LA BITD TURQUE, ENTRE RATTRAPAGE TECHNOLOGIQUE ET FAIBLESSES PERSISTANTES

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LA BITD TURQUE, ENTRE RATTRAPAGE TECHNOLOGIQUE ET FAIBLESSES PERSISTANTES
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                               LA BITD TURQUE, ENTRE RATTRAPAGE TECHNOLOGIQUE
                               ET FAIBLESSES PERSISTANTES

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                                                             Par Léo PERIA-PEIGNE & Antoine KAUFFMANN
LA BITD TURQUE, ENTRE RATTRAPAGE TECHNOLOGIQUE ET FAIBLESSES PERSISTANTES
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À PROPOS DE L’ARTICLE
Cet article dresse un bilan politico-industriel de l’évolution de la BITD turque depuis le milieu
des années 1980. Créée par l’Etat turc pour accroitre son autonomie en matière d’armement,
l’industrie de défense du pays a rapidement progressé technologiquement, lui permettant ainsi
de développer ses propres systèmes d’armes et de les proposer à l’export à travers le monde.
Cependant, la volonté du gouvernement de poursuivre la montée en gamme se heurte à
plusieurs obstacles économiques et technologiques.

À PROPOS DES AUTEURS
                   Léo PERIA--PEIGNE est diplômé de SciencesPo Lille en Défense et
                   Intelligence économique. Actuellement consultant indépendant en Industrie
                   de défense et analyste géographique stagiaire à l’état-major des armées, il
                   s’intéresse à l’évolution politique et industrielle de la Turquie.
                   Il est membre du comité Industries de Défense.

                   Antoine KAUFFMANN est diplômé d’un Master en Marketing de l’ICN de                         2
                   Nancy. Travaillant pour Naval Group Armes sous-marines depuis 5 années,
                   cela lui a permis de développer des connaissances solides dans le domaine

                                                                                                    LES PUBLICATIONS DES JEUNES IHEDN
                   de l’industrie navale de défense.
                   Il est membre du comité Industries de Défense.

   Ce texte n'engage que la responsabilité des auteurs. Les idées ou opinions émises ne
   peuvent en aucun cas être considérées comme l'expression d'une position officielle de
                               l’association Les Jeunes IHEDN.
LA BITD TURQUE, ENTRE RATTRAPAGE TECHNOLOGIQUE ET FAIBLESSES PERSISTANTES
LA BITD TURQUE, ENTRE RATTRAPAGE TECHNOLOGIQUE ET FAIBLESSES PERSISTANTES

Des débuts poussifs
La Base Industrielle et Technologique de Défense (BITD) turque arrive aujourd’hui au terme
d’une longue évolution amorcée au début des années 1980. La première Guerre mondiale et
la guerre d’indépendance avaient laminé le petit héritage industriel ottoman, laissant la jeune
république kémaliste presque dénuée d’industrie d’armement. Cette carence était vécue
comme une des raisons de la défaite ottomane par les Turcs et faisait partie de ce qui fut plus
tard appelé « le syndrome de Sèvres ». Ainsi, si la volonté politique ne manquait pas, la
reconstruction du pays et la stabilisation du nouveau régime ont cependant limité les capacités
de l’État à recréer une base industrielle de défense solide 1 . De même, une politique
économique étatiste avait considérablement inhibé la possibilité d’une reprise menée par le
secteur privé. L’entrée du pays dans l’OTAN au début des années 1950 avait également
contribué à amoindrir la petite industrie de défense qui était malgré tout parvenue à émerger.
Les achats sur étagère auprès des industries occidentales, aidés par les aides au
développement reçues des Etats-Unis permirent néanmoins à l’armée turque de se
moderniser considérablement et d’acquérir du matériel moderne et performant à des coûts
concurrentiels.
Néanmoins, la politique étrangère d’Ankara vis-à-vis de la Grèce, elle aussi membre de
l’OTAN, conduisit assez rapidement à une tension entre la Turquie et ses fournisseurs. Le
conflit autour de la question chypriote, même avant l’invasion du nord de l’ile en 1974 incita
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rapidement certains pays Européens à décréter un embargo sur les armements à l’encontre
de la République turque. Fragilisées dans leurs approvisionnements, les forces armées

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turques encouragèrent un investissement public important, destiné au développement d’une
industrie de défense nationale capable de subvenir à leurs besoins. Malgré leur place
prépondérante au sein de l’État turc, gagnée à la suite des coups d’État militaires successifs,
les premiers résultats ne se firent réellement sentir qu’après un important effort
d’institutionnalisation et de rationalisation de ces investissements au cours des années 19802.

