LA JUDÉOPHOBIE DANS LA FRANCE D'AUJOURD'HUI - Pierre-André Taguieff - Revue des Deux ...
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
LA JUDÉOPHOBIE DANS LA FRANCE D’AUJOURD’HUI › Pierre-André Taguieff P lutôt que de « nouvel antisémitisme » – expression employée dès le début des années soixante-dix –, je juge préférable de parler, pour éviter certaines équi- voques, de « nouvelle judéophobie » ou de nouvelle configuration antijuive (1), dont le noyau dur est constitué par l’antisionisme radical et démonologique (2). Dans ce nouveau cadre idéologique, les juifs ne sont plus diabolisés en tant que Sémites, mais en tant que sionistes, à travers des slogans comme « Sionistes assassins ! ». Les nouveaux ennemis des juifs ne les voient pas comme une « race » ennemie, mais comme un peuple « raciste ». C’est ce qui leur permet de se présenter, dans leur combat contre les juifs, comme des antiracistes ou des antifascistes en lutte contre de nouveaux « nazis » dont les principales victimes seraient les Palesti- niens. Voilà qui brouille le paysage idéologique : l’antiracisme est mis au service de la judéophobie. L’objectif premier des nouveaux antijuifs est l’élimination de l’État juif, au terme d’un processus de délégitima- tion et de criminalisation de ce dernier, diabolisé en tant que raciste, voire en tant que nazi. DÉCEMBRE 2017-JANVIER 2018 89
être juif en france Islamisation de la cause palestinienne et nazification des juifs Pour comprendre comment s’est fabriquée, au cours de la période post-nazie, une nouvelle configuration antijuive en France et plus largement dans une Europe professant le respect inconditionnel des droits humains, il faut partir d’un phéno- Philosophe, politologue et historien mène historique inédit : l’islamisation crois- des idées, Pierre-André Taguieff est sante de la judéophobie, à travers la place directeur de recherche au Centre toujours plus grande occupée par la cause national de la recherche scientifique. Derniers ouvrages publiés : palestinienne dans le nouvel imaginaire l’Islamisme et nous. Penser l’ennemi antijuif partagé désormais par des musul- imprévu (CNRS Éditions, 2017) et mans comme par des non-musulmans. La Macron : miracle ou mirage ? (Éditions de l’Observatoire, 2017). cause palestinienne s’est ainsi transformée en cause arabo-islamique, voire islamique (l’engagement iranien en témoigne), dans le contexte d’une montée en puissance de l’islamisme dans le monde depuis les années quatre-vingt-dix. Dans ce cadre, de vieilles accusations antijuives transmises par la tradition musulmane ont été réactivées et mises au premier plan. Il en va ainsi du célèbre hadith du rocher et de l’arbre, qu’on trouve cité dans la Charte du Hamas – rendue publique en août 1988 –, lequel se présente comme l’« une des branches palestiniennes des Frères musulmans » : « Le Mouvement de la résistance islamique [Hamas] aspire à l’accomplissement de la promesse de Dieu, quel que soit le temps nécessaire. L’Apôtre de Dieu – que Dieu Lui donne bénédiction et paix – a dit : “L’heure ne viendra pas avant que les musulmans n’aient combattu les juifs (c’est-à-dire que les musulmans ne les aient tués), avant que les juifs ne se fussent cachés derrière les pierres et les arbres et que les pierres et les arbres eussent dit : ‘Musulman, serviteur de Dieu ! Un juif se cache der- rière moi, viens et tue-le.’ ” » 90 DÉCEMBRE 2017-JANVIER 2018
