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Document généré le 30 août 2023 08:11 Revue internationale P.M.E. La transmission des entreprises familiales au Sénégal : quelles spécificités culturelles ? Cultural features of family business transfers in Senegal La transferencia de las empresas familiares en Senegal : ¿ qué especificidades culturales ? Thierno Bah, Sonia Boussaguet, Julien de Freyman et Louis César Ndione Volume 30, numéro 3-4, 2017 Résumé de l'article Cet article explore la conduite des transmissions d’entreprises familiales en contexte africain, en se focalisant sur la pratique sénégalaise. Le processus URI : https://id.erudit.org/iderudit/1042663ar développé par Cadieux (2004) est mobilisé pour servir de grille de lecture aux DOI : https://doi.org/10.7202/1042663ar neuf cas de succession étudiés. En prenant appui sur ce découpage théorique et sur la coexistence des secteurs formel et informel, nos résultats dévoilent en Aller au sommaire du numéro priorité une absence de préparation de la transmission (absence de plan de relève) et se différencient dans leur rapport au processus lui-même, au niveau de l’initiation (sélection du successeur par filiation, hérédité ou mérite), de l’intégration (stratégies d’entrée empirique, coranique ou académique du Éditeur(s) successeur) et des conditions de sortie aux étapes de la transition et du Editions EMS – In Quarto SARL désengagement (retrait du prédécesseur à sa propre mort). Ces spécificités mises à jour sont telles qu’elles appellent une relecture contextualisée du ISSN processus. De fait, notre apport théorique réside dans la proposition d’un processus de succession, en lien avec les influences culturelles des réalités 0776-5436 (imprimé) sénégalaises. 1918-9699 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Bah, T., Boussaguet, S., de Freyman, J. & Ndione, L. C. (2017). La transmission des entreprises familiales au Sénégal : quelles spécificités culturelles ? Revue internationale P.M.E., 30(3-4), 127–161. https://doi.org/10.7202/1042663ar Tous droits réservés © Editions EMS – In Quarto SARL, 2017 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/
La transmission des entreprises familiales au Sénégal : quelles spécificités culturelles ? Thierno BAH Thierno Bah est maître de conférences en sciences de gestion à l’IAE-École universitaire de management de Rouen. Référent Entrepreneuriat de l’IAE, il dirige la licence professionnelle GRH et Paie. Ses recherches portent sur les problématiques psychologiques et de deuil lors des transmissions de PME et plus récemment sur le management des entreprises africaines et la santé des dirigeants de PME. IAE-École universitaire de management Normandie Université 3, rue Pasteur, CS 46186 76186 ROUEN CEDEX 1, France thierno.bah@univ-rouen.fr Sonia BOUSSAGUET Sonia Boussaguet est professeure associée dans le département Stratégie & Entrepreneuriat à NEOMA Business School – Campus de Reims. Docteure en sciences de gestion de l’Université Montpellier 1, ses travaux et publications portent sur la transmission des PME. Son contexte d’étude est prioritairement la France, mais il s’ouvre depuis peu au Japon et à l’Afrique. NEOMA Business School 59, rue Pierre Taittinger, BP 302 51061 REIMS CEDEX, France sonia.boussaguet@neoma-bs.fr Julien DE FREYMAN Julien de Freyman est professeur associé au South Champagne Business School où il dirige le département Innovation, Entrepreneuriat et Stratégie. Ses travaux de recherche sont principalement consacrés à la transmission des PME, notamment dans la compréhension de ses dimensions psychologiques et organisationnelles. South Champagne Business School 217, avenue Pierre Brossolette 10002 TROYES CEDEX, France julien.de-freyman@get-mail.fr 127
Louis César NDIONE Enseignant-chercheur au laboratoire REGARDS, Louis César Ndione est maître de confé- rences en sciences de gestion à l’IUT de Reims. Il est le responsable pédagogique de la licence professionnelle Métiers du Marketing opérationnel. Il mène actuellement des recherches sur l’approche culturelle de la consommation. IUT de Reims 3, chemin des Rouliers, CS 300 12 51687 REIMS CEDEX 2, France louis-cesar.ndione@univ-reims.fr Résumé Cet article explore la conduite des transmissions d’entreprises familiales en contexte africain, en se focalisant sur la pratique sénégalaise. Le processus développé par Cadieux (2004) est mobilisé pour servir de grille de lecture aux neuf cas de succession étudiés. En prenant appui sur ce découpage théorique et sur la coexistence des secteurs formel et informel, nos résultats dévoilent en priorité une absence de préparation de la transmission (absence de plan de relève) et se différencient dans leur rapport au processus lui-même, au niveau de l’initiation (sélection du successeur par filiation, hérédité ou mérite), de l’intégration (stratégies d’entrée empirique, coranique ou académique du successeur) et des conditions de sortie aux étapes de la transition et du désengagement (retrait du prédécesseur à sa propre mort). Ces spécificités mises à jour sont telles qu’elles appellent une relecture contextualisée du processus. De fait, notre apport théorique réside dans la proposition d’un processus de succession, en lien avec les influences culturelles des réalités sénégalaises. Mots-clés Transmission, Entreprises familiales, Approche processuelle, Étude de cas, Spécificités culturelles sénégalaises Cultural features of family business transfers in Senegal Abstract This article explores the family business transfer process in Africa, focusing on Senegalese practices. We use the process developed by Cadieux (2004) to analyse nine cases of business legacy. Based on this theoretical framework, our results are based on the coexistence of the formal and informal sectors in particular the lack of preparation for the transfer (lack of a relief plan) and different attitudes towards the process itself, in terms of initiation (selection of the successor by filiation, heredity or merit), of integration (empirical, Koranic or academic entry strategies for the successor) and of the exit conditions at different stages in the transition and exit conditions (withdrawal of the predecessor at the time of his/ her own death). The features we reveal are such that they call for a contextualised analysis of the process. Thus, my theoretical contribution lies in our proposal for a succession process linked to Senegalese cultural influences. Keywords Business transfer, Family business, Processual approach, Case study, Senegalese cultural specificities 128 / RIPME volume 30 - numéro 3-4 - 2017