Institutionnalisation et structuration de sa BITD par l’État turc
Malgré la levée de l’embargo américain en 1979, la confiance est rompue du côté turc qui
accentue le développement de sa BITD nationale. L’Etat prend les choses en main en 1985

1 Sophie LEFEEZ, L’industrie de défense Turque : Un modèle de développement basé sur une volonté d’autonomie
stratégique, IRIS, 2017.
2 Anouck GABRIELA CORTE REAL-PINTO, Une exception néolibérale ? Le projet de turquification de l’armement,

Revue internationale de politique de développement, 2017.
LA BITD TURQUE, ENTRE RATTRAPAGE TECHNOLOGIQUE ET FAIBLESSES PERSISTANTES

par la création du sous secrétariat à l’industrie de défense (Savunma Sanayii Müsteşarlığı,
SSM), dont le rôle est multiple3 :

 Capacités financières : le SSM dispose d’abord d’un « fond de soutien à l’industrie de
    défense » extra budgétaire, alimenté par un ensemble de taxes sur les jeux d’argent, la
    vente d’alcool, mais également par les fortes sommes (jusqu’à plusieurs milliers de dollars)
    payées par les citoyens turcs ne désirant pas effectuer leur service militaire. Disposant en
    moyenne de plus d’un milliard de dollars par an, le SSM a ainsi dépensé jusqu’à trois
    milliards de dollars en 2008.
 Cohérence des programmes et de la recherche & développement : sur cet aspect, e
    SSM prend un rôle assez semblable à celui de la DGA en utilisant ses outils de financement
    pour orienter la recherche sur des domaines répondant aux besoins des forces turques. Le
    SSM finance ainsi un ensemble de projets de recherche validés par sa direction elle-même
    composée de membres de l’administration et des armées.
 Exportations & acquisitions à l’étranger : le SSM se charge également des négociations
    d’achat avec les pays étrangers, autant pour l’exportation que pour l’importation de
    matériels, mais aussi de technologies. La Turquie s’est distinguée très tôt par de très fortes
    exigences en termes de compensations industrielles et technologiques afin de soutenir le
    développement de sa propre industrie. Les compensations demandées se montent souvent
    à près de 70% de la valeur du contrat global, tandis que le pays s’est placé sur la période
    2010-2020 dans le classement des 10 plus importants bénéficiaires des programmes de                                  4

    compensations industrielles4. Ce rôle est ainsi d’autant plus essentiel qu’il est le moteur de

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    la montée en gamme progressive mais rapide de la BITD turque sur les 40 dernières
    années.

La seconde institution importante créée lors de la décennie 1980 est la Fondation pour le
soutien aux forces armées turques (Türk Silahlı Kuvvetlerini Güçlendirme Vakfı, TSKGV). La
TSKGV, créée en 1987 est le rassemblement de ces différentes fondations en une seule. Ces
fondations gèrent la participation militaire auprès des différentes industries et possèdent-elles
même une part non négligeable des entreprises de la BITD turque. Une quinzaine
d’entreprises sont ainsi créées et contrôlées directement par les militaires turcs, dont certaines
font aujourd’hui partie du top 100 mondial (Aselsan, Roketsan, TAI). Ce contrôle direct assure
également la corrélation entre les besoins des armées et la production nationale. Les