la judéophobie dans la france d’aujourd’hui La vision d’une terre palestinienne sans juifs, judenrein, non « souil- lée » par la présence juive, est au cœur de l’idéologie islamo-nationaliste des chefs palestiniens, que leurs organisations soient classées comme extrémistes (Hamas, Jihad islamique) ou « modérées » (Fatah). Dans un discours prononcé le 16 septembre 2015, le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, supposé « modéré », a parfaitement exprimé sa vision islamiste de Jérusalem et, plus largement, de l’État palestinien dont il rêve : « Nous avançons, avec l’aide d’Allah. [...] Chaque mar- tyr aura sa place au paradis, et tous les blessés seront récompensés par Allah. Chers frères, nous sommes tous ici au nom de Jérusalem. [...] La mosquée Al-Aqsa et l’église du Saint-Sépulcre sont nôtres. Elles sont entiè- rement nôtres, et ils [les juifs] n’ont pas le droit de les souiller de leurs pieds sales. (3) » La propagande tiers-mondiste et propalestinienne a fait de l’amal- game « sionisme = racisme », depuis la fin des années soixante, l’un de ses thèmes préférentiels. D’autres modes de diabolisation étaient associés à l’amalgame racisant : le sionisme assimilé à un impéria- lisme, à un colonialisme, à un fascisme, à un régime d’apartheid, voire réduit à une résurgence ou à une nouvelle forme de nazisme. La racisation diabolisante du sionisme a culminé avec la « nazifica- tion » du nationalisme juif, devenue ordinaire dans le discours d’ex- trême gauche depuis le début des années deux mille. L’une des plus frappantes manifestations internationales de ce pseudo-antiracisme visant le sionisme et Israël aura été la Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance qui y est associée, tenue à Durban, en Afrique du Sud, du 31 août au 7 septembre 2001, qui fut l’occasion d’un déchaînement de la propagande « antisioniste ». C’est au nom d’un antiracisme dévoyé que sont désormais lancés les appels à la haine contre les juifs. Tel est le noyau idéologique de ce que j’ai appelé, dès 1989, la « nouvelle judéophobie » (4). DÉCEMBRE 2017-JANVIER 2018 91
être juif en france Dans une conférence mise en ligne le 26 juillet 2017, le cheikh saoudien Mamdouh al-Harbi rappelle la justification religieuse de la guerre totale contre les juifs, et non seulement contre les « sionistes » : « Le prophète Mohammed a prédit que nous tuerions les juifs. [...] Ne laissez personne prétendre [que le Pro- phète a dit] que nous tuerons les sionistes. Quiconque prétend que notre guerre est dirigée contre les sionistes plutôt que contre les juifs se trompe. C’est un démenti des paroles d’Allah et du prophète Mohammed. Notre guerre est contre les juifs, et non les sionistes, même si les sionistes font partie des juifs les plus dangereux. (5) » La dernière vague antijuive en France : 2000-2017 La tuerie antijuive de l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes, le 9 janvier 2015, s’inscrit non seulement dans l’année terrible com- mencée le 26 janvier 2014 avec la manifestation parisienne Jour de colère, rassemblement des antijuifs français de toutes obédiences, mais aussi dans la dernière vague antijuive mondiale qui a débuté en octobre 2000, et, si l’on excepte les attentats meurtriers commis en Israël, a touché particulièrement la France (6). L’analyse de l’évolu- tion des faits antijuifs (violences et menaces confondues) recensés en France de 1998 à 2016 montre une augmentation brutale de la judéo- phobie au début des années deux mille, avec des « pics » en 2000, 2002, 2004, 2009, 2012, 2014 et 2015. Le plus simple est de considé- rer l’évolution des totaux annuels des faits antijuifs (actions violentes, injures, menaces, etc.) qui ont donné lieu à un dépôt de plainte. Alors qu’en 1999, on en dénombrait 82, en 2000 ils s’élevaient brutalement à 744, en 2002 à 936, à 974 en 2004, 815 en 2009, 615 en 2012, et, après une baisse en 2013 (423), 851 en 2014. En 2015, on a dénom- bré 808 faits antijuifs. En 2016, on constate une baisse importante (- 58 %) : 335 faits antijuifs. 92 DÉCEMBRE 2017-JANVIER 2018
