Les enfants perdus de Kim Il Sung - Maître Sébastien Revel - la dÉfense des droits de l'homme

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la dÉfense
      L e M é m o r i a l d e Ca e n • Recu ei l des Pl ai do i ri es 2013 • A VOCA TS

 des droits
de l’homme

                                Les enfants perdus
                                    de Kim Il Sung
                                            Maître Sébastien Revel
                                                                                Caen
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    Il est tôt ce matin là le long de la clôture électrifiée du camp,
cette clôture entrecoupée de miradors où des gardes armés
tirent sans sommation sur toute personne s’en approchant
d’un peu trop près.

  Shin a 23 ans et de l’autre côté de cette clôture, il ne
connaît rien, si ce n’est ce que lui en a dit Park, un de ses
compagnons de misère et de galère.

   Pourtant, ils ont décidé de s’évader de ce camp qui s’étend
sur 280 kilomètres carrés, deux fois et demi Paris.

   Il fait moins vingt degrés, ils sont habillés de guêtres gelées
par l’urine, marchent dans une couche de neige épaisse
jusqu’aux genoux.

   Le vent souffle fort, le jour baisse, cela fait maintenant
près de 10 heures que Shin et Park ramassent du bois pour
les gardes, leurs mains sont bleues de froid, les gerçures
insoutenables.

   Le premier mirador est à quatre cents mètres. La patrouille
vient de passer,

   Shin part en courant, il tombe…

  Park le double et arrive le premier à la clôture, il tente de
passer entre les deux fils électrifiés.

   Quand Shin se relève, Park gît mort, pantin grotesque
accroché aux épines du fil barbelé, brûlé par une décharge
de mille volts.

   Sans cette chute, Shin serait mort. Il ne doit sa survie qu’au
cadavre de son ami sur lequel il rampe, tremblant de peur de
s’électrocuter lui-même.

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   Toutefois, cet isolant humain ne sera pas suffisant et il
faudra de longs mois pour que cicatrisent les brûlures de Shin.

  Libre aujourd’hui, Shin souffre toujours de vivre dans un
monde dont il ne connaît pas les codes.

  Mesdames, Messieurs les Hauts Magistrats, Mesdames,
Messieurs les Bâtonniers, Mes Chers Confrères, Mesdames,
Messieurs,

  Je ne suis pas en train de vous décrire les camps de la
mort nazis, ni les goulags staliniens, vestiges d’un passé qui
nous fait encore frémir, mais la réalité d’un camp dont nous
sommes les contemporains.

   Aujourd’hui, en Corée du Nord, plus de deux cent mille
personnes sont internées dans des camps de concentration.

   Parmi eux, des dizaines de milliers d’enfants.

   Leurs crimes ?

   Appartenir à la famille d’une personne ayant travaillé avec
les Japonais avant 1953 ou à celle d’un Coréen ayant fui en
Corée du Sud pour suivre un rêve de liberté.

   C’est l’épuration idéologique du grand Kim Il Sung qui,
selon la loi de 1972, doit s’appliquer aux trois générations
suivantes : « La semence des ennemis de classe, quels qu’ils
soient, doit être éliminée sur trois générations. »

   Dont acte.

  Shin est né au camp 14, l’un des 6 encore en activité. Sans
doute le pire.

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   Shin n’est pas le fruit d’un amour.

   Il est le fruit d’une récompense faite à ses parents pour le
travail bien fait.

   Seul le travailleur méritant est autorisé à avoir des relations
sexuelles.

   Le reste du temps les « époux » vivent dans des dortoirs
séparés, la 8e règle du camp interdisant, sous peine de mort,
les contacts sexuels physiques sans autorisation préalable.

   Shin est né esclave.

    Son premier souvenir d’enfant remonte à sa 4e année :
l’exécution d’un homme dont il ne connaîtra jamais le crime
reproché, abattu de 3 balles, la bouche remplie de cailloux
pour que dans un dernier sursaut de révolte il ne puisse
insulter l’état.

    Il vit seul avec sa mère dans un baraquement où ils dorment
côte à côte sur le sol en béton, partageant une cuisine éclairée
à l’aide d’une ampoule nue qui ne s’allume que deux heures
par jour.