3 Sophie LEFEEZ, L’industrie de défense Turque : Un modèle de développement basé sur une volonté d’autonomie
stratégique, IRIS, 2017.
4 Yannick QUEAU, Quelle place occupe la Turquie sur les marchés de défense ? Les Rapports du GRIP, 2015.
LA BITD TURQUE, ENTRE RATTRAPAGE TECHNOLOGIQUE ET FAIBLESSES PERSISTANTES

entreprises possédées par la TSKGV assuraient encore en 2015 plus du tiers des ventes et
près de la moitié des exports d’armements réalisés par la Turquie5.
Enfin, le TÜBİTAK (Türkiye Bilimsel ve Teknolojik Araştırma Kurumu)est un institut
technologique de pointe et le véritable bras armé scientifique du gouvernement. Initialement
fondé en 1963 pour aider au développement de technologies militaires son rôle s’est élargi
pour piloter des activités de R&D en cohérence avec les priorités nationales6. Si beaucoup de
programmes ont un lien même lointain avec la question militaire, ces derniers peuvent
également comprendre des volets bénéficiant aux technologies civiles. Il s’agit d’un organe
essentiel dans la volonté d’indépendance de la BITD, car l’institut peut mener les activités de
R&D à faible TRL et en confier l’industrialisation aux grandes entreprises de défense nationale,
les soulageant des étapes de R&D, souvent incertaines et risquées par essence.
Cette institutionnalisation, manifestation de la volonté politique partagée par l’ensemble du
spectre politique turc d’un développement soutenu de la BITD nationale, a permis à cette
dernière de passer par différentes étapes pour disposer aujourd’hui de capacités autonomes
non négligeables7. La Turquie passe ainsi du statut d’acheteur à celui de constructeur sous
licence à partir du milieu des années 1980. Cette évolution, encadrée et encouragée par le
couple TSKGV/SSM a permis à l’industrie turque d’acquérir les technologies et savoir-faire
nécessaires à son renforcement. L’ensemble du prisme est concerné, des systèmes les plus
simples (l’entreprise MKEK produisit ainsi sous licence les fusils Heckler & Koch qui équipent
toujours l’armée turque) aux plus complexes (Turkish Aerospace Industries produisit un certain                           5
nombre de F-16 destinés à l’armée de l’air turque ainsi qu’à l’Égypte) .       8

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Coopérations, partenariats et montée en compétence progressives
Ankara cherche non seulement à acquérir des savoir-faire pour produire ses propres
systèmes, mais elle souhaite dès le début des années 1990 diversifier ses partenariats afin de
limiter sa dépendance vis-à-vis de ses partenaires, notamment occidentaux. La fin de la
Guerre froide lui offre ainsi l’opportunité d’étendre la liste de ses fournisseurs. Le premier
contrat signé avec la Russie désoviétisée intervient dès 1994 et permet à la Turquie d’acquérir
très tôt un système anti-aérien et un second anti-char. Très vite également, la Turquie s’ouvre
aux importations chinoises et produit sous licence le lance-roquette multiple WS-1 sous le nom
de T-300 Kasırga, après le refus américain de lui céder un système équivalent. Le Kasırga

5 Sophie LEFEEZ, L’industrie de défense Turque : Un modèle de développement basé sur une volonté d’autonomie
stratégique, IRIS, 2017.
6 Anouck GABRIELA CORTE REAL-PINTO, Une exception néolibérale ? Le projet de turquification de l’armement,

Revue internationale de politique de développement, 2017.
7 Nicolas MAZZUCCHI, La BITD turque, de la coopération à l’autonomie, IRIS, 2017.
8 Nicolas MAZZUCCHI, La BITD turque, de la coopération à l’autonomie, IRIS, 2017.
LA BITD TURQUE, ENTRE RATTRAPAGE TECHNOLOGIQUE ET FAIBLESSES PERSISTANTES

sera par la suite amélioré, aboutissant au J-600 Yıldırım, qui donne au missilier Roketsan des
capacités technologiques modernes9.
À partir de la fin des années 1990, la BITD turque a atteint un palier de maitrise technologique
et commence à pouvoir développer des systèmes majoritairement turcs. L’industrie turque est
particulièrement performante en matière de véhicules terrestres légers/moyens et plusieurs
entreprises comme Otokar parviennent au long des années 2000 à exporter leurs blindés vers
des pays aux BITD moins développées comme le Pakistan, l’Indonésie ou la Malaisie 10. Les
blindés légers Kobra, Arma et Yavuz sont ainsi des grands succès d’Otokar, qui semble en
mesure de proposer une offre capable de concurrencer certains segments de l’industrie
européenne11.

