Les médicaments dans le suicide - Michel Pozo, Brian L. Mishara et Anne Second-Pozo - Érudit

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Les médicaments dans le suicide
Michel Pozo, Brian L. Mishara et Anne Second-Pozo

Volume 16, numéro 1, automne 2003                                             Résumé de l'article
Remède ou poison ?                                                            L’utilisation des médicaments, et notamment des psychotropes, dans la vie
                                                                              courante a entraîné des changements importants dans la problématique du
URI : https://id.erudit.org/iderudit/1073759ar                                suicide : pour la première fois, un moyen thérapeutique est utilisé pour se
DOI : https://doi.org/10.7202/1073759ar                                       donner la mort et la proportion de tentatives non létales pour chaque décès par
                                                                              suicide a augmenté énormément. Les médicaments constituent le troisième
                                                                              mode de suicide au Canada comme en France, et ils sont impliqués dans plus
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                                                                              de 80 % des hospitalisations pour tentatives de suicide dans ces deux pays. Les
                                                                              liens entre médicaments et suicide sont complexes. Une des façons de
                                                                              comprendre le choix d’un médicament comme moyen de suicide est
Éditeur(s)                                                                    l’association entre les effets escomptés d’un décès par suicide et les effets
                                                                              escomptés de l’utilisation des médicaments qui ont pour objectif de s’en
Université du Québec à Montréal
                                                                              prendre à la tête, contenu de la psyché, et d’attaquer les pensées, les tensions,
                                                                              la souffrance en les endormant.
ISSN
1180-3479 (imprimé)
1916-0976 (numérique)

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Citer cet article
Pozo, M., Mishara, B. L. & Second-Pozo, A. (2003). Les médicaments dans le
suicide. Frontières, 16(1), 37–43. https://doi.org/10.7202/1073759ar

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                                                                             services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique
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                                                                             l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à
                                                                             Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.
                                                                             https://www.erudit.org/fr/
R       E      C      H      E      R      C       H       E

Résumé

                                                    LES MÉDICAMENTS
L’utilisation des médicaments, et notam-
ment des psychotropes, dans la vie cou-
rante a entraîné des changements
importants dans la problématique du

                                                     DANS LE SUICIDE
suicide : pour la première fois, un moyen
thérapeutique est utilisé pour se donner
la mort et la proportion de tentatives non
létales pour chaque décès par suicide a
augmenté énormément. Les médicaments
constituent le troisième mode de suicide
au Canada comme en France, et ils sont
impliqués dans plus de 80 % des hospita-
lisations pour tentatives de suicide dans
ces deux pays. Les liens entre médica-
ments et suicide sont complexes. Une des
façons de comprendre le choix d’un médi-
cament comme moyen de suicide est
l’association entre les effets escomptés
d’un décès par suicide et les effets                                Michel Pozo,                              sociales des médicaments dans leur utilisa-
escomptés de l’utilisation des médica-                psychologue, doctorant à l’Université Lyon II,          tion pour se suicider ? Voilà quelques ques-
ments qui ont pour objectif de s’en                      Laboratoire de gérontologie clinique.
                                                                                                              tions que nous abordons dans cet article.
prendre à la tête, contenu de la psyché, et
d’attaquer les pensées, les tensions, la                      Brian L. Mishara, Ph.D.,
souffrance en les endormant.
                                                                                                                 MÉDICAMENTS
                                                   professeur, Département de psychologie, UQÀM ;
                                                   directeur du Centre de recherche et d’intervention
                                                                                                                 ET MODES DE SUICIDE
Mots clés : médicaments – suicide –                                                                               Les procédés employés par les candidats
                                                          sur le suicide et l’euthanasie (CRISE).
psychotropes – tentatives de suicide –                                                                        à la mort, pour leur passage à l’acte, font
souffrance – prévention du suicide.                                                                           l’objet de nombreuses analyses. En 1969,
                                                                  Anne Second-Pozo,
                                                   psychologue clinicienne, thérapeute familiale, Lyon.       l’Organisation mondiale de la santé (OMS)
Abstract                                                                                                      consacre une série d’études, à l’échelle
The development of the use of medica-
                                                   Mettre fin à ses jours en s’empoisonnant                   mondiale, aux moyens usités et aux justifi-
tions, particularly psychotropic drugs, has
resulted in significant changes in suicidal
                                               n’est pas un phénomène nouveau. De la                          cations avancées par les désespérés pour se
behaviours: for the first time in history, a   ciguë, immortalisée par Socrate, à la mort                     suicider. Il en résulte que ceux-ci se sont
therapeutic agent has been also a com-         aux rats, de la jusquiame, poison cardiaque,                   tués pour 989 motivations distinctes et
mon means of ending life and the propor-       au « vert de gris », nombre de candidats à                     selon 83 procédés différents (Monestier,
tion of non-lethal suicide attempts for        la mort sont passés à l’acte en utilisant ces                  1995). Nous n’avons pas de données mon-
each death by suicide has increased            procédés. Depuis les années 1950, la                           diales plus récentes. Cette même série
significantly. Medications are the third       gamme chimico-végétale a été délaissée au                      d’études soulignait que les armes à feu, la
most common means of suicide in Canada         profit des produits nés de la technologie                      pendaison et l’empoisonnement repré-
and in France and medications account          médicale. L’explosion de la fabrication et                     sentent 40 à 60 % des moyens utilisés au
for 80% of all hospitalizations for suicide
                                               de la consommation dans la vie courante                        niveau mondial, en ne tenant compte bien
attempts in those countries. The relation-
ship between medications and suicide is
                                               des médicaments, et particulièrement des                       sûr que des pays qui fournissent à l’OMS
complex. One way to understand the             psychotropes a entraîné des changements                        des informations sur le sujet.
association between medications and sui-       importants dans le domaine de la réflexion                         La proportion de suicides attribuables
cide is to examine the desired outcome of      sur le suicide : c’est la première fois dans                   aux médicaments varie suivant les pays,
medication use and a suicide. In both          l’Histoire qu’un moyen suicidogène n’est                       mais Michel Toussignant et Tina Payette,
instances the object may be understood         qu’une exagération d’un moyen thérapeu-                        reprenant différentes études, constatent
as a suppression or putting to sleep of        tique. Faire du bien ou faire du mal, aspects                  que, sauf pour le Royaume-Uni, il n’y a pas
unwanted and intolerable thoughts,             bénéfiques et maléfiques se confondent.                        plus de 16 % des suicides directement reliés
tensions and suffering.                            Qu’en est-il alors du lien entre le double                 aux médicaments (Toussignant et Payette,
Key words: medications – suicide –             aspect curatif et nocif des médicaments et                     1997).
psychotropic – suicide attempts –              le suicide ? Est-ce que la prise de certaines                      Au Canada, la prise d’une surdose de
suffering – suicide prevention.                médications augmente le risque d’un décès                      drogues ou de médicaments constitue la
                                               par suicide ou est-ce que le fait de prendre                   troisième méthode de suicide, après la suf-
                                               certains médicaments (par exemple, les psy-                    focation, principalement par pendaison, et
                                               chotropes) diminue le risque de suicide ?                      les armes à feu (tableau 1). Elle représente
                                               Quel est l’effet de la disponibilité des médi-                 le deuxième moyen utilisé chez les femmes
                                               caments comme facteur de risque suici-                         et le troisième chez les hommes (Statistique
                                               daire ? Quel est le rôle des représentations                   Canada, 2002). En France, l’intoxication

