Le prototype, clé de l'interprétation uniforme : La standardisation des notions floues en droit du commerce international
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
Le prototype, clé de l’interprétation uniforme : La standardisation des notions floues en droit du commerce international Olivier Moréteau Professeur à l’Université Jean Moulin Lyon 3 Directeur de l’Institut de droit comparé Édouard Lambert In L’interprétation des textes juridiques rédigés dans plus d’une langue Sous la direction de Rodolfo Sacco L’Harmattan Italia (ISAIDAT) 2002, p. 183-202. 1. Introduction : les problèmes linguistiques liés à l’interprétation ne sont pas propres aux systèmes multilingues Les remarques qui suivent sont le fruit de la réflexion et de l’expérience1. Elles paraîtront à certains égards plus spéculatives que réalistes, encore qu’elles tiennent largement compte du témoignage des spécialistes de la traduction juridique et des comparatistes impliqués dans la rédaction et l’interprétation de textes uniformes en plusieurs langues. On pourra leur reprocher de s’inscrire davantage dans le prolongement des travaux du premier colloque de l’ISAIDAT sur Les multiples langues du droit européen uniforme2 que dans le thème de la présente réunion. Il est vrai que, tout en intégrant la thématique de L’interprétation des textes juridiques rédigés en plus d’une langue, sujet du présent colloque, elles poursuivent la réflexion que nous avions alors entamée sur l’intérêt théorique et pratique de l’élaboration et de la promotion d’une langue juridique commune ou standard, tant pour favoriser la recherche comparative que le développement de la législation uniforme et son interprétation homogène3. C’est pour cette raison que nos observations sont centrées sur le droit uniforme plutôt que sur le droit national exprimé en plusieurs langues. La grande question qui nous est posée est de savoir si le fait de la rédaction d’un texte juridique en plusieurs langues a des répercussions sur son interprétation. Pour bien poser le problème, il faut déjà se demander ce qu’il en est quand le texte est rédigé dans une seule langue. Quand les rédacteurs du Code Napoléon ont écrit dans l’article 1134 que les conventions légalement formées « doivent être exécutées de bonne foi », quand ils ajoutent à l’article suivant qu’elles obligent encore « à toutes les suites que l’équité, l’usage ou la loi donnent à l’obligation d’après sa nature », ils utilisent des termes qui ont un sens pour tous les Français vivant en 1804 et tous leurs descendants vivant deux siècles plus tard. N’oublions pas que Napoléon souhaitait qu’il y ait un Code civil dans toutes les chaumières. Et pourtant, il n’est pas certain que les citoyens sachant lire comprennent les mots « bonne foi », « équité », « usage » ou « loi » de la même manière que les juristes, ni 1 L’auteur tient à remercier Eva Fischer, Caroline Pellerin et Laurence Terminal pour leur aide précieuse dans les recherches qui ont permis la rédaction de cet article. 2 Turin, décembre 1998 : Les multiples langues du droit européen uniforme, sous la dir. de R. SACCO et L. CASTELLANI, Turin, 1999, ci-après Les multiples langues. 3 « L’anglais pourrait-il devenir la langue juridique commune en Europe ? », in Les multiples langues, p. 143 et s. 1
même encore que ces derniers interprètent ces mêmes mots de la même manière en 1804 et deux cents ans plus tard. Dans sa version française, le Code civil peut être lu dans deux langues, la langue courante et la langue du juriste. Prenons pour exemple l’article le plus simple et le plus bref du Code civil, l’article 516 qui dispose que « Tous les biens sont meubles ou immeubles ». Quand nous leur demandons de définir ces termes, certains étudiants de première année, qui ne sont pas parmi les meilleurs il est vrai, répondent qu’un immeuble est une construction de plusieurs étages ce qui, dans leur esprit, exclut la maison particulière, et donnent des meubles une définition qui exclut le litre de lait, le crayon bille et les valeurs mobilières. Après deux ou trois ans d’études, le même étudiant aura de même tendance à réserver le mot contrat à l’instrumentum et à répondre qu’il y a absence de contrat lorsque les parties n’ont pas donné une forme écrite à leur accord de volonté, alors même que l’existence du negotium est incontestable. On peut se livrer au même exercice à partir de la version française de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui stipule que « toute personne a droit à ce que la cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable ». Le mot « équitablement », dont George P. Fletcher nous disait il y a trois ans qu’il traduisait maladroitement le concept anglo-américain de fairness4, ne sera pas interprété de la même manière par le non-juriste, qui le recevra de manière intuitive, et le juriste informé de la jurisprudence des juges européens de Strasbourg. Il en ira certainement de même de l’interprétation du délai raisonnable, qui mériterait de faire l’objet d’une étude de sociologie juridique dans nos différents pays. Avant de passer dans le champ du plurilinguisme, ajoutons que la coexistence de la langue courante et de la langue du juriste dans un même texte est caractéristique des systèmes qui rédigent leurs lois dans un langage qui se veut simple et non technique, pour être compréhensible