Lancement de grands projets nationaux fédérateurs d’un socle
industriel solide
Plusieurs grands projets ont été lancés depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP (parti politique
turc). Matérialisant une nouvelle montée en gamme de la BITD turque, ces projets visent à
développer des systèmes avancés souverains sur l’ensemble du spectre des opérations
militaires et ainsi de pouvoir concurrencer les pays plus avancés 12 . Malgré l’ambition
d’autonomie, le développement de ces systèmes rencontre un ensemble de limites liées à la
dépendance technologique et industrielle du pays aux BITD plus développées :                                            6

 Après plusieurs bâtiments de surface construits sous licence dans les années 1990 (4 des

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     8 navires des classes Yavuz puis Barbaros construits sous licence allemande), la Turquie
     a lancé en 2005 le Programme MILGEM, visant ainsi à se doter de corvettes (classe Ada)
     et de frégates (classe Istanbul TF-100) fabriquées nationalement et à préparer le
     développement de vaisseaux encore plus ambitieux, comme la frégate TF-2000. D’une
     part, les plateformes sont 100% turques. D’autre part cela permetune remontée dans la
     chaîne de valeur sur les systèmes complexes qui équipent les navires. Ainsi, les frégates
     de la classe Istanbul, dont la 1ère a été inaugurée en janvier 2021, dispose d’une suite de
     senseurs, développés pour certains par Tübitak et industrialisés par Aselsan, comme les
     radars ou sonars de coque. Le domaine des effecteurs n’est pas en reste, puisque les
     lanceurs verticaux MDAS, les gammes de missile ATMACA (antinavire), HISAR (surface-
     air) et les capacités d’autodéfense (anti-missile et anti-torpilles) sont également

9 Nicolas MAZZUCCHI, La BITD turque, de la coopération à l’autonomie, IRIS, 2017.
10 Anouck GABRIELA CORTE REAL-PINTO, Une exception néolibérale ? Le projet de turquification de l’armement,
Revue internationale de politique de développement, 2017.
11 Nicolas MAZZUCCHI, La BITD turque, de la coopération à l’autonomie, IRIS, 2017.
12 Yannick QUEAU, Quelle place occupe la Turquie sur les marchés de défense ?, Les Rapports du GRIP, 2015.
LA BITD TURQUE, ENTRE RATTRAPAGE TECHNOLOGIQUE ET FAIBLESSES PERSISTANTES

     indigènes13.Une torpille légère est en cours de développement14. Au total, ce sont au moins
     75% des systèmes équipant ce navire qui sont de construction nationale. Néanmoins,
     quelques verrous persistent dont la propulsion, assurée par des diesels MTU associés à
     des turbines LM 2500 de General Electric. Les hélicoptères de lutte anti sous-marine
     embarqués sur les frégates sont également américains, avec les modèles S70 Seahawk,
     la filière des hélicoptères étant globalement assez peu développée dans le pays hormis
     pour des modèles d’attaque T-129 ATAK, construits sous licence par TAI et dont le
     successeur devrait voir le jour à la fin de la décennie.
 Le degré d’autonomie industrielle dans le domaine des sous-marins n’est pas encore au
     niveau de celui des bâtiments de surface. Néanmoins, la tendance est au rattrapage, le
     dernier programme de sous-marins comprenant l’acquisition de 6 U214 à l’Allemagne, la
     construction ayant débuté en 2015. La part prise par l’industrie turque y est très importante
     puisqu’ils sont assemblés en Turquie, et l’ensemble des systèmes électroniques et
     systèmes d’armes sont de production turque. Toutefois, quelques systèmes hautement
     technologiques comme l’AIP            (Air   Independent      Propulsion     permettant     d’étendre
     considérablement l’autonomie sous l’eau de la plateforme) ou encore le système de
                                                      15
     propulsion sont produits en Allemagne                 puis intégrés en Turquie. Ces verrous
     technologiques nécessitant un savoir-faire spécifique et long à acquérir empêchent encore
     la Turquie de pouvoir rêver d’une capacité de construction sous-marine 100% autonome.
     Cette ambition est portée par le projet MiLDEN, lancé en 2019, et dont l’objectif est d’avoir                        7
     la capacité de développer et construire ses propres sous-marins à l’horizon 2040.            16

