La " fracture numérique " en question

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© Éric GEORGE - 2004

                      La « fracture numérique » en question

Éric George, professeur, département de communication, université d’Ottawa ; chercheur,
Groupe de recherche interdisciplinaire sur la communication, l’information et la société
(GRICIS)

Pour citation :
GEORGE Éric, 2004, « L’expression de fracture numérique en question », dans Mesures de
l’Internet, Éric Guichard (dir.), Paris : éditions des Canadiens en Europe, pp. 152-165.

        Les questions portant sur les inégalités en matière d’information et de communication, à
l’échelle internationale, remontent aux années 70 autour de ce que l’on a appelé le nouvel ordre
mondial de l’information et de la communication (NOMIC). Le NOMIC a notamment été discuté
lors d’une conférence, tenue en 1980, dans le cadre de l’Organisation des Nations unies pour
l’éducation, la science et la culture (UNESCO). À cette occasion, le rapport de la commission
internationale d’études des problèmes de la communication, présidée par Sean McBride,
fondateur d’Amnesty International, à la fois prix Nobel de la paix et prix Lénine de la paix – tout
un symbole ! –, a été rendu public. L’accent a été mis sur le déséquilibre Nord-Sud dans la
production de l’information, sur l’augmentation de la disparité entre les situations des différents
pays, sur la concentration des médias occidentaux et leur emprise sur les flux d’information à
l’échelle internationale. Les membres de la commission ont contribué à faire prendre conscience
de la valeur de l’information, non seulement en tant qu’outil privilégié du développement
économique, mais aussi en tant que nécessité pour le développement des sociétés démocratiques.
Les citoyens ont été invités à devenir des partenaires actifs afin de contribuer à favoriser une plus
grande variété des messages échangés, ainsi qu’à augmenter le degré et la qualité de la
représentation sociale dans la communication [24, p. 207]. Il est alors clairement apparu que le
principe dominant devait être celui de la réciprocité et de la symétrie entre les participants au
processus démocratique et que l’information devait être considérée comme un droit démocratique
indispensable à l’exercice de la citoyenneté. Du « droit à l’information », on est venu à parler de
« droit à la communication ».

        Or, si les pays occidentaux ont accepté cette prise de position – du moins officiellement –,
ils sont malgré tout restés attachés au principe de « libre circulation de l’information » et ont
largement favorisé la croissance du secteur privé de la radio et de la télévision au fil des années.
Deux des chefs de file en matière d’idéologie néolibérale, les États-Unis de Ronald Reagan et le
Royaume-Uni de Margaret Thatcher ont même quitté l’UNESCO, respectivement en 1984 et en
1985. Les propos volontiers « alternatifs » issus de la commission McBride ont finalement été
peu à peu étouffés jusqu’à prendre un statut marginal [6]. Finalement, le nouvel ordre mondial de
l’information et de la communication a été enterré par l’agence des Nations unies, à la fin des
années 80, avec la promotion d’une « nouvelle stratégie de communication » visant à promouvoir
une large diffusion de l’information. Du droit à la communication, on est revenu à la liberté
d’expression. Toutefois, certains éléments présents dans le NOMIC sont réapparus dans le cadre
du rapport de la commission mondiale sur la culture et le développement, présidée par l’ancien
secrétaire des Nations unies, Javier Perez de Cuellar. Une redistribution globale des retombées
financières liées aux activités commerciales des médias a même été envisagée afin de contribuer
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au développement des médias publics et associatifs (communautaires). Mais Marc Raboy
rappelle que le rapport a tout d’abord « sombré dans l’obscurité », puis a « même subi des
tentatives d’étouffement avant de faire finalement l’objet d’une conférence intergouvernementale
à Stockholm au printemps 1998 » [16, p. 65].