la judéophobie dans la france d’aujourd’hui On observe par ailleurs que, depuis le début des années deux mille, les meurtres de Français juifs tués en tant que juifs ne sont pas com- mis par des extrémistes de gauche ou de droite, mais par de jeunes musulmans, souvent des délinquants, se réclamant de l’islam, qu’ils soient ou non des djihadistes en mission – comme Mohamed Merah ou Amedy Coulibaly. C’est ce que montre un bref rappel des juifs tués parce que juifs depuis 2003, en France et en Belgique, par des indi- vidus issus de l’immigration, de religion musulmane et de nationalité française (ou installés en France) : - Sébastien Sellam, disc-jockey âgé de 23 ans, massacré le 20 novembre 2003 par Adel Amastaibou, qui déclare aussitôt après le meurtre : « J’ai tué un juif ! J’irai au paradis », et précise ensuite aux policiers : « C’est Allah qui le voulait » ; - Ilan Halimi, âgé de 23 ans, séquestré et sauvagement torturé en janvier 2006, puis laissé mourant par Youssouf Fofana qui, le 11 juin 2009, au cours de son procès, déclare avoir « gagné » quelque chose par son action criminelle : « Maintenant, chaque juif qui se balade en France se dit dans sa tête qu’il peut être enlevé à tout moment » ; - Jonathan Sandler (30 ans) et ses deux fils Arieh (5 ans) et Gabriel (4 ans), ainsi que Myriam Monsonego (7 ans), abattus à bout portant le 19 mars 2012 dans l’école juive Ozar-Hatorah de Toulouse, par Moha- med Merah qui, en assassinant des enfants juifs, a déclaré vouloir « ven- ger les enfants palestiniens ». Son frère Abdelkader l’avait convaincu que « les juifs sont des sous-hommes, des singes, des porcs » ; - Emmanuel Riva (54 ans) et son épouse Miriam Riva (53 ans), Dominique Sabrier (66 ans) et Alexandre Strens (25 ans), assassinés le 24 mai 2014 par le Franco-Algérien jihadiste Mehdi Nemmouche au Musée juif de Bruxelles ; - Yoav Hattab (21 ans), Yohan Cohen (22 ans), Philippe Bra- ham (45 ans) et François-Michel Saada (63 ans), assassinés le 9 jan- vier 2015 par Amedy Coulibaly dans l’épicerie Hyper Cacher, qui s’ajoutent à Georges Wolinski et à Elsa Cayat, membres de la rédaction de Charlie Hebdo, exécutés le 7 janvier 2015 par les frères Kouachi en même temps que Charb, Cabu, Tignous, Honoré, Ber- nard Maris, Mustapha Ourrad et Franck Brinsolaro. Coulibaly a DÉCEMBRE 2017-JANVIER 2018 93
être juif en france déclaré qu’il voulait « venger ses frères musulmans », et plus pré- cisément les « musulmans opprimés », notamment « en Palestine ». C’est là faire écho à la propagande djihadiste qui justifie l’assassi- nat de juifs au nom de la cause palestinienne, érigée en cause des victimes par excellence, les Palestiniens (supposés musulmans), vic- times des « fils des singes et des porcs » selon le stéréotype bestiali- sant transmis par la tradition islamique. Avant l’assaut final, Merah a récité un article célèbre du catéchisme djihadiste élaboré par Hassan al-Banna, en déclarant aux négociateurs : « Moi la mort, je l’aime comme vous vous aimez la vie » ; - Sarah Halimi (65 ans), torturée pendant plus d’une heure dans sa chambre puis défenestrée par l’islamiste Kobili Traoré (27 ans), d’origine malienne, dans la nuit du 3 au 4 avril 2017, à Belleville. Pendant qu’il massacrait sa victime juive à coups de poing, Traoré hur- lait « Allaou akbar », traitait sa victime juive de sheitan (« démon », en arabe) et récitait des sourates du Coran. Après avoir défenestré Sarah Halimi, il a fait une prière. La veille du meurtre, cet ancien délinquant devenu pieux avait passé la journée à la mosquée de la rue Jean-Pierre-Timbaud, connue pour être un foyer d’islamisme radi- cal. Or, dans un premier temps, ce meurtre aux motivations pourtant claires n’a pas été dénoncé par les médias ni par les pouvoirs publics. Le meurtrier, selon un geste désormais rituel – depuis l’assassinat de Sébastien Sellam (2003) –, a été considéré comme atteint de troubles mentaux et interné d’office en hôpital psychiatrique. L’occultation des faits et l’aveuglement