                                                                           37                                                      FRONTIÈRES ⁄ AUTOMNE 2003
TABLEAU 1 – MÉTHODES DE SUICIDE, SELON LE SEXE,                                                                           souvent prescrits aux personnes âgées
            POPULATION DE 10 ANS ET PLUS, CANADA, 1998                                                                    (Mishara et McKim, 1989). Ainsi, la plu-
                                                                                                                          part des personnes âgées au Canada ont
Méthode                                 Hommes (en %)               Femmes (en %)                 Total (en %)            à leur disposition des médicaments dont
Suffocation                                 40,0                           33,9                         38,8              elles peuvent se servir pour mettre fin à
                                                                                                                          leurs jours (Dyck, Mishara et White, 1998).
Empoisonnement (total)                       22,1                          41,3                         26,1
                                                                                                                              Pourtant, celles-ci utilisent des moyens
   Drogues et médicaments                     8,4                          31,2                         13,2              plus violents (pendaison, armes à feu) : « un
   Gaz d’échappement                          7,8                            5,2                         7,3              suicide de Viking », disait Malraux à pro-
   Autre monoxyde de carbone                  1,2                            1,2                         1,2              pos du suicide de son grand-père qui se
                                                                                                                          serait fendu le crâne avec une hache. Il est
   Empoisonnements autres                                                                                                 important de souligner qu’il faut probable-
   et non précisés                                                                                                        ment y voir un reflet de l’importante sous-
Armes à feu                                  26,2                            6,6                        22,1              estimation de ces modes de suicide chez les
Saut d’un lieu élevé                          3,9                            5,8                         4,3              aînés. En effet, lorsqu’une personne âgée
                                                                                                                          est trouvée morte, s’il n’y a pas d’indica-
Noyade                                        2,7                            5,6                         3,3
                                                                                                                          tions évidentes laissant entrevoir qu’il s’agis-
Instruments tranchants                        1,6                            1,4                         1,6              sait d’un suicide, par exemple l’utilisation
Autres et non précisés                        3,5                            5,4                         3,9              d’une méthode observable comme la pen-
Nota : Les données ayant été arrondies, leur somme peut ne pas correspondre aux totaux indiqués.
                                                                                                                          daison ou la présence d’une note d’adieu,
Source : Statistique Canada, janvier 2002                                                                                 on procède très rarement à une enquête
                                                                                                                          approfondie. Dans le cas d’un suicide par
                                                                                                                          médicaments, particulièrement quand
FIGURE 1 – SUICIDES TOUTES CAUSES ET SUICIDES PAR MÉDICAMENTS                                                             l’aîné(e) consommait déjà des médicaments
           SELON LE SEXE ET L’ÂGE – FRANCE 1996                                                                           pour traiter des problèmes de santé impor-

                                  le sexe et l âge           France 1996
                                                                                                                          tants, il est rare qu’on effectue des analyses
                                                                                                                          toxicologiques afin de déterminer le rôle des
       n                                                            Nombre de suicides toutes causes chez l'homme         médicaments dans le décès, si l’on ne dispose
2000
                                                                    Nombre de suicides toutes causes chez la femme        pas d’autres indications laissant entrevoir
1800
                                                                    Nombre de suicides m?dicamenteux
                                                                                        é            chez l'homme         la possibilité d’un suicide. On a donc raison
1600
                                                                    Nombre de suicides m?dicamenteux chez la femme
                                                                                                                          de croire que le taux de suicide des aînés
                                                                                        é
1400                                                                                                                      par médicaments est significativement en
1200                                                                                                                      sous-estimation. Cette sous-estimation pour-
1000                                                                                                                      rait en partie expliquer le faible taux de
 800
                                                                                                                          suicide des aînés en général au Québec.
 600
                                                                                                                             MÉDICAMENTS
 400
                                                                                                                             ET TENTATIVES DE SUICIDE
 200                                                                                                                         Les médicaments sont également impli-
   0                                                                                                                      qués dans une part importante des tentatives
   15-24         25-34          35-44         45-54           55-64             65-74           75-84        85 et plus   de suicide : en 1998-1999, l’empoisonne-
                                                                                                         Classes d’ ge
                                                    Classes d’âge                                                         ment était la cause de 83 % des hospitali-
                                                                                                                          sations pour tentative de suicide au Canada
Source : P. SAVIUC et al. (1999) d’après INSERM (1996) : Causes médicales de décès. Résultats définitifs
                                                                                                                          (88 % pour les femmes contre 76 % pour
                                                                                                                          les hommes ; Statistique Canada, 2002), et
                                                                                                                          de 85 % en France (90 % chez les femmes
médicamenteuse, avec 13 % des causes de                   de-France, les intoxications médicamen-                         et près de 80 % chez les hommes ; Debout,
suicide, arrive également en troisième posi-              teuses sont moins nombreuses que dans la                        2002).
tion, après la pendaison (37 %) et les armes              capitale (Lecomte et al., 1995).                                   Debout relie d’ailleurs l’apparition des
à feu (25 %). Cette répartition varie suivant                 Il est important de souligner que plus on                   tentatives de suicide à celle des médica-
le sexe : c’est le troisième mode de suicide              avance en âge, moins l’intoxication médi-                       ments. En effet, citant Esquirol, sur un plan
chez l’homme (8 %), après la pendaison et                 camenteuse est utilisée. Comme on le voit                       médical, et Durkheim, sur un plan social, il
les armes à feu (ces deux modes étant uti-                à la figure 1, le nombre de suicides médica-                    constate qu’au XIXe siècle, lorsque ceux-ci
lisés dans plus de 70 % des cas). Chez les                menteux, en France, est en baisse constante,                    se sont intéressés au suicide et à sa compré-
femmes, trois modes de suicide sont très                  aussi bien chez l’homme que chez la femme,                      hension, ils n’envisageaient que la mort par
nettement prédominants : pendaison                        à partir de 55 ans. Paradoxalement, les aînés                   suicide. Ceux qui tentaient de mettre fin à
(27 %), intoxication volontaire (25 %) et                 sont les plus grands utilisateurs de psycho-                    leurs jours n’en réchappaient que rarement,
noyade (17,5 %), suivie du saut d’un lieu                 tropes. H. Cohen et D. Cohen (1993) parlent                     les moyens utilisés étant particulièrement
élevé et l’usage d’une arme à feu (respec-                de « surconsommation de psychotropes                            létaux (Debout, 2002).
tivement 11 et 7,5 % ; Debout, 1998). Ces                 chez les personnes âgées », et précisent                           Ce n’est qu’après la Seconde Guerre
intoxications sont essentiellement urbaines.              qu’en 1988, les aînés recevaient 35 % des                       mondiale que l’on voit se développer un
Une étude sur Paris et sa banlieue a ainsi                ordonnances médicamenteuses alors qu’ils                        nouveau type de comportement lié à la
montré que les médicaments sont le mode                   ne représentaient, en Amérique du Nord                          diffusion des produits anxiolytiques et des
de suicide le plus utilisé à Paris avec 29,9 %            que 12 % de la population. Les calmants et                      somnifères. Nombre de personnes qui sont
des cas. Dans les autres départements d’Île-              les somnifères sont les médicaments les plus                    tentées d’en absorber au-delà de la dose