         La problématique des inégalités, notamment entre pays du nord et pays du sud, est
revenue sur le devant de la scène avec l’organisation du Sommet mondial de la société de
l’information (SMSI) à Genève, en décembre 2003, puis à Tunis, en 2005. Toutefois, le contexte
a bien changé depuis les années 80, de la chute du mur de Berlin au nouvel ordre mondial prôné
par la Maison Blanche, en passant par le développement d’un nouveau capitalisme financier et
par la croissance de l’internet auprès d’une vaste population, du moins dans les pays les plus
riches. De plus, l’Organisation des Nations unies (ONU) a confié le SMSI à l’Union
internationale des télécommunications (UIT), et non pas à l’Organisation des Nations unies pour
l’éducation, la science et la culture (UNESCO) 1. L’objectif fixé a été le suivant : « Faciliter
effectivement le développement de la société de l’information et contribuer à réduire la fracture
numérique » [21]. Où l’on retrouve l’expression de « fracture numérique » 2 au même rang des
priorités que la « société de l’information ». Celle-ci est d’ailleurs employée dans tous les
champs, académique, journalistique, économique et politique. Mais dans quel sens l’est-elle ?
C’est la question que nous allons analyser en trois temps. Nous commencerons en présentant la
façon dont cette expression est mobilisée dans plusieurs écrits sélectionnés par nos soins. Ceux-ci
– dont la liste figure dans les références bibliographiques et électroniques – correspondent à des
documents officiels issus des agences canadiennes, québécoises et internationales. Ce survol nous
permettra d’arriver à la conclusion que la dimension de l’appropriation des techniques de
l’information et de la communication (TIC) est souvent ignorée au profit de la notion plus
restrictive d’équipement. Nous verrons, ensuite, que l’apport des travaux sur l’appropriation des
TIC permet pourtant d’envisager la notion de « fracture numérique » de façon plus large et
plurielle. Ce deuxième point sera traité à partir de l’étude d’une sélection de plusieurs recherches
effectuées au fil des années. Enfin, nous émettrons deux hypothèses qui ont pour objectif
d’expliquer la raison pour laquelle la « fracture numérique » est souvent abordée sans tenir
compte de la dimension de l’appropriation.

« Fracture numérique », une expression mal définie

        De façon générale, les études des pays les plus riches de la planète dans lesquelles il est
question de fracture numérique mettent l’accent sur les inégalités avant tout d’ordre économique
pour ce qui est de l’accès aux équipements. Ainsi, dans son enquête sociale générale réalisée en
2000, Statistique Canada [19] a conclu que si le taux d’utilisation avait triplé par rapport à ce
qu’il était en 1994 – dans les douze mois ayant précédé l’enquête, 53 % des personnes âgées de

1
  Soulignons le fait que le Sommet mondial sur la société de l’information a été placé sous la responsabilité de l’  UIT, agence
spécialisée dans les télécommunications – qui se consacre plutôt aux questions liées au contenant –, et non pas de l’UNESCO,
agence spécialisée dans la culture, la science et l’éducation – qui se consacre aux questions liées au contenu. Pourtant, la
« fracture numérique » intéresse l’UNESCO, et ce sous plusieurs angles. Il en est question dans la Déclaration universelle sur la
diversité culturelle qui a été adoptée le 2 novembre 2001 dans le cadre de la 31e session de la Conférence générale, organe
décisionnel suprême de l’organisation. Le directeur général, Koïchiro Matsuura, a souligné l’importance de ce geste en souhaitant
que ce texte puisse « revêtir un jour la même force que la Déclaration universelle des droits de l’homme » [22].
2
    En langue française, on parle aussi de « fossé numérique », alors qu’il est question de « digital divide » en anglais.
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15 ans et plus ont utilisé l’internet à la maison, au travail ou ailleurs contre 18 %, six ans avant –,
les inégalités n’avaient pas pour autant été supprimées. Les personnes qui utilisent l’internet sont
en général plus jeunes, ont des revenus plus élevés et sont plus instruites que celles qui ne
l’utilisent pas. Les hommes sont encore plus nombreux que les femmes. En outre, les
francophones ne rattrapent pas leur retard sur les anglophones, tandis que les habitants des
régions rurales du Canada restent moins enclins que les citadins à se brancher. Au Québec,
l’étude NETendances 2002 met l’accent sur le fait que, à l’instar de ce qui s’est passé l’année
précédente, « ce sont toujours les hommes, les plus jeunes, les mieux nantis, les plus scolarisés,
les habitants des grands centres urbains, les professionnels et… les non-francophones qui sont les
plus grands utilisateurs d’Internet » [2, p. 10]. À la question suivante : « Le fossé numérique
bientôt comblé au Québec ? », la réponse à court terme est négative : « plus on mesure le
phénomène et moins les écarts semblent se combler » (ibid., p.10). Combler le fossé numérique
pourrait donc prendre bien des années.