par tous. Une telle idée peut passer pour une illusion, car tout le monde sait bien, y compris l’homme de la rue, que le juriste donnera au mot un sens souvent différent de sa signification courante5. La tradition juridique française voit néanmoins dans cette pratique un rempart contre un possible arbitraire du juge, car celui-ci aura du mal à faire accepter une interprétation qui s’éloignerait trop du sens courant du terme utilisé6. Cette vision des choses est partagée avec les Américains, dont la Constitution, déjà adolescente lors de la naissance des codes français, est aussi rédigée dans des termes simples, généraux et peu techniques. Entre les deux fut rédigée la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, dont le style général se retrouve dans la Convention européenne évoquée plus haut. Le problème d’une possible coexistence d’un sens courant et d’un sens juridique se pose moins dans la loi rédigée en termes techniques, comme les codes allemands qui s’adressent aux juristes et non au citoyen lambda. Les notions floues, susceptibles 4 « Fair and Reasonable. A Linguistic Glimpse into the American Legal Mind », in Les multiples langues, p. 57 et s. 5 Sans parler de la somme d’interprétations que la jurisprudence accumulera sur la formulation simple, qui risque d’être telle « que toutes les supposées vertus originelles du texte en sont réduites à néant » : v. les réflexions de J. Vanderlinden au 2e colloque international du CICLEF, Moncton, « Du droit de la langue ou de la langue du droit ? Propos perplexes d’un juriste égaré dans la linguistique », in Français juridique et science du droit, sous la dir. de G. SNOW et J. VANDERLINDEN, Bruxelles, 1995, 23, p. 42. 6 Nos réflexions dans « Codes as Strait-Jackets, Safeguards and Alibis : The Experience of the French Civil Code », North Carolina Journal of International Law, 1995, 273, rejoignent cependant celles de J. Vanderlinden (supra, note 5) : du même texte clair, comme celui de l’article 1384 du Code civil, les jurisprudences belge et française peuvent donner des interprétations sensiblement divergentes. 2
d’interprétations multiples, voire divergentes, sont moins nombreux dans ce type de textes. On y trouve des termes précis, aux contours plus définis. La polysémie est évitée, ce qui limite aussi la pluralité d’interprétations. La remarque peut être étendue aux statutes des pays de common law, même si la terminologie utilisée est tout sauf abstraite et conceptuelle, à la différence du modèle germanique. Le législateur s’emploie en effet à encadrer l’interprétation des termes, en les enfermant dans des définitions parfois très précises. Le mouvement tendant à l’adoption de textes rédigés en termes simples et clairs (plain language) pourrait cependant accentuer en Angleterre les problèmes liés à la coexistence d’un sens courant et d’un sens juridique7. Ces remarques, qui peuvent paraître d’une grande banalité, n’ont d’autre objet que de rappeler que les problèmes linguistiques liés à l’interprétation peuvent déjà se poser à l’intérieur d’un système monolingue. Le bilinguisme et le plurilinguisme viennent ajouter un niveau de complexité sans nécessairement changer la nature du phénomène. Ils peuvent être pratiqués à l’intérieur d’un système national, que celui relève d’une tradition juridique unique (exemple de la Suisse, de la Belgique et des provinces canadiennes si l’on fait abstraction du droit fédéral) ou plurielle (exemple de l’Afrique du Sud, de l’Inde, du Bhoutan8 et de nombreux pays musulmans). Ils peuvent être également pratiqués à l’échelle supranationale, comme en droit communautaire européen, et internationale, avec l’exemple des conventions créant du droit uniforme. Dans ces derniers cas, des traditions juridiques différentes – common law et civil law dans le cas de l’Union européenne – vont généralement se rencontrer et apporter un degré supplémentaire de complexité aux problèmes d’interprétation. Avant d’aborder le problème délicat de l’interprétation des notions floues dans les textes plurilingues d’application internationale ou transnationale, il nous paraît nécessaire de rechercher les éléments de solution à la base même du problème, en interrogeant la linguistique9. 2. Les enseignements de la sociolinguistique : le décryptage du code commun par la démarche analytique et le recours aux prototypes Les développements récents de la linguistique cognitive ont mis en évidence que la langue ne peut pas être perçue de manière autonome10. Le sens revêt une importance capitale. Le langage doit être appréhendé dans la relation étroite et complexe qu’il entretient avec la 7 Les juristes anglais en font depuis peu l’expérience avec la simplification du langage procédural, suite à la réforme de la procédure civile. V. notre chronique « La réforme de la procédure civile anglaise : première approche », Revue générale des procédures, 1998, 770, p. 777. Sur le Plain Language Mouvement, v. N. M. FERNBACH, « La simplification du texte juridique : étude comparative », in Français juridique et science du droit (supra, note 5). V. aussi D. GUTMANN, « L’objectif de simplification du langage législatif », in Les Mots de la loi, sous la dir. de N. MOLFESSIS, Paris, 1999, p. 31. 8 L’auteur apprécie hautement la qualité des analyses d’Alessandro Simoni sur le pluralisme linguistique au royaume himalayen du Bhoutan, ayant lui-même présidé un séminaire de droit commercial organisé dans ce pays par la High Court of Justice, avec l’aide du Programme des Nations unies pour le développement, en novembre 1999. 9 La pertinence d’une telle approche n’est plus à démontrer, depuis les importants travaux du maître qui a pris l’initiative du présent colloque. V. notamment R. SACCO, La comparaison juridique au service de la connaissance du droit, Paris, 1991. 10 Pour une présentation générale, voir J. TAYLOR, Linguistic Categorisation : An Essay in Cognitive Linguistics, Oxford, 1989. 3
