L'exposition de la vie privée dans les émissions de télé-réalité

 
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MURIELLE ORY
                                                                 Laboratoire “Cultures et sociétés en Europe”
                                                                 (UMR du CNRS n° 7043)
                                                                 Université Marc Bloch, Strasbourg
                                                                 
        L’exposition de la
        vie privée dans les
        émissions de télé-réalité
                D
                         ans le roman 1984 de George             occidentale, de Georg Simmel à Erving
                         Orwell, Big Brother est un dis-         Goffman, en passant par Norbert Elias,
                         positif de surveillance qui régit       s’est au contraire développé sur l’im-
                la société en faisant intrusion dans la vie      portance du secret, de l’intimité, comme
                privée des individus jusque dans leurs           constitutifs du processus d’individua-
                fantasmes et leurs peurs les plus intimes.       lisation et comme condition d’une vie
                Écrit au lendemain de la Seconde Guerre          sociale possible. Et pourtant, cinquante
                Mondiale, à l’issue de l’expérience nazie,       ans après Orwell, Big Brother est devenu
                et alors que se met en place le rideau de        le nom d’une émission de télé-réalité
                fer destiné à protéger l’expérience sovié-       américaine regardée et commentée par
                tique, le roman fonctionnera pour toute          des millions de spectateurs. La transpa-
                une génération comme le paradigme de             rence ne fait plus peur, elle est devenue
                la société totalitaire privatrice de toutes      l’objet d’un spectacle organisé, auquel
                les libertés individuelles. Telle paraît         des milliers de candidats cherchent à
                la société totalitaire pour le lecteur du        contribuer, prêts à exposer au grand
                roman, mais de l’intérieur du système, et        public les aspects les plus intimes de
                c’est ce qui le fait tenir, le contrôle social   leur vie privée. Le paradigme a-t-il fait
                n’est pas perçu comme une oppression :           long feu, le secret et l’intimité ont-ils
                comme dans Le meilleur des mondes                cessé d’être une condition du dévelop-
                d’Aldous Huxley, autre fiction sociale            pement d’une vie individuelle ? Ou bien,
                représentative des inquiétudes de l’épo-         au contraire, l’engouement pour ce type
                que, le modèle social est accepté comme          d’émissions signale-t-il que nous som-
                un bien par la majorité, et les personna-        mes bel et bien entrés dans l’univers du
                ges du roman qui recherchent un espace           Meilleur des mondes ou de 1984 sans
                caché des regards y sont des déviants            davantage nous en rendre compte que les
                marginaux. L’instance chargée du con-            personnages de la fiction ?
                trôle est d’ailleurs baptisée « Ministère            Des sociologues, des psychologues,
                de l’amour ».                                    des anthropologues se sont penchés sur
                    En contradiction avec les modèles            le phénomène. La question ne se pose
                totalitaires évoqués par ces contre-uto-         pas pour les spécialistes des sciences
                pies, tout un courant de la sociologie           sociales dans les termes tranchés d’une

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Murielle Ory                                                           L'exposition de la vie privée dans les émissions de télé-réalité