        Dans certains cas, les affirmations sur les tendances à l’œuvre sont moins nettes. Ainsi,
peut-on lire dans le rapport mondial sur le développement humain du Programme des Nations
unies pour le développement (PNUD) de 2001 que, si dans les pays en développement des
millions de personnes n’ont pas les moyens d’utiliser l’internet, c’est avant tout pour des raisons
économiques mais aussi technologiques [14, p. 35 et suiv.]. En conséquence, 79 % des
internautes vivent dans la zone dite « OCDE » (Organisation pour la coopération et le
développement économiques) qui ne représente pourtant que 14 % de la population mondiale,
mais qui comprend la quasi-totalité des trente pays les plus riches de la planète. Alors que le
téléphone est dorénavant plus que centenaire, il y a une ligne pour quinze personnes dans les pays
en voie de développement et une ligne pour deux cents personnes dans les pays les moins
avancés. En revanche, il y a plus d’une ligne pour deux habitants dans les pays de l’OCDE. « De
telles disparités freinent l’accès à l’internet et au monde numérique en général » (ibid., p. 42) et,
« dans ces conditions, il faudra des années pour réduire la fracture numérique » (ibid., p. 39).
Parfois, les propos sont moins pessimistes. Ainsi, est-il précisé que l’internet « connaît une
croissance exponentielle » (ibid., p. 35) grâce à la progression des raccordements, et ce même
dans de nombreux pays en développement – comme au Brésil, en Inde ou en Thaïlande – où des
entreprises ont développé des logiciels pour des utilisateurs analphabètes et des systèmes de
branchement sans fil qui fonctionnent à l’énergie solaire. Il importe toutefois de faire attention
aux taux de croissance dans ces pays, les chiffres de départ étant très faibles. De plus, « la
diffusion d’Internet est [...] inégale au sein d’un même pays. Elle concerne surtout les zones
urbaines, les hommes jeunes et les couches les plus nanties et les plus instruites » (ibid., p. 42).
Enfin, certains propos peuvent sembler ambivalents. Ainsi, d’un côté, on affirme que la
téléphonie mobile permet de s’affranchir de certaines contraintes liées à l’infrastructure mais, de
l’autre, on précise que la croissance de ce secteur est encore plus importante au sein des pays les
plus riches et que la fracture augmente en conséquence.