La transmission des entreprises familiales au Sénégal ; quelles spécificités culturelles ? Thierno BAH, Sonia BOUSSAGUET, Julien DE FREYMAN et Louis César NDIONE La transferencia de las empresas familiares en Senegal : ¿ qué especificidades culturales ? Résumén Este artículo explora la conducta de las transmisiones de empresas familiares en el contexto africano, centrándose en la práctica de Senegal. El proceso desarrollado por Cadieux (2004) se movilizó para servir como clave de lectura de los nueve casos de sucesión estudiados. Partiendo de este recorte teórico y de la coexistencia del sector formal así como del sector informal, nuestros resultados ponen de manifiesto principalmente la falta de preparación para la transmisión (ausencia de planificación) y se diferencian en su relación con el proceso (selección del sucesor por descendencia, herencia o por mérito), la integración (estrategias de entrada empírica, basada sobre el Corán o académica del sucesor) y las condiciones de salida en las etapas de la transición y de la retirada (la retirada del predecesor coincide con su propia muerte). Estas características puestas de relieve son tales que llaman a una lectura contextualizada del proceso. De hecho, nuestra contribución teórica radica en la propuesta de un proceso de sucesión en relación con las influencias culturales de las realidades de Senegal. Palabras clave Transmisión, Empresas familiares, Enfoque basado en procesos, Estudio de caso, Especi- ficidades culturales de Senegal INTRODUCTION Dans une interprétation occidentale, la transmission d’entreprise peut couvrir différentes réalités : succession à un membre de la famille, reprise externe par une personne physique ou morale, ou encore rachat par un ou plusieurs salariés (Cadieux et Brouard, 2009 ; De Freyman et Richomme-Huet, 2010). Ces modalités ont en commun d’être observées dans différentes régions du monde et de reposer sur un processus liant deux individus – le pré- décesseur/cédant et le successeur/repreneur – en vue d’assurer la continuité de l’entreprise (Cadieux et Deschamps, 2011). Étrangement, malgré l’importance croissante des recherches francophones dans le domaine (Deschamps et Paturel, 2002 ; Meier et Schier, 2008 ; Cadieux et Brouard, 2009 ; Cadieux et Deschamps, 2011 ; Mahé de Boislandelle et Estève, 2015), on recense encore peu d’études consacrées au phénomène en contexte africain, notamment dans les pays d’Afrique subsaharienne (ASS) où la problématique y a pourtant une réso- nance singulière. En effet, ces « faits sociaux [qui] englobent des aspects à la fois économiques, sociaux, cultu- rels, politiques en tant que système intégré » (Labazée, 1996, p. 97) connaissent aujourd’hui une actualité brûlante, en raison du grand nombre d’entités privées créées après les périodes d’indépendance des années 1960-1970. Il s’agit majoritairement d’entreprises dites de « pre- mière génération » (Etcheu et Paradas, 2009), encore dirigées par leurs fondateurs et ap- pelées à être transmises dans les prochaines années (Van Caillie et Mbili Onana, 2012). Naturellement, ces entreprises s’inscrivent davantage dans une logique successorale de « père à fils » que de « père à pair » (Boussaguet et Bah, 2013). Car y est avant tout respectée la symbolique de l’entrepreneur africain, considéré comme « porteur de nouvelles représen- tations dans la mesure où le fruit de son travail représente un patrimoine auquel il est per- sonnellement attaché, et qui doit lui survivre. Dès lors, la question successorale devient une 129
préoccupation managériale et s’inscrit dans les objectifs à moyen et long terme des dirigeants des PME, en vue d’assurer la transmission patrimoniale » (Dzaka et Milandou, 1994, p. 116). Cette réalité socioéconomique permet de mesurer l’ampleur du phénomène qui nous inté- resse et l’ultime défi que constituent la pérennité et la régénération des entreprises familiales en Afrique, qui plus est dans une période de son histoire où le continent multiplie les pistes de recherche en matière de développement. Aussi, dans un contexte où les relations entre les hommes sont plus importantes, plus hau- tement valorisées que les relations entre les hommes et les choses (Hernandez, 2000), il convient à présent de mieux saisir la manière, dont s’organise la continuité des entreprises familiales entre les différentes générations, au regard des réalités africaines. En ce sens, il est nécessaire de s’interroger sur la transposition possible des processus préexistants en matière de conduite de succession, et ce, en nous focalisant exclusivement sur la pratique sénéga- laise. Le Sénégal représentant sans doute l’un des pays les plus intéressants pour aborder la problématique successorale du fait de son histoire, de sa démographie1, de sa diversité institutionnelle et culturelle (avec un mélange de traditions négro-africaines, musulmanes et occidentales), de sa place économique (quatrième économie de l’Afrique de l’Ouest)2 et de sa position de carrefour dans la sous-région ouest-africaine. Fort de ces précisions, l’objectif de cet article est de mieux comprendre le processus de transmission des entreprises familiales sénégalaises. Notre hypothèse centrale consiste à poser l’existence de spécificités culturelles dans le déroulement même de ses étapes consti- tutives. Dans cette perspective, la première partie de cette contribution clarifie tout d’abord le contexte de l’économie africaine en général, et du Sénégal en particulier, en insistant sur le poids des entreprises familiales et du secteur informel. Elle décrit, ensuite, une approche processuelle de la transmission, plutôt étudiée dans une interprétation occidentale. À cet égard, le processus de succession développé par Cadieux (2004) y est approfondi. Une deu- xième partie expose le protocole méthodologique déployé, basé sur une étude qualitative conduite auprès de neuf entreprises familiales sénégalaises. Enfin, nous présentons et discu- tons dans une troisième partie les principaux résultats de la recherche, avant de conclure sur les apports, limites et prolongements possibles de ce travail. 