                polémique pour ou contre l’exposition                Les programmes de télé-réalité cons-        en demeure un principe essentiel. Nom-
                publique de l’intimité. La télé-réalité          tituent une intrusion dans la vie privée et     breux sont les programmes qui, depuis
                révèle les transformations contemporai-          personnelle des candidats dans la mesure        quatre décennies, promettent aux télés-
                nes de la notion d’intimité, et à travers elle   où ils rapportent des scènes de la vie au       pectateurs de parler « pour la première
                du rapport des individus à eux-mêmes,            sein de ce groupe de jeunes – conversa-         fois à la télévision » de leur propre vie.
                aux autres et au monde. Les frontières qui       tions, confidences, toilettes et conversa-       Tous prétendent montrer enfin l’homme
                séparent l’espace privé de l’espace public       tions téléphoniques en temps limité avec        ordinaire tel qu’il se comporte dans son
                sont certes interrogées, bousculées, mais        la famille ou les proches. Cependant,           intimité, c’est-à-dire sous un jour vrai. En
                davantage qu’à leur effacement, c’est            François Jost montre que la télé-réalité        effet, le sens commun assimile l’intime
                à des déplacements qu’on assiste, ainsi          innove moins sur l’ouverture sur l’inti-        de l’individu à une profondeur cachée
                qu’à des formes de négociation et d’in-          mité que sur sa mise en scène. En effet,        qui serait du côté de la vérité tandis qu’à
                terpénétration des deux espaces.                 la vie privée des acteurs sociaux est au        l’autre pôle se situerait la surface, les
                                                                 centre de l’intérêt de la télévision depuis     apparences, bien entendu fausses puisque
                                                                 l’émergence de la néo-télévision dans           construites en fonction des rôles que doit
                                                                 les années 1980. C’est avec Psyshow,            endosser l’acteur social dans l’espace
                    Naissance d’un                               en 1983, que la psychologie du couple           public.
                    dispositif télévisuel                  ■
                                                                 devient un spectacle à part entière. Les            Cette mise en visibilité de ce qui
                                                                 rapports entre un homme et son épouse y         demeurait jusque là de l’ordre de l’inti-
                    En France, l’histoire débute en avril        sont mis en scène dans un studio, face à        mité traduit une évolution des comporte-
                2001, lorsque M6 annonce, à grands ren-          un animateur et un psychanalyste. L’ano-        ments à l’époque moderne. On pourrait
                forts de publicité, le lancement de Loft         nyme voit sa vie privée transposée à            n’analyser le succès de la télé-réalité
                Story, la première émission de télé-réa-         l’écran et devient le héros d’un jour, il est   qu’au regard du chiffre d’affaire extra-
                lité, genre télévisuel jusque-là encore          celui vers lequel tous les regards se con-      ordinaire généré par ces émissions pour
                inconnu dans notre pays. La formule est          centrent. Dans Psyshow, puis dans tous          leurs producteurs. Cependant, évoquer
                directement inspirée de l’émission Big           les reality show qui suivront, des incon-       les seuls motifs économiques pour tenter
                Brother lancée par la société de produc-         nus participent à l’entreprise télévisuelle     de rendre compte de ce phénomène s’avè-
                tion néerlandaise Endemol. Le succès est         en acceptant de donner en spectacle leur        re insuffisant. En effet, il serait réduc-
                immédiat et exceptionnel : chaque soir,          intimité lorsqu’ils rejouent leur vie dans      teur de considérer les fans de Loana, de
                en moyenne, 5 millions de téléspectateurs        un studio et devant un public.                  Jean-Pascal ou de Nolwenn comme des
                regardent cette émission. Quant au grand             Avec Loft Story la télévision va encore     « idiots culturels » c’est à dire comme les
                direct en public du jeudi soir, il capte en      plus loin dans cette logique de mise en         victimes dépourvues d’intelligence d’un
                moyenne 7,5 millions de spectateurs et           scène du dévoilement des secrets de l’in-       système libéral qui exploite leur jeunesse
                une part d’audience de 34,8 % (48,1 %            dividu. François Jost montre que, d’une         et leur naïveté.
                chez les moins de 50 ans)1.                      part, la télé-réalité ne fait plus appel à la       Pour reprendre, d’une certaine maniè-
                    La recette de Loft Story est simple : on     feintise puisque les candidats ne rejouent      re, le paradigme introduit par 1984 d’un
                place onze candidats dans un espace clos,        plus leur rôle sur le plateau mais sont         système de la transparence auquel adhè-
                le Loft, truffé de micros et de caméras,         censés vivre leur quotidienneté en direct       rent activement les individus – qui y
                dans les chambres comme dans les dou-            et,d’autre part, que ces programmes pro-        voient quelque chose de souhaitable, et
                ches, et on les fait vivre ensemble pendant      posent un décor (le Loft, le Château)           non d’inquiétant –, il faut se poser la
                soixante-dix jours. Leurs images sont            naturalisant le studio. En effet, « bien que    question des motivations de ces derniers.
                accessibles en direct sur Internet et, tous      tout y soit maîtrisé, comme sur un plateau      Pourquoi le spectacle de « l’autre » vivant
                les jours, une émission relate leurs faits       de télévision, le décor a les apparences        sa vie à la télévision attire-t-il tant de
                et gestes aux téléspectateurs. Ceux-ci           d’un espace privé, au point que le déco-        monde ? Quelles motivations poussent
                peuvent voter pour leur candidat préféré         rateur de l’émission peut affirmer que «la       les acteurs sociaux à franchir les barrières
                et le vainqueur se voit attribuer une forte      notion de décor perd sa valeur parce que        du domaine privé pour observer l’intimité
                somme d’argent. Par la suite, d’autres           tout est vrai»2 ».(F. Jost, 2002, p.73)         d’autrui ? Et, comme il ne suffit pas de
                programmes de télé-réalité apparaissent              La télé-réalité ne constitue donc pas       s’interroger sur l’intérêt des téléspecta-
                dans le paysage télévisuel français : Star       la première expérience de mise à nu de          teurs pour cette mise en scène de l’intime
                Academy, Popstars, Koh-Lanta, l’Ile de           l’individu à la télévision et par là d’ex-      puisque, pour qu’il y ait spectacle, il est
                la Tentation, Opération Séduction qui            position de la sphère domestique privée         indispensable que certains acceptent de
                rencontrent le même succès phénoménal.           dans l’espace public télévisuel. C’est au       s’offrir aux regards, il s’agit également de
                Le terme de « télé-réalité » entre dans le       cours des années 1960 que le terme de           dégager les raisons pour lesquelles cer-
                dictionnaire de la langue française de           « télé-vérité » apparaît pour désigner une      tains souhaitent à tout prix s’exposer à la
                l’année 2004, qui le définit comme une            certaine façon de parler de la vie des fran-    télévision. En effet, pour participer au jeu
                « émission télévisée où est filmée la vie         çais et de la montrer à l’écran. Ce terme       et pour remporter la partie, il s’agit pour
                quotidienne de personnes sélectionnées           recouvre des réalités propres à chacune         les candidats de devenir visible, d’ « im-
                pour y participer » (Le Petit Larousse,          des époques mais la prétention à resti-         pressionner » la caméra par leurs gestes et
                2004).                                           tuer le réel en perçant la sphère privée        leurs comportements « fascinants ».

