Les sandinistes : Miles Christi d'une guerre juste ?

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Les sandinistes : Miles Christi d'une guerre juste ?
Cassandre Bouvier

                           Le Nicaragua des sandinistes : un miroir de la transition
                           démocratique espagnole (1978-1985)
                           Mémoire inachevé…

                           Éditions de l’IHEAL

Les sandinistes : Miles Christi d’une guerre juste ?

DOI : 10.4000/books.iheal.9245
Éditeur : Éditions de l’IHEAL
Lieu d’édition : Paris
Année d’édition : 2021
Date de mise en ligne : 26 novembre 2021
Collection : Chrysalides
EAN électronique : 9782371541696

http://books.openedition.org

Édition imprimée
Date de publication : 26 novembre 2021

Référence électronique
BOUVIER, Cassandre. Les sandinistes : Miles Christi d’une guerre juste ? In : Le Nicaragua des sandinistes :
un miroir de la transition démocratique espagnole (1978-1985) : Mémoire inachevé… [en ligne]. Paris :
Éditions de l’IHEAL, 2021 (généré le 08 septembre 2023). Disponible sur Internet : . ISBN : 9782371541696. DOI : https://doi.org/10.4000/books.iheal.
9245.
Les sandinistes :
Miles Christi d’une guerre juste ?

La construction d’une légitimité                                                  69

   Créé en 1961 par Carlos Fonseca, Tómas Borge et Silvio
Mayorga, le Front sandiniste de libération nationale, bien que
revendiquant sa filiation avec la croisade nationaliste de Sandino
contre l’ingérence américaine, relève davantage d’une guérilla
d’idéologie castro-guevariste.

L’émergence des sandinistes comme acteur politique légitime ?
   D’abord partisan d’une stratégie foquiste, qui débouche sur
un échec en grande partie à cause d’un milieu paysan hostile
aux guérilleros72, le Front n’est à la fin des années 1960 qu’un
groupuscule armé sans grande couverture « nationale », sans
grande notoriété ni légitimité. Il est écrasé par la garde nationale
et se terre dans le silence durant plusieurs années. Ce n’est qu’en
1974, et après quatre années à rester dans l’ombre, que le FSLN,
désormais mieux organisé, reprend les actions armées. La prise
en otage de plusieurs ministres dans la maison du somoziste
Chema Castillo et l’attaque de la caserne de Waslala marquent
d’ailleurs le début des opérations militaires sur tout le territoire

72. Pierre Vayssière, Les Révolutions d’Amérique latine, Paris, Le Seuil, 1991.
Le Nicaragua des sandinistes

     nicaraguayen. En l’espace de quelques mois seulement, les sandi-
     nistes, restés durant vingt ans en marge de la sphère du pouvoir,
     s’imposent sur l’échiquier politique nicaraguayen, dont il faut
     préciser certains particularismes.
        Au Nicaragua, la sphère politique est le lieu de rencontre
     d’une foule d’acteurs hétérogènes tels que les partis, entreprises
     et syndicats ou les organisations étudiantes, civiles et des Églises.
     La reconnaissance mutuelle de leurs « capacités de pouvoir » se
     fait dans une logique de négociation et de compromis visant à
     satisfaire les intérêts de chacun73. Or, tout nouvel acteur, prêt à
     faire ses preuves et porteur d’« une capacité », qu’elle soit finan-
     cière, économique, coercitive, militaire, morale ou sociale, peut
70   être intégré et évoluer dans cette sphère politique.
        D’autre part, au sein de la culture politique nicaraguayenne,
     l’usage de la violence comme modalité d’action apparaît légitime
     et permet la mobilité sociale de bon nombre d’acteurs politiques
     tels que Sandino ou Somoza García dans les années 1930. Le
     Nicaragua a été stigmatisé en raison des luttes incessantes entre
     libéraux et conservateurs, eux-mêmes soumis en interne à des
     querelles et à des luttes de pouvoir. La continuité de la dynastie
     Somoza au pouvoir est rendue possible grâce à l’utilisation récur-
     rente de négociations faites de pactes avec les factions conserva-
     trices, de clientélisme et de diverses faveurs envers les factions
     libérales, et par le recours à la répression contre ses opposants.
     Cette violence néanmoins codifiée, ritualisée et légitimée répond
     à une vision dichotomique de la société divisée entre les « civili-
     sateurs » et les « barbares » qui, rabaissés à un rang infra-humain,
     subissent la « juste » violence expiatrice des civilisateurs en charge
     de protéger la société du chaos et de la violence.
        Aussi, pendant quarante-deux ans, la dictature patriarcale
     des Somoza terrorise et exploite le peuple nicaraguayen en
     73. Charles W. Anderson, « Central American political parties: A functional approach »,
     Political Research Quaterly, vol. 15, no 1, mars 1962, p. 125-139, cité par Gilles Bataillon,
     Genèse… op. cit., p. 62.
1978-1982

s’appuyant sur une rhétorique anticommuniste. Se déclarant
premiers défenseurs de la patrie, les Somoza persécutent et assas-
sinent leurs opposants de tout bord tout en bâtissant une fortune
personnelle. Cette politique d’enrichissement personnel atteint
d’ailleurs son paroxysme au moment du tremblement de terre
de décembre 1972, à l’origine de la destruction de Managua et
du décès de près de 20 000 personnes. Pour faire face à cette
situation d’urgence, l’aide internationale débloque des fonds qui
seront détournés par Anastasio Somoza. Elle envoie également
des médicaments et des aliments de première nécessité, dont il
fera commerce. En tirant profit de la ruine de son pays et en
vendant à prix d’or des matériaux tel que le ciment, nécessaire à
la reconstruction et dont il s’était octroyé le monopole, Anastasio                           71
Somoza prive en même temps ses opposants de mannes finan-
cières importantes. Cette dérive hégémonique, ce despotisme
omnivore brisent les équilibres politiques et constituent alors
une infraction à la coutume politique nicaraguayenne.
    Non content de faire main basse sur toutes les richesses du
pays et de détourner l’aide internationale, Somoza vampirise
également son peuple. Les terribles troupes prétoriennes de
Somoza sont formées à l’assassinat et à la torture : on les incite à
se considérer comme des « tigres », des prédateurs assoiffés, ayant
pour vocation de se repaître du sang du peuple74. En 1978, il
crée à cet effet l’entreprise Plasmaféris dont l’activité consistait
à ponctionner le sang et le plasma des classes pauvres pour le
vendre aux États-Unis. Il incarnait en cela la figure du vampire
nécrophage, cannibale, décrépit et insatiable. L’image de Somoza
s’oppose progressivement à celle du jeune peuple nicaraguayen,