volontaire se fondent sur un postulat : lorsqu’un musulman tue un juif, c’est parce qu’il est un malade mental ou un « déséquilibré », jamais parce qu’il est musulman et antijuif. Il a fallu attendre la fin mai 2017 pour que des intellectuels tentent d’attirer l’attention sur la dimension islamiste de l’assassinat et le choix antijuif de la victime. Et la mi-septembre pour que le parquet, à la suite d’un rapport d’expertise sur la personnalité de l’assassin, finisse par qualifier d’antisémite le crime commis. L’attaque meurtrière contre Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015, avait pour cibles des « islamophobes » coupables d’exercer leur liberté d’expression et de pensée face à l’islam au point d’oser c aricaturer 94 DÉCEMBRE 2017-JANVIER 2018
la judéophobie dans la france d’aujourd’hui le prophète Mahomet. L’assassinat, le lendemain, de Clarissa Jean- Philippe, une policière municipale de Montrouge, visait un symbole de l’État français, jugé « islamophobe » pour diverses raisons. L’ac- tion djihadiste du 9 janvier 2015 visait des juifs en tant que juifs, assassinés en raison de leur origine ou de leur identité collective. Ces tueries montrent que, pour les islamistes radicaux, il existe deux péchés mortels : être juif et être islamophobe. Deux raisons suffi- santes pour mériter la mort. Une nouvelle « France antijuive » ? Si, en 1886, Édouard Drumont dénonçait une « France juive » qui n’existait que dans ses fantasmes (7), peut-on aujourd’hui, en 2017, dénoncer une « France antijuive », dont la réalité semble être attestée par un grand nombre d’indices de diverses catégories, allant des rumeurs, des injures et des menaces antijuives à des agressions physiques et des attentats meurtriers visant des juifs en tant que tels ? La réponse qui me paraît la plus conforme aux faits est la suivante : la France n’est pas devenue ou redevenue antijuive, mais il y a une France antijuive dans la France contemporaine. Une nouvelle France antijuive, qui ne doit pas être confondue avec celle dont la publication de la France juive de Dru- mont manifestait naguère l’existence. Il ne s’agit pas d’une renaissance ni d’une résurgence mais d’une réinvention, d’une nouvelle naissance offrant au regard socio-historique plus de discontinuités que de conti- nuités, plus de différences que de ressemblances. Ce qui reste stable, c’est la puissance du rejet, de la haine et du ressentiment, mais aussi du mépris et de la peur, passions négatives qui fusionnent dans la diabolisation, mode de construction de l’en- nemi chimérique, dont « le juif » reste le paradigme et l’emblème (8). Mais le contexte de la nouvelle configuration antijuive n’est plus national ni même européen ou occidental, il est devenu plané- taire. L’erreur d’interprétation majeure de l’actuelle vague antijuive consiste à la réduire à un phénomène franco-français, à la penser sur le mode d’une répétition de l’affaire Dreyfus ou d’une « résurgence DÉCEMBRE 2017-JANVIER 2018 95
être juif en france du fascisme », à y voir un retour des années trente ou à la France de Vichy. L’illusion tenace d’une résurgence empêche d’observer les émergences (9). À la fin du XIXe siècle, l’antisémitisme catholico-nationaliste théo- risé par Drumont était devenu une force politique et culturelle, instal- lée dans la plupart des lieux de pouvoir et des réseaux d’influence. Au début du XXIe siècle, la situation est très différente. On n’observe plus un mouvement explicitement « antisémite », utilisant publiquement l’antisémitisme comme un drapeau. Mais l’on constate l’existence de mobilisations antijuives non revendiquées comme telles – sauf par les djihadistes – ainsi qu’une tentation antijuive touchant plus particuliè- rement certains milieux sociaux, politiques et culturels. Dans tous les cas, l’engagement en faveur de la cause