        On retrouve aussi ce double discours dans d’autres rapports qui sont consacrés aux
situations dans les pays occidentaux. Intéressons-nous, par exemple, à une recherche récente
effectuée par Statistique Canada. On peut lire, au début de cette étude, que « la commercialisation
d’Internet et la convergence des TIC ont suscité de l’intérêt pour de nouveaux sujets de
recherche » et que l’un d’entre eux, « celui de la fracture numérique est cruciale » [18, p. 1]. On
apprend, par la suite, que « le taux de pénétration de plusieurs TIC dans les ménages augmente
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avec le revenu » et que ce dernier « a davantage d’incidences sur les nouvelles technologies que
sur les technologies anciennes et déjà établies » (ibid., p. 1). En effet, logiquement, au fur et à
mesure que le nombre d’utilisateurs de l’internet augmente, il y a plus de « nantis » et moins de
« démunis ». Les calculs liés à la réalisation des courbes de Lorenz et du coefficient de Gini
mènent à la conclusion que « d’un point de vue général, la fracture numérique diminue » (ibid., p.
4). Mais une analyse plus fine des résultats ne permet pas de conclure à une diminution franche
de cette fracture. Tout dépend, en fait, des indicateurs que l’on retient. Voici un extrait de
l’analyse qui témoigne bien de cet état de fait : « Bien qu’il semble y avoir une diminution de la
fracture entre certains groupes de revenus, il existe toujours une fracture entre les paires de
revenus très élevés et très faibles (par exemple, les déciles supérieurs et inférieurs, les 9e et 2e
déciles et les 8e et 3e déciles), ce qui indique des disparités croissantes. Afin de prouver à quel
point ces comparaisons dépendent du découpage choisi, l'exercice a été repris avec seulement
deux larges catégories de revenus, à savoir la moitié supérieure et la moitié inférieure. Dans ce
cas, compte tenu de la situation des trois déciles inférieurs, la fracture numérique augmente
clairement » (ibid., p. 5). La fracture numérique relative diminue généralement en raison des
progrès réalisés par les catégories à revenus moyens / élevés par rapport au groupe ayant des
revenus élevés. En revanche, les catégories à faibles revenus continuent de perdre du terrain en
comparaison avec les groupes ayant des revenus très élevés.

L’oubli d’une notion-clé : l’appropriation

         Au-delà de ces prises de position parfois contradictoires, il est logique de conclure qu’à
partir du moment où un nouveau dispositif technique pénètre de plus en plus la société, il y a
progressivement une diminution des inégalités. En ce qui concerne seulement l’équipement, le
taux de pénétration de dispositifs techniques comme la télévision ou le téléphone dépasse les 95
% dans les pays les plus riches. Mais est-ce une donnée suffisante pour parier sur la fin de ces
inégalités ? Finalement, les études mentionnées ci-dessus ne reposent généralement que sur un ou
quelques indicateurs. En l’occurrence, on s’intéresse avant tout à l’accès. La question de la
fracture numérique n’est donc abordée que d’un seul point de vue ou presque : l’existence de
deux catégories de personnes, les branchées et les autres. Ce genre d’analyse fait largement –
voire complètement – l’impasse sur les modalités de l’accès. Autrement dit, un taux de
pénétration en croissance qui semble indiquer une diminution de la fracture numérique ne cache-
t-il pas d’autres disparités, peut-être moins quantifiables ? Cette interrogation mérite d’être posée
à l’aune des résultats de recherche fournis par l’approche de l’appropriation dans le cadre des
études sur les usages des TIC.

        Des travaux consacrés à l’utilisation des logiciels de traitement de texte dans le domaine
des usages professionnels de l’informatique [7] ont montré, entre autres, que bon nombre
d’usagers n’utilisaient qu’un très petit nombre de commandes, qu’ils connaissaient pourtant le
plus souvent dans leur application quotidienne. De leur côté, Serge Proulx et Marie-Blanche
Tahon ont réalisé une enquête sur les peurs des enseignants et chercheurs vis-à-vis de
l’informatique [15]. Cette étude a bien montré la complexité de leurs rapports à la « machine »,
leurs sentiments étant mêlés de fascination et d’épouvante. Il en résulte des modes d’utilisation
qui révèlent, non seulement une méconnaissance du fonctionnement réel de l’ordinateur ou des
fonctionnalités des logiciels utilisés, mais aussi un ensemble de croyances – généralement
fausses – sur la technique. Les sentiments de peur, d’anxiété peuvent être liés à la prise en
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compte de l’éventualité d’un échec – ce qui concerne son propre rapport à la machine – mais,
dans certains cas, ces sentiments peuvent aussi être liés à la visibilité de l’échec.
       Récemment, les problématiques sur les inégalités en termes d’usages sont revenues sur le
devant de la scène avec le développement de l’internet 3. Ainsi, Éric Guichard mentionne [10],
non seulement la nécessité de disposer d’un capital économique et d’un capital social, mais aussi
d’un capital culturel « pour savoir trouver l’information que l’on recherche et la traiter ». Lors
d’une enquête, effectuée en 2001, auprès de 640 000 utilisateurs de l’internet en France, il a été
montré que 87 % d’entre eux ne savaient pas se servir d’un moteur de recherche. L’étude, reprise
ensuite sur un échantillon de quatre millions d’utilisateurs, a donné les mêmes résultats. Éric
Guichard conclut : « On réalise ainsi la totale disparité entre une utopie cognitive (l’acquisition
des savoirs via les NTIC) et sa prétendue mesure au travers de taux d’équipement » (ibid.).

