Les médias socionumériques et la participation des minorités francophones canadiennes à la vie politique - OpenEdition Journals

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                           Technologie de l'information, culture & société
                           127 | 2020
                           Les groupes minoritaires et/ou marginalisés à l’ère
                           numérique

Les médias socionumériques et la participation des
minorités francophones canadiennes à la vie
politique
Social Media and the Participation of Canadian Francophone Minorities in
Political Life

Pascal Lupien

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/terminal/6064
DOI : 10.4000/terminal.6064
ISSN : 2429-4578

Éditeur
CREIS-Terminal

Référence électronique
Pascal Lupien, « Les médias socionumériques et la participation des minorités francophones
canadiennes à la vie politique », Terminal [En ligne], 127 | 2020, mis en ligne le 20 avril 2020, consulté le
26 avril 2020. URL : http://journals.openedition.org/terminal/6064 ; DOI : https://doi.org/10.4000/
terminal.6064

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Les médias socionumériques et la participation des minorités francophones can...   1

    Les médias socionumériques et la
    participation des minorités
    francophones canadiennes à la vie
    politique
    Social Media and the Participation of Canadian Francophone Minorities in
    Political Life

    Pascal Lupien

    Introduction
1   La reconnaissance croissante des droits des minorités nationales depuis la fin du XXe
    siècle, dans les démocraties établies comme dans les pays du Sud, a permis aux
    organisations représentant ces groupes de s’engager dans diverses formes d’action
    collective. Les minorités nationales, contrairement aux « nouvelles » minorités issues
    de l’immigration, cherchent à protéger et à gérer leurs différences plutôt que de
    s’intégrer dans la société nationale (Kymlicka, 2001). Certains de leurs droits sont
    reconnus dans le cadre législatif, ou même constitutionnel de l’État. Pour cette raison,
    les associations représentant les minorités nationales agissent par le biais du système
    judiciaire, mais elles ont également recours à la mobilisation politique. Celle-ci
    s’articule autour des droits linguistiques, de l’autonomie, et du droit de gérer leurs
    institutions distinctes.
2   Dans le contexte canadien, les francophones et les peuples autochtones sont
    constitutionnellement reconnus comme des minorités nationales (Magord, 2014). On
    associe la francophonie canadienne avec les Québécois, qui sont en mesure d’exercer
    leurs droits à travers l’État québécois en raison de leur statut de majorité dans cette
    province. Les Québécois ont également développé des médias « nationaux » et une
    vaste industrie culturelle. Les Acadiens du Nouveau-Brunswick sont minoritaires mais

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    jouissent d’un éventail d’institutions politiques, sociales et culturelles reconnues par la
    constitution de la seule province officiellement bilingue du Canada. Mais il y a près d’un
    million de francophones qui vivent ailleurs au Canada1. Les protections accordées aux
    communautés francophones en milieu minoritaire (CFMM) varient d’une province à
    l’autre, mais même si certaines de ces communautés sont établies depuis plus d’un
    siècle et demi, elles ont généralement peu d’influence sur leurs gouvernements
    provinciaux respectifs, et sur la manière dont elles sont représentées dans les médias
    traditionnels. Bien qu’il existe une littérature croissante sur les CFMM, celle-ci se
    concentre sur un certain nombre de thèmes bien développés : droits linguistiques et
    éducation, identité, et structures politiques locales (Landry, 2009 ; Forgues, 2010 ;
    Foucher, 2010 ; Landry, Forgues, et Traisnel, 2010 ; Dubois 2014). L’utilisation des
    technologies de l’information et des communications (TIC) par les organisations
    représentant les CFMM fait l’objet de peu d’attention académique, et les minorités
    nationales sont un angle mort dans la recherche sur l’utilisation des TIC au Canada.
    Notre compréhension de l’impact des TIC, telles que les médias socionumériques, sur la
    capacité des CFMM à s’engager dans la sphère publique demeure limitée.
3   Les médias socionumériques ont ouvert la voie à de nouvelles opportunités et menaces
    pour les groupes minoritaires et marginalisés. Grâce à ces technologies, les minorités
    contournent les médias traditionnels, souvent contrôlés par des intérêts privés qui ne
    leur sont pas favorables, et transmettent ainsi leurs messages directement aux publics
    cibles (Castells, 2012 ; McQuail, 2000 ; McChesney, 1999). Ils fournissent aux minorités
    des outils pour atteindre leurs membres directement, ce qui devrait leur permettre de
    mobiliser les gens rapidement et à moindre coût. Les médias socionumériques peuvent
    ainsi être un moyen de contrebalancer des faiblesses liées aux obstacles à la
    participation politique auxquels les minorités nationales font face (Murschetz, 2018 ;
    Carlson, Wilson and Sciascia 2017 ; Soriano, 2012 ; Castells, 2009, 2012). Cependant, de
    plus en plus d’études réalisées au cours de la dernière décennie ont démontré que les
    médias socionumériques ne sont pas nécessairement des outils de démocratisation
    (Norris & Inglehart 2013 ; Flores-Yeffal, Vidales et Martinez, 2017 ; Linabary et Corple,
    2018).
4   La recherche sur l’utilisation des médias socionumériques n’a pas suffisamment pris en
    compte les circonstances uniques des minorités nationales telles que les CFMM. Cet
    article aborde cette question en étudiant l’utilisation des technologies socionumériques
    par les associations représentant la francophonie canadienne en milieu minoritaire.
    Nous étudions les communautés francophones de l’Ontario et de trois provinces de
    l’Ouest canadien, soit l’Alberta, la Saskatchewan et le Manitoba. Dans ces quatre
    provinces, les francophones ont subi une série de revers politiques depuis quelques
    années. Les associations ont réagi en mobilisant leurs ressources et leurs
    sympathisants, souvent à l’aide des médias socionumériques. Mais utiliser les réseaux
    sociaux ne conduit pas automatiquement à une visibilité politique et médiatique.
    S’inspirant des trois cadres théoriques les plus utilisés pour étudier l’action collective –
    la théorie de la mobilisation des ressources, et la structure des opportunités politiques,
    et l’identité collective – cet article aborde les questions suivantes :
       1. Comment les organisations représentant les CFMM canadiennes utilisent-elles les médias
          socionumériques pour participer à la vie politique et pour mobiliser leurs sympathisants ?
       2. Quels obstacles et défis rencontrent-ils ?