palestinienne, par ses ambiguï- tés et ses instrumentalisations diverses, apparaît comme le principal moteur de la nouvelle judéophobie qui, des lendemains de la guerre des Six-Jours (juin 1967) à ceux de la seconde Intifada (commencée fin septembre 2000), s’est lentement constituée sur la base d’une isla- misation croissante de la guerre contre Israël et le « sionisme ». Ce propalestinisme rédempteur fonctionne comme un puissant mythe victimaire, capable d’engendrer de la compassion et de l’indi- gnation morale, de nourrir des passions militantes et de conduire à un engagement total, celui de fanatiques prêts à mourir en « martyrs ». Il marque l’entrée dans un nouveau régime de judéophobie, fondé sur l’attribution exclusive aux Palestiniens des traits d’un peuple messia- nique dont le salut dépend de la négation d’Israël. Or, la cause pales- tinienne tendant à se confondre avec la cause islamique telle que la définissent les islamistes, la défense du peuple palestinien devient un secteur particulier de la défense de l’oumma. À travers l’islamisation de la cause palestinienne, la nouvelle lutte contre les juifs redevient la voie de la rédemption. La rhétorique de l’élimination du « sionisme », telle qu’on la trouve dans tout l’espace des discours islamistes, en est la principale traduction symbolique. L’émergence d’une nouvelle configuration antijuive n’exclut pas cependant certaines formes de résurgence du vieil antisémitisme politique, sur le mode d’une réinvention ou d’une reformulation de 96 DÉCEMBRE 2017-JANVIER 2018
la judéophobie dans la france d’aujourd’hui certains de ses thèmes. C’est le cas pour les accusations de conspira- tion, de tendance à la domination, à l’impérialisme et à l’exploita- tion, de recours au pouvoir financier pour influer sur les décisions politiques, ainsi que pour les accusations de cruauté ou de meurtre rituel, de « haine du genre humain », etc. Cette vague de diabolisa- tion « antisioniste » se nourrit de la diffusion massive, sur Internet en particulier, des « théories du complot » à cibles juives (notamment sur les attentats du 11-Septembre (10)), ainsi que de la banalisation, dans certains publics où les jeunes sont majoritaires, des thèmes négationnistes, telle la dénonciation du « mensonge d’Auschwitz », qui permet de recycler la vieille accusation portée contre les juifs, « les grands maîtres du mensonge », selon la formule d’Arthur Scho- penhauer rendue célèbre par Hitler. Ces positions conspirationnistes, négationnistes et « antisionistes » (autoqualification assumée par la plupart des nouveaux antijuifs) font système au sein d’un grand mythe victimaire en formation, dont le moteur passionnel n’est autre que le schème de la concurrence des vic- times qui, prolongé par celui de la concurrence mémorielle, suppose une comparaison des souffrances collectives et une hiérarchisation de celles-ci (11). Les milieux palestiniens et propalestiniens ont largement exploité cet imaginaire victimaire. Certains groupes, dirigés par des entrepreneurs identitaires – tels les Indigènes de la République –, se définissent comme des communautés de victimes par héritage ou par procuration. Face à telle ou telle figure de « dominateurs » (l’Occident impérialiste, le sionisme, etc.), ils exigent de la reconnaissance ou des réparations, en tant qu’« opprimés de père en fils » (12). Une com- pétition frénétique pour occuper la première place sur l’échelle des mémoires victimaires mobilise des groupes ethnicisés qui, mus par le ressentiment et une forme singulière de jalousie, en viennent, pour réaliser leurs objectifs, à mettre en doute la réalité de la Shoah, à la relativiser à divers égards, voire à la nier. En France, les manifestations dites propalestiniennes de janvier et de juillet 2014 ont réveillé et révélé les passions judéophobes. Le cou- plage des slogans « Allahou akbar » et « mort aux juifs ! », observé au cours d’un nombre croissant de manifestations dites propalestiniennes DÉCEMBRE 2017-JANVIER 2018 97