74. El País, 10 juin 1979, entretien avec le colonel nicaraguayen Bernardino Larios :
« Les consignes données étaient les suivantes : “Qui êtes-vous ?”, demandait-il et tous
hurlaient : “Des soldats !”. “Que font les soldats ?”, “Ils tuent !” ; “Qui est l’ennemi du
soldat ?”, “Le peuple !” ; “Que boit un soldat ?”, “Du sang pur !” ; “Le sang de qui ?”,
“Du peuple ! Du peuple !” La garde nationale enrôlait des jeunes adolescents souvent
marginaux et se chargeait de les éduquer en les déshumanisant. C’était le fils de Somoza,
surnommé “El Chiguin” qui veillait personnellement à leur formation. »
Le Nicaragua des sandinistes

     sacrifié à la pérennité d’un vieillard débile, malade, figure même
     de la décadence morale et politique. Ces multiples crimes
     et rapines furent largement dénoncés par le journaliste Pedro
     Joaquím Chamorro, directeur du journal La Prensa, qui devint
     l’un des plus fervents opposants politiques d’Anastasio Somoza,
     et aussi peut-être l’un des plus légitimes, puisque, en tant que
     conservateur, il avait refusé le pacte avec les libéraux. Contraint
     à des exils répétés, subissant arrestations et tortures, Chamorro
     fait figure d’homme intègre qui résiste, par la plume, à l’injustice
     et à la corruption75. Défenseur des déshérités, il devient le porte-
     parole de tous les secteurs d’une société pourtant fragmentée
     et désunie. Il incarne une figure incontournable de la scène
72   politique et intellectuelle nicaraguayenne, sans doute la plus à
     même de faire la synthèse nationale.
        Dans un pays où le Christ demeure la seule figure unificatrice,
     cette rhétorique chrétienne s’impose telle une antienne nationale.
     Au sein de cette dialectique, Chamorro n’hésite pas à se mettre
     en scène tel un Christ martyrisé, comme lors de son procès en
     1959, par un Somoza qui prenait les traits d’un Hérode, d’un
     Judas ou d’un Moloch, soit tout un panel de figures bibliques
     de traîtres ou d’assassins76. C’est pourquoi le 10 janvier 1978
     l’assassinat de cette figure « nationale », « christique », déclenche
     la chute des Somoza. Le meurtre du journaliste77 ne fait pas
     qu’aggraver la crise qui secoue le Nicaragua, il provoque un
     divorce moral irréversible entre la dictature et le peuple nicara-
     guayen. Ces différentes ruptures impliquent par ailleurs une
     nouvelle lecture des dynamiques qui sous-tendent la société
     et redéfinissent les enjeux d’un conflit qui, d’une lutte pour le

     75. Ces écrits sont les suivants : Estirpe sangriente, publié en 1958, et Diaro de un preso,
     publié en 1961.
     76. Gilles Bataillon, Genèse…, op. cit., p. 162-174.
     77. Bien que nous ayons commencé notre corpus avec l’assassinat de Chamorro, c’est en
     fait la prise d’otages du palais national survenue en août 1978 qui constitue notre point
     de départ. Les sandinistes ne sont en effet pas évoqués dans la presse espagnole lors de
     l’assassinat du journaliste conservateur.
1978-1982

pouvoir, se transforme en un combat de la civilisation contre la
barbarie incarnée par Somoza. Cet assassinat, rejeté de manière
unanime par la société nicaraguayenne, unifie tous les secteurs
de l’opposition autour de la figure martyrisée du « peuple » et
provoque leur identification nationale. Perçu comme la victime
christique d’un pouvoir barbare et païen, Chamorro devient un
martyr des libertés.
   Sa mort a deux conséquences : d’une part, la mise en place
d’un nouveau credo révolutionnaire qui proclame la néces-
sité de se défaire d’un monde corrompu et de fonder une
société nouvelle. L’assassinat de Chamorro donne à ce conflit,
jusqu’alors plus rhétorique que réaliste, une valeur performa-
tive et fait de l’affrontement une lutte du bien contre le mal qui     73
met en suspend les antagonismes existants dans l’opposition. Il
ne s’agit donc plus d’équilibrer les pouvoirs, mais de combattre
et d’obtenir l’écartement de Somoza et de ses fils de manière
pérenne. D’autre part, la mort de Chamorro instaure un état de
quasi-anomie dans le paysage politique nicaraguayen. Ce sont les
sandinistes, jusque-là écartés du conflit politique par les élites,
qui deviennent les héritiers de l’œuvre civilisatrice de Chamorro
dans laquelle la lutte armée va progressivement acquérir toute
sa place. La mort du journaliste donne en ce sens naissance à
une nouvelle figure « nationale », celle du guérillero sandiniste ou
« miles christi78 » d’une lutte du bien contre le mal qui puise dans
l’imagerie biblique.
   Alors que toute la société civile se mobilise pour protester
contre cet assassinat, les premières manifestations de solidarité
internationale fleurissent. À Madrid, un communiqué de solida-
rité avec le peuple nicaraguayen est signé par des personnalités
politiques telles que Felipe González et publié le 21 février
1978, soit plus d’un mois après la mort de Chamorro. La
coïncidence de cette date avec l’anniversaire de l’assassinat de

