LES SERVICES DE RENSEIGNEMENT SOVIÉTIQUES ET RUSSES : CONSIDÉRATIONS HISTORIQUES - Rapport de recherche #28 Colonel Igor PRELIN - Cf2R

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LES SERVICES DE RENSEIGNEMENT SOVIÉTIQUES ET RUSSES : CONSIDÉRATIONS HISTORIQUES - Rapport de recherche #28 Colonel Igor PRELIN - Cf2R
Centre Français de Recherche sur le Renseignement
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LES SERVICES DE RENSEIGNEMENT
        SOVIÉTIQUES ET RUSSES :
   CONSIDÉRATIONS HISTORIQUES
                       Colonel Igor PRELIN
        Rapport de recherche #28
                                             Avril 2021
LES SERVICES DE RENSEIGNEMENT SOVIÉTIQUES ET RUSSES : CONSIDÉRATIONS HISTORIQUES - Rapport de recherche #28 Colonel Igor PRELIN - Cf2R
2   PRÉSENTATION DE L’AUTEUR
    Le colonel Igor Nicolaevich Prelin a servi toute sa carrière
    (1962-1991) au KGB où il a occupé successivement des
    fonctions au Service de contre-espionnage, au Service
    de renseignement (Guinée, Sénégal, Angola), à l’École de
    renseignement – en tant qu'instructeur il a eu Vladimir
    Poutine parmi ses élèves – et comme officier de presse du
    dernier président du KGB, le général Kriouchkov.

    De 1995 à 1998, le colonel Prelin est expert auprès du Comité de
    la Sécurité et de la Défense du Conseil de la Fédération de
    Russie (Moscou). Depuis, il consacre son temps à l’écriture
    d’essais, de romans et de scénarios, tout en poursuivant en
    parallèle une « carrière » d’escrimeur international.

    ABOUT THE AUTHOR
    Colonel Igor Nicolaevich Prelin served his entire career
    (1962-1991) in the KGB, where he successively held
    positions in the Counterintelligence Service, the Intelligence
    Service (Guinea, Senegal, Angola), the Intelligence School - as a
    professor he had Vladimir Putin among his students - and as
    press officer to the last KGB president, General Kriushkov.

    From 1995 to 1998, Colonel Prelin was an expert at the
    Committee on Security and Defense of the Council of the
    Russian Federation (Moscow). Since then, he has devoted
    his time to writing essays, novels and screenplays, while
    pursuing a "career" as an international fencer.
RÉSUMÉ                                                                                                                     3