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       3. Dans quelle mesure les technologies aident-elles les organisations représentant les CFMM à
          promouvoir l’identité collective, à mobiliser leurs communautés, et à rendre visibles leurs
          schémas d’interprétation dans la sphère publique pour ainsi créer ou saisir des opportunités
          politiques ?

5   Répondre à ces questions non seulement comble un vide dans nos connaissances sur les
    CFMM, mais contribue à élargir nos connaissances empiriques et théoriques sur la
    participation politique des minorités nationales à l’ère des médias sociaux.

    La mobilisation politique, les TIC, et les minorités
    nationales
6   La théorie des mouvements sociaux cherche à expliquer pourquoi la mobilisation
    sociale se produit (ou ne se produit pas), les formes sous lesquelles elle se manifeste,
    ainsi que les conséquences sociales, culturelles et politiques de l’action collective. En
    Europe et en Amérique du Nord, les années 1960 ont été marquées par l’émergence de
    mouvements sociaux visant des revendications culturelles, linguistiques et identitaires,
    par opposition aux mouvements de classe, plus courants au début du 20e siècle
    (Touraine, 1981 ; Melucci, 1989). Cette évolution a obligé les théoriciens à développer
    des approches plus complexes pour comprendre les stratégies et les tactiques utilisées
    par les organisations sociales. Ces théories se concentrent sur trois ingrédients
    essentiels : la mobilisation des ressources (financières, humaines, et autres), l’existence
    des opportunités politiques favorables, et la capacité des organisations à fomenter un
    sentiment d’identité collective chez les groupes visés.
7   Les théories de la mobilisation des ressources et des opportunités politiques sont parmi
    les cadres les plus influents dans l’étude de l’action collective. La première approche
    postule que les acteurs sont plus susceptibles de se mobiliser s’il existe des ressources
    qui facilitent cette mobilisation. Celles-ci peuvent comprendre des ressources
    matérielles ou des structures politiques, qui incluent à la fois des groupes formels et les
    espaces sociaux de « la vie de tous les jours » (Zald et McCarthy, 1987 ; Tilly, 1978). Les
    groupes dotés de ressources et structures sont plus susceptibles de se mobiliser et de
    réussir. Les chercheurs comprennent que les TIC et les médias socionumériques jouent
    un rôle clé dans le répertoire des stratégies de mobilisation des ressources des
    organisations de la société civile (Van Laer and Van Aelst, 2012). Bien que les
    recherches sur les structures mobilisatrices des CFMM soient nombreuses, nous savons
    peu sur la place que les TIC occupent dans leur répertoire de ressources.
8   Selon la théorie des opportunités politiques, certaines conditions ouvrent de nouveaux
    espaces à la société civile pour poursuivre ses objectifs. Celles-ci comprennent
    l’ouverture du système politique aux minorités, la présence d’alliés au sein de l’État,
    l’opinion publique vis-à-vis des groupes minoritaires, et la capacité de l’État à réprimer
    la mobilisation (Tilly, 1978 ; Zald et McCarthy, 1987 ; McCarthy et Zald, 1977, 2001). Le
    concept d’opportunités politiques a été élargi pour démontrer que, dans un monde
    globalisé, les groupes minoritaires peuvent tenter de contourner des gouvernements
    locaux peu compatissants en plaidant leur cas à un public plus large (Tarrow, 1998).
    Cela devrait être facilité par les TIC, qui permettent même aux petits groupes
    minoritaires d’utiliser les médias sociaux pour exprimer leurs revendications et se
    connecter avec des acteurs plus ouverts à leurs causes (Valenzuela, Arriagada, et