 La Turquie dispose d’une expérience limitée en matière d’avion de combat. L’entreprise TAI

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     fut créée afin de produire sous licence les avions de combat, destinés aux forces turques.
     Néanmoins les compétences turques sont suffisamment reconnues pour s’être vu attribuer
     la production de certaines pièces du programme américain F-35, avant l’éviction de la
     Turquie du projet. Le HÜRKUS, avion d’entrainement léger à hélice, reste un des seuls
     systèmes aériens de manufacture turque. Bien plus ambitieux, le programme de chasseur
     de 5ème génération mené par Turkish Aerospace Industries (TAI TF-X) prévoit de produire
     un remplaçant national aux F-16 turcs vieillissants17. Ankara a démarché plusieurs de ses
     partenaires, notamment le Pakistan, pour participer au développement de ce nouveau

13 Tayfun OZBERK, Turkey launches the lead ship of I-Class frigates Istanbul, 2021, www.navalnews.com/naval-
news/2021/01/turkey-launches-the-lead-ship-of-i-class-frigates-istanbul/.
14 Seray GÜLDANE, New indigenous and national light class torpedo « ORKA » project launched, 2020,

https://en.defenceturk.net/5055-2/.
15 Laurent LAGNEAU, La vente à la Turquie de six sous-marins de type 214t fait des vagues en Allemagne, 2020.

www.opex360.com/2020/11/02/la-vente-a-la-turquie-de-six-sous-marins-de-type-214t-fait-des-vagues-en-
allemagne/.
16 Patrick DELEURY, La Turquie lance le projet MiLDEN visant à construire ses propres sous-marins, 2019.

www.agasm.fr/la-turquie-lance-le-projet-milden-visant-a-construire-ses-propres-sous-marins/.
17 Ryan PICKRELL, La Turquie dévoile un nouveau concept de chasseur furtif, Business Insider, 2019.
LA BITD TURQUE, ENTRE RATTRAPAGE TECHNOLOGIQUE ET FAIBLESSES PERSISTANTES

     chasseur. Initialement pensé comme un chasseur de supériorité complémentaire du futur
     F-35 américain, la mise à l’écart de la Turquie du programme Joint Strike Fighter a non
     seulement remis en cause le cahier des charges global, mais également l’utilisation de
     certaines technologies.
 La Turquie propose une offre foisonnante et parfois redondante de véhicules blindés
     chenillés ou à roues        produits par quatre entreprises : Otokar (Tulpar, Yavuz, Kobra,
     Akrep18), BMC (Kirpi, Vuran, Amazon19), Nurol Makina (Ejder, NMS20) et FNSS (Kaplan,
     Pars, TIFV21). Après avoir débuté par des véhicules plutôt légers (4x4 et transports de
     troupes) l’industrie turque s’est tournée vers des produits plus lourds et complexes comme
     le char moyen Kaplan (32 tonnes), développé par FNSS en partenariat avec l’Indonésie.
     Mais le processus de développement du char lourd Altay a révélé les faiblesses
     persistantes de la BITD turque. Annoncé très tôt comme le futur char « le plus moderne du
     monde », ce projet initialement conçu pour être 100% turc, a cependant épuisé les
     ressources de plusieurs entreprises. Les tentatives d’Otokar et de Baykar se sont soldées
     par des échecs, obligeant les décideurs à se tourner finalement vers BMC, entreprise
     turquo-qatarie. Le principal obstacle reste le développement d’un moteur suffisamment
     puissant pour mouvoir les 65 tonnes de l’Altay, deux fois plus lourd que la Kaplan. BMC
     dispose en la matière d’une expérience limitée à des moteurs de 600 chevaux, là où plus
     de 1500 seraient nécessaires pour un rapport optimal. Ce manque d’expérience a incité
     Ankara à se tourner vers des partenaires plus aguerris en la matière comme l’Allemagne                  8
     ou la Corée du Sud.
 Les drones, régulièrement mis en avant par la communication d’Ankara, notamment depuis