culture et la pensée11. La culture est ici comprise dans son sens le plus large, tel que généralement défini par les anthropologues. Quant à la pensée, elle procède de la mémoire et de l’inférence, la mémoire étant très largement associée à la culture, qui est une connaissance socialement acquise. Les juristes abordent généralement les problèmes d’interprétation sous l’angle de la multiplicité et des divergences, en se posant la question de savoir comment on doit interpréter un terme ambigu ou une phrase obscure susceptible d’avoir des significations diverses. Le linguiste, à l’inverse, a plutôt tendance à partir de la convergence, en se posant la question suivante : qu’est-ce qui fait qu’un terme, utilisé dans un texte, puisse être interprété de la même façon par deux sujets différents ? Quand le terme désigne une chose, il renvoie le plus souvent à une image, qui sera commune à deux locuteurs appartenant à la même communauté culturelle et linguistique. Quand le terme désigne une notion ou un concept, c’est, plutôt que par une image, par un code commun que la communication devient effective. Le décodage peut se faire par l’analyse des caractéristiques composant le concept. Interrogeons la sociolinguistique sur l’interprétation des concepts. La théorie classique les analyse comme étant un ensemble de caractéristiques, dont la réunion est nécessaire et suffisante pour que l’entité désignée entre dans le cadre de ce concept. Par exemple, le concept d’oiseau consistera en un ensemble de caractéristiques : animal qui a des ailes, des plumes et pond des œufs. Imaginons que l’interprète manque de précision dans la définition des caractéristiques, en se limitant par exemple à deux d’entre elles : animal qui a des ailes et qui sait voler. On risque alors de conclure que le papillon est un oiseau. Pour éviter de telles erreurs, il est préférable d’être plus complet et d’ajouter : animal qui a deux pattes, un bec, fait son nid et peut voler. Mais alors, si ainsi analysé, le moineau entre sans problème dans la catégorie des oiseaux, des doutes sont possibles sur le pingouin et l’autruche qui ne savent pas voler et risquent pour cela d’être exclus de la catégorie des oiseaux. A ces problèmes de délimitation, la psycholinguistique et la psychologie cognitive apportent des éléments de réponse prometteurs. La psychologue Eleanor Rosch12 nous explique que certains concepts sont organisés autour d’exemples évidents, qu’elle appelle prototypes. Le concept garde une définition basée sur ses caractéristiques, mais cette définition s’applique à un prototype qui en rassemble toutes les caractéristiques. Ainsi, le merle pourrait apparaître comme le prototype de l’oiseau. Rapprochés de ce modèle, le moineau et le pigeon sont des oiseaux typiques. En revanche, l’autruche est beaucoup moins typique, ce qui ne l’empêche pas, après examen, d’être rattachée au concept d’oiseau car elle en a certaines caractéristique et ressemble plus à l’oiseau qu’à aucune autre catégorie d’animaux. Transposés au droit, ces modèles ne sont pas sans intérêt. L’approche analytique des concepts juridiques, procédant de l’identification de leurs caractéristiques ou éléments de base, permet de mieux les connaître et de procéder à une comparaison pertinente d’un système 11 Voir dans ce sens R.A. HUDSON, Sociolinguistics, 2e éd., Cambridge, 1996, chap. 3, « Language, Culture and Thought », p. 70 et s. 12 E. ROSCH, « Classification of Real-World Objects : Origins and Representations in Cognition », in La mémoire sémantique, sous la dir. de S. EHRLICH et E. TULVING, Paris, 1976 ; réimprimé in Thinking : Readings in Cognitive Science, sous la dir. de P.N. NICHOLAS et P.C. WASON, Cambridge, 1977, réimpr. 1983. 4
à un autre13. Quant à l’idée de prototype, elle peut se révéler féconde pour l’interprétation des concepts flous, dont la nature vague et le contenu variable font qu’elles ne peuvent être décomposées en caractéristiques fondamentales clairement identifiables14. Elle pourrait notamment être reprise pour revisiter la technique du standard, très utilisée dans la common law mais également très présente dans les droits romano-germaniques, et notamment en droit français15. N’est-ce pas par référence à des prototypes, dont la reconnaissance est plus intuitive que raisonnée, que les Français se comprennent quant ils caractérisent le comportement du bon père de famille, la bonne ou la mauvaise foi du banquier dans ses relations avec la caution ou encore la bonne ou la mauvaise foi du contribuable dans ses relations avec l’administration ? D’après le code commun véhiculé par chaque prototype, dont le juge est l’interprète ultime, la bonne foi du banquier et celle du contribuable ne seront pas nécessairement appréciées selon