1 La majorité des dirigeants d’entreprises familiales du Sénégal ont un âge compris entre 40 et 50 ans (Van Caillie et Mbili Onana, 2012). 2 Derrière le Nigéria, la Côte d’Ivoire et le Ghana. 130 / RIPME volume 30 - numéro 3-4 - 2017
La transmission des entreprises familiales au Sénégal ; quelles spécificités culturelles ? Thierno BAH, Sonia BOUSSAGUET, Julien DE FREYMAN et Louis César NDIONE 1. REVUE DE LA LITTÉRATURE 1.1. Le contexte de l’économie africaine et sénégalaise 1.1.1. P oids de l’entreprise familiale dans l’économie africaine et sénégalaise Il n’existe pas vraiment de consensus sur la définition des entreprises familiales (Hoy, 2003 ; Arrègle et Mari, 2010), mais plutôt une coexistence d’approches « mono-critère » et « pluri- critères » (Allouche et Amann, 2000). Une interprétation classique des entreprises familiales permet néanmoins de les caractériser par une double concentration du management et de l’actionnariat au sein d’une même unité familiale (Christensen, 1953). Souvent de petite taille, elles occupent une place importante dans l’économie de la plupart des pays du monde (Kenyon-Rouvirez et Ward, 2004 ; Miller, Steier et Le Breton-Miller, 2004 ; Daumas, 2012), contribuant en moyenne à 65 % de leur PIB (Bessière et Gollac, 2014). Leur prégnance est particulièrement naturelle en Afrique où la réalité familiale (proximité parentale, solidarités ethnico-claniques, etc.) prend culturellement le pas sur les considérations purement écono- miques. Fort de ce constat, différentes recherches se sont attachées à donner une définition cohé- rente de l’entreprise familiale et à en préciser les fonctions dans une perspective africaine. Boungou-Bazika (2005, p. 19) décrit par exemple une « unité chargée de produire et d’écouler sur le marché des biens et services […] appartenant à des personnes unies par des liens de consanguinité directs ou indirects usant de contrats non formalisés, dont l’objectif prioritaire est l’obtention d’un profit minimal permettant la sécurisation du capital investi et la survie des membres de la famille ». Dans une acception plus large, Lwango (2009, p. 63) admet le principe de liens de solidarité et de responsabilité mutuelle entre les membres, tout en considérant que ceux-ci peuvent détenir une majorité relative de la propriété, avec au moins deux membres activement engagés dans le management stratégique de l’entreprise. Cette proposition traduit une croyance collective, partagée et mise en œuvre par un grand nombre d’entrepreneurs et de dirigeants d’entreprises africains : la famille (restreinte, étendue et ethnique) est un appui indispensable à la création ou à la gestion quotidienne d’une affaire (ressources financières, réseau relationnel, main-d’œuvre, etc.). Le Sénégal n’échappe pas à la prédominance de l’entreprise familiale dans son paysage éco- nomique. Celle-ci y désigne localement « une unité de production et de circulation de biens et services destinés au premier chef à assurer la survie de la famille » (Marfaing et Sow, 1999, p. 166), favorisant ainsi le maintien d’une grande hétérogénéité au sein de la population des entreprises familiales : des très petites entreprises informelles aux sociétés transnatio- nales en passant évidemment par les PME qui contribuent à la dynamique du territoire. Van Caillie et Mbili Onana (2012) ont récemment précisé que le statut de PME au Sénégal révèle surtout une structure familiale forte à même de favoriser la pérennité de l’organisation. Ces entreprises ont en commun de définir des mécanismes de gouvernance au sein de l’entre- prise (gouvernance d’entreprise) et de la famille (gouvernance familiale), tout en soumet- tant leur organisation à un ensemble de mécanismes institutionnels (système institutionnel) 131
et d’arrangements spécifiques (système d’arrangements). Dans le contexte actuel de réces- sion, les entreprises familiales constituent donc un véritable maillage social, créatrices de richesses et d’emplois, à même de réduire la pauvreté. Leur impact socioéconomique est d’ailleurs si important que le magazine RÉUSSIR (2011) a consacré un numéro spécial à l’entrepreneuriat familial sénégalais (décembre 2011). Pour autant, si certaines entreprises familiales ont gagné le leadership de leurs marchés et que des dynasties ont pu voir le jour, il faut garder à l’esprit que la grande majorité d’entre elles évolue dans le secteur informel. 