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     le conflit au Haut-Karabagh, souffrent eux aussi des lacunes de la BITD turque en matière
     de moteur. Les opérations turques en Syrie et Libye et l’affrontement entre arméniens et
     azéris ont mis en lumière les capacités turques sur une grande variété de drones produits
     nationalement comme le drone d’attaque MALE (Moyenne Altitude Longue Endurance)
     Bayraktar TB2 de la firme turque Baykar, ou le drone de surveillance Anka, de la firme TAI.
     Développés depuis le début des années 2000, ils sont respectivement entrés en service en
     2012 et 2014. Le moteur actuel du Bayraktar a été développé en Turquie mais les premiers
     exemplaires étaient dotés d’un moteur autrichien. Le futur HALE (Haute Altitude Longue
     Endurance) Akıncı, développé par Baykar, est ainsi doté d’un moteur ukrainien AI-450C.
     L’Ukraine désirant elle aussi se doter de 48 unités une fois le développement de l’aéronef
     autonome achevé, il y a peu de risques de rupture entre les partenaires et un moteur local

18 Catalogue internet de l’entreprise OTOKAR.
19 Catalogue internet de l’entreprise BMC.
20 Catalogue internet de l’entreprise Nurol Makina.
21 Catalogue internet de l’entreprise FNSS.
LA BITD TURQUE, ENTRE RATTRAPAGE TECHNOLOGIQUE ET FAIBLESSES PERSISTANTES

     plus puissant est également en développement via le programme de coopération « Black
     Sea Shield »23.

Ces exemples illustrent les grands progrès réalisés par l’industrie de défense turque, mais
soulignent également ses dépendances persistantes et les efforts entrepris pour les dépasser.

Dépendance économique
La forte croissance de la BITD turque fut longtemps soutenue par une monnaie stable et une
croissance nationale régulière. Volonté politique et investissement public en recherche et
développement ont soutenu cette croissance de l’industrie de défense, lui permettant de lancer
des programmes ambitieux. Mais depuis le milieu des années 2000, la situation de l’économie
turque vient compliquer considérablement cette dynamique. Les sommes attribuées par le
SSM via son fond spécial de soutien sont légalement plafonnées et la dévaluation
conséquente de la livre turque a réduit la valeur réelle de ces investissements à moins de la
moitié de ce qu’elle était il y a moins d’une décennie, au moment même où des
investissements plus importants seraient nécessaires pour passer le cap technologique.
Passant de 0,32€/1TL début 2016 à 0,12€/1TL aujourd’hui, la valeur de la livre a contraint la
Turquie à chercher un investissement extérieur plus indispensable que jamais afin de
développer des systèmes à forte valeur ajoutée. Mais la politique étrangère agressive
d’Ankara l’a éloigné de beaucoup de ses partenaires occidentaux et orientaux24.                                              9
Les nations européennes désapprouvent les actions militaires turques dans le nord de la Syrie

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et en Libye, ce qui affecte les échanges technologiques évoqués plus haut, mais également
les investissements potentiels, sur lesquels Ankara comptait pour aider au financement de son
économie. Alors que l’AKP avait tenté de réduire sa dépendance envers les pays occidentaux
en se tournant vers de nouveaux partenaires au Moyen-Orient, le soutien d’Ankara aux Frères
Musulmans et au Qatar lui a aliéné l’Arabie Saoudite, les Emirats Arabes Unis et l’Egypte du
maréchal Al-Sissi25. Les investissements saoudiens, qui étaient une source non négligeable
de devises étrangères pour l’économie turque, se sont fortement réduits en réaction à la
décision d’Ankara d’aider le Qatar soumis au blocus des autres pays du Golfe. En
remerciement, le Qatar a massivement investi dans tous les secteurs économiques turcs,
déployant même plusieurs milliards de dollars pour stabiliser la livre turque. Le Qatar possède

