Le microscope d'Anne-Marie - Récit inspiré de faits réels
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François-Marie Grimaldi Le microscope d’Anne-Marie Récit inspiré de faits réels ------------------- "Objets inanimés avez-vous donc une âme ? …" Lamartine Le médecin lieutenant Sauveur Verdaguer à Diên Biên Phu en février 1954 (©R. Legoubé) Marseille, mars 2021 Le microscope d’Anne-Marie 0
Le microscope d’Anne-Marie1 Il était une fois un microscope2, certes mono- culaire mais ni sourd ni muet. Laissons-le nous raconter son histoire… ------------------- Merci de me donner la parole. Je suis un vieux microscope optique octo- génaire. J’ai eu une vie un peu agitée et de plus en plus mes souvenirs s’envolent... Originaire du Japon, si mon nom de fa- mille est Takachiho Seisakusho, je suis plus connu depuis 1949 sous celui Microscope Asahi 600x (©Internet) d’Olympus™ ! Europe sous le nom de bronze autrichien ou aux États-Unis de laiton rouge. C’était aussi le "gunmetal" utilisé pour le fût de certains canons. Takeshi Yamashita (©Internet) Notre fondateur, Takeshi Yamashita a créé en octobre 1919, l’entreprise qui m’a vu naître dans l’arrondissement de Shibuya à Tokyo. Son idée était de concevoir et de Gravure d’Adrien Marie publiée dans "L’Univers illustré" du 2 décembre 1885 produire des microscopes exclusivement (©Internet) japonais. Six mois plus tard, en 1920, l’Asahi 600x Ce nouveau microscope ressemblait étran- est son premier microscope qui a lancé la gement à celui déjà utilisé par Louis Pas- renommée des appareils d’optique de la teur dans son laboratoire de Normale sup, société : c’est mon grand-père ! au 45 de la rue d’Ulm à Paris. Pour protéger ses fragiles lentilles, son Quatre ans plus tard, en 1924, la société corps était en bronze. Ce mélange de lançait un nouveau modèle type "Asahi", cuivre, d’étain et de zinc était connu en mais équipé de deux objectifs montés sur un barillet. 1 Je me permets de rappeler mon anatomie : Point d’appui de Diên Biên Phu, tenu par le 3e un oculaire, deux molettes de mise au point Bataillon Thaï. 2 Du grec "μικροσκόπιο" (mikroskópio : micron = sur crémaillère, un barillet portant les ob- petit et skopein = observer : observer ce qui est jectifs, une platine porte-lame et un miroir. petit). Invention attribuée sans certitude à Antoine Van Leeuwenhoek à la fin du 17e siècle. Le microscope d’Anne-Marie 1
Je fais par- C’était encore le bon vieux temps de tie de la 3e l’optique traditionnelle mais quelle aven- génération, ture déjà! celle de l’Exposition Mais maintenant parlons un peu de moi et de 1928 à des trois périodes de ma vie. Tokyo. Lors "Engagez-vous, vous verrez du pays qu’ils de cette disaient !" Et du pays j’en ai vu… manifesta- tion, notre Tout d’abord ma période japonaise de nouveau 1938 à 1946. (©Internet) produit- J’ai eu phare, le l’honneur microscope Seika GE, a été récompensé d’être recruté par le prix exceptionnel des produits fabri- par l’Armée qués dans l’Empire. Il a eu l’honneur impériale à d’être présenté à notre Dieu-vivant, ma sortie de l’Empereur Hirohito, qui avait été intronisé l’usine-mère (©Internet) deux ans auparavant. de Shibuya en 1938. Je faisais partie d’une commande majeure dans le cadre du projet ultraconfi- dentiel de guerre bactériologique. Beau- coup de mes prédécesseurs servaient déjà en Mandchourie ou avaient rejoint Pékin et Nankin occupées. Certes, j’avais changé d’uniforme par rap- port au modèle originel de 1928 : je n’avais plus le superbe corps doré de mon aîné, le Seika impérial, ni sa platine ronde. La mienne était carrée, comme celle du modèle de 1920. Mais nos optiques étaient identiques et avoir mon corps mat revêtu du gunmetal des canons n’était pas pour Microscope Seika GE offert à me déplaire en rejoignant l’armée. l’Empereur Hirohito (©Internet) Hélas, mon premier poste ne m’a pas mené très loin. Je suis resté à Tokyo dans un Le jeune Mikado n’avait que 27 ans mais arrondissement mitoyen de Shibuya, celui était déjà très friand de microscopie. Il de Shinjuku. Là où se trouve maintenant le suivait de près les recherches biologiques superbe et pacifique parc Toyama était et chimiques de l’armée impériale et était installée l’Ecole