un standard identique. Il se peut qu’un vocable unique, l’expression « bonne foi », fédère toute une série de prototypes qu’il serait intéressant de démasquer et identifier. De même, les Anglais ou les Américains se comprennent quand les notions de reasonable person ou de reasonable reliance sont évoquées dans un contexte donné. Le caractère raisonnable d’un comportement sera, selon les circonstances, apprécié selon le code commun des gens d’affaires de la City ou de Manhattan, des marchands de drap de Liverpool ou des fermiers du Middle West. Ces prototypes sont tellement évidents pour ceux qui les manient que l’on ne prend généralement pas la peine de les définir. De même, la sociolinguistique peine à cerner ce qui, dans un groupe social donné, est évident et reste du domaine du non dit, car relevant du sens commun. Les comparatistes ont pu montrer qu’il y a des liens étroits entre bonne foi, loyauté et reasonable reliance. Et pourtant, ces notions floues se développent sur des registres différents en common law et en droit civil, pour nous limiter à ces systèmes. Est-ce la langue et donc la terminologie qui structure la pensée ou la pensée qui modèle les mots du langage du droit ? C’est une vaste question qui n’a pas fini de diviser les spécialistes des sciences du langage. Linguistes et comparatistes contemporains se rejoignent cependant pour reconnaître le rôle prédominant de l’imprégnation culturelle, des styles de raisonnement et des modes de pensée dont certains, comme Pierre Legrand, vont jusqu’à dire que les différences rendraient presque impossible la comparaison des droits16. Une chose est sûre, c’est qu’il paraît difficile, voire impossible, de donner une interprétation uniforme des notions de bonne foi (déclinée dans toutes ses variantes civilistes), 13 Voir la méthode analytique prônée par J. VANDERLINDEN, Comparer les droits, Bruxelles, 1995. 14 Une bibliographie complète sur la question serait longue et encombrante, et sans doute inutile dans le contexte de cette étude. V. Les notions à contenu variable en droit, sous la dir. de Ch. PERELMAN et R. VAN DER ELST, Bruxelles, 1984 . V. aussi les actes du colloque sur Les standards dans les divers systèmes juridiques, publiés à la Revue de recherche juridique en 1988, notamment le rapport de synthèse de Ph. JESTAZ, p. 1181 et s. 15 Influencé par la jurisprudence sociologique de Roscoe Pound, Edouard Lambert a dirigé des travaux importants sur l’analyse du standard, notamment l’ouvrage d’EL-SANHOURY, père du Code civil égyptien : Les restrictions contractuelles à la liberté individuelle de travail dans la jurisprudence anglaise, Lyon, 1925. Sur l’apport de l’école lyonnaise à l’étude du standard, voir P. DUBOUCHET, La pensée juridique avant et après le Code civil, Livre deuxième, Lyon, 1992, p. 15-34. V. aussi S. RIALS, Le juge administratif français et la technique du standard. Essai sur le traitement juridictionnel de l’idée de normalité, Paris, 1980. 16 V. notamment Le droit comparé, Paris, 1999. 5
reasonable reliance, reasonable person ou reasonableness, qu’elles soient exprimées dans une ou plusieurs langues, si les interprètes ne disposent pas d’un standard ou d’un critère commun. Une brève investigation dans le langage utilisé pour désigner des notions floues dans plusieurs textes multilingues du droit du commerce international nous permettra de le démontrer. 3. La terminologie multilingue du droit du commerce international : quelques exemples de standardisation de notions floues La grille de lecture offerte par la sociolinguistique vient corroborer les observations des producteurs et interprètes de normes uniformes multilingues en droit du commerce international. Les exemples qui vont suivre sont empruntés à la Convention de Vienne sur les contrats de vente internationale de marchandises, signée en 1980 et entrée en vigueur en 1988 (ci-après Convention de Vienne), aux Principes relatifs aux contrats du commerce international, publiés par Unidroit en 1994 (ci-après Principes Unidroit) et, dans une moindre mesure, aux Principes du droit européen du contrat, œuvre de la Commission Lando et publiés entre 1994 et 1998 (ci-après Principes européens). La Convention de Vienne, rédigée au départ en anglais, a été traduite dans cinq autres langues, l’arabe, le chinois, l’espagnol, le français et le russe, les six textes ayant valeur officielle. Les Principes Unidroit ont d’abord été publiés en anglais et en français, les deux langues de travail de l’institution. Ils ont ensuite été traduits dans les autres langues officielles d’Unidroit, l’allemand, l’espagnol et l’italien, puis dans d’autres langues comme le chinois et le russe. Quant aux Principes européens, ils ont d’abord été établis en anglais avant traduction dans d’autres langues. A Unidroit comme dans la Commission Lando, la langue de travail dominante était l’anglais. Les rapports de Denis Tallon étaient rédigés en français, mais cet auteur prit le soin de co-rédiger en anglais et en français les articles qui lui étaient confiés17. Ces trois textes ont ceci de commun qu’ils ont pour une grande partie fait l’objet d’une co-rédaction collective en plusieurs langues ou qu’à tout le moins, ils ont été rédigés en vue de pouvoir être traduits en plusieurs langues. Les difficultés d’interprétation ont été anticipées, tant il est vrai que la première interprétation du texte multilingue n’est pas celle du juge mais celle des co-rédacteurs ou des traducteurs18. Les divergences d’interprétation des notions floues peuvent être considérablement atténuées lorsque les rédacteurs et traducteurs parviennent à mettre au point une langue standard. Notons au passage que ce terme est préférable à celui de langue commune que nous utilisions ici il y a trois ans pour décrire des réalités variées19, car le terme de langue standard n’exclut pas la possibilité d’une traduction dans plusieurs langues. Il est également possible de parler de terminologie uniforme, terme adopté dans un projet européen de recherche piloté depuis Turin par Gianmaria Ajani20. 