78. En latin : « le soldat du Christ ».
Le Nicaragua des sandinistes

     Sandino, survenu quarante-quatre ans auparavant et commis
     par le premier Somoza de la dynastie79, entraîne la juxtaposition
     des deux hommes, figures « nationales » du Nicaragua, et semble
     symboliser le trait d’union entre Chamorro et les sandinistes
     lesquels se réclament de l’œuvre de Sandino.
        Mais ce n’est que six mois plus tard que la passation de
     pouvoir se concrétise. En effet, c’est au cours de la spectaculaire
     prise d’otages du palais national conduite par Edén Pastora que
     les sandinistes font leurs « preuves ». Cette prise d’otages est pour
     eux un coup médiatique important : ils y acquièrent le statut
     de héros civilisateurs, ainsi que leur ticket d’entrée dans l’espace
     politique. Il s’agit de leur intronisation officielle comme acteur
74   politique ascendant. Une rapide rétrospective des événements
     nous indique que la prise d’otages débute le 22 août : un groupus-
     cule composé d’une vingtaine de guérilleros réussit à prendre en
     otage près de 2 000 personnes, parmi lesquels des députés et des
     journalistes venus assister à une séance du Congrès. La présence
     des parents de Somoza personnalise l’attaque dont les revendica-
     tions sont la libération des prisonniers politiques, sandinistes ou
     non, la mise à disposition d’un avion pour qu’ils fuient vers le
     Costa Rica, le versement de 10 millions de dollars et la diffusion
     d’un message de libération via les radios.
        En Espagne, la prise d’otages fait la une des deux quoti-
     diens auxquels nous nous intéressons et est qualifiée de « coup
     audacieux80 ». L’ABC et El País utilisent d’ailleurs la même photo
     d’Edén Pastora s’envolant vers le Costa Rica. La récurrence des
     superlatifs tel que « spectaculaire81 » souligne le caractère extraor-
     dinaire de l’action. El País insiste sur le fait qu’« Il apparaît encore
     incroyable qu’un groupe de personnes si réduit puisse contrôler
     un édifice aussi grand que le Palais et surveiller les 1 500

     79. Belén Blázquez Vilaplana, La proyección internacional de un líder político: Felipe
     González y Nicaragua 1978-1996, Séville, Centro de Estudios Andaluces, 2006, p. 160.
     80. Source incomplète. Citation originale : « Audaz golpe ».
     81. Source incomplète. Citation originale : « Espectacular ».
1978-1982

personnes présentes en son sein82 » ; tandis que ABC dénonce la
violence illégitime de l’action en titrant « La guérilla attaque le
Parlement » avec le surtitre « Attentat terroriste à Managua83 ».
La prise d’otages présentée comme un acte illégitime dans le
second quotidien est présentée dans le premier comme un acte
de libération. L’inversion est totale, les sandinistes passant du
statut de preneurs d’otages à celui de libérateurs.
   C’est par cet acte que la renaissance et la résurrection du
Nicaragua semblent être impulsées. En témoigne le titre que
donne El País à l’événement : « L’odyssée que des centaines de
personnes ont vécue au Palais national se termine84. » Le terme
d’odyssée est relativement positif. En outre, l’odyssée fait bien
entendu référence à l’œuvre d’Homère et à Ulysse, héros grec                                    75
vainqueur de la guerre de Troie qui, en s’introduisant dans la
ville du même nom et par le biais d’un cheval, en avait signé
la perte. À l’instar d’Ulysse, le commando sandiniste, composé
d’une dizaine d’hommes affublés d’uniformes de l’armée, s’intro-
duit dans le palais et tient en respect plus de 2 000 personnes.
L’Odyssée est une série d’épreuves : Ulysse subit l’exil, la sépara-
tion, mais revient à Ithaque pour reconquérir un pouvoir qui
lui appartient légitimement et qui lui fut usurpé durant son
absence. Le terme « odyssée » n’est pas ici appliqué exclusivement
aux sandinistes – et ce bien que la photographie d’Edén Pastora
s’envolant vers le Costa Rica fasse davantage penser à un retour
qu’à une fuite –, mais s’applique à tous les protagonistes de la
prise d’otages.
   Le Parlement, symbole du pouvoir du peuple, n’a pas été
asservi, mais au contraire libéré par les sandinistes. Ainsi, le

82. El País, 25 août 1978. Citation originale : « Aún resulta increíble que un grupo tan
reducido de personas pudiera controlar un edificio tan grande como el Palacio y vigilar a más
de 1 500 personas presentes en él. »
83. ABC, Madrid, 23 août 1978. Citation originale : « La guerrilla asalta el parlamento »,
« Atentado terrorista en Managua. »
84. El País. Source incomplète. Citation originale : « Concluyó la odisea del Palacio
Nacional de Nicaragua. »
Le Nicaragua des sandinistes

     véritable tortionnaire, le geôlier, n’est autre que Somoza qui
     prend alors figure du cyclope Polyphème, autre figure nécro-
     phage dont la capacité de nuisance est réduite par l’action de
     Ulysse. En effet, cette prise d’otages réussie est un premier coup
     de massue pour Somoza : les grèves reprennent, l’opposition
     demande sa démission et les insurrections populaires débutent.
     Il s’agit donc d’une épreuve collective nationale qui mène vers
     la libération, vers le retour et plus encore, vers la renaissance de
     tous.
        El País reprend cette vision : en page trois, deux photos se
     répondent. La première montre la Croix-Rouge évacuant un
     blessé sur une civière. La photo suivante présente trois femmes
76   enceintes regardant la civière partir. La légende indique qu’elles
     ont été libérées sans préciser pour autant de qui ou par qui :
     « Femmes enceintes après avoir été libérées85. » Nous pouvons
     supposer que les femmes n’ont pas été libérées des sandinistes,
     mais plutôt de Somoza qui aurait été d’ailleurs, plus que les
     sandinistes, le responsable désigné en cas de bain de sang. Le
     journal souligne en ce sens que la violence n’a pas été exercée
     contre les civils : « Les femmes et les enfants présents dans le
     bâtiment furent autorisés à le quitter ». « Certaines versions
     donnent le chiffre de cinq militaires morts86. » Ainsi ces deux
     photos symbolisent-elles la « presque fin » d’un monde ancien et
     décadent remplacé par un nouveau, prometteur pour l’avenir.
     ABC met également en avant cette atteinte à l’intégrité, à la force
     du colosse somoziste dans son titre « Somoza claudique devant
     la guérilla87. » La renaissance, la résurrection sont alors mis en
     exergue par la suite aux cours des combats, par cet antagonisme