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Atelier Van Lieshout, Commune bed, aquarelle sur papier. Collection Frac Alsace. © Klaus Stöber

           L’une des critiques récurrentes3 for-                                                         tateur-voyeur entre par effraction dans
       mulées à l’encontre de ces émissions est             Des conduites                                la sphère privée d’autrui en tirant du
       le brouillage des frontières entre l’espace          pathologiques ?                         ■
                                                                                                         plaisir du spectacle de l’intimité, tandis
       privé et l’espace public induit par leur                                                          que le candidat-exhibitionniste éprouve
       dispositif, qui place les candidats sous            S’agit-il de voyeurisme ? Le terme est        une jouissance à s’exposer sur la scène
       l’œil des caméras de façon quasi perma-         souvent lancé comme une explication               publique. Dès lors, l’interpénétration des
       nente, de nuit comme de jour. Il y a par        suffisante. Symétriquement, on invoque             espaces public et privé est perçue comme
       exemple, pour Alain Ehrenberg (1995),           l’exhibitionnisme des candidats dans la           une pathologie du social.
       une tendance actuelle de l’homme ordi-          mesure où les personnes filmées sont                  Cette lecture, volontiers polémique,
       naire à la « publicisation » de la vie privée   volontaires. Selon certains journalistes,         doit être nuancée. D’une part, l’homme
       et de l’intimité qui constitue un danger        nous assisterions, avec Loft Story, « à           éprouve un plaisir, repérable chez tout
       pour la démocratie, puisque les frontières      une poussée d’exhibitionnisme généra-             un chacun dans certaines proportions, à
       qui séparent les domaines privé et public       lisée (…) à laquelle répond une véri-             observer autrui et à s’exhiber devant lui.
       tendent à s’effriter. Il nous faut examiner     table envie de voir ». L’engouement du            Le voyeurisme stricto sensu, comme per-
       cette tendance, qui peut aussi être inter-      public pour ces émissions correspondrait          version, repose sur le fait de voir sans être
       prétée comme le révélateur d’une attente        au « triomphe du voyeurisme » et Loft             vu : or, en l’occurrence, les participants
       sociale plus générale : il s’agit de voir       Story marquerait « la fin d’un tabou »             sont conscients d’un dispositif auquel ils
       l’autre se comporter, agir et réagir pour       en France4. Dans cette perspective, le            sont candidats. D’autre part, il est impos-
       inventer sa propre vie.                         phénomène de la télé-réalité résulterait          sible de concevoir la perversion sans faire
                                                       d’une pathologie touchant tout aussi bien         référence à une norme. D’un point de vue
                                                       les téléspectateurs que les candidats qui         sociologique, cette norme réside dans le
                                                       souhaitent participer à ces émissions. Il         consensus social et on l’analysera davan-
                                                       y aurait perversion parce que le téléspec-        tage comme une déviance par rapport à

 60 Revue des Sciences Sociales, 2005, n° 33, “Privé – public : quelles frontières ?”

RSS33.indb 60                                                                                                                                        25/04/05 14:56:10
Murielle Ory                                                        L'exposition de la vie privée dans les émissions de télé-réalité