        Pour notre part, nous avons constaté au cours de nos recherches [5] que la « simple »
possession à domicile de dispositifs communicationnels ne renseignait pas sur les différentes
catégories de pratiques qui sont privilégiées : consultation d’informations gratuites, échanges en
communication synchrone et asynchrone, téléchargement de fichiers, transactions en ligne,
création et développement de sites personnels ou collectifs, etc.). Derrière un taux comme celui
de l’accès à l’internet, on retrouve des réalités très variables : ainsi, avoir une connexion
permanente à haute vitesse à son domicile n’est pas comparable au fait de se brancher sur
l’internet, de temps en temps, dans un espace public comme une bibliothèque. L’étude des
potentialités de l’internet, parmi lesquelles nous avons étudié l’interactivité, la possibilité de
s’adresser à de vastes populations, la rapidité pour la mise en ligne d’informations et la pratique
systématique de l’archivage, nous a amené à conclure que celles-ci sont explorées de façon très
variable. Dans certains cas, il s’agit de choix qui correspondent à la façon dont la personne ou le
groupe s’approprie l’internet, aux objectifs qui sont poursuivis, aux « façons de faire » et aux
modes d’organisation. Mais on constate que ces inégalités peuvent aussi ne pas être volontaires.
Les inégalités des individus devant le « réseau des réseaux » se voient à l’observation de postures
très diversifiées vis-à-vis de l’internet : de la posture très active – création de sites personnels,
collaboration à un site collectif, élaboration d’une lettre d’information diffusée par listserv,
pratique régulière du courrier électronique et des échanges en groupe grâce aux listes et forums
de discussion, aux chats, etc. – à la posture plus passive de la « simple » navigation sur la Toile et
de la participation passive à la lecture de courriels issus de listes et de forums de discussion. On
constate alors que les inégalités, en termes de capital économique, ne doivent pas être les seules à
être prises en compte, mais qu’il faut aussi tenir compte du capital culturel et du capital social
pour comprendre les différentes « fractures numériques ».

        Il est donc nécessaire de remettre en cause l’idée d’une seule fracture numérique pour
envisager un ensemble de fractures numériques dues à des raisons économiques, sociales et
culturelles. Le processus d’appropriation peut donc varier considérablement, allant des premiers
apprentissages qui relèvent de l’initiation à la création de logiciels, en passant par la maîtrise des
logiciels existants et l’apprentissage de la programmation. Il importe donc de parler plutôt de
fractures numériques au pluriel en mettant l’accent sur la notion d’appropriation qui présente

3
 Le courrier électronique présente un cas de figure des plus intéressants car, dans le cas de certaines manipulations ratées, ces
dernières peuvent être visibles auprès d’interlocuteurs (envoi d’un courrier électronique à une liste plutôt qu’à une personne,
mauvais choix de configuration de clavier ne permettant pas d’avoir accès aux caractères diacritiques, envoi d’une pièce jointe
dans un format inadéquat, etc.)
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l’intérêt de ne pas considérer les usages du simple point de vue de la consommation. Mais alors,
pourquoi cette approche, qui vise à aborder la pluralité des formes de la fracture numérique, est-
elle relativement absente des discours ? C’est ce que nous allons voir dans un troisième temps.