23  Yuri LAPAIEV, The Akinci Strike Drone and Ukrainian-Turkish Defense Cooperation, The Jamestown
Foundation, 2020.
24 JABBOUR, Jana. « La Turquie : une puissance émergente qui n’a pas les moyens de ses ambitions », Politique

étrangère, vol. hiver, no.4, 2020, pp. 99-108.
25 Nicolas GASTINEAU, L’amitié turco-qatarienne à l’heure de la crise du Golfe, Observatoire de la vie politique

turque, 2017.
LA BITD TURQUE, ENTRE RATTRAPAGE TECHNOLOGIQUE ET FAIBLESSES PERSISTANTES

maintenant la moitié de l’entreprise BMC, qui produit le char Altay et les blindés Kirpi26. À la
fin de l’année 2020, l’émirat a également acquis 10% des parts de la Bourse d’Istanbul. Cette
dynamique est largement critiquée par l’opposition qui reproche au gouvernement AKP de
vendre le pays à ses alliés idéologiques au détriment de son propre peuple 27 . Mais les
investissements qataris, malgré l’importance des sommes débloquées, ne suffisent pas à
compenser l’isolement de la Turquie vis-à-vis de l’Occident et du Moyen Orient.

Un recours croissant à l’exportation
Les besoins de financement de la BITD turque ne pouvant pas être totalement couverts par
l’investissement public, ni par des investissements étrangers de plus en plus réduits, les
industriels s’appuient de plus en plus sur les exportations. Plusieurs entreprises parmi les plus
importantes doivent aujourd’hui plus de la moitié de leur chiffre d’affaires aux contrats signés
avec l’étranger28. Ici encore, la politique d’Ankara instrumentalise cette capacité d’export pour
faciliter son rapprochement avec d’autres pays musulmans plus lointains, comme le Pakistan
(modernisation des sous-marins français Agosta 90B, vente d’hélicoptère T-129 ATAK),
l’Indonésie (développement conjoint d’un char moyen, contremesures anti-torpille pour sous-
marins) ou la Malaisie (tourelleau téléopéré pour le corps des garde-côtes). Ces pays étant
éloignés de la sphère géographique turque, ils ne subissent pas le poids de l’histoire qui
complexifie souvent les relations turques avec ses voisins.
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En outre, l’Islam est utilisé comme un moyen de facilitation des échanges. L’AKP tente ainsi
de développer une rhétorique de « renouveau de la communauté islamique » en se proposant

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de mettre au service de l’Umma du 21ème siècle les capacités industrielles turques et
encourage les partenariats avec d’autres états musulmans. Cette communication s’appuie à
l’étranger comme en Turquie sur la MÜSIAD, organisation patronale turque regroupant la
bourgeoisie industrielle provinciale d’Anatolie, traditionnellement proche des partis islamistes.
Si son implantation dans le domaine de l’armement est anecdotique, sa proximité avec les
rouages du pouvoir en fait un intermédiaire indispensable pour les membres de l’autre grande
organisation     patronale,     la   TÜSIAD.      Regroupant       la   haute    bourgeoisie      industrielle
occidentalisée et kémaliste, cette organisation s’est vue marginalisée par l’arrivée au pouvoir
de l’AKP. Mais l’importance de la commande publique pour l’industrie de défense oblige ce

26 Ana POUVREAU, Turquie et Qatar : une alliance durable ?, FMES, 2020.
27 Metin GURCAN, Opposition turns up pressure on Erdogan over defense dealings with Qatar, Al-Monitor, 2020.
28 CHAPLEAU, Philippe, Des sanctions européennes inopérantes face à l'industrie de la défense turque, Lignes de

défense, Octobre 2019.
LA BITD TURQUE, ENTRE RATTRAPAGE TECHNOLOGIQUE ET FAIBLESSES PERSISTANTES

patronat à rechercher les faveurs du pouvoir, en impliquant les membres de la MÜSIAD et les
proches du président29.