1.1.2. P oids du secteur informel dans l’économie africaine et sénégalaise Le secteur informel regroupe l’ensemble des activités économiques conduites en dehors des réglementations publiques, en particulier en ce qui concerne les registres administratif et fiscal (Hernandez, 1995). La majorité des entreprises africaines se trouve dans ce secteur informel, ce qui peut se traduire dans une approche générale par du capital financier limité, de la main-d’œuvre peu qualifiée, des volumes de production faibles, des revenus restreints et irréguliers, des échappatoires fiscales et/ou encore des conditions de travail souvent précaires. Les statistiques officielles de l’UEMOA (Union économique et monétaire ouest- africain) évaluent ainsi les activités informelles à 60 % du PIB des pays de l’Afrique de l’Ouest, pour pas moins de 80 à 90 % de l’emploi total. Pour sa part, le Sénégal s’inscrit dans une tendance proche puisque l’informel représente 54 % du PIB du pays (Benjamin et Mbaye, 2012), soit plus de 60 % des emplois non agricoles (ministère des Petites et moyennes entreprises et de la Microfinance, 2003 ; Plan Sénégal émergent3, 2014). Le poids de l’infor- mel y est d’ailleurs si important que les spécialistes parlent d’une « économie informelle formalisée » (Baal, 2013). Pour Benjamin et Mbaye (2012), il convient néanmoins de distinguer le « gros informel » du « petit informel ». Les entreprises du gros informel sont comparables à celles du secteur moderne, mais fonctionnent de façon informelle à bien des égards, notamment en ne satis- faisant pas le critère de sincérité des comptes. Quant aux entreprises du petit informel, elles ne respectent presque aucun des critères de formalité, ce qui a poussé Basse (2014) à mieux appréhender les réalités de l’entrepreneuriat informel au Sénégal. D’après son étude, les diri- geants du secteur informel manquent de formation adaptée et de compétences techniques et managériales. Ces acteurs rencontrent beaucoup d’obstacles dans l’application de méthodes de gestion rudimentaires et dans l’accès aux marchés régionaux et internationaux, car leurs produits sont inadaptés aux normes internationales (qualité, emballage, logistique et mar- keting). L’auteur confirme également que les entreprises informelles regroupent surtout les petits métiers et les activités féminines qui vivent au jour le jour (micro-industries de trans- formation, ateliers de menuiserie bois et métallique, ateliers de couture, garages automo- biles, salons de coiffure, petits commerces, etc.), la plupart d’entre elles étant exploitées dans les quartiers d’habitation ou au domicile du propriétaire. 3 Le Plan Sénégal émergent (PSE) a pour ambition la transformation structurelle des bases de l’économie, la promotion du capital humain et la bonne gouvernance au sein d’un État de droit. Le plan d’actions prioritaire débute dès 2014 pour atteindre un Sénégal émergent en 2035. 132 / RIPME volume 30 - numéro 3-4 - 2017
La transmission des entreprises familiales au Sénégal ; quelles spécificités culturelles ? Thierno BAH, Sonia BOUSSAGUET, Julien DE FREYMAN et Louis César NDIONE Le Sénégal fonctionne sur ce modèle : de nombreux entrepreneurs opèrent en marge de l’économie moderne et y mènent des activités parfois prospères (Basse, 2014). La rémuné- ration des dirigeants du secteur informel est souvent assez satisfaisante, voire supérieure aux revenus qu’ils auraient perçus dans le secteur formel (Hernandez, 1995). Ils travaillent souvent seuls, sans main-d’œuvre salariée, mais ils peuvent être assistés par des personnes à la recherche d’un emploi (sans aucun contrat), d’apprentis sous-payés ou encore d’aides familiales non rémunérées (Hernandez, 1995). Les entrepreneurs sénégalais subissent des pressions sociales fortes de la part de leur entourage familial et communautaire, sous forme de sollicitations d’argent et d’embauche. Même modestes, ils doivent subvenir aux besoins d’une famille élargie pouvant regrouper plus d’une dizaine de personnes (Galand, 1994). Ce devoir de solidarité familiale repose sur la tradition et une culture islamique qui insiste sur l’obligation de générosité. Au-delà des difficultés managériales qu’entraîne cette straté- gie de préférence familiale et communautaire, les petites structures se retrouvent fréquem- ment en situation de suremploi avec des répercussions graves sur la santé économique et financière de l’entreprise. En effet, les entreprises informelles sont souvent autofinancées sur fonds propres (épargne personnelle de l’entrepreneur et de son entourage) ou passent par le système des tontines4, la finance informelle ou le recours aux financements limités des insti- tutions de microfinance (Hoppenot, 2009). Pourtant, certaines entreprises informelles ont un vrai potentiel de croissance, sous réserve de parvenir à se structurer et à améliorer leurs règles de gestion, mais malheureusement, encore trop peu « d’unités spontanées » (Hernandez, 1995) composant le secteur informel sont capables d’évoluer vers le secteur formel. Au Sénégal, un des problèmes rencontrés par ces entreprises informelles concerne la vétusté et la défectuosité des équipements utilisés. Bien souvent, elles manquent de moyens financiers pour investir dans des équipements neufs, sophistiqués et de qualité. Elles achètent du matériel ancien, acquis de seconde main, dont elles prolongent la durée de vie (Mbaye et Golub, 2002). Ceci étant, il peut être parti- culièrement difficile de faire une délimitation précise entre l’informel et le formel du fait qu’il existe un continuum entre les deux secteurs (Kanté, 2002) : d’une part, certaines entre- prises interviennent dans les deux secteurs ; d’autre part, certaines activités s’exercent à la fois de manière formelle et informelle, ce qui est par exemple le cas dans le transport et le commerce. En ce sens, bien des activités classées comme formelles recèlent des poches d’informalité, qui se développent en rapport avec la stratégie généralisée d’externalisation et de sous-traitance auxquelles recourent certaines entreprises familiales. Par ailleurs, de nombreux entrepreneurs démarrent leur carrière par l’informel avant de formaliser leur ac- tivité quand ils réussissent à gagner de gros marchés et à se développer. Cette formalisation est souvent une opportunité stratégique et marketing dans la vie des entreprises familiales 4 Le système des tontines est un phénomène ancien dans les sociétés africaines, qui permet de « répondre à un besoin croissant de mobilisation de capitaux » (Semin, 2007, p. 188). Le principe repose sur les cotisations périodiques des membres d’un groupe d’individus (versements mensuels ou trimestriels). L’argent recueilli est versé, tour à tour, sans intérêt, à chacun d’entre eux, qui devra rembourser à échéance courte. Il s’agit d’une forme de mutuelle financière à tel point qu’« à travers les tontines, le capital social et symbolique se convertit en capital économique ; l’ensemble constitue une forme précieuse de richesse et une garantie face aux aléas de la vie » (Semin, 2007, p. 189). 133