impériale de médecine même au courant des projets secrets de militaire et plusieurs bâtiments de re- guerre bactériologique. cherche bactériologique. Un microscope lui avait été offert par notre A l’Ecole, j’ai été affecté "pour emploi" à patron et bien sûr c’était le modèle "luxe". la salle de travaux pratiques. J’y suis resté Il s’est servi de ce microscope jusqu’en quatre ans, jusqu’en 1942, date de la mo- 1951 faisant des travaux de recherche en dernisation du matériel de "la Boîte". biologie marine, en particulier sur les mé- Nous étions maintenant en guerre non seu- duses. A cette date, il l’a légué au musée lement contre la Chine mais aussi contre d’Olympus qui lui en a offert un autre : les Etats-Unis. Dans notre service, ce plus moderne ! n’étaient pas les jeunes que l’on envoyait Le microscope d’Anne-Marie 2
au front : c’étaient les anciens. Je n’avais L’ambiance était trouble, non pas avec les que 4 ans, mais ma promotion était ratta- Français qui avaient tous été renvoyés à chée à celle de 1928. En fait, je n’étais pas Hanoï, mais avec nos "frères" tonkinois, malheureux de sortir de mon labo ! annamites et des minorités ethniques. Cer- Je n’ai pas discuté en apprenant que j’étais tains vieux infirmiers convaincus de la muté outre-mer pour servir à Canton en supériorité de la race nippone avaient tou- Chine du sud, à l’Unité 8604. Cette équipe jours considéré ces "indigènes" comme des de recherche bactériologique et chimique sous-hommes, des "kichiku", des bêtes. Ils était une petite sœur de la déjà célèbre Uni- ne comprenaient pas que nos officiers té 731 3 du médecin général Shiro Ishii. prennent parti pour la cause d’un certain Pendant deux ans, j’ai vu beaucoup de Ho Chi Minh. peste, de choléra et autre charbon. C’était, Je suis resté à l’infirmerie-hôpital pendant comment dire, "intéressant" ! les quelques mois où l’étendard aux seize En fin d’année 1944, j’ai été mis à la dis- rayons du Soleil Levant a flotté sur la ville. position de la 38e Armée puis de la 21e J’ai servi fidèlement au profit des soldats Division d’infanterie. Cette unité de japonais victimes de formes pernicieuses l’Armée impériale, stationnée depuis 1943 du palu ou de parasitoses peu communes au Tonkin, participait à l’occupation de chez nous mais aussi pour la population l’Indochine. J’arrivai à Hanoï où je restai locale. inoccupé, dans mon confortable et protec- Il était 10 heures à Laï Chau, le 15 août teur coffret en bois verni. 1945, quand les troupes ont entendu, mé- dusées, la voix enregistrée, et inconnue, de Le 9 mars 1945, l’armée impériale a atta- l’Empereur. Quelques jours après que le qué les garnisons françaises et pris le con- soleil eut explosé au-dessus d’Hiroshima et trôle de de Nagasaki, il proclama son "Rescrit4 im- l’ensemble périal sur la fin de la guerre de la Grande du terri- Asie orientale". Il imposait la reddition à toire indo- l’armée et demandait à son peuple chinois. Ce "d’accepter l’inacceptable". J’ai entendu très violent dire que le commandant de la garnison "coup de avait préféré le suicide plutôt que le dés- (©Internet) force" honneur. Il n’a pas été le seul. avait sur- Quant à moi, bon soldat, j’allais retourner pris l’armée française faisant de nom- au pays… breuses victimes militaires et civiles ! Et c’est comme cela que je me suis retrou- vé à Laï Chau, petite bourgade du nord- ouest du Tonkin, chef-lieu de la province du même nom et capitale du pays Thaï frontalier de la Chine. Entourée de jungle et de montagnes, au bord de la Rivière noire, la place était un carrefour important avec son petit hôpital, sa centrale élec- trique et … sa prison. Elle avait été choisie pour servir de garnison de soutien à l’aérodrome installé pour aller bombarder Vue partielle de Laï Chau. A droite la plaine du les Chinois. terrain d’aviation (©Internet) 3 Unité de recherche et surtout d’expérimentation sur cobayes humains stationnée au Mandchoukouo 4 au nord-est de la Chine. Acte écrit de l’Empereur. Le microscope d’Anne-Marie 3