   Il n’y a ni lit, ni chaise, ni table…

   Il n’y a pas d’eau courante, pas de douche… les ablutions
se font l’été et seulement pour les plus courageux : ceux qui
osent se faufiler en cachette jusqu’au fleuve.

   L’eau potable est fournie par un puits que se partage une
trentaine de familles.

   Ces mêmes familles se partagent également deux toilettes

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où il est obligatoire de déféquer et d’uriner, les excréments
étant récupérés par les prisonniers toute l’année pour servir
d’engrais aux terres cultivées.

   Les repas de Shin sont invariablement les mêmes :
bouillie de maïs, chou au vinaigre et soupe de chou ; sauf
bien évidemment lorsqu’il est privé de nourriture en guise de
punition.

   Tant qu’il n’est pas en âge de se rendre à l’école, Shin reste
seul à la maison, et souvent, rongé par la faim, il mange son
déjeuner et celui de sa mère, ce qui lui vaut d’être frappé à
coups de houe ou de pelle.

    Shin ne compte plus depuis longtemps les fois où il a eu
le nez cassé, le crâne couvert de bosses.

  Il ne cessera pas pour autant de manger le repas de sa
mère dans la lutte pour sa survie. Elle est une rivale. Tous les
coups sont permis.

   De toute façon, il n’a aucune idée de ce que représente
l’amour d’un père ou d’une mère et ce d’autant plus que les
gardes du camp répètent à longueur de journée aux enfants
qu’ils sont prisonniers à cause des péchés de leurs parents,
qu’ils doivent avoir honte de leur sang et qu’ils doivent se
laver de leur nature infâme en travaillant dur, en obéissant aux
ordres et en dénonçant les réfractaires.

    D’ailleurs, les femmes prisonnières sont toutes appelées
« putes » et par conséquent les enfants du camp sont des
« fils de pute ».

   On brise leurs esprits, on brise leurs corps.

   La privation de nourriture est constante.

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    Pour lutter contre la faim, les enfants prennent leur repas
sans eau ni soupe de peur que le liquide accélère la digestion.
Ils vont même jusqu'à imiter les vaches en régurgitant leur
repas pour le remanger par la suite.

   Les protéines indispensable à sa survie, Shin les trouvera
en se nourrissant de rats, de grenouilles, d’insectes ou de
serpents, toujours mangés crus car il ne faut pas faire de feu.

   Ces jours-là sont les plus heureux, car son ventre est plein.

   Plus tard, Shin ira à l’école. Enfin, si on peut parler d’école…

  L’on y apprend aux enfants qu’à lire et à compter, le seul
ouvrage disponible étant une grammaire coréenne.

   Le professeur est un garde armé d’un pistolet à la ceinture.

   Un jour, le professeur déclenche une fouille surprise pour
voir ce que cachent ces « fils de pute ».

   Une des camarades de Shin a sur elle cinq grains de maïs.

    Devant les enfants silencieux, le maître fait s’agenouiller la
petite fille et commence à la battre à l’aide de sa baguette qui
lui sert à montrer au tableau.

   Encore, et encore.

   Les secondes sont une éternité.

  Des bosses apparaissent sur le crâne de l’enfant. Du sang
coule de son nez.

   À la fin, elle tombe sur le sol en béton.

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   Elle mourra dans la nuit.

   Le professeur ne risque rien, il est dans son droit.

   Le troisième commandement du camp énonce que toute
personne qui vole ou dissimule de la nourriture sera abattue
sur-le-champ.

   De toute façon, les enfants pensent que s’ils sont frappés
c’est qu’ils l’ont mérité, pour une vraie faute ou à cause du
sang traître qui coule dans leurs veines.

  En hiver, les enfants doivent dégager la neige et charrier le
charbon destiné à l’école.

  Ils sont également mobilisés pour nettoyer les toilettes
du village des gardes. Ils les nettoient à mains nues, puis
chargent les excréments dans des paniers pour les emporter
dans les champs.

   Quand ils quittent l’école, les maîtres deviennent des
contremaîtres, chargés de former les équipes pour les mines,
les champs, les forêts.

   Les enfants ont dix ans lorsqu’ils descendent au fond de
la mine avec pour objectif de charger deux tonnes de minerai
par jour.