     85. El País, 25 août 1978. Citation originale : « Mujeres embarazadas después de ser
     liberadas. »
     86. Ibid. Citation originale : « Las mujeres y niños presentes en el edificio fueron autorizados
     a abandonarlo », « Algunas versiones citan el número de cinco militares muertos. »
     87. ABC, Madrid, 25 août 1978. Citation originale : « Somoza claudica ante la guerrilla. »
1978-1982

d’une jeunesse prête à donner son sang face à un vieil homme
qui le ponctionne.
   Suite à cette prise d’otages, la popularité des sandinistes
atteint son sommet. ABC et El País mettent en avant cette accla-
mation populaire : « Les membres du commando sont félicités
avec enthousiasme par les étudiants panaméens88 », « Départ
enthousiaste », « Un départ de “Héros” acclamé par le peuple
de Managua », « 8 000 personnes se réunirent à l’aéroport pour
acclamer les insurgés89. »
   Alors que les sandinistes s’envolent vers le Costa Rica ou le
Panama, qui leur accordent avec le Venezuela un appui logis-
tique, diplomatique et parfois militaire, tous les secteurs de
l’opposition appellent à la grève nationale pour exiger la démis-                               77
sion du président. Des insurrections éclatent, notamment à
Matagalpa qui se déclare territoire libéré.
   Dans ce conflit où plus aucune transaction n’apparaît possible,
Somoza réagit de manière disproportionnée. Refusant de démis-
sionner, il ordonne le bombardement de villes, le lancement
d’offensives et d’opérations de nettoyage si violentes que cela
provoque l’inquiétude des pays voisins qui saisissent l’OEA90 et
tentent d’entreprendre des médiations. Les violences de Somoza
à l’encontre de son peuple et son refus obstiné d’accorder une
quelconque place à l’opposition l’isolent de plus en plus. Les
condamnations pleuvent. Début septembre, les députés de
la République dominicaine qualifient les actes de violence de
Somoza de « génocide contre son propre peuple » et de « honte
du continent américain91 ». Quelques jours plus tard, c’est le

88. Ibid. Citation originale : « Los miembros del comando son felicitados con entusiasmo por
estudiantes panameños. »
89. El País, 25 août 1978. Citation originale : « Entusiasta despedida » , « Una despedida de
“héroes” tributo el pueblo de Managua », « Unas 8 000 personas se congregaron en las instala-
ciones del aeropuerto para dar vivas a su paso al grupo insurgente. »
90. Organisation des États d’Amérique.
91. Source : dépêche AFP du 2 septembre 1978, provenance Saint-Domingue.
Le Nicaragua des sandinistes

     Parlement colombien qui déclare Somoza « habitant indésirable
     de l’Amérique92 ».
         Malgré les tentatives de l’opposition de négocier une solution
     politique, l’entêtement de Somoza durant l’hiver 1978-1979
     renforce l’option de la lutte armée prônée par les sandinistes et
     confirme leur entrée dans la sphère politique nicaraguayenne.
     Leur légitimité ne sera toutefois définitivement acquise que le
     8 juin 1979, en pleine reprise de l’offensive. Miguel Obando
     Bravo, archevêque de Managua devenu médiateur lors des prises
     d’otages de 1974 et de 1978, souligne à ce titre la justesse de
     l’insurrection armée lors d’une interview donnée à El País dont
     le titre reprendra les propos : « La guerre contre la violence au
78   Nicaragua est juste93 ».

     L’Espagne et la guerre civile nicaraguayenne : ligne de fracture
     entre politique pragmatique et politique affective ?
        « La victoire est à portée de main et le soutien du peuple
     espagnol est très important94. » À la suite des événements
     nicaraguayens, la politique de consensus interne voulue par les
     élites aperturistas est mise à mal. D’importantes dissonances
     apparaissent progressivement dans la classe politique espagnole,
     mais le gouvernement continue de maintenir des relations diplo-
     matiques et de fructueux rapports économiques avec le régime
     somoziste afin de préserver la stabilité du pays. Toutefois, aussi
     bien l’opinion publique que les partis de gauche exigent que
     celui-ci se positionne de manière exemplaire sur la question.
        En août 1978, lorsque la prise d’otages des sandinistes fait la
     une des journaux espagnols, la polémique concernant la vente
     d’armes espagnoles au régime somoziste est évoquée dans l’article

     92. Source : dépêche AFP du 13 septembre 1978, provenance Bogotá.
     93. El País, 8 juin 1979. Citation originale : « La guerra contra la violencia en Nicaragua
     es justa. »
     94. El País, 28 avril 1978. Citation originale : « La victoria está así alcanzada y es muy
     importante el apoyo del pueblo español. »
1978-1982

d’El País, « L’Espagne aide Somoza avec [l’envoi] d’armes95 »,
tandis qu’ABC n’en fait pas écho. En effet, cet article reprend les
propos du porte-parole du FSLN en Europe, Roberto Herrera :
              « Lors des ultimes actions de la garde nationale de Somoza,
              nous avons découvert qu’ils [les soldats] utilisaient un
              armement en provenance d’Espagne. Il en fut ainsi lors du
              massacre de Masaya, durant lequel périrent 1 200 paysans
              indiens. »
              « Compte tenu de la politique de droits de l’homme que
              prétend défendre Carter, se substituent à l’aide nord-améri-
              caine d’autres pays qui évoluent dans son orbite96. »

   Or, ce n’est pas la première fois que des personnalités sandi-                           79
nistes dénoncent l’aide militaire espagnole accordée à Somoza.
Un an auparavant, le 25 novembre 1977, lors d’une interview
donnée à Madrid, le prêtre sandiniste Ernesto Cardenal avait
déjà appelé le gouvernement à signifier sa solidarité en mettant
un terme à ses relations tant économiques que diplomatiques
avec Somoza. À deux reprises dans El País, il invitera le gouver-
nement espagnol à rompre avec le régime et à cesser les ventes
d’armes : d’abord, après la première insurrection de Matagalpa
en septembre 1978, puis le 6 mai 197997.
   Néanmoins, le 28 avril puis le 3 juillet, le journal indique
que « L’Espagne a continué à envoyer des armes au dictateur98 »
et présente les récits d’Edén Pastora et Humberto Ortega qui
relatent la saisie d’armes espagnoles chez les gardes de Somoza.