                la tendance centrale du groupe auquel le      et à la télévision de l’existence de sa fille    ductibles, bien au-delà des critiques sur la
                déviant appartient. Mais cette tendance       qu’elle maintenait cachée jusque là :           médiocrité des programmes de « télé-réa-
                à observer l’autre vivre et à s’exposer à         « Pour moi, ça a été le monde qui           lité » et la « télé-poubelle. » (N. Heinich,
                ses yeux n’est, pour les sciences sociales,   s’écroule parce que depuis que je l’ai          2002, p.84)
                pas pathologique, car selon l’époque ou       eue et que je l’ai placée je m’en suis              Dans l’histoire, les frontières entre
                selon les cultures, elle sera interdite ou    jamais vantée et même mes meilleurs             l’espace intime et l’espace public se sont
                tolérée, dénoncée comme perversion ou         amis et mes petits amis de l’époque ne le       déjà déplacées en raison d’une volonté
                considérée comme normale : « Un bref          savaient pas… et là, la France entière le       de contrôle social, de souhait de trans-
                retour en arrière, ne serait-ce que vers      savait et je ne voulais pas que les gens le     parence des rapports humains ou d’un
                la génération de nos parents et de nos        sachent… Je veux dire, mon histoire c’est       besoin de résoudre des problèmes psy-
                grands-parents, montre que le sentiment       la mienne, c’était mon passé, c’était ma        chiques en les formulant verbalement
                de la pudeur est loin d’être immuable et      vie privée, c’était à moi ! »                   (au prêtre, au psychanalyste ou encore
                que les jugements d’exhibitionnisme ou            On connaît le phénomène des person-         aujourd’hui à la télévision). Aloïs Hahn
                de voyeurisme sont précisément liés à         nes qui ont installé une webcam, reliée         montre qu’à partir du XIIe siècle le péché
                un moment de l’histoire. » (S. Tisseron,      à Internet, au centre de leur domicile,         n’est plus seulement perçu à travers les
                2001, p.48.)                                  offrant ainsi le spectacle permanent de         actes extérieurs, réellement accomplis
                    C’est parce qu’aujourd’hui la nudité      leur vie privée aux internautes qui visitent    par l’individu mais aussi à partir de ses
                est entrée dans les mœurs et qu’elle n’est    leur site. Même ces prosélytes de la trans-     intentions, de ses pensées sans même
                plus génératrice de honte que voir les        parence se réservent toujours une pièce         que la faute soit commise. « On en arrive
                fesses d’un candidat de ces émissions         ou un endroit qui les protègent physique-       ainsi à une socialisation des mouvements
                sur son écran n’est plus un spectacle cho-    ment des regards. De même, les candidats        de l’âme et à un contrôle social de la
                quant. Une telle scène relève de la provo-    des émissions de télé-réalité revendiquent      conscience, ce qui n’était pas possible au
                cation mais n’est plus considérée comme       eux aussi leur besoin de maintenir une          même degré antérieurement. » (A. Hahn,
                relevant des relations entre un exhibi-       zone d’ombre sur leur « intimité psychi-        1986, p. 55) Nous pouvons donc ima-
                tionniste et un voyeur dans la mesure         que ». Selon S. Tisseron, il existerait un      giner, avec N. Heinich, qu’un jour « la
                où les normes fixant la réalité de ces         besoin fondamental chez l’homme de dis-         frontière excrémentielle » soit elle aussi
                termes se sont transformées. L’étiquetage     tinguer un « espace intime » d’un « espace      remise en cause. Il s’agirait alors de
                exhibitionniste-voyeuriste peut donc, à       public » et les candidats de ces émissions      désobéir à une règle sociale et culturelle
                partir de là, être remis en cause. Rien ne    évoquent fréquemment cette idée d’une           au nom de « l’éthique de l’authenticité ».
                permet de fonder une « pathologisation »      limite à ne pas franchir. Ainsi, Nathalie       Pour l’auteur, l’art contemporain montre
                des transgressions de l’intimité.             Heinich remarque que « sur le plateau de        déjà un attrait pour la transgression qui
                                                              Loft Story, il y avait des caméras partout,     correspond à une « valorisation morale du
                                                              sauf dans les toilettes. (…) Il vaut la peine   refus des contraintes et des conventions,
                                                              de se demander pourquoi. Car que se             au premier rang desquelles les frontières
                    Un renoncement à                          serait-il passé si ce même lieu de la plus      entre public et privé, dont le réglage s’est
                    l’intimité qui n’est que                  extrême intimité avait été rendu public ? »     progressivement opéré au cours du pro-
                    partiel                              ■
                                                              (N. Heinich, 2002, p.284)
                                                                  Au cours des années 1970 le corps
                                                                                                              cessus de « civilisation ». » (N. Heinich,
                                                                                                              2002, p.84)
                                                              est exposé aux regards et les individus             Dès lors, filmer l’intérieur des toilet-
                    Le renoncement des candidats à leur       transgressent ce qui demeurait jusque-là        tes en même temps que les personnes
                intimité n’est d’ailleurs que très partiel.   les frontières de la nudité corporelle au       qui les utilisent ne constituerait pas une
                Ainsi, malgré les promesses de la chaîne,     nom d’un rapprochement avec la nature           provocation gratuite de la part de ces
                la dimension proprement sexuelle est très     et d’une plus grande transparence entre         émissions mais une transgression des
                peu présente dans les émissions. Si la        êtres humains. Les années 1980 sont cel-        interdits motivée, « justifiable par des
                plupart des lofteurs conservent un maillot    les de la confession télévisuelle et l’on       arguments moraux invoquant l’intérêt
                de bain lorsqu’ils prennent leur douche,      assiste alors à un dévoilement des pen-         général » qui annoncerait une avancée
                une partie de leur vie psychique est aussi    sées intimes jusque-là réservées au psy-        vers moins d’opacité dans les rapports
                volontairement maintenue cachée. Serge        chanalyste et au prêtre. Dans les années        entre les individus, ou vers une réappro-
                Tisseron parle de « l’exaltation des for-     1990, la sexualité devient un spectacle         priation du corps.
                mes non visibles de l’intimité » (S. Tis-     qui se propage à la télévision à travers
                seron, 2001, p. 51) lorsque les candidats     la multiplication des films pornographi-
                revendiquent « avoir droit à un jardin        ques. Il est vrai toutefois que jusqu’à pré-
                secret ».                                     sent jamais l’intimité de l’individu dans           La réception par les
                    Ainsi, lors d’un reportage sur Loana,     les lieux d’aisance n’a été exposée5. « Il          téléspectateurs                        ■
                « Loana : entre gloire et blessure », pré-    y a là une forme extrême d’humiliation,
                senté dans l’émission Sans aucun doute,       dont la mise en œuvre dans le cadre de             De l’avis de certains téléspectateurs,
                Loana évoque la révélation dans la presse     l’émission aurait probablement suscité          la mise en scène de l’intimité d’autrui
                                                              des réactions de rejet massives et irré-        leur permet d’élargir le champ de leur