Mais tout le monde est parti en novembre négalais et des éléments du Groupement 1945 et je me suis retrouvé seul sur la pail- des tabors marocains en Extrême-Orient. lasse aux vieux carreaux tachés du labo, au Je dois à la vérité de dire que les médecins fin fond de la Haute région tonkinoise ! de ces unités n’ont pas tous utilisé mes Heureusement l’homme à tout faire de capacités. Le turn-over y était assez rapide. l’hôpital m’a mis "au placard". Je me souviens seulement fin 1952 de Ro- bert Touchiez 6 , médecin lieutenant du 17e Tabor marocain. Il racontait à ses visiteurs qu’il était "nava- lais" 7 et qu’il sortait du Pharo8. On a bien travaillé tous les deux, puis il a été remplacé par le médecin du 2e Tabor, moins concerné. Situation de Laï Chau, de Diên Biên Phu et de Hanoï (©Internet) En 1953 est arrivé le mé- Je n’y suis pas resté trop longtemps. decin comman- En février 1946, la colonne française réfu- dant Jacques de giée en Chine5 repassait la frontière sino- Lostalot de Ba- tonkinoise dans la région de Lao Kay. Un choué9, en plus du élément est "monté" jusqu’à Laï Chau et a médecin du Ta- repris possession du poste dont les viet- bor. Provenant minh s’étaient accaparés entre temps. Un d’Haiphong, il jeune médecin lieutenant des troupes colo- était nommé mé- niales françaises a réoccupé le petit hôpital. decin chef de Surpris de me trouver là, il m’a adopté… et l’hôpital de Laï je suis devenu Français ! Chau. Service de santé des Mais la situation troupes coloniales Ma période française de 1946 à 1954 de cette garnison En reve- était de plus en plus délicate. Je n'ai pas nant dans tout de suite compris lorsque j’ai entendu cette ré- un officier dire que les soldats ne pour- gion raient tenir ce "pot de chambre". Il est vrai proche de que moi je voyais des selles tous les la Chine, jours… Et puis en observant le site j’ai la France réalisé : cerné de montagnes, il était indé- (©Internet) voulait fendable ! Les Français allaient partir, contrer la c’était certain. Et moi qui avais déjà vécu montée en puissance du mouvement Viet- un abandon !... minh. Elle allait recruter des forces supplé- tives des minorités thaï, hmong et méo, encadrées par des soldats des Troupes 6 françaises d’Indochine du nord. Promotion Bordeaux 1946. Pharo 1952. 7 Ancien élève de Santé navale, l’Ecole principale Plusieurs unités se sont succédé dans cette du service de santé de la marine et des colonies à garnison, en particulier des tirailleurs sé- Bordeaux. 8 Ecole d’application du service de santé des troupes coloniales, installée dans le parc du Pharo à Marseille. 5 9 Troupes qui avec le général Alessandri avait fui le J2L2B. Promotion Bordeaux 1932. Pharo 1937. A Tonkin pour le Yunnan (Chine) après le coup de partir de 1957, professeur de faculté à Bordeaux force du 9 mars 1945. puis ensuite à Rabat. Le microscope d’Anne-Marie 4
Mi-novembre 1953, l’ACM10 21 du méde- rière eux l’église et l’école franco-thaï cin lieutenant Jean-Pierre Thomas, qui lui qu’ils avaient construites. Plus de 180 rota- était "santard"11, était venue se positionner tions ont été nécessaires. Parmi ceux qui sur le terrain d’aviation de Laï Chau. Chi- partirent vers Diên Biên Phu par la piste rurgien de cette antenne, "Tom", comme Pavie peu arriveront à destination… l’appelaient ses camarades, était passé J’ai bien cru que j’allais encore rester seul. nous saluer à l’hôpital. Le 20 novembre 11 Au dernier moment le médecin chef faisant blessés ont été reçus, pris en charge puis un ultime tour me remarqua. Sans chercher évacués par Dakota vers Hanoï. Ils ve- mon coffret sur lequel mon nom était calli- naient tous de Diên Biên Phu à une cen- graphié en noir, 高千穂製作所13, il m’a rapi- taine de kilomètres plus au sud. Il y avait dement emballé dans un joli pashmina aussi le corps d’un médecin capitaine para- hmong en laine de chèvre et mis dans son chutiste. Sautant parmi les premiers, Jean sac. Nous avons pris le dernier avion et Raymond 12 avait été tué sous voile avant décollé alors que des charges explosives de toucher le sol. L’équipe chirurgicale détruisaient les installations de restera jusqu’au 29 novembre. l’aérodrome Alors que l’opération "Castor" mettait en . place plusieurs milliers d’hommes à Diên J’étais sau- Biên Phu, l’opération "Pollux" était dé- vé. Enfin je clenchée au cours de la 1ère quinzaine de le croyais ! décembre pour évacuer Laï Chau. La partie Je pensais aérienne de cette opération portait le nom atterrir à de "Léda", mère de Castor et Pollux. Il Hanoï devait y avoir un spécialiste de la mytholo- quand, après gie grecque à l’état-major !