Des fractures numériques au retour au droit à la communication

        La fracture numérique d’ordre plutôt quantitatif, basée sur les notions d’accès et
d’équipement, est plus facilement identifiable que les fractures numériques d’ordre qualitatif qui
renvoient à la notion d’appropriation. Les politiques publiques sont, en effet, plus à même de
répondre au premier type de défi – qui consiste à brancher les usagers potentiels – plutôt qu’au
second – qui nécessite de faire intervenir un système de formation. C’est, d’ailleurs, après avoir
constaté l’existence de fortes inégalités que le gouvernement du Québec a lancé, au printemps
2000, le programme « Brancher les familles » qui a eu pour but d’assumer une partie des frais
engagés par les ménages recevant une allocation familiale pour s’informatiser et se brancher à
l’internet 4. L’année suivante, on pouvait lire selon l’Institut de la statistique du Québec [12], que
la proportion de ménages québécois ayant déjà utilisé l’internet avait tout juste franchi le cap des
50 % à la fin de l’année 2000 : « Après avoir connu un certain ralentissement en 1999, la
croissance du taux de branchement des foyers québécois a été du même ordre en 2000 qu’au
cours de l’année 1998, soit de 57 %. Cette forte augmentation est certainement attribuable en
partie au programme « Brancher les familles » (ibid., p. 17). Mais cette hypothèse n’explique pas
tout.

        Ces discours sur la fracture numérique n’auraient-ils pas par ailleurs pour finalité de
contribuer à ce que les États soutiennent la demande en matière de TIC dans un contexte
caractérisé par la libéralisation et l’internationalisation des marchés, notamment en ce qui
concerne les télécommunications ? Plus généralement, ces discours visent à promouvoir
l’avènement d’une nouvelle société basée sur les dispositifs techniques de communication et
contribuent en fait à « cacher » le processus socio-historique de la formation des usages sociaux
des TIC derrière l’apparente demande engendrée par les besoins des consommateurs. On se
retrouve dans le cas du discours « prospectif (ou préfiguratif), dont la finalité est idéologique et
politique et dont le but est de convaincre la population en général de la nécessité de la nouvelle
technologie pour assurer l’avenir et le progrès de la société », ainsi que l’écrit Jean-Guy Lacroix 5
[13, p. 150]. Les propos tenus par Peter Harder, président du groupe d’experts du G 8 sur l’accès
aux nouvelles technologies (GEANT), lors d’une réunion spéciale de l’assemblée générale des
Nations unies consacrée aux TIC au service du développement, tenue le 17 juin 2002 à New
York, sont édifiants : « Dans l’environnement actuel, l’accès au savoir et à l’information devient
une condition essentielle au développement humain moderne. Dans ce contexte, les TIC sont de
plus en plus reconnues, non pas seulement comme un secteur économique clé, mais bien plutôt

4
  Un budget de 120 millions de dollars a été débloqué pour trois ans afin de permettre aux familles qui recevaient une allocation
familiale versée par la Régie des rentes du Québec d’obtenir un accès à l’internet à prix réduit et, pour celles qui le souhaitaient,
de pouvoir bénéficier en même temps de l’acquisition d’un ordinateur multimédia à bas prix. Le programme a pris fin le 31 mars
2003.
5
  Jean-Guy Lacroix distingue deux autres types de discours : (1) « le discours promotionnel, dont la finalité est économique et
commerciale et dont le but est de convaincre la clientèle visée de l’utilité, des avantages et de l’efficacité supérieure de la
technologie proposée ; (2) le discours prescriptif, au sens strict du terme, dont la finalité est organisationnelle et éducative et dont
le but est d’initier l’usager aux utilisations prévues » [13, p. 150].
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comme un outil habilitant essentiel à la modernisation économique et comme moyen
d’enrichissement social, culturel et civique. En effet, le débat sur l’importance de mettre les TIC
au service du développement estompe de plus en plus le dilemme qui nous obligeait à nous
demander s’il est plus important d’améliorer l’accès des citoyens aux ordinateurs ou aux
antibiotiques, s’il est plus important de mettre à niveau l’infrastructure des TIC ou d’améliorer
l’alimentation en eau potable. Au lieu de mettre en concurrence ces objectifs stratégiques, les TIC
constituent un puissant instrument pour les atteindre » [11]. Est-ce si simple ?