                                                                                                                                                             61

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compréhension du monde, de remettre en            « Je ne sais pas mais… ce n’est peut-       sions de télé-réalité incitent à une confes-
       cause leurs préjugés à travers l’explora-     être pas un mal de voir ce que les gens         sion des secrets de la vie intime qui est
       tion d’autres modes de vie. C’est l’un des    font chez eux… enfin ça fait peur et ça          elle-même exposée à la télévision. Pour
       arguments qu’ils avancent pour expliquer      peut donner lieu à beaucoup d’abus              André Vitalis, c’est la légitimité même
       qu’ils regardent les programmes de télé-      mais… je ne sais pas… je pense aux              du secret qui est ici remise en question
       réalité6 :                                    enfants battus par exemple… il faut que         puisque la mise a nu des individus peut
           « En reprenant Loft Story, ce n’est pas   quelqu’un intervienne même si c’est de          être approuvée par les acteurs sociaux qui
       bien, mais tu as quand même un espèce de      l’extérieur… ce n’est pas parce que ça se       la considèrent comme une avancée pour
       regard sur des jeunes même si l’ensemble      déroule au sein de la famille et que l’on       la démocratie.
       est artificiel… il y a quand même des          a pas le droit d’y mettre son nez que l’on          Cependant, si les téléspectateurs con-
       moments ou ces jeunes communiquent            doit laisser des choses comme ça… je ne         firment, comme nous l’avons vu, cette
       et échangent et sur le fond leur commu-       sais pas… » (Noémie/23ans/étudiante en          analyse ils la contredisent en même
       nication elle existe, elle est bien réelle,   maîtrise d’histoire de l’art).                  temps :
       elle est naturelle même si ils n’auraient         Noémie remet là en cause la sépara-             « … Le point positif… c’est peut-
       pas les mêmes types de relations… mais        tion entre la sphère domestique et celle du     être de faire réfléchir sur ce qu’on voit
       dans leur communication, ils fonction-        politique, entre la famille et la cité, sépa-   à la télé… on voit comme on peut se
       nent avec leurs mots, leurs idées… par        ration qui est inscrite dans la Déclaration     faire manipuler… et ces émissions sur
       exemple le fameux : « Tu vois ce que je       des droits de l’homme et est à la base de       la vidéosurveillance ça m’a fait pen-
       veux dire » à chaque bout de phrase est       notre système démocratique7. Elle pointe        ser à 1984… c’est vrai que là on peut
       bien réel, ça existe… et tu as un regard      de la sorte toute l’ambiguïté du contrôle       se poser des questions… on y arrivera
       sur des jeunes que tu ne fréquentes pas,      social des activités individuelles : risque     sûrement… mais pourquoi je pense à ça
       que tu connais pas forcément (…) c’est        du glissement vers un monde orwellien,          maintenant… parce qu’il y avait juste-
       instructif parce que je peux voir comment     d’un côté ; nécessité, de l’autre, de ne pas    ment une évolution… je crois que c’était
       des jeunes que je ne connais pas vivent,      pour autant abandonner la sphère domes-         pour les lycées, tu sais, les lycées qu’on
       comment ils s’expriment. » (Eric/40 ans/      tique à l’exercice privatif du pouvoir par      place sous vidéosurveillance… oui, c’est
       inspecteur des écoles/marié/père de deux      le plus fort (nécessité qui légitime depuis     le genre d’émissions qui fait réfléchir… »
       enfants).                                     déjà plusieurs décennies l’intervention         (Odile/44 ans/institutrice dans une école
           « (…) Non, si j’aimais c’est aussi        sociale pour prévenir et sanctionner les        publique/mariée/mère de deux enfants).
       parce que je voyais des jeunes… j’ai          violences conjugales et familiales).                « Mais c’est vrai aussi que ça peut
       plus l’habitude… comme ça je comprends            Un certain nombre de lois garantis-         donner lieu à plein d’excès… d’être vu
       plus les jeunes d’aujourd’hui… parce          sent aux citoyens le droit d’observer, de       tout le temps au nom de la sécurité…
       que maintenant il y a un décalage avec        comprendre et d’évaluer les décisions           c’est à la mode ça l’insécurité… je sais
       moi (rire)… c’est bien pour les vieux de      que prennent les gouvernants aussi bien         pas… c’est vrai que ça me fait peur…
       voir des jeunes qui vivent… » (Odile/75       que leurs conduites. Il existe un lien          c’est pas normal… » (Noémie/23 ans/étu-
       ans/retraitée).                               entre démocratie, l’obligation de rendre        diante en maîtrise d’histoire de l’art).
           Cette mise en spectacle de l’intimité     compte et l’accès à une information sur             Les téléspectateurs sont donc loin
       dans les médias peut donc être accueillie     l’action des pouvoirs publics. Cepen-           de la représentation orwellienne d’une
       favorablement dans la mesure où l’in-         dant l’ouverture des institutions se heurte     masse idéologiquement manipulée : ils
       trusion des caméras dans l’espace privé,      régulièrement à un autre principe démo-         sont conscient du risque, ils sont partagés
       jusqu’à présent opaque aux regards exté-      cratique, celui du respect de la vie privée     sur le bienfait pour la démocratie de l’in-
       rieurs, permet de remettre en question les    des individus. Ce conflit permanent entre        trusion de la sphère publique et politique
       catégories établies. Pour les personnes       transparence et droit à la vie privée per-      au sein de l’espace privé. En effet, s’ils y
       adultes ou plus âgées, ces programmes         met de cerner une tension propre aux            voient, d’une part, un moyen de connaî-
       leur donnent le sentiment d’accéder aux       régimes démocratiques en matière d’in-          tre, par procuration, d’autres façons de
       modes de vie des plus jeunes c’est-à-dire     formation.                                      vivre leur existence et de limiter les abus
       de rester en contact avec une frange de la        Si le politique a été, progressivement      de pouvoir au sein de l’espace privé, ils
       population qu’ils estiment mal connaître.     dans l’histoire, soumis à des règles et a       perçoivent, d’autre part, à travers cette
       Pour d’autres, instaurer plus de trans-       un devoir de transparence les sphères du        ingérence les excès d’une société de sur-
       parence dans le domaine privé, qui est        privé et de l’intime ont été délaissées.        veillance.
       également un lieu de pouvoir, de rapport      Dès lors, « introduire des règles et plus de
       de force et de domination, marque même        transparence comme cela a été fait dans le
       une avancée vers la démocratie. En effet,     monde politique ou réinscrire la famille
       en remettant en cause les frontières tra-     ou la conjugalité dans une représentation
       ditionnelles entre espace public et espace    démocratique de la société, apparaît dès
       privé on rend visibles les faux-semblants     lors comme un progrès. La démocratie
       et les mensonges qui règnent dans la          ne concerne pas que la politique mais
       sphère privée :                               doit être élargie à l’ensemble de l’univers
                                                     privé » (A. Vitalis, 2002, p. 2). Les émis-