95. El País, 23 août 1979. Citation originale : « España ayuda con armas a Somoza. »
96. Ibid. Citation originale : « En las últimas acciones de la Guardia Nacional de Somoza
hemos descubierto que utilizan armamento de procedencia española. Así, ocurrió en la
matanza de Masaya, donde murieron más de doscientos campesinos indígenas. Dada la
política de derecho humano que dice defender Carter, la ayuda directa norteamericana está
iendo sustituida por otro países que se mueven en su orbita. »
97. El País, 7 octobre 1978.
98. El País, 6 mai 1979. Citation originale : « España ha seguido enviando armas al
dictador. »
Le Nicaragua des sandinistes

     Ils dénoncent notamment la complicité militaire et diploma-
     tique du gouvernement espagnol de l’UDC :
                   « Les Jeeps, les fusils […] et les grenades qu’utilise la garde
                   nationale pour massacrer le peuple sont espagnols. Le
                   peuple nicaraguayen comme le gouvernement qui remplace
                   Somoza éprouveront un ressentiment contre l’Espagne si
                   elle n’adopte pas une position claire contre le dictateur99. »

         Ces différentes accusations visant le gouvernement aussi
     bien que le peuple espagnol sont d’autant plus infamantes
     pour l’Espagne que l’allié traditionnel de Somoza, les États-
     Unis, retire au même moment ses crédits militaires pour cause
80   de non-respect des droits de l’homme. Le gouvernement de
     l’UCD dément à maintes reprises l’existence de ces contrats
     d’armement100.
         Avec l’intensification des combats courant juin 1979, l’actua-
     lité est couverte par des envoyés spéciaux dépêchés dans les zones
     de combat. Début juin, Ángel Luis de la Calle s’envole pour la
     première fois pour le Nicaragua. Il y écrira son premier reportage.
     Ce journaliste, correspondant d’El País en Amérique centrale,
     basé précédemment à Caracas, avait couvert la crise de 1978
     à San José au Costa Rica en tant qu’envoyé spécial. Il donne
     ainsi aux combats de la guérilla contre les forces somozistes une
     portée internationale, à forte valeur idéologique et médiatique,
     et signe l’implication du journal dans cet événement.
         Comme le souligne Abderrahman Beggar, l’envoyé spécial a
     pour mission de relater ce qu’il voit, d’en donner une informa-
     tion objective en même temps qu’il s’en fait témoin101. Il rend

     99. El País, 28 avril 1978. Citation originale : « Los jeeps, fusiles […] y granadas que
     utiliza la guardia nacional para masacrar al pueblo son españoles. Para ambos, el pueblo y el
     gobierno que sustituyan a Somoza, estarán resentidos con España si no adopta una posición
     clara contra el dictador. »
     100. Cf. par exemple El País, 25 août 1978.
     101. Abderrahman Beggar, La Transition au Nicaragua vue de Paris et Madrid dans la
     presse quotidienne, Turin, L’Harmattan Italie, 2001, p. 26.
1978-1982

compte et authentifie la réalité par sa présence. El País nous offre
son premier reportage dans son numéro du 4 juin 1979. Par
ailleurs, comme d’autres journalistes, Ángel Luis de La Calle a
été invité par Somoza à visiter l’un des fronts pour témoigner de
l’état des combattants, des gardes nationaux et des sandinistes
et de donner une vision globale et objective de la situation.
Aussi, dès le paragraphe d’introduction écrit en gras à gauche, le
journal annonce son intention de délivrer la réalité :
              « Une juste appréciation des événements au Nicaragua
              implique nécessairement d’aller plus loin que l’information
              délivrée par l’armée nicaraguayenne et la guérilla sandiniste.
              […] La garde nationale du Nicaragua a invité un groupe de
              journalistes étrangers pour qu’ils soient les témoins directs                     81
              des combats dans une zone où la victoire de l’armée semble
              imminente102. »

   Sous le paragraphe, en caractère gras, le journal nous rappelle
sa présence : « El País a visité le front sud qui jouxte la frontière
avec le Costa Rica103. » Au prisme du titre « Au Nicaragua, les
sandinistes et la garde nationale de Somoza se livrent à une
guerre ouverte104 », l’article met d’emblée l’accent sur la nature
de la situation nicaraguayenne. Il ne s’agit plus des seules actions
d’une guérilla, mais bien d’une guerre, au sens classique du
terme, dont il est question. Cela implique de fait la reconnais-
sance de l’armée sandiniste comme étant une force régulière,
jouissant d’une violence légitime.