   Les enfants sont séparés de leurs parents et dorment dans
un dortoir à même le sol, en béton où les plus forts s’arrogent
les places près du tuyau de chauffage.

   Tant pis pour les autres qui grelottent de froid.

    Certains choisissent de dormir à même les tuyaux courant
le risque d’être atrocement brûlés.

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   Quand les enfants se rendent à la gare pour charger
le charbon dans les trains, ils traversent le village des
gardiens où ils se font injurier et lapider par les enfants de
ces derniers.

   Mais de toute façon, il est normal de frapper les prisonniers :
ces sont des « chiens et des porcs », pas des humains.

  Il n’est pas rare de voir des gardes abuser de leur pouvoir
pour assouvir leurs pulsions sexuelles sur les jeunes détenues.

   Certaines sont consentantes, espérant un meilleur traitement.

   Mais si par malheur elles tombent enceintes, elles sont le
plus souvent tuées et leur nouveau-né frappé à mort avec des
barres de fer.

  Pas d’enfance, pas d’adolescence pour les enfants du
camp 14…

    Un jour, dans ce monde où les enfants ont grandi dans
l’encouragement de la délation et dans la crainte de la torture,
Shin apprend que sa mère projette de s’évader.

   Shin sait que si l’évasion réussit, le reste de la famille sera
torturé et tué.

   Il hésite, puis décide de dénoncer sa mère à un garde qui
s’appropriera l’information pour s’attirer l’attention de ses
supérieurs.

   Alors le lendemain, les gardes viennent chercher Shin,
le menottent et le cagoulent puis l’emmènent vers la prison
souterraine du camp.

   Il ne comprend pas pourquoi les gardes l’interrogent

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puisque c’est lui qui a dénoncé la tentative d’évasion. Il ne
sait pas quoi répondre aux questions qu’on lui pose.

   On lui passe des fers aux chevilles puis on le pend par les
pieds la tête en bas pendant une journée entière.

  À la fin de la journée, ses chevilles ne sont plus qu’une
bouillie de sang et de peau déchirée.

   Le lendemain, il est emmené dans une salle remplie de
crochets, de pinces, de matraques et il est de nouveau pendu
par les pieds. On le tire tellement fort que sa tête heurte le
béton.

   Sous Shin, les gardes placent un brasier et le font glisser
jusqu’à ce qu’il sente sa chair brûler et, comme si ce n’était
pas suffisant on l’accroche par le pubis à l’aide d’un crochet
pour qu’il ne se débatte pas.

   Shin s’évanouit. Se réveille. Et les tortures recommencent.

   L’interrogatoire dure plus de dix jours.

   Shin devra en partie sa survie à un codétenu qui, tous les
soirs, panse ses plaies avec la soupe aux choux qui leur est
servie tout en lui racontant la vie à l’extérieur du camp.

   Shin finit par être conduit à l’extérieur, là où ont lieu les
exécutions. Il pense qu’il va mourir…

   En fait, il assistera à l’exécution de sa mère.

   Son père est là, aussi. Comme lui, il a été torturé.

   Il ne peut se tenir debout, car on lui a brisé les os des genoux.

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   Shin a fini par s’évader.
   Il ne sait pas ce qu’est devenu son père.

   Exécuté ? Mort sous la torture, comme tant d’autres ? Ou
tout simplement à l’usure du travail forcé.

   Mesdames, Messieurs,

   Interdiction de la torture, interdiction des traitements
inhumains et dégradants, interdiction de l’esclavage,
interdiction du travail forcé, droit à la liberté, droit à la sûreté,
droit à un procès équitable, droit au respect d’une vie privée,
d’une vie familiale, droit à la liberté de pensée, de conscience,
de religion, droit à la liberté d’expression.

    Droit à la vie,

   Quatorze droits violés, 14 comme le nom de ce camp
innommable, que nous pouvons tous voir sur Google Earth.

   Mesdames, Messieurs,

   Faites que l’histoire de Shin ait l’écho qu’elle mérite et que
les autorités nord-coréennes ne puissent plus dire :

   « Il n’y a pas de problème de droits de l’homme dans ce
pays puisque tout les habitants y mènent une vie des plus
digne et des plus heureuse. »

   Merci.

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