 62 Revue des Sciences Sociales, 2005, n° 33, “Privé – public : quelles frontières ?”

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Murielle Ory                                                         L'exposition de la vie privée dans les émissions de télé-réalité

                    Modèles de                                 s’exposent volontairement Jean-Claude           une question collective » (A. Ehrenberg,
                                                               Kaufman s’est penché sur les processus          1995, p. 14). En effet, « la concurrence
                    comportements et                           contemporains de construction identitaire       entre spectacle de réalité et politique
                    extension de soi…                     ■
                                                               où Ego se cherche dans un va-et-vient           porte secondairement sur l’action insuf-
                                                               entre le personnel et le collectif, le public   fisante des institutions. Les promoteurs
                    Les candidats des programmes de            et le privé, le secret et le dévoilement. La    de spectacle de réalité se légitiment du
                télé-réalité sont consentants, et même         confusion des frontières entre l’espace         constat que les institutions sont défaillan-
                demandeurs : ils désirent être vu dans leur    public et l’espace privé, comme celles          tes et que la télévision a un rôle à jouer
                quotidienneté et confient volontairement        qui distinguent la réalité de la virtualité,    pour limiter ces dysfonctionnements. »
                leurs secrets à la caméra. Houcine dans le     rend compte de l’une des transformations        (A. Ehrenberg, 1995, p. 297)
                « Confessionnal », lors du «prime-time»,       anthropologiques propres à la modernité             La crise du modèle républicain et de
                le 18 octobre 2002 :                           dont le phénomène de la télé-réalité est        l’État-Providence a eu pour conséquen-
                    « (…) parfois c’est très dur… mais je      une manifestation visible.                      ce une action politique moins efficace
                voulais que le public sache que je voyais          « L’individu n’est pas une donnée           que pendant les Trente-Glorieuses. Les
                pas beaucoup mon fils… que mon his-             anthropologique constante. Il constitue         normes et le cadre symbolique étaient
                toire n’a pas été facile (…) »                 un système complexe qui se transforme           alors construits dans l’espace public, et
                    Les candidats qui participent à ces        dans les différents contextes historiques.      les demandes privées (c’est-à-dire les
                émissions sont même sélectionnés parmi         Nous assistons aujourd’hui à une muta-          demandes de sens) étaient prises en char-
                plusieurs milliers d’autres postulants.        tion majeure, qui s’accélère avec l’arrivée     ge dans cet espace. Or, le fait que cette
                Quelles sont les motivations qui les pous-     de nouveaux supports technologiques :           configuration ait été largement ébranlée
                sent à entreprendre cette démarche tout à      ego se construit de plus en plus par des        amène à une généralisation de l’incer-
                fait volontaire de mise en visibilité de soi   extériorisations diverses, des traces de soi    titude, et ce manque de lisibilité de la
                et de son intimité et pour quelles raisons     qui tendent notamment à se démultiplier         société rend floues les frontières entre
                tant de téléspectateurs trouvent-ils de        sous forme d’images. L’individu a désor-        espace public et espace privé. D’où un
                l’intérêt à ce spectacle ?                     mais la vertu d’élargir physiquement son        processus généralisé de privatisation du
                    D’une part, si les programmes de télé-     être (ce qui l’incline à espérer folle-         public – l’individu doit prendre sur lui
                réalité rencontrent un tel écho, c’est que,    ment qu’il pourrait ainsi vivre plus). »        toutes les tensions qui parcourent le corps
                tout en conservant leur mission distrac-       (J.-C. Kaufmann, 2001a, p. 2)                   social – et de publicisation du privé qui
                tive, ils répondent à une demande de nor-          Ce que pointe J-C Kaufmann c’est que        conduit au traitement public des problè-
                mes et de règles. En effet, ils proposent      nous avons tous les moyens de nous élar-        mes privés car ceux-ci ne sont plus gérés
                aux téléspectateurs, notamment aux plus        gir, de nous étirer par des extériorisations    par l’instance politique.
                jeunes, des modèles de conduites et de         de nous-mêmes sous la forme d’images                A. Ehrenberg est ici rejoint par
                comportements qu’ils peuvent éprouver          (appareils photo, caméscope, webcam, et         J.-C. Kaufmann, puisque l’un des élé-
                par la suite dans leur vie quotidienne.        maintenant grâce à la télévision qui met        ments qui peut expliquer cette envie
                    « Moi, je sais pas mais je regarde parce   sur la scène publique la vie de l’homme         d’observer l’autre gérer sa vie est
                que… je sais pas, je regarde comment ils       ordinaire). Et en même temps, nous cher-        qu’aujourd’hui l’identité n’est plus don-
                font, comment les filles se fringuent…          chons à résoudre nos interrogations sur le      née traditionnellement par la société,
                j’aime bien parce qu’on voit comment ils       monde qui nous entoure en observant ces         mais qu’elle doit être construite par cha-
                sont entre eux, c’est cool parce que c’est     programmes et les scènes de la quotidien-       cun, qu’elle s’apparente à une œuvre que
                comme nous, entre jeunes… » (Julie/14          neté qu’ils diffusent.                          tous doivent entreprendre et réussir. Pour
                ans/collégienne).                                  « Se montrer et regarder : la télévision    Dany-Robert Dufour « la postmoder-
                    Ces émissions jouent un rôle dans le       (ainsi qu’Internet) constituent l’interface     nité, démocratique, correspond en effet
                processus de l’apprentissage social dans       parfaite entre ces deux mouvements qui          à l’époque où l’on s’est mis à définir
                la mesure où les thèmes abordés, princi-       se complètent parfaitement et enclenchent       le sujet par son autonomie, notamment
                palement les relations familiales et les       une véritable dynamique » (J.-C. Kauf-          juridique, et où l’on s’est mis à donner
                rapports avec les pairs qui sont suscep-       mann, 2001a, p. 4)                              du sujet parlant une définition autoré-
                tibles de comporter des difficultés pour                                                        férentielle » (R-D Dufour, 2001, p. 16).
                l’adolescent, sont ceux qui impliquent                                                         À partir de là, la séparation entre l’espace
                personnellement le jeune téléspectateur.                                                       public et l’espace privé est entièrement
                Il n’y a donc pas de « curiosité malsaine »        …dans un contexte                           remise en cause puisque « l’univers de
                ou de voyeurisme à proprement parler, de           d’incertitude                          ■
                                                                                                               la vie privée et du quotidien est devenu
                la part d’un téléspectateur qui observe,                                                       une nouvelle frontière ouvrant sur des
                non pas un spectacle défendu, mais la             Une autre thèse, celle d’Alain Ehren-        horizons sans fin. Alors que la planète-
                mise en image du fonctionnement des            berg, est que la télévision relationnelle       terre découvre ses limites, la plongée
                règles sociales qui régissent son monde et     exprime l’imprécision des frontières            analytique dans le monde intime n’en est
                les relations qu’il entretient avec lui.       entre le public et le privé. Cette impré-       qu’au début de ses explorations » (J-C
                    Pour tenter d’expliquer les motivations    cision résulte du fait que par le recul du      Kaufmann, 2001b, p. 95). Selon Kauf-
                des candidats de ces programmes qui            politique « la subjectivité est devenue         mann les médias sont amenés à occuper