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     Scherman, 2014). Nous savons pourtant très peu sur l’impact des TIC sur la capacité des
     CFMM à élargir leurs opportunités politiques.
9    Bien que ces cadres théoriques éclairent notre compréhension de l’action collective, les
     chercheurs ont fait remarquer que les analyses ne tenaient pas compte du rôle de
     l’identité dans la mobilisation sociale (Snow and McAdam 2000 ; Polletta and Jasper,
     2001–. Les organisations représentant les minorités ethniques et linguistiques
     favorisent la construction d’un sentiment d’identité collective qui oriente leurs
     stratégies politiques et les aide à mobiliser leurs membres (Melucci, 1989 ; Touraine,
     1978). Ces mouvements sociaux remettent en question la vision traditionnelle de la
     citoyenneté qui impose une identité unique à tous les citoyens ; ils exigent une
     citoyenneté plus inclusive et la reconnaissance de la nature plurinationale de leurs
     sociétés (Hagopian, 2007). La mobilisation identitaire vise à créer de la visibilité et à
     promouvoir les intérêts d’un groupe traditionnellement marginalisé en raison de la
     race, de l’ethnie, de la langue, ou d’autres facteurs (Kaufmann, 1990). L’identité
     collective fournit aux participants un sentiment d’appartenance, ce qui renforce
     l’engagement à long terme (Snow, Soule et Kriesi, 2007). Ce processus de construction
     identitaire nécessite l’utilisation de symboles, de mythes et de récits, mais aussi la
     gestion stratégique de la communication médiatique (Tarrow, 2005). Dans le contexte
     canadien, Landry (2008, 2009) ajoute que la construction identitaire des CFMM passe
     par la « proximité socialisante », un noyau « foyer-famille-voisinage-communauté » qui
     assure la transmission intergénérationnelle de la langue et de l’identité. On reconnaît
     d’ailleurs que ce processus dépend en grande partie de la concentration territoriale et
     des relations communautaires (Landry, Deveau et Allard, 2006). Nous savons encore peu
     de choses sur la mesure dans laquelle les TIC peuvent créer une proximité socialisante
     « virtuelle » là où cette concentration territoriale n’existe pas.
10   Depuis la fin des années 2000, l’engagement politique est de plus en plus axé sur les TIC
     (Bennett et Segergerg, 2013 ; Biekart et Fowler, 2013 ; Castells, 2010, 2009). Le Canada
     est l’un des pays les plus « branchés » au monde. Selon un récent sondage, 94 % des
     adultes canadiens possèdent un compte sur au moins une plateforme socionumérique
     (Gruzd et al, 2017). Les cyberoptimistes présentent les TIC comme un outil
     autonomisant pour les groupes marginalisés, dans la mesure où elles peuvent réduire le
     coût de la participation et rééquilibrer les rapports de force en faveur d’acteurs
     disposant de peu de ressources (Castells, 2009). De cette manière, les TIC sont une
     composante inestimable de la stratégie de mobilisation des ressources de toute
     organisation de la société civile et peuvent être utilisées comme moyen d’influencer la
     « structure des opportunités politiques ». Divers auteurs ont également noté que les
     médias socionumériques sont des outils précieux dans le processus de construction
     identitaire puisqu’ils créent des espaces où des individus peuvent partager des idées et
     des expériences (Valenzuela, Arriagada, et Scherman, 2014 ; Raynauld, Lalancette, et
     Tourigny-Kone, 2016). Les TIC peuvent alors être un outil d’autoreprésentation pour
     communiquer des messages indépendamment des médias grand public, pour contester
     les stéréotypes dominants, et pour créer des espaces pour le développement d’une
     identité partagée parmi des individus géographiquement dispersés (Raynauld, Richez,
     & Boudreau Morris, 2018 ; Salazar, 2011 ; Ginsburg 2000, 2008).
11   Les cyberpessimistes par contre soutiennent que les avantages dont bénéficient les
     acteurs puissants dans le « monde réel » seront reproduits dans le cyberespace. Les TIC
     pourraient servir à creuser le fossé qui sépare ceux qui disposent des ressources

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     nécessaires pour utiliser les TIC efficacement et ceux qui ne les ont pas (Norris, 2001 ;
     Norris et Inglehart, 2013). Les médias socionumériques constituent également un outil
     permettant aux acteurs puissants de diffuser des messages d’intolérance et de haine ou
     des campagnes de désinformation et de diffamation contre les groupes minoritaires
     (Lawson, 2018 ; Flores-Yeffal, Vidales et Martinez, 2017 ; Linabary et Corple, 2018).
12   Les CFMM nous offrent une étude de cas intéressante. Elles partagent une longue
     histoire dans leurs provinces respectives, elles sont éparpillées sur un vaste territoire
     et connaissent dans la plupart des cas un déclin démographique vis-à-vis de la
     population majoritaire et des nouveaux arrivants (Cardinal et González Hidalgo, 2012).
     Leur poids démocratique est relativement faible : 4,4 % de la population en Ontario (un
     peu plus de 490 000 personnes), 4 % au Manitoba (plus de 40 000 personnes), 2,2 % en
     Alberta (72 000) et à 1,9 % en Saskatchewan (environ 15 000 personnes). 1 Chaque
     communauté est différente, mais il existe également divers facteurs unificateurs,
     notamment une langue et une culture communes, et une histoire de luttes pour la
     reconnaissance en tant que peuple fondateur. Leurs droits en tant que minorités
     historiques, qui s’articulent généralement autour de la langue et de la scolarisation en
     français, sont fondés sur la légitimité conférée par leur présence historique, mais ces
     droits sont fréquemment ignorés par les gouvernements provinciaux et municipaux
     (Foucher, 2010 ; Forgues, 2010 ; Landry, 2009). Ces facteurs unificateurs devraient
     permettre la construction d’une identité commune.
13   Les CFMM sont bien représentés par des associations et des organisations de la société
     civile, dont certaines existent depuis plus d’un siècle (Foucher, 2010 ; Landry, R.,
     Forgues et Traisnel, 2010, Poirier, 2012). Bien qu’il existe de plus en plus de travaux sur
     la participation politique des CFMM, cette recherche ne s’engage pas avec la théorie des
     mouvements sociaux, et nous savons peu peu de chose de l’impact des TIC sur la
     capacité des organisations francophones en milieu minoritaire à mobiliser des
     ressources, sur la manière dont les technologies modifient la structure des
     opportunités politiques, et sur comment les TIC soutiennent les efforts de ces
     organisations pour fomenter l’identité francophone en milieu minoritaire. Il y a lieu
     d’examiner l’impact des médias socionumériques sur la capacité des organisations
     représentant les minorités nationales à promouvoir (ou maintenir) un sentiment
     d’identité collective, et d’examiner aussi comment ces technologies s’inscrivent dans
     leurs répertoires de ressources, puis de s’interroger sur la manière dont elles affectent
     les opportunités politiques des CFMM.

     Méthodologie
14   Cette recherche est fondée sur une série de 42 entrevues semi-structurées menées
     entre octobre 2018 et mai 2019 avec des leaders, des militants et des employés de plus
     d’une trentaine d’organisations francophones dans les quatre provinces. Ces personnes
     ont été interrogées sur l’impact des TIC sur la capacité de leur organisation à
     poursuivre des objectifs politiques, à mobiliser des adeptes, à rejoindre différents
     publics, à se faire entendre dans la sphère publique, à influencer les politiciens, et à
     promouvoir l’identité francophone. Les personnes interrogées ont été invitées à
     comparer leur capacité à faire ces choses avec l’ère « pré-TIC » et à fournir des
     exemples spécifiques. Enfin, elles ont été invitées à discuter du rôle des TIC dans
     certains événements récents.