être juif en france ou pro-Gaza (13), constitue à la fois un résumé et un symbole de la nouvelle synthèse antijuive mondialement diffusée. Progressivement, le slogan « Palestine vaincra ! » est devenu un équivalent d’« Allah vaincra ! ». Qu’est-ce que l’antisionisme radical ? Abordé dans sa dimension idéologico-politique, l’antisionisme radical se reconnaît d’abord à son argumentation, dont la finalité est de légitimer la destruction d’Israël, en banalisant l’assimilation polé- mique d’Israël à un « État raciste » ou d’« apartheid », « colonialiste » et « criminel ». Cinq traits permettent de définir le style et le contenu du discours des antisionistes radicaux : - le caractère systématique de la critique d’Israël, et non pas de certaines mesures gouvernementales ou de tel ou tel parti politique ; - la pratique du « deux poids, deux mesures » face à Israël, sa condam- nation unilatérale, indépendamment de toute analyse des faits (14) ; - la diabolisation de l’État juif, traité comme l’incarnation du mal, impliquant une mise en accusation permanente de la politique israélienne fondée sur trois bases de réduction mythiques : le racisme/ nazisme/apartheid, la criminalité centrée sur le meurtre d’enfants palestiniens (ou musulmans) et le complot juif mondial (dit « sio- niste »), dont la « tête » se trouverait en Israël (15) ; - la délégitimation de l’État juif, la négation de son droit à l’existence – donc la négation du droit du peuple juif à vivre comme tout peuple dans un État-nation souverain –, ce qui implique d’isoler l’État d’Israël sur tous les plans, en organisant notamment contre lui un boycott géné- ralisé (la campagne « Boycott, désinvestissement et sanctions » s’inscrit dans ce dispositif, en tant que visage « humanitariste » donné à une pro- pagande de guerre) (16) ; - l’appel répété à la destruction de l’État juif, impliquant la réali- sation d’un programme de « désionisation » radicale, ou plus simple- ment une guerre d’extermination, où l’Iran nucléarisé jouerait le rôle principal. 98 DÉCEMBRE 2017-JANVIER 2018
la judéophobie dans la france d’aujourd’hui C’est cet appel à l’éradication qui forme le cœur du programme de l’antisionisme radical, lequel, mode de stigmatisation et de dis- crimination conduisant à la diabolisation de l’État d’Israël, relève du racisme, et comporte une claire intention génocidaire (17). Judéophobie, gallophobie, hespérophobie On peut distinguer aujourd’hui trois France qui sont à la fois étrangères les unes aux autres, séparées et mutuellement hostiles : la France urbaine des élites mondialisées, la France périphérique des classes populaires (comprenant une partie importante des classes dites moyennes) et la France des banlieues (des « quartiers populaires » ou des « cités »), où se concentrent les populations issues de l’immigra- tion (18). La population des banlieues de culture musulmane, dont la jeunesse est souvent touchée par l’échec scolaire, le chômage et la mar- ginalisation sociale, ce qui la fait basculer parfois dans la délinquance, est particulièrement sensible à la propagande antisioniste et à l’endoc- trinement islamiste, où la haine des juifs joue un rôle majeur. On peut faire l’hypothèse que cette population majoritairement d’origine maghrébine a intégré dans le système de ses représentations culturelles antijuives des thèmes antisionistes mis au goût du jour. C’est dans cette troisième France que se trouve le terreau des nouvelles passions antijuives, ainsi que l’armée de réserve du militantisme judéophobe. La « cause palestinienne » y a trouvé ses adeptes les plus incondition- nels, ses militants les plus fanatiques, qui se