        Il semble bien que non, car les avis sur la question ne sont pas unanimes. Certains
analystes, tels que Loum Ndiaga, estiment que si une plus grande appropriation des TIC et
surtout de l’internet reste une nécessité et est inséparable d’une lutte amplifiée pour la réduction
de la fracture numérique, certaines réalités propres à l’Afrique rappellent que là n’est pas la
priorité des priorités dans la perspective du développement 6. L’analyse des conclusions des
membres de la Digital Opportunities Task Force 7, formée en 2000 par les huit pays les plus
riches de la planète (le G 8), lors du sommet tenu à Okinawa au Japon, amène Edna F. Einsiedel
et Melissa P. Innes à penser que ce genre de discours porte essentiellement « sur le comment et
sur le quand connecter les communautés situées dans le sud, plutôt que de se demander pourquoi
faire, que faire précisément, dans quelles conditions et avec quelles conséquences » [4]. C’est
bien l’équipement qui est important. Le développement des usages l’est beaucoup moins. Quant à
Leslie Regan Shade, elle se demande si certains acteurs sociaux – notamment les industriels –, ne
bénéficient pas indirectement des mobilisations qui font suite à la multiplication des discours sur
la fracture numérique. Elle note, par exemple, que le rôle du secteur privé a été renforcé dans le
cadre du plan d’action de Gênes qui a fait suite au rapport de la DOT Force. Les gouvernements
ont été invités à « créer une atmosphère favorable aux initiatives du secteur privé : un
environnement dérégulé et favorable à l’implantation des technologies de l’information (TI), la
promotion de marchés ouverts et compétitifs, la protection des droits en matière de propriété
privée, la facilitation du commerce électronique au-delà des frontières, la libéralisation continue
du secteur de l’industrie des télécoms et des services liés à travers la promotion d’une
Organisation mondiale du commerce forte, le renforcement de la confiance du consommateur à
travers les lignes directrices de l’Organisation de coopération et de développement économiques
(OCDE), la protection de la vie privée ainsi que les efforts à l’échelle internationale pour lutter
contre le cybercrime » [17, p.102] 8.