… moins d’une Non seulement toutes les forces françaises heure de partaient mais aussi les forces supplétives, vol, l’avion les notables, leurs familles et leurs impe- s’est posé dimenta. Même les deux prêtres catho- sur la piste liques, le père Jean Guidon présent depuis de Diên 1948 et le père Paul Guéry laissèrent der- Biên Phu. On était le (©Internet) mardi 8 décembre 1953. Quel chantier ! Les avions se succédaient sur l’ancien terrain aménagé sous la direc- tion de l’Armée impériale entre 1942 et 1945. Les troupes s’installaient pour durer. Chaque colline se transformait en point d’appui. Nous avons été accueillis par le médecin Dakota au-dessus du Tonkin (©Internet) capitaine Maurice Rives 14 qui venait de prendre les fonctions de médecin chef opé- 10 Antenne chirurgicale mobile. rationnel du camp retranché. Il succédait 11 Ancien élève de l’Ecole du service de santé mili- taire de Lyon Promotion 1945. Chirurgien chef de 13 l’ACM 21. Plus tard agrégé du Val-de-Grâce (chi- Takachiho Seisakusho (voir p. 1). 14 rurgie) puis Inspecteur général du service de santé Promotion Bordeaux 1942. Pharo 1948. Le 20 des armées. février 1954, le médecin capitaine Pierre Le Da- 12 Promotion Lyon 1938. Médecin chef des troupes many, dit "Le Dam", d’un an son cadet, lui succè- aéroportées de l’Indochine du nord, il devait être le dera dans ce poste. Maurice Rives sera nommé médecin chef du camp retranché. médecin général en 1974. Le microscope d’Anne-Marie 5
au médecin colonel Albert Terramor- tomies, son choix de rejoindre la France si15,"Terra" pour tous ses subordonnés, de Libre alors qu’il était médecin du cercle19 16 promotions son aîné. Maurice Rives d’Ebolowa au sud Cameroun en 1940, son n’avait que 33 ans mais aucun médecin affectation au 1er Bataillon à N’Gaoundéré plus ancien ou plus expérimenté ne viendra au centre du pays, sa mutation au 14e Ba- assumer la responsabilité de médecin chef taillon de marche qui allait rejoindre Fez du GONO. Pour moi, et pour beaucoup, ce au Maroc puis débarquer à Marseille en nom évoquait tout autre chose que le novembre 1944, sa participation avec le Groupement opérationnel du nord-ouest ! Régiment AEF et Somalie à la campagne En jeep, nous avons traversé la Nam de la Pointe de Grave dans la région de Youm 16 pour rejoindre à l’est une colline Bordeaux… Après la guerre, il avait été à baptisée "Eliane"17. Il nous a confiés pour Tananarive puis muté au Pharo avant de la nuit au médecin lieutenant Sauveur Ver- rejoindre l’Indochine. En somme une belle daguer 18 , médecin chef du 3e Bataillon carrière de médecin militaire et colonial ! Thaï. Au cours de cette soirée, j’en avais plus Arrivé quelques jours plus tôt, ce bataillon appris sur mon médecin chef de Laï Chau s’était implanté sur les ruines de l’ancienne qu’au cours des mois précédents… citadelle détruite par les Vietminh. Il per- Respectueux de son ancien, Sauveur Ver- sistait cependant une belle et solide cave daguer avait écouté puis s’était dévoilé. voutée où le poste de secours avait été ins- Son histoire était plus courte. Détaché de tallé. Pendant une bonne partie de la soirée l’Ecole de santé de Lyon à la faculté de et de la nuit, au cours de laquelle quelques médecine de Montpellier, il y avait fait ses coups de mortier avaient résonné au loin, études. En 6e année il avait passé les CES20 les deux médecins avaient longuement de bactério, séro et hématologie puis en discuté. Malgré leurs 14 années d’écart je 1951 sa thèse sur "L’étude comparative des sentais les liens d’appartenance à "une antigènes au formol et à l’alcool dans la même famille". pratique du sérodiagnostic des brucel- Jacques de loses". Muté quelques mois en Tunisie en Lostalot avait 1952, il avait fait son stage d’application parlé de son au Val-de-Grâce avant d’être désigné pour séjour au l’Indochine en 1953. Désirant s’orienter Tonkin depuis vers la biologie médicale, il espérait être fin 1951, à affecté dans un hôpital et pourquoi pas à Haiphong Haiphong, après cette mission à Diên