17 D. TALLON, « Le choix des mots au regard des contraintes de traduction », in Les Mots de la loi (supra, note 7), p. 31. 18 V. dans ce sens J.-C. GEMAR, « Traduire le texte juridique ou le double langage du droit », in Le français langue du droit, sous la dir. de I. DE LAMBERTERIE et D. BREILLAT, Paris, 2000, 113, p. 133, qui reconnaît ce fait tout en affirmant que c’est bien sûr le juge qui a le dernier mot en la matière (p. 131). 19 Supra, note 3. 20 Uniform Terminology for European Private Law, universités de Barcelone, Lyon 3, Münster, Nimègue, Oxford, Turin et Varsovie, projet financé par la Commission européenne dans le cadre des Research Training Networks. 6
Le travail de standardisation peut se faire a priori, avant ou à l’occasion de la rédaction du texte. A défaut, il peut résulter du travail d’interprétation des arbitres ou des juges. Dans tous les cas, il repose sur un travail de fertilisation croisée auquel doivent contribuer les juristes et les linguistes, les praticiens, les juges et les universitaires, tous étant à un moment ou à un autre les interprètes des textes en question. a) Exemple de standardisation par l’interprétation judiciaire : le délai raisonnable dans la Convention de Vienne La Convention de Vienne sur la vente internationale, bien qu’âgée d’à peine plus de vingt ans, apparaît aujourd’hui comme l’ancêtre des travaux contemporains d’harmonisation en matière contractuelle, du moins pour ceux qui considèrent que les lois uniformes adoptées à La Haye en 1964 sont déjà d’un autre âge. Il est vrai qu’en près de quatorze ans d’application21, avec aujourd’hui plus de 60 États contractants, elle s’impose de plus en plus comme un modèle, tant pour l’harmonisation du droit du commerce international que pour la modernisation des législations internes. Il est significatif que le législateur allemand s’en inspire pour réformer le BGB. Il se pourrait qu’elle joue au plan mondial un rôle comparable à celui du Code de commerce uniforme à l’intérieur et à l’extérieur des États-Unis. A la pratique anglo-américaine, elle a emprunté la notion de reasonableness qui, sur le plan terminologique, n’a pas posé de difficultés de traduction, du moins dans les langues occidentales marquées par la pensée platonicienne et aristotélicienne. Il ne s’agit pas de refaire ici l’excellent exposé de notre collègue Fletcher au premier Congrès de l’ISAIDAT, où il nous montrait comment ce concept est indissociablement lié à la common law et à sa mentalité. Voyons plutôt comment est interprété le délai raisonnable de l’article 39 alinéa 1. En voici le texte : « L’acheteur est déchu du droit de se prévaloir d’un défaut de conformité s’il ne le dénonce pas au vendeur, en précisant la nature de ce défaut, dans un délai raisonnable à partir du moment où il l’a constaté ou aurait dû le constater. » Dans les années qui suivirent l’entrée en vigueur de la Convention, l’observateur note une forte tendance du juge national à appliquer cet article par rapport aux règles et standards de son propre droit. Par exemple, les premières décisions publiées font apparaître une grande sévérité des juges allemands, dont la tendance fut d’appliquer au délai raisonnable de la Convention de Vienne, le même standard que pour la règle à leurs yeux équivalente du Code de commerce allemand (§ 377 HGB). Précisons que les juges allemands utilisent une traduction non officielle de la Convention, afin de pouvoir la lire dans leur langue. Ainsi, une dénonciation faite seize jours après réception de chaussures qui étaient mal cousues et se décoloraient quand on marchait sous la pluie fut jugée tardive22. Les premières décisions allemandes jugèrent en revanche qu’une dénonciation faite le lendemain ou 8 jours après la livraison était faite dans un délai raisonnable23. 21 Rappelons qu’elle n’entra en vigueur qu’après avoir été ratifiée par dix pays, le 1er janvier 1988. 22 Landgericht Stuttgart, 31 août 1989, IPRax 1990, 317. V. le commentaire de C. WITZ, Les premières applications jurisprudentielles du droit uniforme de la vente internationale, Paris, 1995, p. 89. 23 V. les décisions commentées par C. WITZ, op. cit., p. 89-91. Cet auteur explique la sévérité des juges allemands par la référence au droit interne ainsi que par les solutions inspirées du droit uniforme antérieur : La Convention portant loi uniforme sur la vente internationale des objets mobiliers corporels (La Haye, 1er juillet 1964) exigeait une dénonciation sans retard (art. 39). 7