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15   Nous avons développé un échantillon représentatif d’organisations francophones en
     sélectionnant les cas selon la méthode de cas divers, ce qui implique la sélection des cas
     pour représenter une gamme de variables importantes (Seawright et Gerring 2008).
     Nous avons sélectionné les cas pour assurer une variation sur certaines dimensions :
     taille, force organisationnelle et ressources, clientèles représentées (organisations
     porte-parole, jeunes, etc.), objectifs, et situation urbaine ou rurale. Nous avons parlé
     aux représentants des organismes « porte-parole » des quatre provinces : l’Assemblée
     communautaire fransaskoise (ACF), l’Association canadienne-française de l’Alberta
     (ACFA), la Société de la francophonie manitobaine (SFM), et l’Assemblée de la
     francophonie de l’Ontario (AFO). Les organisations retenues incluent aussi celles visant
     certains groupes démographiques (par exemple, Francophonie jeunesse Alberta,
     l’Association jeunesse fransaskoise, la Fédération des aînés franco-albertains) ou
     professionnels (par exemple, l’Association des juristes d’expression Française de
     l’Alberta), des organismes d’appui aux immigrants francophones (Accueil francophone
     du Manitoba, Francophonie albertaine plurielle, Réseau en immigration francophone
     Saskatchewan) et des association régionales (par exemple, l’Association canadienne-
     française de Régina, l’ACFA régionale Plamondon - Lac La Biche, ACFO Régionale
     Hamilton, l’Association communautaire fransaskoise de Gravelbourg).
16   L’article s’appuie aussi sur l’analyse qualitative d’un petit échantillon de contenu en
     ligne autour des polémiques récentes qui ont touché les CFMM. Nous avons analysé le
     contenu des médias sociaux et des médias traditionnels entourant deux événements :
     les compressions des services en français par le gouvernement conservateur de Doug
     Ford (Ontario) en 2018, et la « Cause Caron », échouée, qui visait à établir des droits
     linguistiques en français en Alberta et en Saskatchewan. Nous avons utilisé le logiciel
     Netlytic2. Ce logiciel permet d’analyser automatiquement de grandes quantités
     d’interactions en ligne textuelles sur des plateformes de médias sociaux telles que
     Facebook et Twitter. Le logiciel nous a dévoilé certaines tendances générales sur la
     façon dont les organisations communiquent entre elles, avec leurs publics et avec des
     institutions publiques sur Twitter (par exemple, les hashtags et les mots fréquents, les
     « retweet », etc.). Nous avons ensuite procédé à une analyse « manuelle » en lisant et en
     codant le contenu. Il faut noter cependant que le nombre de publications sur les médias
     sociaux produites par les organisations CFMM est relativement limité. Nous avons
     également analysé, avec l’aide du logiciel NVivo, le contenu des médias traditionnels en
     anglais et en français afin de déterminer si les CFMM ont pu visibiliser leurs luttes au-
     delà des communautés. Nous avons effectué une recherche dans les journaux locaux en
     Alberta, en Saskatchewan et en Ontario (à l’aide de la base de données Canadian
     Newsstream) pour déterminer s’il y avait des reportages sur ces deux événements si
     importants pour les CFMM des provinces respectives et, dans l’affirmative, comment
     ces événements ont été encadrés par les médias locaux.

     Les médias socionumériques et les CFMM
17   Les organisations de la société civile gagnent en influence en promouvant un sentiment
     d’identité collective, en utilisant des ressources de façon stratégique, et en cherchant à
     transformer les opportunités politiques en leur faveur. Cette section examine dans
     quelle mesure les médias sociaux ont aidé ou entravé les efforts des organisations
     représentant les CFMM pour réussir ces tâches.

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     Identité

18   Selon les cyberoptimistes, les technologies numériques devraient faciliter les efforts
     des associations francophones en milieu minoritaire pour promouvoir l’identité et un
     sentiment d’appartenance à la collectivité en leur permettant d’atteindre un public
     géographiquement dispersé. Notre travail démontre que les TIC fournissent aux
     organisations des outils précieux pour soutenir ces efforts. Toutefois, l’utilisation des
     médias sociaux par les organisations des CFMM reste limité. Qui plus est, dans le
     contexte de l’Ouest canadien, où de petites populations francophones sont entourées
     d’une majorité anglophone dominante, les leaders perçoivent également des menaces
     pour l’identité francophone.
19   Presque toutes les organisations francophones utilisent les médias sociaux, mais leurs
     représentants ont exprimé des sentiments mitigés quant à savoir si l’impact de ces
     outils a été positif ou négatif. Les organisations utilisent les TIC d’abord et avant tout
     pour communiquer avec leurs communautés. Les médias sociaux servent d’outil pour
     transmettre des messages, recevoir des commentaires et pour développer une prise de
     conscience de ce qui se passe dans la communauté francophone. En théorie, cette
     interconnexion accrue pourrait créer un sentiment d’identité plus fort parmi les
     populations dispersées. Ce type de dialogue instantané est particulièrement important
     lorsque la communauté francophone locale est confrontée à des défis ou à des menaces.
     Toutes les organisations qui utilisent les médias sociaux ont noté un besoin particulier
     de s’engager auprès de leurs communautés lorsque des problèmes se posent. En se
     référant aux récentes compressions dans les services provinciaux en français, ce
     dirigeant franco-ontarien a expliqué :
20   « C’est pendant des périodes de crise pour nos communautés que nous devons être en
     contact étroit avec elles. Les médias sociaux nous ont certainement aidé lors de cette
     dernière vague de coupures à savoir ce que les gens pensent, à obtenir des instructions
     de leur part. Mais aussi, je pense que cette communication accrue dans des moments
     difficiles a un effet psychologique important, elle donne aux gens le sentiment de faire
     partie d’une communauté. » (Entrevue n° 20, 12/19/2018).
21   Les organisations représentant des minorités dispersées sur un vaste territoire peuvent
     également utiliser les médias sociaux pour promouvoir la visibilité dans les
     communautés isolées. Faisant référence au lever du drapeau franco-albertain devant
     l’assemblée législative provinciale pour la première fois, les francophones du nord de
     l’Alberta ont expliqué comment ils pouvaient suivre cet important événement
     symbolique en direct sur les médias sociaux. Une résidente de la communauté de
     Bonnyville a déclaré « par les médias sociaux, cet évènement a eu un impact important
     sur le sens d’identité commune, on pouvait voir que ça se passait dans plusieurs
     communautés en même temps à travers les réseaux. J’ai eu le sentiment d’appartenir à
     la francophonie albertaine. » (Entrevue n° 15, 18/01/2019).
22   Les services et les activités sont la raison d’être de la plupart des organismes
     francophones en milieu minoritaire. Les services proposés vont des conseils sur les
     droits linguistiques au soutien des nouveaux immigrants. Les activités incluent des
     événements culturels, ainsi que des assemblées formelles pour discuter des affaires de
     la communauté. Ces activités sont essentielles pour promouvoir un sentiment
     d’appartenance à la collectivité, et les médias socionumériques aident à sensibiliser les