FRONTIÈRES ⁄ AUTOMNE 2003                                                               38
prévue prennent le risque de tomber dans               Dans 20 à 30 % des cas, l’intoxication       si la prise de ces médicaments peut avoir
un état comateux avec parfois une compli-          est associée à une prise d’alcool et / ou à      pour effet d’augmenter le risque de suicide.
cation mortelle. Si la prise médicamenteuse        des scarifications à visée phlébotomique             Comment pouvons-nous expliquer une
excessive comportait ainsi un risque lourd         (Pommereau, 1998).                               augmentation du risque suicidaire des per-
de complication d’ordre vital, avec les pro-           On admet en outre que la consomma-           sonnes qui prennent des médicaments qui
grès constants de la réanimation, cela semble      tion de toxiques (alcool ou autre) puisse être   sont censés être bénéfiques pour elles ? Une
moins vrai aujourd’hui, la mortalité intra-        un facteur important du risque de tentative      première explication tient au fait que,
hospitalière étant actuellement faible.            de suicide. La prise d’alcool accompagne         malgré les bénéfices des médicaments, il
    L’absorption de substances médicamen-          ou précède fréquemment la tentative, quel        demeure une possibilité d’augmentation du
teuses entraîne une phase d’endormisse-            que soit son mode (toxique ou violent), et       risque suicidaire comme effet secondaire.
ment, puis de coma dans laquelle le corps          la plupart des auteurs soulignent le rôle de     Jusqu’à présent, on a de façon générale peu
est progressivement plongé mais qui laisse         l’alcool dans la désinhibition comportemen-      d’appuis pour cette hypothèse, bien que des
ouverte la possible intervention des secours       tale (Toussignant et Payette, 1997 ; Charazac-   recherches sur certains types de médica-
(plus ou moins recherchée) qui redonnent           Brunel, 2002 ; Caillard et al., 1995).           ments suggèrent la possibilité d’établir un
vie à ce corps.                                                                                     lien. Une deuxième explication, déjà men-
    La faible gravité somatique des tenta-            MÉDICAMENTS                                   tionnée, tient au fait que les personnes qui
tives de suicide médicamenteuses ne doit              ET RISQUE SUICIDAIRE                          prennent des médicaments vivent de nom-
cependant pas faire négliger l’importance             Il existe deux façons dont on peut conce-     breux problèmes. De plus, le fait d’avoir un
du phénomène, et la gravité potentielle de         voir que les médicaments soient liés à un        trouble psychique entraîne des difficultés
tout geste suicidaire : une enquête réalisée       risque élevé de suicide : dans un premier        interpersonnelles et psychosociales. Par
sous l’égide de l’OMS sur la période 1989-         temps, on peut se demander si la prise de        exemple, quelqu’un vivant un trouble psy-
1992 montrait un taux important de réci-           certains médicaments augmente le risque          chique présente un risque plus élevé d’avoir
dive (42 % chez les hommes et 45 % chez            d’un décès par suicide ; dans un deuxième        un réseau d’appui social moindre que les
les femmes ; Drees, 2001).                         temps, la question qui se pose consiste à        personnes qui ne souffrent pas de troubles
    Les classes de médicaments en cause            savoir si le simple fait d’avoir un accès        psychiques. L’Enquête Santé Québec a mon-
sont rapportées dans le tableau ci-dessous         facile aux médicaments augmente le risque        tré que les personnes n’ayant pas de confi-
et sont principalement représentées par les        de suicide.                                      dents présentaient un risque doublé d’avoir
psychotropes, parmi lesquels les tranquilli-          Dans le cas des liens possibles entre la      fait une tentative de suicide dans la dernière
sants (anxiolytiques et hypnotiques) figurent      prise des médicaments et un potentiel            année (Lavalée et al., 1995). Il est donc pos-
en bonne place, et les antalgiques / analgé-       suicidaire plus élevé, nous avons des diffi-     sible que toutes sortes de variables liées aux
siques. La fréquence des psychotropes, des         cultés méthodologiques importantes qui           troubles pour lesquels les personnes prennent
benzodiazépines et des neuroleptiques est          rendent une réponse facile à cette question      des médicaments font en sorte que ces per-
stable. Les antidépresseurs sont en hausse         quasiment impossible. Les personnes qui          sonnes ont un risque de suicide plus élevé.
(8 % en 1987, 15 % en 1997 ; Saviuc et al.,        prennent des psychotropes constituent une            Une troisième explication est que la
1999). Les dérivés du paracétamol (médi-           population plus à risque de se suicider          simple disponibilité des médicaments aug-
caments en vente libre, à visée anti-inflam-       puisque ces psychotropes sont prescrits aux      mente le risque d’un décès par suicide. En
matoire, antalgique ou antipyrétique) sont         personnes souffrant d’un trouble mental.         effet, les facteurs culturels d’environnement,
concernés une fois sur quatre chez les             Un diagnostic de trouble mental constitue        d’urbanisation ou géophysiques, l’accessi-
jeunes (Pommereau, 1996).                          en effet le plus important facteur de risque     bilité d’un moyen, par exemple, influent
    L’ingestion des substances est fréquem-        suicidaire (Krug et al., 2002). Il nous est      notoirement sur les candidats à la mort.
ment polymédicamenteuse : une association          donc difficile de savoir si les personnes        Chaque mode comporterait également une
de plusieurs toxiques était présente dans          qui prennent des psychotropes sont plus à        part de symbolique porteur de sens : par
environ 45 % des cas de tentatives de sui-         risque de suicide à cause des troubles pour      exemple, on peut émettre l’hypothèse que
cide rapportées aux centres antipoisons            lesquels elles prennent ces médicaments ou       la pendaison serait la marque de la culpa-
français en 1990-1991.                                                                              bilité, mais aussi de la quête du rachat, le
                                                                                                    suicide par coup de feu porterait la marque
                                                                                                    de l’honneur injustement mis en cause et
                                                                                                    retrouvé dans la mort. Cela peut être éga-
TABLEAU 2 – CLASSES DE MÉDICAMENTS DANS LES TENTATIVES                                              lement le feu qui purifie, comme dans les
            DE SUICIDES MÉDICAMENTEUSES – (% des cas – France)                                      immolations sacrificielles. Quant aux intoxi-
                                    Centres           Bordeaux                 Strasbourg           cations, elles comporteraient en elles-
                                  Antipoisons   Service de réanimation   Services de réanimation    mêmes cette symbolique de la « mort
                                   1990-1991          1987-1988                    1997             retrait », chargée de danger, permettant la
                                                                                                    représentation après la mort d’un corps
Benzodiazépines                      71,0               56,0                       59,0             endormi, qui aurait enfin trouvé le calme
Antidépresseurs                      13,0                9,5                       15,0             et l’apaisement (Debout, 2002). Il existe
Tranquillisants                       6,7                4,5                        4,0             également des modalités de suicide qui sont
                                                                                                    plutôt caractéristiques d’une population
Neuroleptiques                        5,6                3,9                        7,0             donnée, comme la crémation chez les Asia-
Barbituriques                         1,0                2,5                        5,0             tiques, la pendaison ou les armes à feu en
Analgésiques / Antalgiques           11,0               11,0                       11,0             milieu rural, l’absorption de produits
                                                                                                    ménagers corrosifs chez les Maghrébines,
Cardio vasculotropes                  7,5                2,2
                                                                                                    l’ingestion de substances agricoles chez les
Alcools associés                     14,0               25,0                       30,0             Réunionnais (Pommereau, 1996)… Certains
D’après P. Saviuc et al. (1999)                                                                     y souscrivent, d’autres s’en démarquent.