                                                                                                                                                              63

RSS33.indb 63                                                                                                                                       25/04/05 14:56:13
un rôle central dans cette plongée : « [Ils]   bien, si l’on veut, privatisation du public     Bibliographie
       ont pour mission essentielle la diffusion      et publicisation du privé, mais c’est aussi
       du savoir et des techniques permettant le      parce que l’espace public est devenu            Dufour Dany-Robert (2001), « Cette nouvelle
                                                                                                          condition humaine : Les désarrois de l’indi-
       management de soi » (J.-C. Kaufmann,           davantage un espace de la présentation              vidu-sujet », Le Monde Diplomatique, Février
       2001b, p. 236).                                de soi et de l’interrogation sur soi qu’un          2001.
           L’absence de normes certaines et con-      espace de confrontation d’argumentaire »        Ehrenberg Alain (1995), L’individu incertain, Cal-
       sensuelles gérant l’espace privé et intime     (J. Roman, 2003, p.50). Nous avons alors            mann-Lévy, Paris.
       peut apporter le doute en ce qui concerne      affaire, avec la télé-réalité, à ce qui appa-   Hahn Aloïs (1986), « Contribution à la sociologie
       la manière de mener sa vie. Ne plus dis-       raît davantage comme une recomposition              de la confession et autres formes institutionna-
       tinger clairement ce qui est bien de ce qui    et un reformatage de l’espace intime.               lisées d’aveu : Autothématisation et processus
       est mal peut nous amener à nous intéres-       L’espace public semble se rapprocher des            de civilisation », Actes de la recherche en
       ser à la façon dont les autres vivent et       individus et se fondre en eux. En effet, le         sciences sociales, n°62/63, juin 1986.
                                                                                                      Heinich Nathalie (2002), « À l’aise dans la déci-
       gèrent leur existence. Nous pouvons ainsi      privé ne voit pas sa substance se modifier           livisation », Sociétés et Représentations, n°14,
       comprendre l’intérêt des téléspectateurs       même s’il est fréquemment exposé dans               septembre 2002.
       pour la vie privée de l’autre tandis que les   l’espace public, et de la même manière          Jost François (2002), L’Empire du loft, La Dispute /
       candidats, en s’exposant, peuvent gagner,      l’espace public le reste malgré une défi-            Snédit, Paris.
       en retour, une forme de revalidation et        nition malaisée de ses limites. Ainsi, si       Kaufmann Jean-Claude (2001a), « Voyeurisme ou
       de réassurance d’une identité incertaine.      certains perçoivent, à travers les trans-           mutation anthropologique ? », Le Monde, 11
       C’est ce « besoin d’expression du moi          formations de l’espace public, un effon-            mai 2001.
       intime » qui explique pour J-C Kauf-           drement des frontières qui séparent le          Kaufmann Jean-Claude (2001b), Ego : Pour une
       mann l’engouement du public pour les           domaine public et le domaine privé on               sociologie de l’individu, Nathan, Paris.
                                                                                                      Roman Joël (2003), « Privé et public : le brouillage
       programmes de télé-réalité.                    peut aussi soutenir que la télévision se            télévisuel », Esprit, n°293, mars-avril 2003.
           La télévision relationnelle constitue      penche sur des questionnements qui n’ont        Tisseron Serge (2001), L’intimité surexposée, Edi-
       donc un procédé spécifique pour tenter          rien de négligeable puisqu’ils portent sur          tion Ramsay, Paris.
       de répondre aux questions qui se posent à      le sens de l’être-soi, de l’être-ensemble,      Vitalis André (2002), « L’exposition de la vie pri-
       la subjectivité de l’homme contemporain        et donc sur la manière de co-exister dans           vée dans les médias », Premier colloque fran-
       et c’est à travers elle que l’on peut cerner   l’espace public.                                    co-mexicain, Mexico, 8 avril-10 avril 2002,
       les tensions qui parcourent le monde               La mise en spectacle de soi est par             http://www.cerimes.fr/colloquefrancomexi-
       moderne et les manières qui s’offrent          ailleurs le signe d’une incertitude sur soi,        cain/actes/pdf/vie_privee.pdf
       aux acteurs pour les gérer. Dans un con-       d’un besoin de reconnaissance par l’autre,
       texte d’indétermination qui reporte sur        et les programmes de télé-réalité permet-
       l’individu des responsabilités relevant        tent, autant aux candidats de l’émission
       auparavant de l’action publique chacun         qu’aux spectateurs, de valider et de légi-
       est invité, sinon sommé, d’être l’expert       timer un choix de vie. Ainsi, les candi-
       le plus avisé de sa propre vie, et cette       dats qui s’exposent aux regards essaient
       nouvelle exigence de mise en avant de          d’exister davantage, de se mouvoir dans
       soi impose de faire connaître à tous le        une identité plus large et les spectateurs
       contenu de cette expertise. Les émissions      qui observent l’intimité d’autrui cher-
       de télé-réalité se présentent comme « des      chent à améliorer leur compréhension des
       programmes de médiation » de tous les          normes de comportement qu’ils devront
       échanges sur l’intimité. Ils fournissent       adopter à leur tour dans les multiples
       un lieu public pour ces transactions et        situations de la vie quotidienne. D’où
       offrent du sens à chacun sur les pro-          cette « curiosité ordinaire », pour repren-
       blèmes rencontrés dans les rapports à          dre l’expression de J.-C. Kaufmann, de la
       autrui. En effet, l’émotion, le partage        part des téléspectateurs puisqu’il s’agit
       mais aussi la concurrence permanente           aujourd’hui de se construire soi-même,
       entre les candidats, tous ces thèmes qui       et si possible de s’inventer. Nous sommes
       sont largement présents dans ces émis-         amenés à construire seuls notre vérité et
       sions, sont en mesure de prendre la place      à définir qui nous sommes réellement.
       du sens qui structure le monde pour les        Et grâce aux programmes de télé-réalité
       téléspectateurs.                               l’individu n’est pas totalement délaissé
           Si l’espace public télévisuel se com-      puisque ce qu’ils lui proposent est une
       pose principalement d’individus qui met-       observation directe : voir les autres pour
       tent en scène leur intimité il est aussi       comprendre et être en mesure d’agir.
       réservé aux interrogations existentielles
       ou psychologiques qui sont susceptibles
       d’être celles des téléspectateurs. On peut
       dire, avec Joël Roman, qu’« il y a donc