Biên d’abord mais Phu. surtout à Laï La soirée s’éternisait un peu trop car le Chau, poste lendemain à la première heure nous de- paisible et vions repartir vers Hanoï : moi et l’ex- épargné par la médecin chef de Laï Chau ! J. de Lostalot - 1951 guerre jusqu’à Quelle ne fut pas ma surprise, à l’aube (©CeuxduPharo) ces derniers naissante et brumeuse, de me voir tiré du mois. Il ne s’était pas trop appesanti sur ses sac et déposé sur une table de campagne. "souvenirs d’ancien combattant" : son pas- Jacques 2L2B avait écouté son jeune ca- sage à Bordeaux, sa thèse sur les hystérec- marade et avait senti sa passion pour la biologie. Il m’offrait en cadeau ! 15 Après le "pot de chambre" de Laï Chau, je Promotion Bordeaux 1926. Pharo 1931. 16 poursuivais dans la "cuvette" de Diên Biên Rivière traversant la plaine de Diên Biên Phu. 17 Chaque point d’appui portait un prénom fémi- Phu… Drôle de parcours ! nin : Anne-Marie, Béatrice, Claudine, Dominique, 19 Eliane, Françoise, Gabrielle, Huguette, Isabelle. Circonscription administrative. 18 20 Promotion Lyon 1945. Certificat d’études spécialisées. Le microscope d’Anne-Marie 6
Mais pour Sauveur Verdaguer, c’était le nous a pas em- plus beau des cadeaux à quelques jours de pêchés de tra- Noël… Fidèle à mes origines, je ne pou- vailler tous les vais que m’incliner "à la japonaise" devant deux. cette décision : et puis j’avais bien remar- Je me souviens qué que j’allais avoir à travailler avec un parfaitement futur biologiste. J’en étais certain ! Nous de ce jour de avions plein de points communs… février 1954 où Ravi, le médecin lieutenant m’a remis à son camarade, neuf : nettoyage de l’oculaire, des objectifs le sous- et du miroir, dépoussiérage du corps, lieutenant lubrification des molettes et de la Raymond Le- crémaillère. goubé, venu lui Ayant obtenu de l’hôpital militaire de La- rendre visite, Ma photo…(©R. Legoubé) nessan21 à Hanoï quelques réactifs et colo- nous a pris en rants de base, permettant les colorations de photo. Il faisait froid, ce matin-là , malgré Ziehl, de Gram, de May-Grünwald Giem- un beau soleil : il avait mis son gros pull en sa, il effectuait, chaque fois qu’il le pou- laine. Nous étions installés à l’entrée de vait, des examens simples mais bien utiles. l’abri, meilleur endroit pour que mon mi- Etant le seul microscope22 du camp retran- roir puisse bien réfléchir la lumière du jour ché, je lui ai permis d’être "le" consultant vers la préparation coincée entre lame et en biologie du secteur pouvant réaliser lamelle. Quel bon souvenir ! quelques analyses hématologiques et sur- La vraie bataille a débuté le 13 mars par le tout parasitologiques des selles, des pilonnage de "Béatrice" et de "Gabrielle", KAOP 23 ... Les soldats étaient ses princi- deux points d’appui assez proches de nous. paux clients mais les enfants, les femmes Le 17, ça a été notre tour et avec la déser- et les vieillards n’hésitaient plus à venir tion de nombreux soldats thaïs, impres- consulter lorsqu’il se déplaçait dans leur sionnés par les bombardements et par la village. propagande par tracts et haut-parleurs, la Il a été particulièrement gâté : palu, situation est devenue intenable. Avant amibes, anguillules, ascaris ou autres anky- d’évacuer "Anne-Marie 2", l’ordre de des- lostomes. Il y en avait tellement qu’il en truction de tout ce qui ne pouvait être em- était presque blasé après l’excitation du porté a été donné. début. J’avais tout enten- Moins d’un mois plus tard en janvier 1954, du. J’ai craint le le bataillon quittait "Eliane" pour un autre pire lorsque j’ai vu Adieu !! point d’appui au nord-ouest du terrain, s’approcher mon "Anne-Marie". On s’y est installés, creu- ami. sant tranchées et abris. On entendait de Et puis il a changé plus en plus, mais encore assez loin, le d’avis : j’ai vu dans bruit des combats, des coups de feu, des ses yeux qu’il tirs de mortier et d’artillerie. Mais cela ne m’estimait trop précieux pour me (©Internet) détruire et par ail- 21 leurs, sans aucune valeur militaire. Et Du nom de Jean-Marie de Lanessan, médecin de pourtant… marine, Gouverneur de l'Indochine en 1891. Hôpi- tal inauguré en 1894 ; nom donné en 1928. Il m’a laissé, intact, sur la table pliante, au 22 Il y aurait eu deux autres microscopes utilisés fond de l’abri poussiéreux et sombre qu’il très occasionnellement par les méd. cnes Le Dama- quittait. Je regrettai amèrement qu’il ne pût ny et Rives. m’emmener avec lui … 23 Recherche de kystes, amibes, œufs, parasites. Le microscope d’Anne-Marie 7