                                                                         39                                               FRONTIÈRES ⁄ AUTOMNE 2003
Les représentations sociales associées
aux méthodes de suicide jouent un rôle
important dans les actes suicidaires. Cer-
taines personnes privilégient une méthode
pour mettre fin à leur vie et n’accepteraient
jamais de se tuer avec un autre moyen. Le
choix d’un moyen peut être basé sur la
familiarité avec l’utilisation de ce moyen,
l’accès au moyen et notre propre concep-
tion de ce qui résultera si un tel moyen est
utilisé dans un acte suicidaire. Par exemple,
les policiers se suicident habituellement
avec leur arme de service en se tirant dans
la bouche. Cette pratique fait partie de la
culture policière et on peut la comprendre
seulement comme une représentation de la
façon de mourir « macho » répandue dans
leur environnement. Les programmes de
prévention du suicide dans le corps poli-

                                                                                                                                                     André Clément, Pelles
cier de la ville de Montréal (Mishara, 2002)
ont eu pour effet d’arrêter complètement
pendant cinq ans ce type de comportement,
soit en moyenne deux suicides par année.
Une partie de ce programme de prévention
visait à communiquer aux policiers
« qu’avaler leur fusil » n’était pas une bonne    raient êtres cités, notamment sur des lieux      le taux de suicide est six fois plus important
façon de résoudre leurs problèmes et qu’un        ou des monuments au passé dramatique             dans les ménages où il y a une arme à feu
tel comportement indiquait un manque de           notoire.                                         et les États où la législation facilite la pos-
solidarité avec leurs confrères.                      Actuellement, certaines études cher-         session d’une arme à feu ont les taux les
    L’intérêt porté au mode de suicide utilisé    chent à évaluer le lien entre l’accessibilité    plus élevés. Globalement, il y a aussi une
est ancien, notamment pour prévenir la            du moyen suicidaire et le risque suicidaire      liaison entre l’évolution des armes à feu
contagion suicidaire. Il y eut des exemples       réel. Pour beaucoup, la diffusion élargie au     depuis 1970 dans la population et le taux
célèbres : à l’hôtel des Invalides, à Paris, il   sein de la population générale des médica-       de suicide (Philippe, 2000).
y avait un crochet sous la voûte d’un pas-        ments psychotropes ou celle des armes à              Nous pouvons donc conclure que la
sage et plusieurs dizaines de personnes s’y       feu serait responsable de l’augmentation de      façon de se tuer qui est favorisée par les
pendirent jusqu’à ce qu’on le supprime.           la fréquence des conduites suicidaires. Dans     personnes suicidaires joue un rôle important
Certains sites semblent avoir été conçus          la mesure où l’impulsivité est une des don-      dans les actes suicidaires. Lorsqu’un moyen
comme des lieux pour se suicider. Par             nées fondamentales de l’acte, il est clair que   privilégié ou choisi par une personne n’est
exemple, le pont Golden Gate à San Fran-          la facilité d’accès à un moyen suicidogène       pas disponible, le risque diminue. La res-
cisco constitue le site où il y a le plus de      a des conséquences importantes. On utilise       triction de l’accès aux moyens de suicide
suicides parmi tous les sites au monde.           ce dont on dispose immédiatement, ce qu’il       apparaît comme une méthode de préven-
Il y a à San Francisco d’autres ponts qui         est facile de se procurer, ce qui n’offre pas    tion. Contrairement aux idées reçues, il ne
ont un accès aussi facile et qui sont aussi       de difficultés techniques (Moron, 1999). On      semble pas que la mise à l’écart d’un moyen
dangereux. Cependant, il est rare qu’on           semble observer à l’inverse une diminution       dangereux ait si peu d’importance que le
rapporte un suicide sur un autre pont. Le         de mortalité quand des avancées techniques       suicidant cherche forcément une autre
Golden Gate est conçu comme l’endroit             permettent de modifier un moyen suici-           manière de mourir. Cela peut être une des
où l’on doit se tuer. Dans la ville de            dogène jusque-là « populaire ». En Australie     explications du taux élevé de suicide dans
Washington, le pont Duke Ellington était          par exemple, où l’asphyxie par les gaz           la population médicale et paramédicale
connu comme un endroit pour se suicider.          d’échappement était importante, l’invention      (médecins, vétérinaires, dentistes…) du
À quelques centaines de mètres de ce pont,        du pot catalytique a diminué le nombre de        fait, entre autres, de la facilité d’obtention,
il y en a un autre aussi élevé. Peut-être à       suicides par asphyxie. De même, lorsque le       voire de la disponibilité permanente des
cause de la publicité, on ne rapportait           gaz domestique a été détoxiqué en Angle-         médicaments : le moindre moment anxieux
presque jamais de suicide sur l’autre pont,       terre, au début des années 1960, le nombre       et solitaire coïncidera toujours avec la
tout le monde utilisait le pont Duke Elling-      de décès par gaz domestique a chuté et les       pleine disponibilité d’une méthode à tout
ton. À la suite d’une campagne de préven-         taux de suicide pour l’ensemble de la popu-      coup mortelle (Caroli et Guedj, 1999).
tion du suicide, on a construit une barrière      lation ont diminué proportionnellement
pour empêcher les personnes de sauter du          (Kreitman et Platt, 1983).                          Guillaume est décrit comme un garçon
pont Duke Ellington, mais on n’a ajouté               L’extrême banalisation des armes à feu          brillant. À 18 ans, il termine sa pre-
aucune barrière aux autres ponts de la ville.     est corrélée avec le risque de mort violente.       mière année de médecine et habite
Cela a complètement éliminé les suicides          Contrairement à ce que l’on pourrait croire,        avec son frère et ses parents, tous deux
au pont Duke Ellington et le nombre de            la possession d’une telle arme à feu à but          pharmaciens, au-dessus de l’officine
chutes des ponts a diminué significati-           défensif accroît le risque de décès, que ce         familiale. Depuis quelque temps,
vement, sans qu’on note une augmentation          soit par mort violente lors d’une agression         Guillaume semble « avoir décroché », il
des chutes à partir d’autres ponts de la          ou par suicide. Cela est tout particulière-         montre un désintérêt pour ses cours et
région. De nombreux autres exemples pour-         ment vrai chez les jeunes. Aux États-Unis,          se replie de plus en plus sur lui-même.

