universitaires.

Les politiques de l’emploi qui s’appuient sur ce corpus théorique préconisent donc une
amélioration de la concurrence sur le marché du travail pour baisser les salaires. La
boucle est bouclée : le coût du travail trop élevé est la cause du chômage. Il suffit alors
de baisser les cotisations sociales, de diminuer les protections de l’emploi (droit du
licenciement) de décentraliser (ou au contraire de centraliser avec des syndicats
compréhensifs) les négociations sur les salaires, ou d’améliorer la circulation de
l’information via une réforme des intermédiaires du marché du travail allant vers une
plus grande concurrence entre ces derniers.

La dernière étape de cette construction théorique du marché du travail se focalise sur
le comportement de l’offre de travail qu’il s’agit de rendre plus « active » à accepter
n’importe quel emploi. Le retour au modèle classique du marché du travail est alors
complet. Il n’y a plus de distinction entre chômage et inactivité puisque le chômage est
toujours volontaire car dépendant des arbitrages économiques entre revenu du travail
et revenu de remplacement (allocation chômage ou revenu minimum). Il faut alors
parler de non-emploi et non plus de chômage comme l’atteste la centralité du taux
d’emploi dans la SEE.

L’approche keynésienne se trouve finalement totalement dissoute dans ce cadre
général de la formalisation d’un marché.

Ces évolutions théoriques insistent donc sur l’augmentation de la concurrence entre
les travailleurs. Elles préconisent les politiques suivantes :
-     décentralisation (ou centralisation avec des syndicats complaisants) des
négociations salariales,
-     augmentation des mobilités en affaiblissant le droit du licenciement, en
développant l’employabilité par des formations courtes d’adaptation aux postes,
-     augmentation de la flexibilité externe en développant les formes d’emploi
précaire,
-     activation de l’offre de travail par les subventions à la reprise d’emploi et par le
contrôle et les sanctions pour les chômeurs indemnisés,
-     rationalisation et mise en concurrence des services publics de l’emploi,

                                                                                       10
-     baisse des prestations chômage et revenu minimum (il faut que le travail
paye) ; suppression des pré-retraites et des prestations invalidité,
-     baisse du coût du travail par une baisse des cotisations sociales.

La SEE et ses déclinaisons nationales n’ont pas conduit à la baisse du chômage
mais presque partout la flexibilité de l’emploi s’est développée.

4. Un impact incertain de la SEE sur le fonctionnement des
marchés du travail nationaux

Quelle est la pertinence d’une coordination des politiques de l’emploi dans le cadre
européen ? Est-ce vraiment utile ? En effet, pourquoi coordonner les politiques de
l’emploi si elles ne peuvent pas être articulées à des politiques macroéconomiques
et sociales européennes de soutien et d’investissement ? Pour que la SEE soit
pertinente pour réduire le chômage, il faudrait soutenir que le chômage est un
problème spécifique du marché du travail indépendamment du reste de l’économie.
Ce qui est faux. Par conséquent, la SEE peut être au mieux inutile. En période de
chômage élevé, elle peut être au pire régressive en orientant exclusivement les
mesures vers l’activation de l’offre de travail alors que les emplois manquent.

Dans les faits, la portée de la SEE est limitée. Elle aurait permis la création d’un
discours commun sur l’emploi, l’adoption de concepts et de mots-clés communs
comme la flexicurité. Elle a aussi conduit à une nouvelle activité administrative de
l’Union européenne.
La SEE semble avoir contribué à modifier le discours et les catégories des
politiques de l’emploi nationales. Ainsi, le taux d’emploi est devenu partout un
indicateur clé des performances des marchés du travail nationaux. On constate
généralement que les programmes nationaux sont ensuite traduits dans le langage
européen de la SEE sans que cette dernière ait été à l’origine du programme. Enfin,
la SEE reste sans grands moyens pour contrebalancer les grandes missions de
l’Union (la stabilité monétaire et la concurrence).

En période de croissance et de taux d’emploi élevé, la SEE se rapproche d’un
système purement technique voire inutile, et l’autonomie et la diversité des
politiques de l’emploi nationales perdurent. En période de crise, elle peut devenir un
instrument des deux autres missions impératives de l’Union (la stabilité monétaire et
la concurrence) et conduire à des réformes libérales des marchés du travail. C’est
le risque qui s’ouvre avec la crise de l’euro.

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5. La flexibilité sans le plein emploi

Si l’influence de la SEE sur les évolutions de l’emploi n’est qu’indirecte, nous
constatons que depuis sa mise en œuvre, les pays européens ont connu une plus
grande flexibilité de l’emploi.