Par un rapprochement comparable avec le droit interne, une cour d’appel autrichienne24 jugea en revanche qu’un délai de deux mois pour dénoncer la non conformité de plantes vendues par un exportateur danois et qui n’avaient pas fleuri de tout l’été était un délai raisonnable. La nature même de la marchandise et du défaut explique cependant un délai plus long, d’autant que le défaut n’était pas décelable à l’examen de la marchandise par l’acheteur dans « le délai aussi bref que possible eu égard aux circonstances », prévu à l’article 38 alinéa 1er. En 1996, citant de manière fort savante la jurisprudence étrangère, notamment allemande, qui était alors sévère, un tribunal italien25 déclara en effet que le délai raisonnable doit être adapté à chaque espèce. Il jugea tardif une dénonciation faite 23 jours après la livraison. Il s’agissait de vêtements de sport importés de France et dont les tailles ne correspondaient pas aux tailles italiennes. L’analyse de la jurisprudence plus récente révèle que le réflexe nationaliste est en voie d’être surmonté. Les juges se montrent de plus en plus soucieux d’une interprétation uniforme de la Convention de Vienne. Rappelons en effet que d’après l’article 7 alinéa 1er de cette Convention, « Pour l’interprétation de la présente Convention, il sera tenu compte de son caractère international et de la nécessité de promouvoir l’uniformité de son application… » En 1998, la Cour d’appel de Munich a retenu un délai maximum d’un mois pour des défauts affectant des pulls en cachemire26. Dans une décision rendue quelques mois avant, la Cour d’appel de Cologne27 avait relevé que le délai normal, en Allemagne, est de deux semaines. Elle observa néanmoins que dans l’intérêt d’une interprétation uniforme, il fallait tenir compte des traditions des autres États contractants qui, comme la France, accordent des délais plus longs. La décision affirme en outre que le délai d’examen et le délai de dénonciation se suivent et forment un délai global, la durée d’un mois pouvant être retenue comme une bonne moyenne. En 1997 également, le Tribunal supérieur du canton de Lucerne statua dans le même sens28. Deux ans plus tard, la Cour fédérale de justice d’Allemagne jugeait que le délai raisonnable de dénonciation des défauts est, en règle générale, d’un mois29. On constate donc qu’après avoir pris conscience de la nécessité de s’éloigner de l’interprétation basée sur le sens du terme « délai raisonnable » dans la langue et le système juridique du juge – mais les deux sont-ils dissociables ? – les juges comprennent qu’il est de leur devoir d’interpréter dans le sens de l’uniformité et se livrent à des recherches 24 Innsbruck, 1er juillet 1994, CLOUT, n° 107. 25 Tribunale civile di Cuneo , 31 janv. 1996, D. 1997, Somm. 222, obs. N. SPIEGEL. 26 Oberlandesgericht München, 11 mars 1998, D. 1999, Somm. 356, obs. C. WITZ. 27 Oberlandesgericht Köln, 21 août 1997, D. 1998, Somm. 311, obs. C. WITZ. 28 Trib. Supérieur du canton de Lucerne, 8 janv. 1997, D. 1998, Somm. 315, obs. C. WITZ. 29 Bundesgerichthof, 3 novembre 1999, D. 2000, Somm., 434, obs. C. WITZ. Bien qu’elle distingue le bref délai d’examen et le délai raisonnable pour dénoncer, cette décision tend à les confondre dans une période d’un mois, une dénonciation très rapide, voire immédiate, pouvant compenser un examen un peu tardif fait dans la limite de cette période (trois semaines en l’espèce pour l’examen et les essais d’une machine). Certains juges allemands restent attachés à une claire distinction des délais de l’art. 38 (examen) et 39 (dénonciation) : Oberlandesgericht Oldenburg, 5 déc. 2000, D. 2002, Somm. 314, obs. W.-T. SCHNEIDER. 8
comparatives30. Après des tâtonnements inévitables, ils en viennent à œuvrer pour l’établissement d’un nouveau standard ayant véritablement une dimension transnationale. L’effort est d’autant plus nécessaire et méritoire que, à la différence d’autres textes comme les traités, règlements et directives communautaires ou encore la Convention européenne des droits de l’homme, qui contient, elle aussi, une référence au délai raisonnable (article 6), il n’existe pas de juridiction supranationale chargée d’assurer l’unité d’interprétation. Le prototype n’est donc pas défini et imposé à partir du sommet. Il se dégage d’une pratique juridique collective et pluraliste, convergente bien que non concertée. Le phénomène n’est-il pas comparable à ce que l’on observe en matière de pratique de la langue ? Il y a les académies qui, selon les cas, constatent l’usage ou tentent d’imposer un langage normé, et il y a la pratique spontanée de la langue telle qu’elle se développe dans les réseaux et les groupes sociaux, en étant à la fois le vecteur et le produit de la communication intersubjective. Pour revenir au droit, il est permis de regretter que le juge français prive la communauté des juristes de sa contribution au travail d’interprétation et d’harmonisation, en donnant aux décisions de justice une motivation laconique. La Cour de cassation française se montre certes favorable à une application efficace et uniforme de la Convention de Vienne, mais ses arrêts extrêmement brefs ne livrent pas grand chose des recherches et des raisonnements qui les motivent31. Pire, dans la période même où l’harmonisation du délai raisonnable finissait par aboutir, la Cour de cassation a jugé que le délai de dénonciation doit être laissé à l’appréciation souveraine des juges du fond32. Cette décision montre que la plus haute juridiction