FRONTIÈRES ⁄ AUTOMNE 2003                                              40
Ses parents sont encore plus inquiets          au titre d’une prescription médicale desti-      se tuer est facilement disponible, il y a risque
   lorsque leur fils commence à exprimer          née au sujet lui-même ou à un membre de          élevé de passage à l’acte. Par exemple, pour
   des idées suicidaires. Ils contactent un       son entourage (Carlsten, Waern et Allebeck,      un homme souffrant de dépression, le fait
   médecin psychiatre qui prescrit à              1999).                                           d’apprendre que sa femme l’a quitté peut
   Guillaume un traitement antidépres-                Plusieurs études montrent que la prise       faire en sorte qu’il est à risque de suicide
   seur. Un samedi, alors que sa famille          de médicaments est souvent le fait de per-       cette journée-là. Mais si l’accès à un moyen
   s’est absentée pour la fin de semaine,         sonnes dépressives qui suivent un traite-        à utiliser n’est pas facile, il est possible que
   Guillaume se retrouve seul au domi-            ment : dans 70 à 80 % des cas, la personne       le lendemain ou plusieurs jours plus tard,
   cile. Il prend les clés de la pharmacie        avait absorbé les médicaments que lui avait      la personne ait trouvé d’autres façons de se
   et avale le contenu de deux boîtes             prescrits son médecin traitant (51 %) ou son     sentir mieux et que la situation de crise
   d’hypnotiques. Ses parents, ne                 psychiatre (32 %) moins d’un mois avant le       aiguë soit déjà chose du passé.
   parvenant pas à joindre leur fils au           geste (47 %) : 4 / 5 des suicidants étaient
   téléphone, demandent à un ami de se            déprimés, 3 / 5 étaient traités par un anti-        HYPNOS ET THANATOS
   rendre chez eux. Celui-ci trouvera             dépresseur (Saviuc et al., 1999). Debout             L’une des façons de comprendre le
   Guillaume allongé dans son lit.                parle ainsi des intoxications médicamen-         choix d’un médicament comme moyen de
   Guillaume est décédé lors du transfert         teuses comme d’un mode de « suicides             suicide est l’association entre les effets
   à l’hôpital.                                   dépression », s’inscrivant dans un processus     escomptés d’un décès par suicide et les
                                                  de retrait, d’abandon et de repli. Les modes     effets escomptés de l’utilisation des médi-
    Les médicaments les plus facilement dis-      de « suicides-destruction » (pendaison, arme     caments. Les somnifères, qui sont fréquem-
ponibles sont souvent les plus utilisés dans      à feu, arme blanche, précipitation…) com-        ment utilisés dans les tentatives de suicide,
un but suicidaire. La diminution de la pres-      porteraient plutôt une symbolique de refus,      ont pour effet de provoquer le sommeil. On
cription des barbituriques est ainsi associée,    de protestation, de violence à ce qui fait       associe le sommeil à la mort. En effet, les
entre 1973 et 1980, à une diminution signi-       violence, entraînant une vision du corps         jeunes enfants ont une conception de la
ficative des morts par surdosage en barbi-        dégradée et brutalisée (Debout, 2002).           mort comme un état qui ressemble au
turiques. Dans le même temps, la fréquence            Nous disposons depuis peu d’une preuve       sommeil (Mishara, 1995). Cette association
des suicides par surdosage en paracé-             indiquant que lorsqu’un médicament est           entre le sommeil et la mort et, pour un
tamol ou en benzodiazépines augmentait            rendu moins accessible, cela entraîne un effet   grand nombre de sujets, le désir moins de
(Osselton et al., 1984). Les benzodiazépines      en prévention du suicide. En Angleterre, où      mourir que de tout immobiliser sont fré-
font partie des médicaments les plus pres-        le paracétamol a été la première cause de        quemment évoqués, notamment lorsque les
crits dans les pays occidentaux, mais c’est       décès par empoisonnement, le gouver-             modes utilisés sont moins violents. La léta-
en France et en Belgique que la consom-           nement a strictement limité le nombre de         lité de la méthode suicidaire employée est
mation de tels produits atteint des propor-       comprimés placés dans chaque contenant           évidemment fort différente selon qu’il s’agit
tions considérables : plus de huit millions       vendu, et il a aussi limité le nombre de         d’un moyen violent à effets destructeurs
de Français absorbent régulièrement des           contenants qu’une personne peut acheter          immédiats (pendaison, arme à feu, défenes-
anxiolytiques ; un adulte sur quatre se tran-     dans une même pharmacie la même jour-            tration…) ou d’une intoxication dont les
quillise chimiquement (Pommereau et al.,          née. Avant la mise en place de ces restric-      effets différés et progressifs laissent plus de
1987). Les psychotropes représentent ainsi        tions, il était facile d’acheter un nombre de    chances aux secours d’intervenir à temps.
en France la deuxième catégorie de médica-        comprimés potentiellement létal. Hawton
ments la plus utilisée, après les antalgiques.    (2002) a analysé les décès par paracétamol          Nous rencontrons Simone, 82 ans, le
La banalisation de l’usage des tranquil-          ainsi que les empoisonnements et les décès          lendemain de son arrivée à la maison
lisants et leur facilité d’obtention conduisant   par suicide en général. Il a conclu que le          de retraite. Elle avait, quelques jours
à ce que certains qualifient de « société de      contrôle de l’accès au paracétamol en               auparavant, été hospitalisée aux
l’anxiolyse » où l’intolérance aux frustrations   Angleterre a eu pour effet de diminuer le           urgences après avoir avalé plusieurs
devient déterminante.                             nombre de suicides par paracétamol et cette         comprimés d’anxiolytiques et de
    Riou et Barriot (1999) rapportent éga-        diminution a été reflétée à la fois par une         somnifères, le soir du réveillon de
lement comment un antipaludéen de syn-            baisse des décès par suicide faisant appel à        Noël, alors qu’elle se trouvait chez son
thèse (la chloroquine) a été à l’origine          toutes les substances toxiques, ainsi que dans      fils et sa belle-fille. Simone exprime
d’intoxications en France. La multiplication      les taux de suicide pour le pays. Hawton            une souffrance importante en rapport
des suicides à la chloroquine est expliquée       conclut que le contrôle de l’accès aux médi-        avec son vécu de tristesse et de soli-
par la facilité d’obtention sans ordonnance       caments peut avoir un effet de prévention           tude depuis le décès de son conjoint.
de ce médicament, son stockage fréquent           du suicide et qu’il n’y a pas eu d’indication       Veuve de son premier mari décédé à la
dans la pharmacie familiale et par la publi-      d’un phénomène de substitution par un               guerre peu avant la libération, elle
cation d’un ouvrage « recette » pour réussir      autre médicament ou une autre méthode.              avait perdu, dix mois auparavant, son
son suicide, aujourd’hui interdit. Le Centre          Comment pouvons-nous comprendre les             deuxième mari avec qui elle se sentait
antipoison de Paris a ainsi constaté depuis       effets de contrôle d’accès aux médica-              très liée et auprès de qui, elle dit avoir
1982 (date de publication du livre) une aug-      ments ? Les théoriciens expliquent que les          vécu ses plus belles années. Simone se
mentation de l’incidence des intoxications        dynamiques du suicide mettent souvent               dit isolée chez elle et décrit sa famille,
graves par la chloroquine. Les trois quarts       l’accent sur le fait qu’un acte suicidaire se       notamment son fils, comme peu
des personnes ayant ingéré de fortes doses        produit à un moment où il existe une                présente. Ce vécu de solitude s’est
avec des visées suicidaires reconnaissaient       combinaison de facteurs de risques et où la         réactivé lorsque son fils et sa belle-fille
avoir lu Suicide mode d’emploi.                   personne suicidaire vient de subir un « évé-        se sont absentés quelques instants le
    Les produits les plus utilisés sont géné-     nement déclencheur » (Shneidman, 1985).             soir du réveillon pour saluer des
ralement ceux qui sont les plus prescrits,        Un décès par suicide peut donc souvent se           voisins. Simone, évoquant son passage
comme nous l’avons souligné. Très souvent,        produire à un moment précis qu’on appelle           à l’acte, raconte qu’elle « ne voulait pas
ils l’ont été dans les semaines précédentes,      une « situation de crise ». Si un moyen de          mourir, mais tout arrêter ». Simone