disent en guerre contre « le sionisme ». En outre, nombre de jeunes issus de l’immigration de culture musulmane nourrissent un fort ressentiment à l’égard des juifs comme tels, qui selon eux « dirigent tout » et « prennent toutes les places », ainsi qu’à l’égard de ceux qu’ils perçoivent comme des « Gaulois », les « Français de souche », par lesquels ils se sentent rejetés ou discriminés, stigmatisés en tant que musulmans et qu’ils perçoivent comme les responsables de leur échec social. Dès lors, la judéophobie et la gallophobie s’entremêlent et s’inscrivent dans DÉCEMBRE 2017-JANVIER 2018 99
être juif en france une haine de l’Occident « mécréant » et « islamophobe », laquelle fait partie de l’offre idéologique islamiste (19). Cette « hespéropho- bie » visant autant les juifs (« sionistes ») que les nouveaux « croisés » (les Européens et les Américains identifiés comme « chrétiens ») ali- mente une culture de révolte et de rébellion qui s’exprime par des agressions verbales ou physiques, ainsi que par des émeutes, voire des passages au djihadisme. Le sentiment d’une absence de limites aux expressions de la haine et du ressentiment est entretenu et ren- forcé par la conviction que la cause palestinienne, qu’ils ont faite leur, est la cause suprême, une cause absolue capable de tout justifier, de tout transfigurer, y compris les formes terroristes ou djihadistes de la « résistance au sionisme ». Reconnaître les menaces réelles Une grande partie de la classe intellectuelle s’est longtemps refusée à reconnaître que la récente vague antijuive était le produit des interfé- rences de trois types de mobilisation : l’antisionisme radical d’extrême gauche, le propalestinisme mystique et l’islamisme, et que ses princi- paux acteurs étaient issus d’une immigration de culture musulmane, s’identifiant aux Palestiniens en lutte contre les « sionistes ». Il faut revenir à la dure réalité, et oser la regarder en face. Une enquête de l’Agence de l’Union européenne pour les droits fon- damentaux réalisée en 2013 a montré que plus de 40 % des actes antijuifs recensés dans huit pays européens (Belgique, France, Alle- magne, Hongrie, Italie, Lettonie, Suède et Royaume-Uni) pouvaient être attribués à des musulmans alors que seulement 10 % étaient attribuables à des sympathisants de mouvements d’extrême droite. Ce sont des djihadistes et non pas des néo-nazis qui tuent des juifs en Europe. Comme l’a établi une enquête européenne portant sur la décen- nie 2005-2015, la violence antijuive est plus forte en France que dans les autres pays européens, devant le Royaume-Uni, l’Allemagne et la Suède (20). Nombreux sont les juifs français qui ont fait le 100 DÉCEMBRE 2017-JANVIER 2018
la judéophobie dans la france d’aujourd’hui choix de l’alya. En 2014 et 2015, les juifs de France ont fourni les plus gros contingents de l’émigration juive vers Israël, avec respec- tivement 7 200 et 7 800 personnes. Selon l’AFP, en 2016, près de 5 000 juifs de France se sont installés en Israël. Une émigration com- préhensible : un acte dit « raciste » sur trois commis en France en 2016 est dirigé contre un juif alors que les juifs représentent moins de 1 % de la population (21). Il s’agit d’analyser le plus précisément possible le phénomène com- plexe et évolutif qu’est la judéophobie contemporaine, avec le souci d’en identifier les causes, lesquelles sont multiples et en interaction. Ce qui rend redoutable une telle tâche, c’est que la nouvelle judéo- phobie se caractérise notamment par sa diffusion planétaire, qui lui fait perdre une grande partie de ses traits nationaux. Dès lors, il est difficile de définir un programme strictement national de lutte contre les formes nouvelles de la haine des juifs. Cette lutte est aujourd’hui indissociable d’une lutte multidimensionnelle contre la séduction exercée par l’islamisme radical, une lutte qui ne peut être efficace qu’à la condition d’être menée au niveau mondial. La vieille question de la lutte intellectuelle contre le fanatisme à base religieuse est revenue à l’ordre du jour. 1. Pierre-André Taguieff, la Nouvelle Judéophobie, Mille et une nuits-Fayard, 2002 ; Une France antijuive ? Regards sur la nouvelle configuration judéophobe. Antisionisme, propalestinisme, islamisme, CNRS Édi- tions, 2015. 