abrités et sommes sou- vent montés à l’assaut. J’ai Arme de guerre… bactériologique entendu les cris des (©J. Bourel. CHU Rennes) hommes et le (©Internet) bruit des La nuit suivante a été terrible. L’artillerie combats jus- viêt se déchaînait sur "Anne-Marie". qu’à la fin de l’après-midi du vendredi 7 Quelques coups au but ont ébranlé le toit mai 1954 ! Le camp retranché français était du poste de secours, effondrant l’ossature, tombé entre les mains du Vietminh. pulvérisant la couche d’éclatement, dé- Quelques jours plus tard, j’ai revu le soleil. clenchant la chute de terre battue et de dé- "Mon" lieutenant attendait de retrouver son bris divers. J’essayais de me faire le plus frère aîné pour m’offrir à lui. La joie de ce petit possible. Je suis tombé de la table et, dernier a été à la hauteur de son étonne- recouvert de terre, j’ai bien cru que j’allais ment. J’ai mieux compris en apprenant que être enseveli. Moi qui avais une santé fra- son grand frère était l’un des médecins de gile, qui craignais les chocs, la poussière, la Division 308. Je ne me souviens, et pour les moisissures, la chaleur et l’humidité, cause, que de son prénom "Trị Kinh"26 qui j’étais servi ! ) associait "guérir et respect". Et puis tout s’est arrêté. Un grand calme, Plus qu’au hasard, je crois en la Provi- plus un bruit, jusqu’à l’arrivée au petit ma- dence. Comme Sauveur Verdaguer et à tin des bôdoï 24 du 32e Régiment peine plus âgé que lui, il s’intéressait à la d’infanterie de la Division 308, la fameuse biologie. Il m’a nettoyé, a redressé le car- division "Avant-garde". dan tordu du miroir… et m’a apprivoisé. Un homme en pyjama noir est entré dans Parmi ses enseignants à Hanoï, il avait eu l’abri, l’arme menaçante. Dans la pé- en bactériologie le docteur Dang Van nombre et la poussière en suspension, il a Ngu27, élève puis assistant du doyen de la failli m’écraser. J’étais un peu cabossé faculté, Henri Gaillard28. Il s’était identifié mais heureusement qu’il portait les "patau- à son maître et espérait se spécialiser en gas 25 réglementaires viêt", ces sandales biologie médicale. Et puis comme lui et taillées dans un vieux pneu. C’était un comme son professeur d’anatomie Tôn jeune lieutenant. Il m’a ramassé preste- That Tung29, assistant de Pierre Huard30, il ment, mis discrètement dans sa besace et je suis devenu… Vietnamien. 26 On était le jeudi 18 mars 1954. Je suis sûr Trichine : parasite du sanglier ou de mammifères que sur "Huguette" où il s’était replié, Sau- pouvant contaminer l’homme. 27 veur, mon dernier patron se demandait ce Médecin biologiste vietnamien (1910-1967), chercheur à Tokyo de 1943 à 1949, professeur de que j’étais devenu. Il ne l’a jamais su ! malariologie à Hanoï. Mort au cours d’un bombar- dement par B52 américain dans la région de Hué Ma période vietnamienne depuis 1954… en 1967. 28 Pendant un temps qui m’a paru bien long, Professeur de parasitologie, directeur de l’Ecole j’ai été trimbalé dans cette musette, gardé de médecine de Hanoï puis doyen de la faculté d’Hanoï jusqu’en 1946. précieusement au secret. Nous avons beau- 29 Professeur de chirurgie viscérale (1912-1982). A coup marché, couru, sauté, rampé, enfin décrit une technique d’hépatectomie partielle qui surtout lui. Nous nous sommes cachés, lui valut a posteriori (1977) la médaille internatio- nale de l’Académie de chirurgie de Paris. 30 Promotion Bordeaux 1920. Pharo 1925. Agrégé 24 Soldats vietminh. du Pharo en clinique chirurgicale, Professeur de 25 Chaussures de brousse souples des troupes fran- faculté, Doyen de la faculté de médecine de Hanoï çaises. de 1946 à 1954. Très apprécié de ses élèves viet- Le microscope d’Anne-Marie 8