                                                                        41                                                FRONTIÈRES ⁄ AUTOMNE 2003
aujourd’hui va bien, les idées de                à minuit. Amélie dira alors, à son             groupe sous modifications de psychotropes,
   tristesse ne sont plus présentes dans le         arrivée aux urgences, qu’elle ne voulait       arrivent à la conclusion que le risque de
   discours et elle a pu investir un étayage        pas mourir, que ses parents « auraient         suicide n’est pas moins élevé chez les per-
   social au sein de l’institution dans             dû rentrer plus tôt ». Quelques instants       sonnes qui prennent des psychotropes. Il
   laquelle elle vit.                               plus tard, Amélie sombrait dans le             interprète l’absence d’une diminution impor-
                                                    coma et il fut impossible de la réanimer.      tante du suicide dans le monde au cours
    On constate que dans l’intoxication médi-
                                                                                                   des dernières années comme étant une
camenteuse, les substances employées sont
                                                     La mortalité relative aux toxiques psy-       indication du manque d’effet préventif des
pour la plupart censées induire un profond
                                                 chotropes est inférieure à 1 % alors que pour     psychotropes sur le suicide.
sommeil. Parallèlement, les dérivés du para-
                                                 les toxiques cardiotropes, elle s’élève à près        Les liens entre les médicaments et le
cétamol sont connus pour leur action contre
                                                 de 4 %, ce qui reste nettement inférieur à la     risque de suicide peuvent être compris de
la douleur et les maux de tête. Cette léthar-
                                                 mortalité observée avec les pesticides, les       deux façons : tout d’abord, est-ce que les
gie toxique attaque les pensées et les
                                                                                                       personnes qui prennent des psychotro-
tensions en les endormant. S’en prendre
                                                                                                       pes pour le traitement des problèmes de
à la tête, cet espace corporel, contenu
                                                                                                       santé mentale sont plus à risque de sui-
de la psyché, et marquer un temps
                                                                                                       cide ? Il est possible qu’on trouve une
d’arrêt, une mise entre parenthèses,
                                                                                                       corrélation entre prise de médicaments
sorte d’absence à la vie à un moment
                                                                                                       et suicide simplement parce que les
donné. L’état de bien-être ainsi recher-
                                                                                                       troubles pour lesquels les gens prennent
ché par l’utilisation des médicaments uti-
                                                                                                       les médicaments sont liés au suicide et
lisés pour le traitement de la dépression
                                                                                                       qu’il n’y a aucune augmentation liée à
peut s’avérer symbolique. Il est cepen-
                                                                                                       la prise de médicaments en soi. Cepen-
dant possible que le fait de croire que
                                                                                                       dant, il est aussi possible que les effets
les médicaments vont produire une mort
                                                                                                       secondaires liés à l’utilisation des médi-
certaine, subite et sans douleur soit la
                                                                                                       caments puissent augmenter le risque de
raison pour laquelle on choisit les médi-
                                                                                                       suicide. En effet, de nombreux médica-
caments. Lorsqu’on entend parler des
                                                                                                       ments ont des effets secondaires assez
décès produits par la prise de médica-
                                                                                                       troublants pour diminuer la qualité de
ments, il est rare qu’on ait des indica-
                                                                                                       vie et pour augmenter les souffrances et
tions d’une souffrance prolongée ou
                                                                                                       incapacités d’un individu. Les nausées
l’expérience d’angoisse de la personne
                                                                                                       fréquemment associées à certains médi-
pendant sa mort. Les médias et les
                                                                                                       caments utilisés pour combattre le