française s’abstient, sur l’un des points les plus délicats de la Convention, de contribuer à son interprétation uniforme : elle reste figée sur une conception nationale de la distinction du fait et du droit dont il faut être français pour imaginer qu’elle soit universelle33. Parallèlement à cette standardisation a posteriori, qui résulte de l’interprétation judiciaire des textes, un travail de standardisation se développe a priori, dans la phase rédactionnelle. Nous allons voir qu’elle est tout aussi indissociable du travail d’interprétation. b) Exemple de standardisation rédactionnelle : les notions de force majeure et de hardship dans les Principes Unidroit Les textes multilingues sont souvent rédigés dans une langue de départ pour être traduits ensuite. Les concepts de la langue de départ – la langue anglaise dans le cas des Principes Unidroit – risquent d’être envahissants. On essaie de s’en sortir en utilisant des notions neutres, comme celle d’exonération, préférée aux concepts de force majeure ou impossibility dans l’article 79 de la Convention de 30 La palme revient sans doute aux juges italiens. Un jugement abondamment commenté du Tribunal de Vigevano, du 12 juillet 2000, D. 2002, 395, obs. N. SPIEGEL, contient plus de quarante références à des décisions judiciaires et arbitrales de tous pays. 31 Ce regret est souvent exprimé par les commentateurs de la jurisprudence de la Cour, et notamment par C. WITZ : note sous Cass. civ. 1re, 26 juin 2001, D. 2001, 3607, p. 3614. 32 Cass. civ. 1re, 26 mai 1999, D. 2000, 788, note C. WITZ. 33 V. dans ce sens la note critique de C. WITZ, précitée, qui souligne aussi qu’elle est susceptible d’entraîner des divergences d’interprétation entre les juridictions françaises, alors qu’un processus tendant à l’interprétation uniforme se fait jour partout ailleurs. Un arrêt récent de la Cour d’appel de Colmar, faiblement motivé sur le caractère raisonnable du délai, montre que ce risque n’est pas théorique : Colmar, 24 oct. 2000, D. 2002, Somm. 393, obs. C. WITZ. 9
Vienne. Cela n’empêche pas les flottements quand il s’agit de définir les concepts. On observe en effet des décalages dans les différentes versions linguistiques de l’article 79. On lit dans le texte anglais « impediment beyond control » et dans la version française « empêchement indépendant de sa volonté ». De toute évidence, le sens est différent. Le verbe anglais to control veut dire maîtriser, alors qu’en français, contrôler veut dire vérifier. Il fallait donc utiliser un autre terme. Pourtant, la référence à la notion subjective de volonté ne coïncide pas avec la notion plus objective de control. On note une évolution dans les textes postérieurs à la Convention de Vienne. La version française des Principes européens (article 3.108 ancien, devenu 8.108 dans la version de 1998) parle d’ « événement qui échappe à son contrôle », ce qui n’évacue pas l’ambiguïté évoquée plus haut. L’article 7.1.7 des Principes Unidroit fait référence à « un événement qui lui échappe ». On relève donc trois rédactions différentes pour exprimer une même idée. Il y a néanmoins un progrès notable dans les Principes Unidroit, le même mot étant utilisé comme titre à l’article 7.1.7 dans les versions anglaise et française. Les rédacteurs ont adopté le terme français « force majeure », qui est d’utilisation courante dans la rédaction des contrats du commerce international, quelle que soit la langue employée. L’observation de la pratique révèle en effet l’usage universel de ce terme français par la communauté des marchands, que ce soit dans les contrats types ou dans les sentences arbitrales34. Le terme « force majeure » fait maintenant partie de la langue standard des relations commerciales transnationales. Dans le contexte du droit du commerce international, son utilisation ne renvoie plus au concept un peu étroit développé par les jurisprudences française et belge, mais à une réalité autre, détachée des droits nationaux. Or, il est intéressant de constater que l’utilisation de ce terme standard renvoie, dans l’esprit de l’interprète, non seulement à la définition d’un concept transnational, mais aussi à certains cas typiques, bien connus tant des rédacteurs de contrats que des arbitres internationaux. Il suffit de lire une clause de force majeure pour s’en convaincre. Après une brève définition du concept, proche de ce que l’on trouve dans la Convention de Vienne ou les Principes Unidroit, des événements type sont énumérés, comme la grève, l’embargo, la guerre civile ou étrangère, les catastrophes naturelles etc. Une formule indique ensuite que cette liste d'exemples n'est pas limitative, ce qui leur confère une valeur de modèle ou prototype et vise à favoriser les analogies. Le même phénomène est observable à propos des changements de circonstances qui, sans rendre l’exécution impossible, bouleversent l’équilibre de la relation contractuelle, parfois en allant jusqu’à rendre l’exécution du contrat sans utilité pour l’une des parties. L’exemple typique ou prototype est le bouleversement monétaire qui vient rendre le prix manifestement dérisoire ou excessif pour l’une des parties. La Convention de Vienne ne comporte pas de stipulation à ce sujet. En revanche, les Principes Unidroit définissent la notion de hardship35 et prévoient, à l’article 6.2.3, une possible renégociation du contrat, le 34 Comme le dit le commentaire sous l’article 7.1.7 des Principes Unidroit, « L’expression « force majeure » a été choisie parce que largement connue dans la pratique commerciale internationale, comme le confirme l’introduction de ce qu’on appelle les clauses de force majeure dans de nombreux contrats internationaux . » 35 Article 6.2.2 : « Il y a hardship lorsque surviennent des événements qui altèrent fondamentalement l’équilibre des prestations, soit que le coût de l’exécution des obligations ait augmenté, soit que la valeur de la contre- prestation ait diminué… » 10