La flexibilité est un axe majeur de la stratégie européenne. Alliée à la sécurisation
des mobilités sur le marché du travail, elle prend le nom de flexicurité. Sous
l’apparence d’une conciliation entre exigences économiques des entreprises et
besoins sociaux de sécurité des travailleurs, la mise en œuvre concrète de cette
flexicurité s’approche plus souvent dans les pays de la flexibilité pure et simple. La
sécurité est réduite au maintien des qualités marchandes des compétences des
individus tandis que la flexibilité prend la forme d’un affaiblissement des législations
de l’emploi.
La comparaison des évolutions de l’emploi salarié, des temps partiels et des
contrats temporaires montre que l’emploi total peut croître fortement, simultanément
à une diminution de l’emploi à temps plein et en contrat permanent (Tableau p.13).
Une des caractéristiques communes en Europe est le développement des formes
atypiques d’emploi. Partout, les contrats temporaires et le temps partiel progressent.

L’emploi en Allemagne a augmenté de 6%. Cette « performance » cache une
progression de la précarité car elle a été obtenue en détruisant plus de 1,2 million
d’emplois à temps plein et en créant 3,1 millions d’emplois à temps partiel. Les
emplois créés sont donc exclusivement des emplois à temps partiel.
Une performance qui cadre bien avec la logique de la SEE mais peu avec un
objectif d’inclusion sociale et de lutte contre la pauvreté. Dans les trois autres pays
de notre exemple, les taux de progression des temps partiels sont toujours
largement supérieurs à ceux des temps pleins. La crise est l’occasion pour ces trois
pays d’accélérer la flexibilisation de l’emploi. La baisse de l’emploi est
exclusivement une baisse d’emplois à temps plein, les temps partiels continuant
d’augmenter.
La dynamique de création d’emplois est aussi largement du côté des contrats
temporaires. La chute de l’emploi en Espagne depuis 2008 est portée par la baisse
des contrats temporaires (leur non-renouvellement), des contrats qui avaient
fortement progressé depuis 1997. L’Espagne a le taux de contrats temporaires le
plus élevé des quatre pays.

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Evolution de l’emploi salarié selon le temps de travail et le type de
contrat

                 Allemagne            Espagne              France               Italie

                En                 En                   En                 En
               milliers    %      milliers      %      milliers    %      milliers       %

                                             Période 1997-2007

total           1 839     5,9%     6 615       65,6%    3 597     18,9%    2 809     19,7%

temps pleins    -1 281    -5,0%    5 433       21,1%    2 845     11,0%    1 398         5,4%

temps
partiels        3 120     57,2%    1 196      147,5%      753     22,5%    1 411     141,6%

contrats
temporaires     1 219     33,5%    1 908       56,3%      941     38,1%    1 129     99,7%

contrats
permanents        620     2,2%     4 707       70,3%    2 656     16,0%    1 680     12,8%

                                             Période 2008-2011

total             985     2,9% -1 585          -9,5%      -389    -1,7%      -202        -1,2%

temps pleins      541     2,2% -1 729         -11,9%      -504    -2,7%      -448        -3,0%

temps
partiels          444     5,1%       145        7,1%      116     2,8%       246         9,6%

contrats
temporaires       134     2,7% -1 059         -21,7%        18    0,5%        -21        -0,9%

contrats
permanents         851    3,0%       -526      -4,5%      -407    -2,1%      -181        -1,2%
Source : Eurostat, LFS

La baisse d’activité constatée dans tous les pays en 2008-2009 s’est soldée par une
baisse de l’emploi à des rythmes différents. La grande majorité des pays comme la
France, l’Italie et l’Allemagne ont connu une certaine inertie de l’emploi total par

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rapport aux évolutions de l’activité. Mais cela cache des évolutions très contrastées
à l’intérieur de l’emploi. Une partie de l’emploi stable (les emplois les plus qualifiés)
a été préservée par la crise jusqu’à présent. Les entreprises ont ajusté l’activité en
jouant sur des formes de flexibilité interne comme la baisse du nombre d’heures
travaillées. Mais ces ajustements ne concernent pas l’ensemble de l’emploi.
Parallèlement, elles ont accéléré l’utilisation des formes atypiques d’emploi comme
le temps partiel et les emplois temporaires. En France, la part des CDD dans les
embauches a atteint plus de 8 emplois sur 10. La segmentation de l’emploi s’est
donc accrue.

La flexibilité de l’emploi se développe donc en augmentant la précarité des
travailleurs déjà précaires (à temps partiel et/ou en contrats temporaires). Force est
de constater que le moindre ajustement de l’emploi à l’activité économique en
temps de crise n’a pas touché la part des revenus nets versés par les entreprises
(les dividendes). En 2011, elle a atteint le niveau record de 9% de la valeur ajoutée
des entreprises en France.

À l’heure des politiques généralisées d’austérité, ces politiques d’emploi d’activation
de l’offre par la flexibilisation échouent à faire baisser le niveau du chômage et
favorisent la précarité de l’emploi, les inégalités et la pauvreté. Plus globalement, la
démocratie européenne souffre de cette technocratie de la SEE. Pour cette raison,
elle ne sera pas en mesure de proposer de véritables politiques pour sortir de la
crise et conduire une transition écologique. Et ce d’autant plus que la technocratie
européenne ne questionne jamais la croissance économique du point de vue de sa
soutenabilité écologique et du point de vue du progrès social.

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