      L’expression de « fracture numérique » serait-elle alors mobilisée afin de contribuer à
développer des usages susceptibles de favoriser le dynamisme économique, voire avant tout la
dynamique financière dans le cadre des mutations actuelles du capitalisme ? À la lecture d’un
6
  Loum Ndiaga a effectué un post-doctorat dans lequel il traite ce sujet. Le titre de sa recherche, effectuée sous la direction de
Gaëtan Tremblay à l’Université du Québec à Montréal, est le suivant : « Internet, mondialisation et Afrique : une réflexion
théorique et critique ».
7
  Le slogan qui « accompagne » la mention Digital Opportunities Task Force est le suivant : «       Addressing the global digital
divide ». Voir le site : .
8
  Traduction libre du texte suivant : « to create the most conductive atmosphere for private-sector initiatives : an uregulated and
thus ‘IT friendly’ environment, the promotion of competitive and open markets, the protection of intellectual property rights, the
cross-border facilitation of e-commerce, the continued liberalization of the telecom industry and related services through the
promotion of a strong World Trade Organization, the protection of consumer trust through OECD guidelines and privacy
protection, and international efforts in fighting cybercrime ».
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rapport commandé par le gouvernement du Québec, « Pour une société branchée. Favoriser
l’utilisation d’Internet et le développement du commerce électronique », la réponse apparaît
clairement. On peut lire dans ce rapport « l’apparition d’un véritable clivage, entre les citoyens
branchés et ceux qui ne le sont pas » [9, p. 34]. Suit un rappel du discours de l’état de l’Union du
président des États-Unis de l’époque, Bill Clinton, qui avait souligné à cette occasion l’apparition
d’un digital divide risquant d’entraîner la création d’une société à deux vitesses, où cohabiteraient
les « info-riches », c’est-à-dire ceux et celles qui utilisent les outils de communication nouveaux,
tel l’internet, et les « info-pauvres » qui, à l’inverse, n’y auraient pas accès [8]. On peut lire dans
le rapport québécois que la situation aux États-Unis et au Québec présente un point commun
important : l’exclusion qui touche une partie de la population s’explique avant tout pour des
raisons financières 9. Mais, au-delà de cette analyse déjà réalisée dans la première partie de ce
texte, ce sont les raisons invoquées pour justifier la nécessité de réduire la fracture numérique qui
nous intéressent plus particulièrement. Premièrement, le fait qu’une partie importante des
Québécois ne puissent pas communiquer par l’internet « ne peut que freiner le développement du
commerce électronique » (ibid., p. 42). Deuxièmement, « le branchement de la majeure partie de
la population sur Internet représente des avantages collectifs importants » et « ces avantages
résultent avant tout de la réduction des coûts que permet l’utilisation du réseau » (ibid., p. 42).
Ces propos sont appuyés par une nouvelle source états-unienne, à savoir une étude [1] qui affirme
que la « mise en ligne » d’un service gouvernemental permet d’en réduire le coût dans une
proportion pouvant atteindre 70 % » [8, p. 43]. Ainsi que nous pouvons le constater, les deux
premières justifications sont avant tout d’ordre économique. La troisième, intitulée « La nouvelle
alphabétisation », présente « le branchement massif de la population au réseau Internet » comme
un « enjeu d’éducation et d’apprentissage, que l’on peut à toute fin pratique comparer au
processus d’alphabétisation » (ibid., p. 44). Toutefois, on ne s’éloigne pas des préoccupations
économiques, car il s’agit avant tout que « les entreprises puissent ainsi bénéficier du travail
d’employés qui, en améliorant leur maîtrise des nouveaux dispositifs techniques pourront ainsi
accroître leur productivité » (ibid., p. 44). La justification concernant l’importance de diminuer la
fracture numérique se termine en ces termes : « Dans le cas du Québec, une population branchée
majoritairement sur le réseau Internet et maîtrisant ainsi les nouvelles technologies de
communication ne pourrait que renforcer les avantages comparatifs sur lesquels l’économie
québécoise peut déjà compter, et accélérer le virage en cours vers l’économie du savoir » (ibid.,
p. 44). Nous sommes bien loin d’envisager le développement d’usages citoyens de l’internet à
des fins de participation à la vie politique...

        Or, seules les études mettant l’accent sur l’appropriation peuvent permettre d’en savoir
plus sur les usages développés dans la sphère domestique. Celles-ci pourraient alors aider à voir
dans quelle mesure des internautes ont surtout des utilisations divertissantes, en complément de
leurs usages des médias plus traditionnels, et dans quelles circonstances certains d’entre eux
développent des pratiques citoyennes dans le cadre d’une participation à la démocratie. La
question générale de la fracture numérique – ou plutôt des fractures numériques – pourrait alors
être posée en des termes aussi riches que le « droit à la communication » qui mettait déjà l’accent
sur la participation active des citoyens en matière de communication, il y a plus de trente ans.

9
  On notera que la même explication est fournie dans le cadre d’un document émanant de Statistique Canada, « Au-delà de
l’autoroute de l’information. Un Canada réseauté » [20].
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