sénégalaises, à l’image de celles qui profitent également du changement de mains (à préparer ou à déclencher) pour abandonner progressivement le maillage du secteur informel. Ces éléments de littérature permettent d’appréhender globalement le contexte de notre ter- rain d’investigation : à savoir, le poids des entreprises familiales et du secteur informel, qui revêt une grande importance dans la réalité économique de l’ASS, en particulier du Sénégal. Il convient désormais de faire état de l’approche processuelle du phénomène étudié. À cet égard, précisons que la succession continue d’être l’un des sujets les plus traités par le champ des entreprises familiales (Allouche et Amann, 2000 ; Benavides-Velasco, Quintana-Garcia et Guzman-Parra, 2013). 1.2. La transmission des entreprises familiales : une approche processuelle Les chercheurs décrivent la transmission comme un processus dynamique qui se déroule généralement sur plusieurs années pour aboutir à la continuité de l’entreprise familiale (Bayad et Barbot, 2002 ; St-Cyr et Richer, 2003 ; Cadieux, 2005). D’une manière générale, ce processus s’échelonne entre le moment où les protagonistes commencent à réfléchir à leur projet de transmission et celui où la direction et la propriété sont officiellement transférées5 (Cadieux et Brouard, 2009). Dans une perspective du transfert de direction, il est à noter qu’une réflexion stratégique de la part du prédécesseur est reconnue nécessaire, et ce, bien en amont de la mise en œuvre du projet de transmission (Cadieux et Lorrain, 2004). Mais encore faut-il qu’il veuille entrevoir la possibilité de ne plus être aux commandes ou, du moins, qu’il en ressente le besoin. Ce constat paraît surprenant pour les entreprises familiales puisque les dirigeants de ce type d’entreprise, qui sont souvent à la fois dirigeant et propriétaire, considèrent que la conti- nuité au sein de la famille est une chose très importante (Chua, Chrisman et Sharma, 1999). Pour autant, des travaux (Handler et Kram, 1988 ; Sharma, Christman et Chuoo, 1998) ont mis en évidence les résistances éprouvées lors de la transmission des entreprises familiales à la génération suivante. Raison pour laquelle rares sont les chefs d’entreprise qui s’y pré- parent et qui intègrent la transmission dans un plan de relève formel, très souvent en raison d’une incapacité à lâcher prise et d’une proximité affective trop forte. Or, fatalement, nombre d’entreprises, dont la transmission n’est pas « décidée », risquent de disparaître (Morris, Williams, Allen et Avila,1997). La mise en exécution du projet de transmission est rendue ainsi sensible. Le processus de succession est encore trop souvent enclenché dans l’improvisation et la précipitation alors même que sa conduite se révèle de longue haleine (Cadieux et Brouard, 2009). Le travail de Cadieux (2004) semble, d’après nous, pouvoir faire autorité par sa capacité à définir chacune 5 Il est reconnu que la transmission comprend deux dimensions étroitement liées (Hugron, 1991) : le transfert de la direction et celui de la propriété. Chacun des transferts peut évoluer séparément, avec des échéanciers différents, mais ils peuvent également progresser simultanément, en avançant au même rythme. Bien que les deux dimensions (managériale et patrimoniale) soient difficilement dissociables, nous avons choisi de focaliser notre attention sur le transfert de la direction (c’est-à-dire du savoir-faire, des responsabilités et de l’autorité). 134 / RIPME volume 30 - numéro 3-4 - 2017
La transmission des entreprises familiales au Sénégal ; quelles spécificités culturelles ? Thierno BAH, Sonia BOUSSAGUET, Julien DE FREYMAN et Louis César NDIONE des quatre phases successives du processus de succession (Figure 1), au cours desquelles les rôles et les fonctions du prédécesseur et du successeur évoluent de manière imbriquée (Handler, 1990). La phase d’initiation se déroule pendant l’enfance du successeur au mo- ment où il n’a pas encore de place apparente dans l’organisation. Celui-ci commence à être familiarisé à l’entreprise et à développer une perception positive de son parent comme diri- geant, avec un intérêt variable d’une situation à une autre. En cas de fratrie, il se peut déjà que le prédécesseur choisisse implicitement celui qui prendra la relève. La deuxième phase correspond à l’intégration du successeur et à son adossement à un poste plus ou moins stra- tégique dans l’entreprise familiale. Il est en période d’apprentissage et développe principa- lement ses compétences techniques et managériales. À ce stade du processus, le choix du successeur dépasse l’intuition personnelle et se fait sur la base de critères divers tels que la confiance, la capacité, la formation, l’expérience, le sexe, le rang dans la famille, mais aussi l’intérêt et l’implication dans l’entreprise (Morris et al., 1997). Pendant la phase du règne- conjoint, qui est l’étape charnière du processus, le successeur désigné assume officiellement ses responsabilités managériales aux côtés du prédécesseur (qui a tendance à se replier sur les décisions stratégiques). Cette étape peut durer entre deux et douze ans. Elle permet, d’un côté au prédécesseur de débuter effectivement son travail de deuil (Bah, 2009) et, de l’autre, au successeur de faire ses preuves. Dans ce cas, des codes tacites permettent d’évaluer les niveaux d’acceptation et de responsabilisation du successeur, enjeux connus pour être im- portants dans les successions (Barach, Gantisky, Carson et Doochin, 1988 ; Koffi et Lorrain, 2011). Par exemple, la nomination du successeur au poste de directeur général adjoint ou délégué marque le début du