avait fait le choix de rejoindre les rangs venu l’admirer parlant de polarisation, de vietminh et avait abandonné ses études. contraste de phase ou d’interférence, de Pendant la bataille de Diên Biên Phu, il fluorescence avec transmission simple : je avait recroisé Tôn That Tung, responsable ne comprenais plus rien. du soutien chirurgical du corps de bataille Quelques jours plus tard, Trị Kinh m’a vietminh. installé affectueusement dans la vitrine de Reprenant ses études, ma présence a incité Trị Kinh à s’orienter vers la parasitologie. Resté militaire, il a été affecté à Hanoï au laboratoire de l’hôpital central de l’armée, longtemps réservé aux cadres militaires et politiques et aux hauts fonctionnaires du pays. C’était l’ancien hôpital militaire français de Lanessan cédé à l’Armée popu- laire vietnamienne en 1954 après les ac- cords de Genève. D’abord Hôpital 303, puis Hôpital de la Croix-Rouge soviétique, il prendra ensuite et conservera le nom Bibliothèque de Lanessan (©Internet) d’Hôpital central militaire 108. la bibliothèque de l’hôpital. C’est dans J’y ai été admis et choyé par ce médecin cette vaste pièce que s’étaient tenues de- qui était le seul à avoir son microscope puis 1910, le deuxième dimanche de personnel. J’étais l’unique Olympus, mes chaque mois et pratiquement sans interrup- voisins de paillasse ayant été offerts un peu tion, les réunions de la Société médico- par l’Allemagne de l’Est et beaucoup par chirurgicale de l'Indochine. De nombreux l’URSS. souvenirs du développement de l'école de J’ai travaillé médecine de Hanoï y étaient exposés à mes sous l’œil de côtés, malgré l’inimitié franco- Trị Kinh vietnamienne du moment. jusqu’au mi- En 1975, à la fin de la guerre contre les lieu des an- nées 70. Mais je sen- tais bien qu’il me trouvait de Olympus BH (©Internet) plus en plus dépassé, vieillot ! Quand j’ai vu débarquer et déballer un nouveau microscope, j’ai pensé que cette fois c’en était fini pour moi. J’avais presque 40 ans. Ma seule joie a été de voir Institut Pasteur de Hanoï (©Inter- qu’il s’agissait d’un Olympus BH tout net) Américains, mon patron, qui était devenu neuf : un de mes jeunes ! Tout le labo est chef de service à l’hôpital 108, a été nom- mé à l’Institut national d’hygiène et namiens dont beaucoup étaient passés chez le viet- d’épidémiologie. C’était la nouvelle appel- minh, il a pu aider à la libération de nombreux lation de l’Institut Pasteur de Hanoï créé en blessés et prisonniers après les batailles de la RC4 1926. En janvier 1957, l’établissement (1950) et de Diên Biên Phu. A terminé sa carrière avait été définitivement remis aux autorités comme médecin général. Par ailleurs anthropo- logue et historien de la médecine. nord-vietnamiennes par le Professeur Mar- Le microscope d’Anne-Marie 9
cel Vaucel31, ancien directeur de cet insti- des fleurs en tut, inspecteur général des Instituts Pasteur face de d’Outre-mer. l’Institut, qui Dans ce bâtiment flottaient toujours l’esprit continue à d’Albert Calmette 32 regarder qui avait fondé l’avenir avec l’Institut Pasteur de optimisme… Saïgon en 1890 et comme mes celui d’Alexandre successeurs Yersin 33 qui avait d’Olympus. fondé celui de Nha Par mon ré- Trang en 1894 puis seau "mi- avait été le premier croscopique", directeur de l’Ecole j’ai su que les de médecine de Ha- relations Alexandre Yersin noï en 1902. Buste de Pasteur entre les ser- (©Internet) (©Internet) Mis en valeur dans le vices de santé bureau de Trị Kinh à "l’Institut Pasteur", français et vietnamien avaient été renouées une étiquette indique d’où je viens : "Kính entre 1990 et 2015. Des biologistes mili- hiển vi Nhật Bản tìm thấy ở Điện Biên Phủ taires, comme Marc Morillon 35 ou Daniel ngày 18 tháng 3 năm 1954"34. Parzy36 sont venus à l’Institut d'hygiène de Par la fenêtre je peux voir les deux tours de l’Armée populaire à Hanoï. Dans le cadre 108 mètres chacune du nouvel hôpital 108, d’un programme de coopération sur le pa- construites dans l’enceinte de Lanessan en 2018. Nouvel hôpital militaire 108 (©Internet) Mais surtout je vois le buste de Louis Pas- teur, bien en place dans le parc du Jardin 1996 - Un médecin capitaine vietna- mien et le médecin en chef Morillon 31 Médecin général inspecteur. Bordeaux 1913. (©M. Morillon) 32 1863-1933. Ecole de médecine navale de Brest 35 1880. Découvreur avec Guérin du BCG, utilisé Promotion Lyon 1972, Pharo 1978. Professeur pour la 1ère fois en 1921. agrégé du Val-de-Grâce, médecin général inspec- 33 1863-1943. D’origine suisse, naturalisé en 1889 teur, directeur de l’Institut de médecine tropicale juste après sa thèse en 1888. Intègre l’équipe de du Service de santé des armées au Pharo de 2007 à Louis Pasteur à Paris, puis s’engage dans le Corps 2012. 