102. El País, 4 juin 1979. Citation originale : « Una apreciación justa de los aconteci-
mientos en Nicaragua pasa necesariamente por el desbordamiento de la información que
tanto el Ejercito nicaragüense como la guerrilla sandinista dan de los hechos. […] La guardia
nacional de Nicaragua invitó a un grupo de periodistas extranjeros para que presenciaran
directamente los combates en pleno frente, en una zona donde la victoria del Ejercito parecía
inminente. »
103. El País, 3 juin 1979. Citation originale : « El País visitó el Frente sur, junto a la
frontera con Costa Rica. »
104. Ibid. Citation originale : « En Nicaragua, sandinistas y la guardia nacional de Somoza
libran una guerra abierta. »
Le Nicaragua des sandinistes

        Le journaliste fait ensuite allusion au voyage qu’il a effectué
     pour se rendre sur le front et précise qu’il s’agissait là d’« une
     sorte de journée [curieusement] espagnole105 ». En outre,
                   « Nous, journalistes, avons été véhiculés dans un autobus
                   Pegaso. Nous avons voyagé jusqu’à la frontière avec le Costa
                   Rica dans des avions C-212 […]. [Puis] nous nous sommes
                   déplacés à bord d’un autre bus Ebro. Et, pour finir, des Jeeps
                   composaient la batterie des véhicules légers des troupes de
                   la gare nationale106. »

        L’envoyé spécial compose son récit de multiples références à la
     présence et à l’aide espagnole qui équipe le camp des somozistes
82   et, notamment, son transport dans des véhicules de marque
     espagnole. Le « curieusement » souligne que le journaliste tourne
     en dérision les déclarations du ministère des Affaires étrangères
     espagnol qui niait l’existence de tels contrats, bien qu’il s’agisse
     non pas d’armes mais de transport militaire. La suite du texte
     révèle l’implication d’autres puissances : « des camions israéliens,
     des lance-roquettes argentins, des grenades de la Nouvelle-
     Orléans, des fusils automatiques belges et des munitions de
     calibre 50 d’origine coréenne107 ».
        Cet article fait donc ressortir deux points primordiaux concer-
     nant l’attitude adoptée par l’Espagne à l’égard du conflit se dérou-
     lant entre somozistes et sandinistes. Le premier fait état de l’impli-
     cation espagnole dans la vente de matériel militaire à Somoza
     et est implicitement condamné par El País. Le second concerne

     105. Ibid. Citation originale : « El viaje curiosamente fue para este corresponsal una especie
     de jornada española. »
     106. Ibid. Citation originale : « […] los periodistas fuimos trasladados en un autobús Pegaso.
     Los aviones en los que viajamos a la frontera de Costa Rica fueron tres C-212 […] fuimos a
     bordo de otro autobús Ebro. Y, para finalizar, jeeps de esta última marca componían básica-
     mente la flota de vehículos ligeros de las tropas de la Guardia Nacional ».
     107. Ibid. Citation originale : « [Para compensar en el mismo escenario vimos] camiones
     israelíes, lanzacohetes argentinos, granadas de Nueva Orleans, fusiles automáticos belgas y
     munición del calibre 50, de procedencia coreana. »
1978-1982

l’attitude morale à tenir vis-à-vis de la guerre civile et insiste sur le
devoir des Espagnols et du gouvernement à se positionner formel-
lement vis-à-vis des forces belligérantes en présence. En recourant
au terme de « guerre ouverte », El País valide indirectement les
requêtes des personnalités sandinistes qui appellent, elles aussi, le
gouvernement et le peuple espagnol à se prononcer clairement sur
la question de la reconnaissance de leur combat.
    Cela s’avère d’autant plus urgent pour l’Espagne qu’à partir
du printemps 1979 un nombre croissant de gouvernements
étrangers rompent les uns après les autres leurs liens diplo-
matiques avec Somoza en raison de ses actions qualifiées de
« dénaturées », « barbares » et « génocidaires ». En effet, le 21 mai
1979, le Mexique rompt ses relations au nom du génocide                     83
pratiqué par Somoza contre son propre peuple. Le 17 juin, alors
qu’une junte et un gouvernement d’opposition provisoire sont
créés au Nicaragua, les pays du pacte Andin (Bolivie, Colombie,
Équateur, Pérou et Venezuela) accordent à la guérilla sandiniste
le statut de force belligérante légitime. Le 22 juin, ce sont les
États-Unis qui désavouent le pays, après l’exécution d’un journa-
liste américain par les gardes. Le 25 juin enfin, le Brésil rompt
ses relations avec le pays.
    Ces derniers événements isolent de plus en plus Somoza sur le
plan international et tandis que la guerre redouble de violence,
ils poussent la commission des Affaires étrangères du Parlement
espagnol à se prononcer sur la question lors de la session du
26 juin 1979. L’UCD y présente une motion qui condamne en
substance les bombardements de la population civile et exige le
respect des droits de l’homme. Si, à cette occasion, le parti de
centre-droit applaudit la décision des pays du pacte Andin de
reconnaître les sandinistes en tant que force belligérante légitime,
nous soulignons toutefois la relative neutralité de cette motion.
En mentionnant le respect des droits de l’homme et la cessation
des bombardements de la population civile, elle s’adresse en effet
aux deux camps.
Le Nicaragua des sandinistes

        À l’instar d’autres forces de gauche, le PSOE prie instam-
     ment, comme de nombreux gouvernements latino-américains,
     le gouvernement d’adopter une position idéologiquement ferme
     et de rompre diplomatiquement avec le régime de Somoza108.
     Le Parlement s’oppose pourtant à une telle mesure. Bien que le
     régime somoziste soit agonisant, le gouvernement poursuit sa
     politique de reconnaissance des États, non pas des régimes, et
     persiste à ne pas vouloir rompre avec Somoza et à ne pas recon-
     naître le statut de belligérants aux sandinistes. Deux ans plus
     tard, la légitimité du combat des forces insurrectionnelles salva-
     doriennes est reconnue par la déclaration franco-mexicaine de
     Cancún du 28 août 1981. Pourtant, en dépit des incitations de
84   González au gouvernement de Sotelo à s’y joindre, l’Espagne
     s’abstiendra par prudence de voter sur ce sujet lors de l’assemblée
     générale de l’ONU.
        Peu avant la tenue de la session au Parlement, El País offre
     durant trois jours consécutifs, les vendredi 22, samedi 23 et
     dimanche 24 juin 1979, une présentation un peu particulière
     qui soulève de nouvelles interrogations. En effet, les actualités
     de la guerre civile nicaraguayenne sont placées en page trois,
     tandis qu’en page deux est proposée une chronique historique
     et divisée en trois articles, photos à l’appui, à propos de la
     politique franquiste face à la Shoah : « La politique espagnole
     devant l’holocauste juif109. » Sur la page de gauche dans l’édition
     du vendredi, un article titré « Franco approuve la persécution
     nazie contre les juifs en décembre 1939110 », auquel répond, sur
     la page de droite un article sur la guerre civile nicaraguayenne
     « Un avion de la guérilla sandiniste bombarde “le bunker” de