2. Sur ces questions, voir Pierre-André Taguieff, l’Antisémitisme, Presses universitaires de France, 2015, p. 7-20. 3. « Le président palestinien Mahmoud Abbas : “Les Juifs n’ont pas le droit de souiller la mosquée Al-Aqsa de leurs pieds sales” », 24 septembre 2015, http://www.memri.fr/2015/09/24/le-president-palestinien- mahmoud-abbas-les-juifs-nont-pas-le-droit-de-souiller-la-mosquee-al-aqsa-avec-leurs-pieds-sales/. 4. Pierre-André Taguieff, « La nouvelle judéophobie. Antisionisme, antiracisme, anti-impérialisme », les Temps modernes, n° 520, novembre 1989, p. 1-80. 5. Mamdouh al-Harbi, « Qui libérera Al-Aqsa ? », 26 juillet 2017, traduit in Memri, 4 octobre 2017, http:// memri.fr/2017/10/04/le-cheikh-saoudien-mamdouh-al-harbi-la-guerre-des-musulmans-est-dirigee- contre-les-juifs-pas-seulement-contre-les-sionistes/. 6. Pour des analyses plus développées, voir Pierre-André Taguieff, Une France antijuive ?, op. cit. 7. Voir Grégoire Kauffmann, Édouard Drumont, Perrin, 2008. 8. Pierre-André Taguieff, « Diabolisation », in Pierre-André Taguieff (dir.), Dictionnaire historique et cri- tique du racisme, Presses universitaires de France, 2013, p. 456-459. 9. Pierre-André Taguieff, la Revanche du nationalisme. Néopopulistes et xénophobes à l’assaut de l’Eu- rope, Presses universitaires de France, 2015, p. 181-194. 10. Pierre-André Taguieff, Court traité de complotologie, Mille et une nuits, 2013. 11. Jean-Michel Chaumont, la Concurrence des victimes. Génocide, identité, reconnaissance, La Décou- verte, 1997. 12. Sur le mouvement des Indigènes de la République (lancé en janvier 2005), dont l’« anticolonialisme postcolonial » implique un antisionisme radical, voir Pierre-André Taguieff, l’Islamisme et nous. Penser l’ennemi imprévu, CNRS Éditions, 2017, p. 143-163. Le Parti des Indigènes de la République (PIR) a été caractérisé par sa porte-parole, Houria Bouteldja, comme un parti « anti-impérialiste et antisioniste ». 13. Pierre-André Taguieff, Une France antijuive ?, op. cit., p. 39-49, 96-99, 211 sq. 14. Idem, p. 39-43. DÉCEMBRE 2017-JANVIER 2018 101
être juif en france 15. Pierre-André Taguieff, la Nouvelle Propagande antijuive, Presses universitaires de France, 2010, p. 137-199. 16. Idem, p. 45-56, 149-182, 264-279 ; Israël et la question juive, Les Provinciales, 2011, p. 67-95, 207-224. 17. Pierre-André Taguieff, la Nouvelle Propagande antijuive, op. cit., p. 57-74 ; Israël et la question juive, op. cit., p. 175-194 ; Une France antijuive ?, op. cit., p. 84-93. 18. Sur le modèle des « trois France », voir Pierre-André Taguieff, Une France antijuive ?, op. cit., p. 27-32. Je me fonde notamment sur les travaux du « géographe social » Christophe Guilluy, auteur de Fractures françaises [2010], Flammarion, coll. « Champs essais », 2013. 19. Pierre-André Taguieff, la Judéophobie des modernes, Odile Jacob, 2008, p. 23 sq., 54 sq. 20. Johannes Due Enstad, « Violence antisémite en Europe 2005-2015 (France, Allemagne, Suède, Nor- vège, Danemark, Russie et Royaume-Uni) », traduit par Caroline Lorriaux, Fondation pour l’innovation politique (Fondapol), 27 septembre 2017 ; http://www.fondapol.org/wp-content/uploads/2017/09/115- NOTE-A4-DUE-ENSTAD_2017-09-19_web.pdf. 21. SPCJ, 2016. Rapport sur l’antisémitisme en France, septembre 2017, p. 21 ; https://www.antisemi- tisme.fr/dl/2016-FR.pdf. 102 DÉCEMBRE 2017-JANVIER 2018
Vous pouvez aussi lire