                                                                                                   André Clément, Sépulcre 8
vedettes d’Hollywood véhiculent des
                                                                                                       cancer, la dyskinésie tardive associée à
messages et des images qui donnent à
                                                                                                       la prise des médicaments pour traiter la
penser que les morts par ingestion médi-
                                                                                                       schizophrénie sont des exemples d’effets
camenteuse sont de « belles morts ». La
                                                                                                       secondaires assez importants qui peu-
population ignore que très souvent les
                                                                                                       vent constituer des sources de stress
personnes qui meurent par intoxication
                                                                                                       majeures. Lorsqu’une personne déjà à
souffrent lors du processus.
                                                                                                       risque de suicide vit encore plus de stress
    Il existe cependant encore des situations
                                                 agents de l’environnement et les produits         ou d’incapacité, cela peut avoir pour effet
critiques liées aux propriétés toxiques des
                                                 industriels (Hantson, 1999).                      d’augmenter le risque de passage à l’acte.
molécules ou au terrain affaibli du patient
                                                                                                   Le psychiatre Brian Tanney (1992) a émis
intoxiqué, et ce notamment chez les aînés.
                                                    MÉDICAMENTS ET PRÉVENTION                      l’hypothèse que parmi les explications pos-
Ainsi, il est possible qu’à cause de leur état
                                                    DU SUICIDE                                     sibles des liens entre trouble mental et sui-
de santé plus fragile et des effets des divers
                                                     On a recours aux médicaments pour trai-       cide, les effets secondaires des traitements
médicaments qu’ils doivent prendre, il y ait
                                                 ter les maladies et diminuer la souffrance        de ces troubles par médicaments peuvent
plus de risques qu’une tentative « pas
                                                 qui en résulte. Théoriquement, les médica-        avoir un effet iatrogénique. Les effets secon-
sérieuse » finisse par tuer la personne
                                                 ments psychotropes qui sont utilisés pour         daires des traitements entraîneraient ainsi
(Mishara, 1997).
                                                 diminuer la souffrance psychique devraient        une augmentation des risques plus consi-
   Nous citerons ici l’exemple d’Amélie,         avoir un effet de prévention des décès            dérable que les avantages liés à la prise de
   17 ans, hospitalisée aux urgences pour        par suicide qui sont l’aboutissement d’une        ces médicaments.
   intoxication. Quelques heures plus tôt,       grande souffrance, vécue par la personne              Même si cet effet iatrogénique peut jouer
   elle avait absorbé de l’alcool ainsi          suicidaire comme étant interminable et            un rôle dans certains suicides, il est évident
   qu’une dose importante de somnifères.         insupportable (Shneidman, 1985). Cepen-           que la grande majorité des personnes qui
   Les somnifères appartenaient à sa             dant, l’effet des psychotropes pour diminuer      prennent des médicaments en retirent des
   mère. Ses parents étaient partis chez         le risque suicidaire est sujet à controverses ;   bénéfices. Cependant, nous n’avons pas de
   des amis et lui avaient dit qu’ils            d’un côté, des chercheurs comme Isaacsson         preuves scientifiques convaincantes nous
   rentreraient aux environs de 22 heures.       (2002) interprètent la diminution des taux        permettant de conclure que la prise de médi-
   Amélie a réalisé son geste vers 20            de suicide dans les pays scandinaves comme        caments pour le traitement des troubles
   heures. Elle savait que ses parents           étant due à une augmentation parallèle de         psychiques diminue toujours le risque de
   rentreraient ; elle voulait, selon ses        l’utilisation des médicaments psychotropes        suicide. Il y a certainement un débat concer-
   dires, « leur faire peur pour qu’ils          pour traiter la dépression. D’autre part, des     nant les psychotropes servant au traitement
   fassent attention à elle, leur montrer        chercheurs comme Van Praag (2002), résu-          de la dépression. Récemment, des études
   qu’elle existe ». Par un concours de          mant des études scientifiques qui comparent       ont démontré que la clozapine utilisée dans
   circonstances, ses parents sont rentrés       des groupes témoins avec placebo avec un          le traitement de la schizophrénie peut avoir