     108. El País, 20 juin 1979. Citation originale : « La guerra de Nicaragua será tratada por
     el Parlamento español. »
     109. El País, 22 juin 1979. Citation originale : « La política Española ante el holocausto
     judío. »
     110. Ibid. Citation originale : « Franco aprobó la persecución nazi de los hebreos en
     diciembre. »
1978-1982

Somoza à Managua111. » Le samedi la chronique à gauche est
titrée : « Soumission et au service des Allemands sans l’intro-
duction de lois antisémites112 » et le dimanche, la chronique se
termine par l’article : « L’odyssée des Séfarades espagnols113. »
   La particularité de cette configuration éditoriale réside dans
trois traits distinctifs. Tout d’abord, les premières pages d’El País,
sont d’ordinaire exclusivement consacrées à l’actualité interna-
tionale. Par ailleurs, cette parution est présentée en un format
du journal léger, constitué d’à peine quelques dizaines de pages.
Enfin, le fait d’insérer une chronique historique en deuxième
page nous paraît tout à fait incongru, puisque nous n’avons pas
eu l’occasion d’observer ce phénomène dans d’autres numéros
hors notre corpus. Nous pouvons donc nous interroger sur la                                   85
mise en parallèle directe et frontale d’une page de l’histoire de la
politique extérieure franquiste vis-à-vis d’un sujet aussi trauma-
tique que la Shoah avec l’actualité brûlante du Nicaragua.
   Cette chronique évoque en effet deux spectres : celui du
franquisme, proprement espagnol et dont la victoire fut large-
ment conditionnée par les aides matérielles des puissances de
l’axe et par la neutralité des démocraties occidentales, et celui
de l’holocauste, qui incarne quant à lui, le traumatisme suprême
du monde occidental. Depuis 1945, les atrocités du régime nazi
servent de normes quant à ce qui relève du barbare, de l’inhu-
main. Par cette mise en parallèle, Somoza, accusé d’être le génoci-
daire de son propre peuple, est inclus dans cette inhumanité. Ne
pas le condamner, ou même se contenter d’adopter une attitude
passive, s’assimilerait-il alors à une collaboration ? On trouve un
premier élément de réponse dans le paragraphe d’introduction
qui condamne la neutralité, la « passivité » du gouvernement de

111. Ibid. Citation originale : « Un avión de la guerrilla sandinista bombardea “el bunker”
de Somoza en Managua. »
112. El País, 23 juin 1979. Citation originale : « Sumisión y servicio a los Alemanes, sin
introducir leyes antisemitas. »
113. El País, 24 juin 1979. Citation originale : « La Odisea de los sefardíes españoles. »
Le Nicaragua des sandinistes

     l’UCD qui, rappelons-le, est l’héritier du franquisme : « Une
     première phase de soumission totale aux Allemands, sans intro-
     duire cependant de lois antisémites […] pourrait difficilement
     être qualifiée de résistance passive114. »
         Si le PCE et le PSOE demandent à maintes reprises la nécessité
     de reconnaître les forces sandinistes au niveau gouvernemental
     et militaire, c’est parce qu’au sein de l’affrontement contre
     Somoza, elles représentent les « forces démocratiques ». Leur
     action trouve chez eux un écho tout particulier au vu de l’his-
     toire de leur jeune démocratie espagnole. Car, avec l’adoption
     d’une nouvelle constitution entérinant le « pacte du silence », la
     guerre civile espagnole et les années de dictature franquiste se
86   trouvent désormais juridiquement enterrées.
         C’est donc à la lumière des événements nicaraguayens que
     toutes leurs interrogations rejaillissent. Comment oublier que,
     quarante années plus tôt, le camp républicain avait souffert de
     l’internationalisation du conflit espagnol et que, malgré sa légiti-
     mité démocratique, les grandes démocraties européennes lui
     avaient tourné le dos ? Comment oublier que le camp nationa-
     liste de Franco, pourtant force « illégitime », s’était fait toutefois
     reconnaître par de nombreux États comme une force belligé-
     rante légitime ? Comment oublier que, toute la guerre durant, le
     camp républicain, de plus en plus affaibli, s’était débattu pour
     garder une reconnaissance internationale ?
         Le pacte du silence et des lois d’amnistie avaient conduit les
     élites franquistes et républicaines à s’accorder sur le fait de ne
     pas instrumentaliser la guerre d’Espagne ou le franquisme dans
     le débat politique et dans la sphère journalistique. Or, ces trois
     chroniques, bien qu’elles n’évoquent concrètement ni la guerre
     d’Espagne ni les dérives du régime autocratique de Franco,
     semblent d’une certaine manière faire entorse à cet accord.
     114. El País, 23 juin 1979. Citation originale : « De una primera fase de sumisión total a
     los alemanes aunque sin introducir leyes antisemitas […] difícilmente podría calificarse como
     de resistencia pasiva. »
1978-1982

   Le silence du gouvernement espagnol avait déjà été frappant
en octobre 1978. Lors de la séance de l’ONU du 2 octobre,
le ministre des Affaires étrangères avait réitéré la volonté de
l’Espagne de défendre les droits humains. Pourtant, lorsqu’avec
les événements de septembre 1978, plus aucun doute ne peut
être émis quant aux dérives du régime, le gouvernement garde
le silence. Ce fait est d’autant plus surprenant que le gouverne-
ment de l’UCD n’hésite pas, parallèlement, à condamner ouver-
tement l’apartheid en Afrique du Sud ou encore les exactions
au Zimbabwe115. Aussi, le Nicaragua de 1978 évoquerait-il des
démons à proprement parler espagnols ?
   Finalement, le gouvernement espagnol reconnaît la junte le
19 juillet 1979, lors de la victoire sandiniste. Mais cette recon-                           87
naissance ne se fera pas sans souci et suscitera d’après El País de
nombreuses critiques au sein de la société espagnole :
              « En Espagne, le slogan de “deuxième Cuba” s’élève tel un
              reproche et telle une accusation contre le gouvernement
              qui est attaqué pour sa supposée rapidité à reconnaître le
              nouveau régime. Il n’en est rien. L’Espagne tout comme les
              États-Unis ont appliqué la “doctrine Estrada” qui implique
              la continuité des relations diplomatiques avec un pays quel
              que soit son changement de régime116. »