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     membres de la communauté aux différentes possibilités offertes. La plupart des
     responsables sont convaincus : « La promotion de toutes nos activités se fait à partir
     des réseaux, les résultats sont là. Au niveau de la participation, on a pu inverser la
     tendance à la baisse grâce aux médias sociaux. » a dit un leader franco-albertain
     (Entrevue n° 12, 12/01/2019). Certains ont également noté que les associations ainsi que
     les membres de la communauté utilisent les réseaux sociaux pour véhiculer de
     l’information sur les professionnels francophones (médecins, avocats, etc.) ou les
     commerces locaux où on peut être servi en français.
23   Bien que la plupart des organisations évaluent positivement l’impact des TIC sur leur
     capacité à promouvoir l’identité, les dirigeants ont relevé un certain nombre de
     menaces que posent les médias socionumériques à l’identité francophone en milieu
     minoritaire. La préoccupation la plus commune concerne la dominance de l’anglais sur
     Internet et l’impact de celle-ci sur la vitalité du français et sur l’identité francophone
     en milieu minoritaire. Certains voient dans les médias sociaux une menace pour la
     langue et l’identité plutôt qu’un outil pour promouvoir celles-ci. De nombreux
     dirigeants communautaires, y compris les leaders des organisations jeunesse, ont fait
     remarquer que les jeunes passent beaucoup de temps en ligne et qu’ils communiquent
     en anglais, ce qui aura une incidence sur leur capacité à écrire en français. Les jeunes
     communiquent en français avec leurs amis et les membres de leur famille, mais s’ils
     veulent participer à des discussions au-delà de ce groupe, y compris sur des questions
     politiques, ils doivent le faire en anglais. Certains ont aussi noté que « l’anglais est plus
     rapide d’écrire, l’anglais a des expressions qui résument une idée avec moins de mots,
     c’est surtout important avec Twitter » ou que « Il n’y a tout simplement pas autant de
     contenu en français. Le vocabulaire se développe à travers de ces choses-là, donc les
     jeunes francophones grandissent avec un vocabulaire influencé par l’anglais. »
     (Entrevue n° 17, 19/01/2019). Mais d’autres, comme un jeune leader franco-albertain,
     voient des opportunités de promotion : « On essaie de créer du contenu bilingue, pour
     qu’on puisse nous faire connaître auprès des anglophones, parce que c’est important
     que les anglophones sachent qu’on est là et puis qu’on existe. » (Entrevue n° 34,
     13/04/2019).
24   La perte de culture et d’identité est étroitement liée à la question linguistique. De
     nombreuses personnes interrogées ont exprimé la crainte que la mondialisation écrase
     les cultures et les spécificités des groupes minoritaires au profit d’une culture de
     consommation homogène et que les médias sociaux renforcent cette tendance. Elles
     constatent le développement d’une « identité bilingue » chez les jeunes francophones,
     qui s’intéressent moins aux « batailles linguistiques » qu’à la culture populaire, et
     voient dans les médias sociaux un outil facilitant ce processus. Cela a un impact sur la
     capacité des organisations à mobiliser leurs sympathisants.
25   « En théorie les médias sociaux nous donnent des outils pour mobiliser les gens
     rapidement et à grande échelle, mais en réalité c’est plus difficile de mobiliser que par
     le passé car il y a un manque d’intérêt, notre identité en tant que francophone s’est
     diluée. Sans un fort sentiment d’identité collective, les gens ne se mobiliseront pas » a
     affirmé un leader fransaskois. (Entrevue n° 7, 14/12/2018).
26   Une jeune franco-manitobaine a affirmé que lorsqu’il s’agit de la mobilisation : « Je ne
     suis pas convaincue que les médias sociaux soient la meilleure façon de promouvoir
     l’identité. Ce sont les expériences, le contact humain, la possibilité de faire des choses
     ensemble en français. C’est ça qui va nous faire bouger. » (Entrevue n° 25, 14/03/2019).

     Terminal, 127 | 2020
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     Mobilisation des ressources