règne-conjoint, alors que celui de directeur général démontre l’intensification de la cohabitation et permet au successeur de gagner en autonomie et d’être plus libre dans certaines décisions de gestion. Enfin, au cours de la quatrième et dernière phase, celle du désengagement, le prédécesseur ralentit ses activités, puis prend une retraite progressive ou complète en réalisant « la transmission entière des responsabilités, du leader- ship et de l’autorité, ainsi que, dans la plupart des cas, de la propriété » (Cadieux et Brouard, 2009). Le successeur prend légitimement la place qui lui revient. L’âge avancé, le choix per- sonnel, la maladie ou encore le décès sont les principales raisons de la sortie définitive du prédécesseur de l’entreprise familiale. Il est possible de s’appuyer sur ces travaux pour en dégager une lecture séquentielle, même si celle-ci est plutôt étudiée dans une interprétation occidentale. Dans une optique de décou- verte du phénomène, une analyse qualitative est par conséquent nécessaire pour saisir les spécificités culturelles du processus de succession au sein même des entreprises familiales sénégalaises. Nous présentons dans ce qui suit notre protocole méthodologique. 135
Figure 1. Le processus de succession Source : Cadieux, 2004, p. 38. 2. PROTOCOLE MÉTHODOLOGIQUE 2.1. Choix de l’abduction et de l’étude de cas Malgré la littérature francophone existante sur la transmission d’entreprises, les auteurs ont manqué d’intérêt pour les réalités de ce processus en contexte africain, en particulier au Sénégal. Cette recherche de nature qualitative suit un mode de raisonnement abductif6 pour deux raisons principales. En premier lieu, nous sommes dans le cadre d’une démarche exploratoire, visant à améliorer la compréhension de phénomènes complexes et de la spéci- ficité de leur objet (Huberman et Miles, 1991). Il s’agit ici de renforcer notre hypothèse cen- trale qui questionne les spécificités culturelles de la conduite des transmissions d’entreprises familiales sénégalaises. En second lieu, nous ne nous situons pas dans un contexte vierge de connaissances puisque nous disposons déjà d’appuis conceptuels et théoriques susceptibles de nous aider, à l’image du processus de Cadieux (2004). Or, l’essentiel du corpus théorique en matière de transmission s’est construit à partir d’approches occidentales. En procédant par abduction, nous tentons d’aborder le phénomène à étudier avec un minimum d’idées 6 Kœnig (1993, p. 7) définit l’abduction comme « l’opération qui, n’appartenant pas à la logique, permet d’échapper à la perception chaotique que l’on a du monde réel par un essai de conjecture sur les relations qu’entretiennent effectivement les choses ». Ce mode d’interférence consiste selon lui à « tirer de l’observation des conjectures qu’il convient ensuite de tester et de discuter ». 136 / RIPME volume 30 - numéro 3-4 - 2017
La transmission des entreprises familiales au Sénégal ; quelles spécificités culturelles ? Thierno BAH, Sonia BOUSSAGUET, Julien DE FREYMAN et Louis César NDIONE préconçues afin de « laisser parler le terrain » ; c’est-à-dire en essayant de se rendre le plus possible réceptive à la réalité qui émerge de nos observations. De fait, étudier le processus successoral dans une perspective africaine exige une approche contextuelle du phénomène. La contextualisation du problème a ainsi rendu adaptée la technique de l’étude de cas (Wacheux, 1996). L’accès au terrain s’est néanmoins révélé dif- ficile, car au Sénégal, comme partout ailleurs en Afrique, il n’existe pas de statistiques offi- cielles sur les transmissions d’entreprises. Dans de telles conditions, nous avons eu recours à des « informateurs-relais », c’est-à-dire « des personnes que l’on sait intégrées au cœur de réseaux sociaux […] et en mesure d’indiquer le nom et l’adresse des personnes concernées par l’enquête » (Blanchet et Gotman, 2009, p. 54). Nous avons sollicité plusieurs associa- tions africaines implantées en France pour nous introduire auprès d’entreprises familiales confrontées ou déjà confrontées à la problématique de leur transmission. Finalement, une association sénégalaise du Sud de la France nous a apporté son concours en nous indiquant, par le biais de ses adhérents, un nombre limité d’entreprises. Au total, nous avons constitué un échantillon de neuf cas de successions. Les caractéris- tiques de l’échantillon sont présentées en annexe. Sur les neuf entreprises de notre échan- tillon, deux sont des très petites structures (cas 8 et 9), cinq des PME (cas 1, 3, 4, 6, 7) et les deux dernières de grande taille (cas 2 et 5), grâce à l’élargissement de leur activité dans les pays limitrophes du Sénégal, notamment par l’ouverture de petites filiales. Par ailleurs, soulignons que trois successions relèvent du secteur informel (cas 6, 8 et 9), trois du secteur formel (les cas 2, 3, 4), trois autres encore dans des entreprises qui sont passées du secteur informel au secteur formel, soit après leur passage (cas 1 et 7), soit au moment de la succes- sion (cas 5). Sans prétendre à l’exhaustivité, la représentation théorique de l’échantillon est assurée par la diversité des cas en termes de catégorie d’entreprises et secteur d’activité, ce qui permet de rendre compte de la complexité du phénomène étudié. La collecte des données s’est échelonnée de juin 2015 à mai 2016. Douze entretiens ont été réalisés pour recueillir la perception et les représentations des acteurs en présence, directe- ment impliqués ou touchés par le phénomène. Nous avons utilisé un guide d’entretien « pré- structuré » sous forme de questions ouvertes, à partir de thèmes prédéfinis : l’identité du prédécesseur, le parcours du successeur, l’histoire de l’entreprise et le processus de succes- sion lui-même. Pour éviter des conclusions biaisées par une source unique d’informations, nous avons recouru à la « double source » au sens de Baumard, Donada, Ibert et Xuereb (1999, p. 246), qui consiste à « regrouper une information fournie par une source auprès d’une seconde source ». Il s’agissait ici d’interviewer deux experts qui connaissent, à des degrés divers, les entreprises étudiées dans leurs activités libérales et patronales pour confronter leur propos. Nous avons également interrogé un professeur spécialisé en droit sénégalais pour mieux saisir l’imbrication du droit coutumier, musulman et civil. La prise de note a été privilégiée (Hlady-Rispal, 2002) dans la mesure où 1) les entretiens ont été principalement réalisés par téléphone en raison de contraintes de distance géographique, et que 2) des réti- cences à l’enregistrement ont été ressenties compte tenu du caractère stratégique du sujet. Ces données primaires ont été complétées par l’analyse de données secondaires (Tableau 1). 137