36 de santé des Colonies en 1892. Découvre le bacille Promotion Lyon 1971, Pharo 1980. Professeur de la peste à Hong Kong en 1894 avant l’équipe agrégé du Val-de-Grâce, médecin chef des services, japonaise du Pr. Kitasato. directeur du laboratoire de recherche sur le palu- 34 Microscope japonais trouvé à Diên Biên Phu le disme au Pharo de 1993 à 2013. 18 mars 1954. Le microscope d’Anne-Marie 10
ludisme, les microscopes utilisés étaient Gonzales J. Histoire de la naissance et du encore une fois des Olympus. développement de l’Ecole de médecine Si ces échanges officiels ont cessé, d’Hanoï in "Histoire des sciences médi- quelques anciens médecins militaires fran- cales" 1996 ; XXX (1) : 61-70. çais travaillent encore aujourd’hui à Thuriez J., Hantz E., Aulong J. Merci Tou- l’Hôpital français de Hanoï. bib - Diên Biên Phu : trois médecins ra- content. Editions Italiques. 2004 ; 270 Quant à l’histoire de la microscopie, elle pages. continue de s’écrire depuis maintenant un Cournil L. Diên Biên Phu. Des tranchées siècle… en japonais ! au prétoire. 1953-1958 - Thèse de Docto- rat - Ecole doctorale d’Histoire - UFR 09 - Post-scriptum Université de Paris I, Panthéon - Sorbonne Vieux microscope depuis longtemps à la re- - Soutenance le 23 septembre 2014. traite, ma mémoire me fait défaut et tout n’est Bourel J. Une histoire de microscope. peut-être pas totalement exact dans ce récit, Communication orale. Conservatoire du dans les noms ou dans les dates. Ce dont je patrimoine hospitalier de Rennes. Janvier suis certain, parce que cela m’a marqué 2016. comme tous ceux qui étaient là-bas, c’est ce Ouvrage collectif sous la direction de que j’ai vécu à Diên Biên Phu. Ce fut ma pé- Louis F. Devoirs de mémoire. Quatre riode opérationnelle de "microscope de ter- siècles d’hommages aux médecins, phar- rain". maciens, vétérinaires et officiers d’administration du service de santé des -------------------- armées. Association "Ceux du Pharo". 2018 ; 690 pages. Déclaration d’aucun conflit d’intérêt avec la http://www.ceuxdupharo.fr/ Société Olympus… Iconographie : Internet. Bibliographie Remerciements VERDAGUER S. : Médecin de bataillon à au médecin colonel(H) Sauveur Verdaguer Diên Biên Phu. Témoignage autobiogra- qui nous a confié son témoignage de jeune phique rédigé en 1999, publié par médecin lieutenant du 3e Thaï à Diên Biên l’association "Ceux du Pharo" en janvier Phu de décembre 1953 à mai 1954. Assis- 2021. http://www.ceuxdupharo.fr/2021/01/sauve tant de biologie au Val-de-Grâce après l’Indochine, il suivra le "Grand cours" de ur-verdaguer-lyon-45-recit-de-dien.html l’Institut Pasteur, sera chef de service à et l’hôpital d’instruction des armées Robert Rives M. Compte-rendu sur les capacités Picqué à Bordeaux avant de faire une car- hospitalières du Camp retranché de Diên rière libérale dans cette ville. C’est au- Biên Phu. FTNV/GONO/SS/80 du 19 jan- jourd’hui le dernier médecin survivant de vier 1954. SHD-Vincennes. Sous-série 10 Diên Biên Phu, H 2015. au médecin général inspecteur (2s) Marc Rives M. Rapport sur l’organisation et le Morillon et au médecin chef des services fonctionnement du Service de santé à Diên (er) Daniel Parzy, professeurs agrégés, Biên Phu. FTNV/GONO/SS/91 du 15 fé- pour leurs conseils techniques et leurs do- vrier 1954. SHD- Vincennes. Sous-série 10 cuments, H 2015. au colonel de réserve du CTSSA Pierre- Saulay J. Le 17e Tabor marocain en Indo- Jean Linon, historien de la médecine mili- chine. 1951-1952 - Après Cao Bang… et taire, pour les documents du Service histo- avant Diên Biên Phu… in "La Koumia". rique de la Défense (SHD). Bulletin des Anciens des goums marocains 1974 ; N° 59-60 : 14-26. MG2s François-Marie Grimaldi Accoce P. Médecins à Diên Biên Phu. Lyon 1966 Editions Presses de la cité. 1992 ; 240 Ancien chirurgien militaire pages. Mars 2021 Le microscope d’Anne-Marie 11
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