27   Les TIC sont devenues une ressource clé pour communiquer avec divers publics et
     mobiliser des sympathisants. Toutes les organisations considèrent les médias sociaux
     comme un moyen de communiquer plus fréquemment avec les communautés qu’ils
     desservent tout en réduisant les coûts de la mobilisation des ressources. Une leader du
     nord de l’Alberta a dit que les TIC « permettent d’économiser beaucoup d’argent, ce qui
     est important car nous n’en avons pas beaucoup. Avant il fallait envoyer des lettres et
     des dépliants à tout le monde. On n’envoie plus de lettres, on communique par courriel,
     par Internet. Ça ne coûte rien. » (Entrevue n° 14, 17/01/2019). Mais l’accès aux TIC ne se
     traduit pas toujours par une capacité à les utiliser pleinement.
28   La situation unique des minorités nationales telles que les CFMM démontre la relation
     complexe entre les médias socionumériques et la mobilisation des ressources. Compte
     tenu de l’importance que ces organisations accordent à la communication, le manque
     de ressources et de personnes possédant les compétences professionnelles nécessaires
     sont des défis importants. Il est également difficile d’encourager les membres de la
     communauté à s’engager dans le type de dialogue actif et bidirectionnel dont dépend la
     mobilisation collective.
29   La communication entre les organisations francophones et leurs communautés est
     principalement unidirectionnelle, bien que les dirigeants aient de plus en plus cherché
     à utiliser les médias sociaux pour engager un dialogue dans les deux sens. Les
     organisations de jeunesse en particulier utilisent les médias sociaux pour solliciter
     davantage l’engagement de leurs membres. Un membre du Conseil d’une organisation
     de jeunesse franco-albertaine a expliqué :
30   « Engager les jeunes dans la communauté francophone a toujours été difficile en milieu
     minoritaire, où les jeunes ont tendance à disparaître dans la majorité anglophone. Les
     médias sociaux ne vont pas résoudre ce problème, mais ils nous permettent de
     rejoindre les jeunes et de créer un sentiment de communauté en ligne. Et ça marche, il
     y a vraiment de plus en plus de jeunes qui participent en ligne. » (Entrevue n° 33,
     13/04/2019).
31   Les organisations commencent à utiliser les médias sociaux pour solliciter les
     perspectives de leurs membres. Un leader franco-manitobain a affirmé que « ces
     technologies nous permettent de demander aux membres de la communauté ce qu’ils
     veulent de nous, en tant qu’organisme. Ça nous aide à déterminer nos priorités, parce
     qu’on a plus de ‘feedback’ de nos membres. » (Entrevue n° 28, 16/03/2019). Les
     dirigeants ont affirmé que pour utiliser les TIC de façon optimale, il faut non seulement
     un savoir-faire technique, mais également des compétences en marketing et en
     promotion, la capacité de développer des stratégies de communication efficaces, et la
     maîtrise des outils multimédias. Les organisations francophones ont peu de personnel
     et les personnes qui ont développé ces compétences professionnelles s’attendent à un
     salaire décent. Il est aussi très difficile de trouver du personnel bilingue possédant
     l’expertise requise en milieu minoritaire.
32   Plusieurs membres des CFMM que nous avons interrogés ont souligné que les
     organisations francophones ne semblaient pas avoir de stratégie globale de
     communication politique. Ils estiment que les médias sociaux ne peuvent être efficaces
     que si de telles stratégies sont en place. La plupart des dirigeants reconnaissent ce

     Terminal, 127 | 2020
Les médias socionumériques et la participation des minorités francophones can...   10

     problème et affirment que les médias sociaux ne sont que des outils de soutien qui
     exigent des stratégies bien pensées. Ils insistent également sur le fait que la technologie
     est un moyen de parvenir à une fin, et que cela ne peut être utile que si les aspirations
     des francophones sont prises au sérieux. Comme le disait un directeur fransaskois : « La
     technologie nous aide, mais il faut que les gens acceptent nos revendications. Sinon,
     technologie ou pas de technologie, nous ne sommes pas plus avancés. » (Entrevue n° 1,
     13/12/2018).

     Opportunités politiques

33   En raison de leur faible poids démographique, les opportunités politiques disponibles
     aux CFMM sont limitées, même si leur statut de minorité nationale confère une
     certaine légitimité à laquelle elles se fient pour faire valoir leurs droits. Nous avons
     noté une réticence à utiliser les médias sociaux à des fins politiques. La plupart des
     organisations évitent de faire des vagues et craignent une réaction négative (de la part
     du public et des gouvernements provinciaux) si elles sont perçues comme trop
     exigeantes. Pour cette raison, elles préfèrent identifier des alliés au sein du
     gouvernement et travailler en coulisse avec ces personnes plutôt que de lancer des
     campagnes publiques agressives. À cela s’ajoute le fait que les organismes francophones
     sont financés par le gouvernement provincial, ce qui limite leur capacité de
     mobilisation de ressources. Comme l’a dit un activiste franco-manitobain : « Tous nos
     leaders sont liés à des institutions, tous ces gens dépendent du financement, il y a donc
     cette danse, on doit critiquer des fois, mais il faut faire attention. » (Entrevue n° 26,
     14/03/2019).
34   Qui plus est, nous avons noté une préoccupation récurrente dans les quatre provinces
     concernant la montée de la droite populiste et sa capacité à utiliser les médias
     socionumériques pour s’attaquer aux minorités. Les personnes interrogées ne croyaient
     pas que la tendance à la désinformation l’emportait sur les avantages qu’offrent les
     médias sociaux. Mais ils affirment qu’à travers les médias sociaux, la diffusion de
     messages haineux et de désinformation a pris une ampleur sans précédent au Canada et
     ailleurs. Ceux qui surveillent le contenu des médias sociaux ont tous convenu qu’ils
     avaient vu des messages anti-francophones. Nombre de personnes s’inquiètent de la
     manière dont les médias sociaux seraient utilisés contre les CFMM en situation de
     conflit politique, une préoccupation qui, selon eux, pourrait freiner davantage la
     volonté des gens de se mobiliser. Comme l’a exprimé un dirigeant franco-manitobain :
35   « Le sentiment anti-francophone va et vient, mais il a tendance à s’afficher quand nous
     faisons plus de bruit pour soutenir nos revendications… Beaucoup de gens ont peur des
     campagnes haineuses en ligne. Je pense que cela effraie certaines personnes, ça
     pourrait les encourager de rester à la maison au lieu de se joindre à nous. » (Entrevue
     n° 28, 16/03/2019).
36   Mais les organisations peuvent aussi utiliser les médias socionumériques pour se tailler
     une place sur les scènes locale, provinciale et nationale. Même s’ils doivent parfois faire
     preuve de retenue, les organisations utilisent également les médias socionumériques
     pour s’assurer que les politiciens et les agences publiques sont au courant de leurs
     positions sur les questions politiques qui touchent aux CFMM. Selon une ex-dirigeante
     franco-albertaine, « nous pouvons certainement utiliser ces outils pour leur faire savoir
     ce que nous pensons et indiquer ce que nous pourrions faire si nous estimons que nos