 64 Revue des Sciences Sociales, 2005, n° 33, “Privé – public : quelles frontières ?”

RSS33.indb 64                                                                                                                                            25/04/05 14:56:15
Murielle Ory                                       L'exposition de la vie privée dans les émissions de télé-réalité

                Notes
                1. Sondage Sofres pour Le Monde, 19 mai
                   2001.
                2. Le Monde, 16 juin 2001
                3. Les reproches adressés à ces programmes
                   par la presse et les milieux intellectuels
                   sont en effet multiples : brouillage des
                   frontières entre espace public/privé, cer-
                   tes, mais aussi entre réalité et fiction,
                   éloge de l’exclusion publique lorsque les
                   téléspectateurs éliminent l’un des candi-
                   dats, facilité d’accès à la célébrité et à la
                   notoriété publique…
                4. « Le triomphe du voyeurisme » par Jacque-
                   line Remy, Jean-Sébastien Stehli, Denis
                   Jeambar et Gilbert Charles, L’express,
                   03/05/2001.
                5. N.Heinich cite les quelques exceptions de
                   l’expérience des camps de concentration
                   et du bizutage.
                6. Nous avons réalisé neuf entretiens qualita-
                   tifs avec des téléspectateurs de différentes
                   générations (la plus jeune avait 9 ans, la
                   plus âgée 75 ans), hommes et femmes, en
                   couple, famille ou célibataire : Odile/75
                   ans/retraitée/veuve ; Odile/44 ans/ insti-
                   tutrice/mariée et mère de deux enfants ;
                   Éric/40ans/inspecteur des écoles/marié et
                   père de deux enfants ; Luc/25 ans/archi-
                   tecte/célibataire ; Noémie/23 ans/étudiante
                   en maîtrise de l’art/célibataire ; Bastien/20
                   ans/étudiant en BTS Vente/célibataire ;
                   Caroline/18 ans/lycéenne en terminal
                   STT/célibataire ; Julie/14 ans/collégienne
                   en quatrième ; Amélie/9 ans/écolière au
                   CM1. Les catégories socioprofessionnel-
                   les sont plutôt aisées et tertiaires. Sans
                   avoir la représentativité d’un “échan-
                   tillon”, ce groupe de personnes se signale
                   par des opinions qui sont relativement
                   indépendantes de l’âge, du sexe, de la
                   situation conjugale et familiale, et de la
                   CSP : ce sont ces propos qui ont retenu
                   notre attention.
                7. « Nul ne sera l’objet d’immixtions arbi-
                   traires dans sa vie privée, sa famille, son
                   domicile ou sa correspondance, ni d’at-
                   teintes à son honneur et à sa réputation.
                   Toute personne a droit à la protection de la
                   loi contre de telles immixtions ou de telles
                   atteintes. » ; (Article 12 de la Déclaration
                   universelle des droits de l’homme adopté
                   par l’Assemblé générale des Nations
                   Unies dans sa résolution 217A (III) du 10
                   décembre 1948.)

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