Instrumentalisation politique de la BITD par l’AKP
A son arrivée au pouvoir, l’AKP a mis fin à une tendance haussière des budgets militaires,
tendance qui a néanmoins repris après la purge quasi-complète des institutions militaires,
entre 2008 (procès Ergenekon) et 2016 (suites du coup d’État déjoué). Ceci a permis une
centralisation des institutions de contrôle de la BITD turque autour de la personne de Recep
Tayyip ERDOĞAN. Le TSKGV est ainsi passé sous la direction nominale du chef de l’État
tandis que le SSM a été rapproché de la présidence de la république. Cette dynamique a
permis au chef de l’État d’asseoir la domination de sa sphère de relations personnelles à un
ensemble de postes clefs dans le domaine public et privé. Par exemple, dirigeant de
l’entreprise Baykar spécialisée dans les drones est le gendre du président30. Ces nominations
et évolutions de gouvernance s’accompagnent également d’une influence au travers de
l’attribution des commandes nationales. Ainsi la holding Koç a perdu d’importants contrats
associés au programme MILGEM lorsque des membres de la famille fondatrice ont été
suspectés par le pouvoir de soutenir les manifestations du Parc Gezi en 201331.
Cette mainmise sur la BITD nationale par le pouvoir en place pourrait dissuader l’afflux de
fonds étrangers dans les entreprises de défense turques, ce qui est problématique à l’heure
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où un besoin accru d’investissements en devises étrangères est nécessaire pour se
développer.

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Malgré les fragilités économiques évoquées (dévalorisation de la livre et manque
d’investissement extérieur) et technologiques (dépendances à des systèmes complexes
étrangers, notamment dans le domaine de la propulsion), l’industrie de défense turque est
néanmoins parvenue à un niveau de développement qui lui permet de répondre en autonomie
à une partie non négligeable des besoins de ses armées. Le ministère de la défense turc
annonçait après son opération syrienne de 2018, que « 91% des munitions utilisées ont été
développées et produites sur notre sol. Nous disposons des capacités nécessaires pour la

29 Dilek YANKAYA, Ankaya Exposition industrielle, production de réseaux et construction d’imaginaires : la Foire
internationale du Müsiad et les représentations de l’Etat turc, CERI, 2015.
30 Marie JEGO, En Turquie, Erdogan est le chef de l’entreprise de défense, Le Monde, 2018.
31 Kadri GURSEL, Is Audit of Koç Group Erdogan’s Revenge for Gezi Park ?, Al Monitor, 2013.
LA BITD TURQUE, ENTRE RATTRAPAGE TECHNOLOGIQUE ET FAIBLESSES PERSISTANTES

fabrication de 97% des munitions employées lors des opérations terrestres et pour la
production de 98% des munitions utilisées lors des opérations aériennes ». Si ces chiffres
doivent être pris avec prudence et relativisés quant à la nature « 100% turque » des munitions
utilisées, ils illustrent néanmoins l’émergence d’une véritable capacité turque et une évolution
notable de la situation en deux décennies.
La prochaine étape pour la BITD turque serait la production autonome des vecteurs de ces
munitions (chars, avions, navires). Bien le comblement de ce fossé technologique ait avancé
rapidement, l’effort financier, technologique et politique reste très important pour rallier les
standards des pays les plus développés. Enfin, se posera également la question de l’entretien
des compétences développées dans le cadre des grands projets sur le long-terme. Cette
problématique nécessite en effet une combinaison de facteurs complexes à maintenir
(commandes régulières et suffisantes dans le temps, investissements dans les infrastructures
clefs, stratégie et stabilité dans le long terme…). Les prochaines années seront donc décisives
pour déterminer la capacité de la Turquie à asseoir sa puissance régionale par une autonomie
stratégique, rendue possible par une BITD robuste, polyvalente et pérenne.

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