     Terminal, 127 | 2020
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     droits ne sont pas respectés. Nous savons que les politiciens ont du personnel qui nous
     suit sur les médias sociaux » (Entrevue n0 14, 14/01/2019). On utilise aussi les TIC pour
     augmenter la visibilité des CFMM. Les leaders reconnaissent l’importance d’avoir une
     présence en ligne au-delà de leurs communautés. Un dirigeant fransaskois a affirmé ce
     que beaucoup de ses collègues expriment : « Les pages Facebook peuvent être utilisées
     pour offrir plus de visibilité, ce qui peut être important pour diffuser des messages.
     Nous devons nous assurer que le grand public sait ce que nos mouvements font de
     notre propre point de vue. Sinon nous permettons aux autres de raconter notre
     histoire » (Entrevue n° 2, 13/12/2018).
37   Les directeurs et les militants des organisations de la société civile ont unanimement
     estimé qu’ils n’exploitent pas le potentiel de l’Internet pour promouvoir les
     revendications et les objectifs des communautés francophones auprès des publics
     nationaux et internationaux. La plupart ont attribué cela au manque de stratégie
     politique globale de la part des associations, mais beaucoup ont également souligné que
     même lorsque leurs organisations ont accès aux médias sociaux et disposent des
     compétences nécessaires pour les utiliser, elles ne peuvent pas rivaliser avec des
     acteurs puissants lorsqu’il s’agit de concevoir des campagnes de relations publiques.
     Une dirigeante franco-manitobaine a insisté sur le fait que : « Les TIC créent des
     espaces en ligne censés être égaux. Mais comme dans le monde réel, les puissants, les
     entreprises, dominent également ces espaces en ligne. Ils ont plus d’argent, des équipes
     pour créer de belles pages Web et de grandes campagnes dans les médias sociaux. »
     (Entrevue n° 1, 13/12/2018). Certains dirigeants ont également souligné que les
     organisations francophones devront faire plus de promotion en anglais si elles veulent
     influencer le programme politique. Cela reste une question épineuse pour les
     organismes qui se consacrent à la préservation et à la promotion du français dans un
     contexte où l’assimilation est une réalité croissante. Mais étant donné que les CFMM ne
     contrôlent pas leurs propres appareils culturels à grande échelle, les médias sociaux
     sont le seul moyen par lequel elles peuvent communiquer avec le public.

     Deux cas concrets : la Cause Caron et la « Résistance » franco-
     ontarienne

38   Cette section porte sur l’analyse qualitative d’un échantillon de contenu en ligne autour
     des polémiques récentes qui ont touché les CFMM en Ontario et dans l’Ouest canadien,
     à l’aide des logiciels Netlytic et NVivo. Nous avons examiné deux cas récents – et
     relativement rares – de mobilisation politique au sein des CFMM : la Cause Caron dans
     l’Ouest canadien et la « Résistance » franco-ontarienne face aux compressions des
     services en français. En ce qui concerne la mobilisation des ressources et l’ouverture
     des opportunités politiques, les médias socionumériques ont eu peu ou pas d’impact sur
     le premier cas, mais ont joué un rôle important dans le second.
39   En 2003, Gilles Caron, un citoyen d’Edmonton (Alberta) a exigé un procès en français
     pour contester une contravention qui lui a été émise en anglais seulement. Selon les
     avocats de M. Caron, le bilinguisme avait été consacré avant la création des provinces
     de l’Alberta et de la Saskatchewan et ces provinces devraient continuer de respecter
     cette obligation. Les organisations porte-paroles des deux provinces, l’Association
     canadienne-française de l’Alberta (ACFA) et l’Assemblée communautaire fransaskoise
     (ACF), ont fourni divers types de soutien à la cause et ont participé en tant