Tableau 1. Synthèse des différentes collectes de données Données secondaires Données primaires Collecte par étude de cas Autres modes Données provenant d’agences Entretiens semi-directifs au- Nombreuses discussions avec économiques locales, de près de douze personnes, par- trois experts : consultant spé- reportages télévisés (réussites ties prenantes : prédécesseurs cialisé sur la gestion des PME médiatisées cas 1, 2, 3 et 5) et (3), successeurs (4), locales (1), cadre d’un groupe- de la presse économique séné- cadres familiaux (3), ment professionnel national (1) galaise et africaine : Daka- cadres non familiaux (2) et professeur de droit (1) ractu (janvier 2016) ; Jeune Durée en moyenne d’une heure Durée variable pour assurer Afrique (avril 2015) ; Slate (complétés par des échanges une meilleure compréhension Afrique (avril 2012) ; Leral. plus brefs pour valider ou du contexte et des pratiques en net (octobre 2013) ; Magazine approfondir des points particu- la matière et une vérification Réussite (avril 2016) ; Times liers), prise de note, traitement des informations venant des 24 Business (septembre 2014) ; qualitatif autres sources RÉUSSIR (janvier 2011, 2014). Tri des informations suivant les critères de pertinence et d’actualité pour renforcer la fiabilité et la validité des don- nées primaires Une analyse de contenu thématique manuelle a été menée, en suivant la méthodologie d’Hu- berman et Miles (1991) permettant la classification des données en classes. En complément d’une analyse horizontale (interentretien) sous forme de fiches de synthèse, les données brutes ont également fait l’objet d’une analyse verticale (intraentretien) grâce à un codage thématique, en nous basant sur l’approche processuelle développée par Cadieux (2004) : pla- nification de la transmission, choix du successeur, stratégie d’intégration, règne-conjoint et désengagement du successeur. Cette méthode d’analyse a permis d’apprécier le processus de transmission à l’œuvre dans les entreprises familiales sénégalaises et de soulever les spécifi- cités culturelles qui lui sont associées. 2.2. Description des cas Les « fiches de synthèse » (Huberman et Miles, 1991) des neuf cas nous permettent de resti- tuer l’ensemble des éléments nécessaires à la description des successions sénégalaises. Cas 1. Une fille pour reprendre la première entreprise avicole du Sénégal : une rupture dans la tradition familiale africaine. Le propriétaire-dirigeant est parti pratiquement de rien pour créer son activité dans le domaine avicole en 1976 avec un investissement de 60 000 francs CFA (un peu moins de 100 euros) et un élevage informel de 120 poussins chair dans un petit local de la banlieue de Dakar. Il a alors 21 ans, avec pour seul diplôme un BEP en mécanique, alors que son père l’encourageait à poursuivre des études d’ingénieur en France. Au fur et à mesure de la progression, il réinvestit dans la petite entreprise, notamment en se 138 / RIPME volume 30 - numéro 3-4 - 2017
La transmission des entreprises familiales au Sénégal ; quelles spécificités culturelles ? Thierno BAH, Sonia BOUSSAGUET, Julien DE FREYMAN et Louis César NDIONE dotant d’un couvoir moderne dès 1990. L’affaire prend finalement son envol à partir de 2005, avec la fermeture des frontières sénégalaises à l’importation de la volaille, sous la menace de la grippe aviaire. Il développera l’entreprise jusqu’à en faire le leader du marché avicole. Plus de 40 ans après sa création, la petite activité informelle est une véritable success story7 avec 300 salariés (dont plus de 200 permanents) et un chiffre d’affaires annuel de 32 milliards de francs CFA (49 millions d’euros environ). Elle réalise la production et la commercialisation de poussins d’un jour, d’aliments de volaille et de bétail, la distribution de matériels avicoles, d’œufs de consommation et l’exécution de projets avicoles, clés en main. Durant les années 2000, la société entame la diversification de ses activités vers l’immobilier la construction et la meunerie. Le fondateur, âgé aujourd’hui de 62 ans, songe à prendre sa retraite dans un peu moins de trois ans. Pour assurer la relève, il a choisi sa fille, trentenaire et troisième de la fratrie de cinq enfants (trois garçons et deux filles), formée au Canada et en France et qui a intégré l’entreprise familiale en 2010. Elle a occupé le poste de directrice générale déléguée depuis 2013 et celui de directrice générale depuis 2016. Son choix marque une rupture dans la tradition familiale et culturelle qui privilégie les garçons pour assurer la succession. Le fondateur considère que l’aptitude à la relève réfère plus à une logique de compétences qu’au critère de rang ou de sexe de la successeure. Dès son entrée dans la société, elle s’est posi- tionnée pour reprendre le flambeau en démontrant de la rigueur dans la gestion des affaires et sa capacité à diriger les équipes, autant d’éléments qui procurent confiance et légitimité. Depuis son enfance, elle a toujours voulu travailler dans l’entreprise paternelle et tout son parcours et sa formation ont été pensés en ce sens. La femme du fondateur occupe le poste de vice-présidente et plusieurs de ses enfants