FRONTIÈRES ⁄ AUTOMNE 2003                                              42
pour effet de diminuer le risque suicidaire       Bibliographie                                      empiriques et implications pour la préven-
(Meltzer et al., 2003). Parallèlement, le                                                            tion du suicide », P.R.I.S.M.E., vol. 5, no 4,
                                                  CAILLARD, V. et al. (dir.) (1995). Dépres-
                                                                                                     p 499-508.
lithium semble prévenir les décès par             sion : Risque suicidaire et indices de gravité,
suicide des personnes souffrant de maniaco-       Paris, Dunod.                                      MISHARA, B.L. (1997). « Les aînés suici-
dépression (Tondo et Baldessarini, 2000).                                                            daires : un défi pour la société et les interve-
                                                  CARLSTEN, A., M. WAERN et P. ALLEBECK              nants », Bulletin trimestriel de l’association
    Le lien entre le double aspect curatif et     (1999). « Suicides by drug poisonning among        internationale francophone des aînés, p. 5-8.
nocif des médicaments, en particulier des         the ederly in Sweden 1969-1996 », Soc. Psy-
psychotropes, apparaît lorsqu’on se pose la       chiatr. Epidemiol., no 34, p. 609-614.             MISHARA, B.L. (2002). « Évaluation du pro-
                                                                                                     gramme de prévention du suicide pour les
question de la prescription de tels traite-       CAROLI, F. et M.-J. GUEDJ (1999). Le sui-          policiers et policières du Service de police
ments dans le cas de pathologies psychia-         cide, Paris, Flammarion.                           de la Ville de Montréal », Ensemble pour la
triques à haut risque suicidaire. On ne peut      CHARAZAC-BRUNEL, M. (2002). Prévenir               vie, Montréal, CRISE, UQÀM.
s’abstenir de la thérapeutique sous prétexte      le suicide, Paris, Dunod.                          MISHARA, B.L. et W.A. MCKIM (1989).
du risque, sachant que le risque de suicide       COHEN, H. et D. COHEN (1993). « La                 Drogues et vieillissement, Boucherville,
est encore plus grand hors traitement. L’idée     surconsommation des psychotropes chez les          Gaëtan Morin Éditeur.
selon laquelle les psychotropes eux-mêmes         personnes âgées », Frontières, vol. 6, no 2,       MONESTIER, M. (1995). Suicides, histoire,
poussent au suicide par la levée de l’inhi-       p. 10-13.                                          techniques et bizarreries de la mort volon-
bition psychomotrice liée à la dépression         DEBOUT, M. (1998). « Mourir sa vie »,              taire, Paris, Le cherche midi.
semble abandonnée au profit d’une expli-          Santé mentale, no 27, p. 17-23.                    MORON, P. (1999). Le suicide (septième
cation du passage à l’acte par la résistance      DEBOUT, M. (2002). La France du suicide,           édition corrigée), Paris, Presses universitaires
au traitement et par la dimension d’impul-        Paris, Stock.                                      de France.
sivité de la personnalité. Selon ces études,                                                         OSSELTON, M.D. et al. (1984). « Poisonning-
                                                  DREES (2001). « Suicides et tentatives de
il n’y a pas de doute quant à la nécessité        suicide en France, une tentative de cadrage        asssociated deaths for England and Wales
des thérapeutiques de la dépression ou de         statistique », Études et Résultats, no 109.        between 1973 and 1980 », Human Toxicol.,
la schizophrénie, à cause des risques consi-                                                         no 3, p. 201-221.
                                                  DYCK, R.J., B.L. MISHARA et J. WHITE
dérables liés à l’abstention de toute mesure      (1998). « Le suicide chez les enfants, les         PHILIPPE, A. (2000). « Épidémiologie des
curative.                                         adolescents et les personnes âgées : consta-       suicides et des tentatives de suicide. Le
                                                  tations clés et mesures préconisées », Forum       devenir des tentatives de suicide », dans T.
                      ***                         National sur la santé : les déterminants de        LEMPERIÈRE (dir.), Dépression et suicide,
                                                  la santé, vol. 3 : le cadre et les enjeux,         Paris, Masson, p. 3-21.
   Les médicaments ont énormément d’ef-
fets bénéfiques. Cependant, la disponibilité      Ottawa, Santé Canada, p. 323-390.                  POMMEREAU, X. (1996). L’adolescent
                                                                                                     suicidaire, Paris, Dunod.
des médicaments et peut-être même l’utili-        HANTSON, P. (1999). « Démarche diag-
sation de certains peuvent augmenter le           nostique et principes thérapeutiques des           POMMEREAU, X. (1998). « L’adolescent
risque suicidaire de certaines personnes vul-     intoxications médicamenteuses volontaires »,       suicidaire », Santé mentale, no 27, p. 26-30.
                                                  Médecine thérapeutique, vol. 5, no 1, p. 25-29.    POMMEREAU, X. et al. (1987). « Désinhi-
nérables. Le suicide a toujours existé, dans
tous les pays et à toutes les époques de l’his-   HAWTON, K. (2002). « United Kingdom                bition comportementale et tentatives de sui-
                                                  legislation on pack sizes of analgesics : Back-    cide liées aux benzodiazépines », Psychologie
toire. Puisque le suicide est un phénomène
                                                  ground, rationale, and effects on suicide and      Médicale, vol. 19, no 5, p. 725-727.
multi-déterminé et que les taux de suicide
                                                  deliberate self-harm », Suicide and Life-Threa-    RIOU, B. et P. BARRIOT (1999). « Intoxi-
sont déterminés par plusieurs facteurs en         tening Behavior, vol. 32, no 3, p. 223-229.        cation aiguë par la chloroquine », Médecine
interaction complexe, nous ne pourrons
                                                  ISAACSSON, G. et al. (2002). « Données             thérapeutique, vol. 5, no 1, p. 37-43.
jamais savoir jusqu’à quel point l’accès aux
                                                  récentes d’études scandinaves. Traiter la          SAVIUC, P. et al. (1999). « Épidémiologie
médicaments explique un plus haut taux de         dépression : une stratégie efficace de pré-        des intoxications médicamenteuses volon-
suicide aujourd’hui en comparaison avec           vention du suicide », Santé mentale au             taires », Médecine thérapeutique, vol. 5, no 1,
certains autres moments dans l’histoire.          Québec, vol. XXVII, no 2, p. 235-259.              p. 45-48.
Cependant, nous avons raison de croire que        KREITMAN, N. et S. PLATT (1983). « Sui-            SHNEIDMAN, E. (1985). Definition of
notre conception des médicaments menant,          cide, unemployment, and domestic gas               Suicide, Northvale, Jason Aronson inc.
sinon à une « belle mort », du moins à une        detoxification », Great Britain J. Epidemiol.
                                                  Community Health, no 38, p. 1-6.                   STATISTIQUE CANADA (2002). Rapports
mort « acceptable », peut avoir pour effet
                                                                                                     sur la santé, vol. 13, no 2, Ottawa.
d’augmenter le risque suicidaire. Nous            KRUG, E.G. et al. (dir.) (2002). Rapport
savons que le contrôle de l’accès aux médi-       mondial sur la violence et la santé, Genève,       TANNEY, B. (1992). « Mental disorders,
                                                  Organisation mondiale de la santé.                 psychiatric patients, and suicide », dans R.W.
caments et les limitations d’accès à des                                                             MARIS et al., Assessment and Prediction of
quantités létales peuvent avoir un effet pré-     LAVALÉE, C. et al. (dir.) (1995). Aspects          Suicide, New York, The Guilford Press,
ventif. Mais ces méthodes de prévention du        sociaux reliés à la santé. Rapport de l’enquête    p. 277-320
suicide n’abordent pas les causes du suicide      sociale et de santé 1992-1993, vol. 2, Montréal,
                                                                                                     TONDO, L. et R.J. BALDESSARINI (2000).
et ne sauraient se substituer aux interven-       Santé Québec.
                                                                                                     « Reduced suicide risk during lithium main-
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                                                  p. 41-49.
                                                                                                     TOUSSIGNANT, M. et T. PAYETTE (1997).
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                                                  treatment for suicidality in schizophrenia :       interreliés, Gouvernement du Québec, Comité
                                                  International Suicide Prevention Trial             permanent de lutte contre la toxicomanie.
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                                                  vol. 60, no 1, p. 82-91.
                                                                                                     antidepressant era not shown a significant
                                                  MISHARA, B.L. (1995). « Conceptions de la          drop in suicide rates ? », Crisis, vol. 23,
                                                  mort et du suicide chez l’enfant : recherches      p. 77-82.

                                                                       43                                                 FRONTIÈRES ⁄ AUTOMNE 2003
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