     Terminal, 127 | 2020
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     qu’intervenants à l’audience de la Cour suprême du Canada. En novembre 2015, la Cour
     a rejeté l’appel. Cela a été perçu comme un revers pour les francophones de ceux deux
     provinces.
40   C’est pendant cette période que l’ACFA a commencé à bâtir une présence sur les médias
     sociaux. Ces efforts comprenaient une campagne de sensibilisation pour tenter
     d’influencer le débat public en ce qui concerne le bilinguisme. Mais les médias sociaux
     ont été utilisés avec parcimonie ; l’ACFA et l’ACF ont sorti moins d’une vingtaine de
     tweets (les hashtag les plus populaires étant #CauseCaron, #frab, et #frcan) dans les
     mois précédant la décision de la Cour. L’utilisation des médias sociaux était encore un
     phénomène nouveau pour le personnel de ces associations, qui n’avaient pas de
     grandes équipes de communication à consacrer aux stratégies en ligne. Mais les
     dirigeants ont aussi réitéré leur inquiétude au sujet des batailles publiques. Un membre
     de l’ACFA a affirmé que : « Aussitôt qu’on essaie de faire quelque chose en public, ça ne
     marche pas. Ils (les politiciens) ne voudront plus nous parler. » (Entrevue no 7,
     14/12/2018).
41   Un examen du contenu de Facebook et Twitter, ainsi que les sites des médias nationaux
     et locaux (Alberta et Saskatchewan) pour les mois précédant la décision de la Cour
     révèlent très peu d’activité. En 2015, il y avait moins de 100 tweets concernant l’affaire
     Caron. Le hashtag le plus courant, #causecaron, a été utilisé une cinquantaine de fois
     entre 2012 et 2018 et chaque tweet a été partagé moins de cinq fois en moyenne. Il
     convient de noter que moins de cinq tweets ont été envoyés en anglais, ce qui semble
     indiquer un impact limité au-delà du cercle relativement restreint d’activistes et de
     journalistes des CFMM. L’analyse thématique révèle que le contenu des tweets et des
     retweets était principalement descriptif (fournissant des informations sur le contexte
     et le procès), avec quelques messages favorables au litige. La majorité d’entre eux ont
     été produits par l’ACFA, l’ACF, et d’autres associations francophones, ou par des
     journalistes travaillant pour des médias de langue française. Les thèmes récurrents
     incluent l’histoire des francophones dans l’Ouest canadien, les droits linguistiques, le
     sentiment de « ne pas être seul » et, à la suite de la décision de la Cour, le
     désenchantement. Mais l’examen des thèmes et du langage utilisé révèle un ton
     presque détaché ; il semble que dans ce cas l’utilisation des médias socionumériques n’a
     pas pu attiser les passions des francophones de la région. Aucune manifestation ni
     autre forme d’action collective n’a été organisée sur les médias sociaux. Il n’y a aucune
     preuve de soutien ou d’attention de la part des politiciens provinciaux ou fédéraux sur
     les médias sociaux.
42   L’évaluation des organisations impliquées confirme notre analyse de contenu ; les
     personnes qui ont travaillé pour soutenir la cause ont unanimement déclaré que les
     médias sociaux n’étaient d’aucune aide pour faire passer leur message. Beaucoup de
     personnes impliquées attribuent cela à un manque de stratégie. Une dirigeante franco-
     albertaine de l’époque a précisé : « Les médias sociaux, si ce n’est pas stratégique, ça
     peut nuire. On a perdu des opportunités, si on avait été mieux organisés en termes de
     présence sur le réseau… On était au début d’un processus ou les associations se
     donnaient des stratégies de communication politique. » (Entrevue no 13, 14/01/2019).
43   Trois ans plus tard seulement, les médias sociaux ont joué un rôle central dans la
     campagne organisée par l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario (AFO) contre le
     gouvernement provincial. Peu de temps après son élection, le gouvernement
     conservateur de Doug Ford a mis fin au projet de création de l’Université de l’Ontario

     Terminal, 127 | 2020
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     français, et a dissous du même souffle le Commissariat aux services en français. Ces
     gestes ont provoqué une réaction inattendue sur les réseaux sociaux et dans la rue.
     L’AFO a mis au point une stratégie polyvalente qui s’est manifesté sur les réseaux
     sociaux. Un examen du contenu dévoile que les hashtags les plus populaires
     (#NousSommesNousSerons #LaRésistance #RespectFranco #onfr) ont été utilisé des
     centaines de fois en novembre 2018, en français mais aussi en anglais. Les mots les plus
     couramment employés incluent « résistance », « combat » et divers termes indiquant
     que les acteurs impliqués ne reculeraient pas. Les arguments reposaient sur les droits
     fondés sur la présence historique des francophones en Ontario et la légitimité de ces
     revendications a été largement acceptée dans le contenu des médias sociaux et
     traditionnels. Le site Web de l’AFO et ses comptes de médias sociaux ont facilité
     l’organisation de divers événements, notamment des marches et des manifestations
     devant les bureaux des députés conservateurs, et la vente de produits tels que les
     drapeaux franco-ontariens. Les médias sociaux ont aussi servi à organiser une
     « Journée de la résistance » le 1er décembre, 2018 ; plus de 14 000 manifestants sont
     descendus dans les rues de l’Ontario et il y a eu aussi des manifestations à travers le
     Canada.
44   Contrairement à la campagne menée dans l’Ouest canadien, la « Résistance » a attiré
     l’attention d’agences de presse hors de l’Ontario français. Rien qu’en novembre et mars
     2018, plus de 900 articles ont été publiés dans les journaux québécois La Presse et le
     Journal de Montréal, dans les grands médias anglophones canadiens (Toronto Star,
     Globe and Mail, National Post, Montreal Gazette, Winnipeg Free Press), et même dans le
     Washington Post. L’Agence France Presse a également publié un article au sujet de la
     journée de mobilisation des Franco-Ontariens, qui a été repris entre autres par le
     quotidien français Libération. Le ton de ces articles est extrêmement critique à l’égard
     du gouvernement Ford, tant en anglais qu’en français. Parmi les titres les plus courants,
     on retrouve « Les droits linguistiques (des franco-ontariens) attaqués », « Un affront à
     la communauté francophone » et des offres d’appui de la part des anglophones. La
     plupart des messages que nous avons découverts dans la campagne de l’AFO étaient
     également présents dans les articles de journaux.
45   Les compressions ont également été condamnées par le principal parti d’opposition en
     Ontario, le Nouveau Parti démocratique (NPD), qui a utilisé son compte Twitter pour
     mobiliser ses propres partisans, ainsi que par des acteurs politiques allant du Premier
     ministre du Québec François Legault au chef du Parti conservateur fédéral Andrew
     Scheer. Il semblerait que ce dernier craignait que la publicité en ligne autour de cet
     enjeu lui coûte des sièges au Québec lors des prochaines élections fédérales (Walsh,
     2018). Face à ces représailles, le gouvernement ontarien a déclaré que le poste de
     Commissaire aux services en français sera retenu et transféré au Bureau de
     l’Ombudsman de la province. En 2019, le gouvernement Ford est également revenu sur
     sa décision d'annuler la création de l'Université de l'Ontario français.
46   Les personnes interrogées ont confirmé les résultats de notre analyse de contenu,
     insistant sur le fait que les médias sociaux ont contribué à l’ampleur et à l’impact de la
     campagne. Alors que les Franco-Ontariens s’étaient mobilisés dans le passé, les
     dirigeants ont estimé que l’utilisation des médias sociaux leur permettait de rassembler
     la plus grande manifestation francophone hors Québec de l’histoire canadienne. Fait
     tout aussi important, les médias sociaux ont permis à l’AFO et à ses alliés d’atteindre un
     public bien au-delà des régions francophones de l’Ontario et donc d’encourager les

     Terminal, 127 | 2020
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