tribunal pouvant être saisi pour adapter le contrat ou y mettre fin, faute d’accord dans un délai raisonnable36. Cette fois, le terme anglais de hardship a été préféré au terme français d’imprévision, y compris dans la version française, en raison de son utilisation courante dans la pratique commerciale internationale37. Malgré la clarté de la définition de la hardship, les praticiens continuent à énumérer des exemples dans ce que l’on appelle dans toutes les langues « clause de hardship », ce qui montre une fois encore l’utilité des prototypes pour l’interprétation des notions floues. Sont communément citées les fluctuations monétaires et les variations du coût des matières premières. On remarquera que les termes standards évoqués ici n’ont pas été inventés par les rédacteurs des Principes Unidroit. Ils ont eu l’intelligence de les rechercher dans la pratique quotidienne des marchands et des arbitres. En effet, le travail de standardisation de la langue juridique, que nous appelions de nos vœux lors du premier Congrès de l’ISAIDAT38, ne saurait rester l’apanage des savants. Ou encore, si l’on fait appel aux savants, juristes et linguistes, ceux-ci ont le devoir d’observer et de prendre en compte la pratique et les usages. A cet égard, quelques remarques méthodologiques nous serviront de conclusion. c) Remarques méthodologiques en guise de conclusion L’élaboration d’une langue standard est selon nous le moyen le plus efficace d’éviter les difficultés d’interprétation des termes juridiques dans les textes du droit uniforme rédigés en plusieurs langues, surtout lorsqu’il s’agit de notions floues. Que l’on soit dans le contexte d’une langue unique ou de langues multiples, la bonne rédaction est celle qui anticipe les difficultés d’interprétation. La langue standard est celle qui favorise l’interprétation uniforme des textes en langues multiples. Le travail de découverte et d’élaboration d’une langue juridique standard ne saurait être accompli dans des chapelles ou des cénacles. Dans un monde ouvert et en mutation rapide, la démarche doit être pluraliste. Il importe d’interroger la pratique tout au long du processus, dans une démarche non pas normative mais partant de la base vers le sommet. Les mots proposés n’auront de valeur que dans la mesure où ils seront retenus et utilisés par les locuteurs multiples que sont les savants, comparatistes et jurilinguistes, les juges et les avocats, les praticiens et bien sûr les législateurs. Dans cette démarche, le prototype ne doit pas être oublié car il est un trait d’union utile entre rédaction et interprétation. Sa valeur heuristique nous paraît indéniable : - le prototype nous aide à mieux comprendre le processus d’interprétation ; - le prototype favorise l’interprétation uniforme des textes rédigés en une seule langue ou en plusieurs langues ; 36 Des dispositions comparables sont prévues dans les Principes européens (article 6.111, anciennement 2.117), sous le titre de « changement de circonstances » ou « change of circumstances », expressions rigoureusement identiques. 37 Comme le précise le commentaire 2 sous l’article 6.2.1, « Le phénomène du hardship a été reconnu par divers systèmes juridiques sous l’apparence d’autres concepts comme « frustration of purpose », « Wegfall der Geschäftsgrundlage », imprévision, « eccessiva onerosità sopravvenuta », etc. Le terme « hardship » a été retenu dans la version française parce que largement adopté dans la pratique commerciale internationale, comme le confirme l’introduction dans de nombreux contrats internationaux de ce que l’on appelle les « clauses de hardship ». » Commentaire sous l’article 7.1.7 des Principes Unidroit. 38 Supra, note 3. 11
- le prototype facilite l’expression et l’interprétation des notions floues dans une langue juridique standard. Le droit se construisant avec des mots, les juristes ne doivent pas négliger les emprunts à la linguistique pour enrichir leur boite à outils. A cet égard, le prototype pourrait être une des clés du développement du droit uniforme, que ce soit par la voie législative, jurisprudentielle ou doctrinale. En outre, le prototype nous place à mi-chemin entre l’approche jurisprudentielle et casuistique de la common law, d’une part, et l’approche conceptuelle et généralisatrice du droit civil, d’autre part. Le comparatiste ne manquera pas de remarquer qu’il nous offre un moyen de concilier la trop grande importance accordée par le common-lawyer au détail factuel avec la trop grande distance que le civiliste tend à prendre avec la réalité factuelle. Il y a là un moyen terme dont les potentialités mériteraient d’être explorées, mais c’est déjà un autre sujet, sur lequel nous reviendrons peut-être dans un autre contexte. 12
Vous pouvez aussi lire