travaillent aussi dans l’entreprise. Pour le fonda- teur, « même si elle [la successeure] arrive à un moment où il y a déjà des choses de faites, elle peut s’appuyer sur une base déjà existante pour se projeter plus loin. C’est une grande chance pour elle ». Elle aura pour mission de poursuivre le développement de la société familiale, devenue une référence dans le secteur avicole en Afrique de l’Ouest, pour en faire un groupe multinational africain. Cas 2. La succession du pater familias : le fils aîné prend les rênes du groupe familial de BTP vs les stratégies compensatoires pour les frères cadets. Fondée à Dakar en 1970, cette entreprise est l’un des leaders du BTP en Afrique de l’Ouest, avec un chiffre d’affaires de 100 milliards de francs CFA (153 000 000 d’euros environ). La société, capable de concurren- cer les grands groupes occidentaux et chinois du secteur, est présente depuis plus de trente ans dans plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest et du Centre comme le Sénégal, le Niger, la Guinée, la Gambie, la Sierra Leone, le Libéria, le Burkina Faso et le Cameroun. Son proprié- taire, ancien ingénieur-cadre d’un groupe pétrolier, participe à la création de la compagnie, alors détenue à 45 % par une société française. En 1976, il en prend le contrôle pour devenir l’unique décideur. Il se révèle un homme d’affaires visionnaire et la société prospère rapide- ment dans la construction de bâtiments, avant de se lancer durant les années 1980 dans les travaux publics (routes, terrassement, ouvrages d’art, hydraulique, assainissement, etc.) et 7 La petite affaire qui était au départ une activité informelle est devenue un groupement d’intérêt économique (GIE) (1988), ensuite une SARL (1992), puis une SA (1997). La société est en croissance continue, d’où sa transformation en groupe avec un consortium d’entreprises florissantes spécialisées dans l’agrobusiness (aviculture), l’immobilier (2001), la construction (2012) et, depuis peu, la meunerie (2013). 139
la finance8. Pendant 46 ans, il restera à la tête de l’entreprise et n’acceptera finalement d’en lâcher les rênes qu’en 2015 à l’âge de 81 ans. L’entreprise compte alors 2 850 salariés dans sept pays, dont 1 294 au Sénégal. Son fils aîné a dû attendre ses 52 ans pour enfin succéder à son père. Après avoir obtenu un MBA dans une célèbre université américaine de New York., il revient au Sénégal pour intégrer l’entreprise familiale. Il y occupe plusieurs postes (attaché de direction, chef d’agence dans plusieurs pays [Guinée et Mali], directeur général adjoint) avant de prendre définitivement les commandes du groupe. L’un de ses frères cadets s’est mis à son compte. Soutenu au démarrage par son père (compensation financière) et par le réseau familial, il a créé plusieurs sociétés très prospères en Afrique de l’Ouest, notamment au Sénégal et en Côte d’Ivoire dans le domaine des télécommunications, de l’industrie, de la banque, de l’immobilier, etc. L’autre, plus jeune, dirige une des nombreuses structures du groupe familial. Aujourd’hui, même si le prédécesseur a levé le pied, il garde toujours un œil sur le groupe familial et sur les affaires de ses enfants. Cas 3. Sur les sollicitations du père, le fils intègre l’entreprise familiale en suivant un par- cours initiatique pour prendre la relève. Parti pratiquement de rien, cet ingénieur agroali- mentaire est parvenu à créer une entreprise familiale prospère, une unité de transformation de yaourts et de céréales locales, établie dans la banlieue dakaroise. En 1976, fraîchement diplômé de l’ENSUT de Dakar, il entame sa carrière au Sénégal, puis rejoint une grande agro-industrie en Côte d’Ivoire. Après sept ans dans la direction de production et en tant que directeur d’usine, il revient au Sénégal en 1995. Ne parvenant pas à retrouver un emploi, il se lance alors dans l’entrepreneuriat avec ses maigres ressources et le soutien de sa famille. Il achète du matériel rudimentaire pour fabriquer dans sa cuisine ses premiers yaourts, très appréciés par le voisinage. Depuis, l’affaire a bien grandi. Le fondateur dirige aujourd’hui une entreprise agroindustrielle à fort potentiel de croissance qui emploie aujourd’hui 60 em- ployés permanents et 25 contractuels avec un chiffre d’affaires de 1 809 millions francs CFA (2 760 000 d’euros environ). Un bel exemple de réussite. Les valeurs humanistes et chré- tiennes constituent des piliers essentiels de son engagement de patron. L’entreprise finance beaucoup d’œuvres sociales, caritatives et religieuses. Ses deux fils et sa fille aînée travaillent dans l’entreprise familiale. Le plus grand des fils, 35 ans, est désigné comme le successeur potentiel. Comme son père, il est ingénieur agroalimentaire diplômé d’une université maro- caine, puis de Sup Agro Montpellier. À la fin de ses études, il envisage de faire sa carrière dans une autre société agroalimentaire pour acquérir de l’expérience et revenir quelques années plus tard dans l’affaire familiale, mais les pressions du père et l’obligation morale l’ont décidé à intégrer directement la société familiale. Son parcours initiatique, imposé par le père, commence par le bas de l’échelle. Il gravit un à un les échelons de la PME familiale en passant d’une fonction à une autre (approvisionnement, livraison, etc.), avant de s’imposer aujourd’hui au poste de responsable de production. Il se prépare, dans l’ombre de son père âgé de 63 ans, à reprendre le flambeau dans quelques années. Cas 4. Face à la défection du fils aîné, le cadet est choisi pour assurer la relève du fon- dateur. Créée en 1985 à Dakar, cette SARL spécialisée dans la transformation de produits 8 Dans les années 1980, il se lance dans la finance en devenant actionnaire majoritaire (66 % du capital) dans une banque africaine. Il revendra ses parts en 2006 à une autre banque du continent, avec une belle plus-value. 140 / RIPME volume 30 - numéro 3-4 - 2017
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