    Cette politique « du coup par coup » dépourvue de lignes
directrices cohérentes et de clarté s’explique en grande partie par
la situation extrêmement instable dans laquelle se trouve la jeune
démocratie. Hormis sur l’axe des droits de l’homme, le gouver-
nement de l’UCD, en termes de politique extérieure, en est à
ses premiers balbutiements. Il préfère ainsi inscrire sa politique
115. Belén Blázquez Vilaplana, op. cit., p. 160.
116. El País, 21 juillet 1979, rubrique opinion. Citation originale : « En España, la
consigna de la “segunda Cuba” se alza como un reproche y una acusación contra el Gobierno,
al que se ataca por su supuesta rapidez en reconocer el nuevo régimen. Lo cual no existe.
España como Estados Unidos ha aplicado la “doctrina Estrada” que implica la continuidad
en las relaciones diplomáticas con un país sea cual sea su cambio de régimen. »
Le Nicaragua des sandinistes

     dans la continuité franquiste et éviter toute identification, toute
     importation ou instrumentalisation du conflit nicaraguayen en
     Espagne, ce qui ne manquerait pas de réveiller quelques cadavres.

     Les sandinistes : fascination pour le combattant
     ou révulsion pour la guerre ?
        Alors que la guerre fait rage et que Somoza est l’objet
     d’une condamnation unanime dans le monde, les sandinistes,
     dépeints comme les résistants les plus acharnés de la dictature,
     acquièrent la légitimité recherchée. Leur évocation dans la
     presse internationale traduit une certaine idéalisation fondée
88   sur leurs qualités guerrières : leur courage, leur jeunesse, leur
     combativité, leur sacrifice de sang pour libérer le Nicaragua
     et leurs qualités de combattants victorieux, nobles et magna-
     nimes envers le vaincu.

     Le guérillero nouveau
         Dans cette optique, tandis qu’El País fait d’importantes
     descriptions laudatives visant à humaniser le guérillero, ABC à
     l’inverse garde une certaine distance à l’égard des sujets sandi-
     nistes et somozistes. Il est important de souligner que les descrip-
     tions qu’il effectue restent peu courantes et se focalisent essen-
     tiellement sur l’aspect guerrier des deux camps, perçus comme
     des entités destructrices.
         Entre le 4 juin et le 19 juillet 1979 et au fur et à mesure de la
     percée des sandinistes, El País en fait une description « héroïque »
     qu’il oppose bien souvent à la description des gardes nationaux.
     Il privilégie les sources « selon le Front117 » ou reprend les propos
     des sandinistes, auxquels il donne la parole dans des interviews,
     flattant leurs compétences guerrières et leur certitude de la

     117. El País. Source incomplète. Citation originale : « según el frente… ».
1978-1982

victoire118. Dans ce combat acharné, les sandinistes s’incarnent
en David luttant contre Goliath. Ainsi, les « compétences » de
« David » sont mises en avant : l’extrême jeunesse tout d’abord119 :
« des soldats de quinze ans120 », « l’extrême jeunesse de beaucoup
des soldats, certains desquels atteignent avec difficulté les seize
ans121 », « un autre très jeune122 ». C’est ensuite le caractère réduit
de l’armée sandiniste et leur inexpérience militaire123 qu’il
souligne : « lors de l’offensive militaire “finale”, 5 000 sandinistes
armés défièrent directement les 15 000 hommes de la garde
nationale ». Ce triptyque jeunesse, inexpérience et petit effectif
révèle la fragilité supposée de ce David sandiniste face au Goliath
somoziste dont les effectifs, abondamment équipés, mais surtout
plus nombreux et formés professionnellement aux arts et aux                                   89
stratégies de la guerre.
   Pourtant, si l’inexpérience militaire et la faiblesse des effectifs
des jeunes forces sandinistes avaient joué en leur défaveur dans
une guerre ouverte, leurs avancées retentissent ici comme autant
de victoires et renforcent la parabole David-Goliath : « Une
importante force sandiniste aurait réussi à rompre l’étau de fer
de la garde nationale dans la zone124. » Les qualités humaines
des guérilleros sont d’autant plus mises en valeur que le courage
pallie le manque d’effectifs et que l’enthousiasme de l’extrême
jeunesse compense l’inexpérience. Le quotidien relate :

118. Nous avons relevé dans El País une interview de Somoza et deux conférences de
presse : les occurrences concernant les sandinistes sont les plus nombreuses, on en recense
une douzaine de 1978 à 1979.
119. Il n’est d’ailleurs pas certain que de jeunes hommes ne se trouvent dans la garde
nationale : Somoza avait l’habitude de recruter parmi les enfants des rues.
120. El País, 3 juin 1979. Citation originale : « Soldados de quince años. »
121. Ibid. Citation originale : « la extrema juventud de muchos de los soldados, algunos de
los cuales alcanzan con dificultad los dieciséis años ».
122. Ibid. Citation originale : « […] otro jovencísimo ».
123. El País, 18 juillet 1979. Citation originale : « En la ofensiva “final” de carácter
militar, 5 000 sandinistas armados desafiaron directamente la Guardia Nacional de 15 000
hombres. »
124. El País, 5 juillet 1979. Citation originale : « Una importante fuerza sandinista [que]
habría conseguido romper el cerco hierro de la Guardia Nacional en la zona. »
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