LES SERVICES DE RENSEIGNEMENT
SOVIÉTIQUES ET RUSSES :
CONSIDÉRATIONS HISTORIQUES

Les services de renseignement et de sécurité                 Il existe un certain nombre de traits caractéristiques
soviétiques furent sans aucun doute les plus                 du renseignement soviétique à l’origine de son efficacité.
puissants et les plus effi-caces du XXe siècle. Jusqu'à      Dès sa création a été mise en place une structure
l'effondrement de l'URSS, ils ont été des éléments           unique réunissant contre-espionnage et renseignement
essentiels de son système de sécurité et ont exercé          extérieur, qui a permis d'assurer une coopération sans
une influence déterminante sur les événements mon-           faille entre ces unités. De plus, les services eurent
diaux. Pourtant, ils ont été créés pratiquement à            l’avantage de bénéficier de « conditions favorables »
partir de rien au cours des premières années qui ont suivi   leur permettant de recruter largement à l’étranger en
l'établissement du régime soviétique. Mais leur expansion    raison de la popularité de l’idéologie communiste. Mais
a été rapide car de nombreux révolutionnaires                cet avantage n’a cessé de se réduire au cours de la
bolcheviks avaient une grande expérience du travail          Guerre froide en raison des excès du régime de
clandestin, y compris à l’étranger.                          Staline, des « événements hongrois » (1956), de la
                                                             destitution Khrouchtchev (1964), de l'invasion de la
Rapidement, la Tcheka a obtenu des résultats impres-         Tchécoslovaquie (1968) et de l'intervention en
sionnants. Dans les années 1920, ses membres ont mené        Afghanistan (1979). Une dernière caractéristique du
des opérations qui ont permis de neutraliser les activités   renseignement soviétique était le recours aux
contre-révolutionnaires pilotées depuis l’étranger. Puis,    postes clandestins et aux illégaux, ce qui lui a permis
dans les années 1930, de nombreux agents ont été             de mener des opérations de grande envergure,
recrutés : d’abord au Royaume Uni – avec le célèbre réseau   couronnées de succès.
de Cambridge qui a fonctionné pendant près de vingt ans –,
puis en Allemagne, au cœur des structures d’État et des      Mais dans les dernières années du régime
services spéciaux du IIIe Reich.                             communiste, les services soviétiques, affaiblis, ne sont
                                                             pas parvenus à empêcher leurs adversaires de
La Seconde Guerre mondiale a ensuite donné lieu à            créer d’importants réseaux de renseignement en
de nombreux succès des services soviétiques. À               URSS et de recruter des agents jusque dans leurs rangs.
l'automne 1941,        l'opération  Snow      a    permis
d’accélérer l'entrée des États-Unis dans la guerre           Le KGB a été dissous en 1991 et fragmenté en
contre le Japon et d'empêcher une invasion                   plusieurs agences, ce qui a considérablement affaibli
japonaise     en     Extrême-Orient soviétique.       Les    l’efficacité du système. La situation n'a été que
services soviétiques ont averti le gouvernement              partiellement redressée quinze ans plus tard, lorsque le
de la date de l’invasion allemande de 1941, puis,            FPS et la FAPSI ont de nouveau fusionné avec le FSB.
tout au long de la guerre, ont régulièrement                 Toutefois, contrairement à 1917, le renseignement russe
fourni     des     informations    sur     les offensives    a réussi à maintenir une continuité, en termes de
adverses. Ils ont conduit des opérations d’ampleur           personnel, de       documentation         opérationnelle et
sans     précédent,     notamment    Berezino,    la plus    d'expérience professionnelle. Cela a permis aux
grande opération de désinformation du conflit.               services de renseignement et de sécurité de suivre tous
Parallèlement, au cours des années 1940, le                  les événements pouvant être défavorables à la Russie,
service soviétique a mené l'opération Enormoz aux            d’appuyer sa politique étrangère et de lutter contre les
États-Unis afin d'obtenir des informations sur la            services de renseigne-ment étrangers qui n'ont jamais
création de la bombe atomique aux États-Unis.                cessé leurs activités sur le territoire russe.
4   EXECUTIVE SUMMARY

    The Soviet intelligence and security services were              allowed for seamless coope-ration between these units.
    undoubte-dly the most powerful and effective of the 20th        In addition, the services had the advantage of benefiting
    century. Until the collapse of the USSR, they were              from "favorable conditions" allowing them to recruit
    essential elements of its security system and had a             widely abroad because of the popularity of communist
    decisive influence on world events. Yet they were               ideology. But this advantage has been steadily
    created virtually from scratch in the first years after the     diminishing during the Cold War because of the excesses
    establishment of the Soviet regime. But their expan-sion        of Stalin's regime, the "Hungarian events" (1956), the
    was rapid because many Bolshevik revolutionaries                removal of Khrushchev (1964), the invasion of
    had extensive experience in underground work,                   Czechoslovakia (1968) and the intervention in
    including abroad.                                               Afghanistan (1979). À final feature of Soviet intelligence
                                                                    was the use of clandestine stations and illegal
    Soon the Cheka achieved impressive results. In the 1920s,       operators, which allowed it to conduct large-scale,
    its members carried out operations that neutralized             successful operations.
    counterre-volutionary activities from abroad. Then, in
    the 1930s, many agents were recruited : first in the            But in the last years of the Communist regime,
    United Kingdom - with the famous Cambridge network              the weakened Soviet services were not able to
    which operated for nearly twenty years - and then in            prevent their opponents from creating          large
    Germany, at the heart of state structures and                   intelligence networks in USSR and recruiting agents
    intelligence services of the Third Reich.                       even from their ranks.

    The Second World War then brought many successes                The KGB was disbanded in 1991 and fragmented into
    for the Soviet services. In the fall of 1941, Operation         several agencies, which significantly undermined the
    Snow helped accelerate the entry of the United States           effectiveness of the system. The situation was only
    into the war against Japan and prevented a Japanese             partially rectified fifteen years later, when the FPS
    invasion of the Soviet Far East. Soviet services warned         and FAPSI were again merged into the FSB.
    the government of the date of the German invasion               However, unlike in 1917, Russian intelligence
    of 1941, and then throughout the war, regularly                 managed to maintain continuity in terms of
    provided information on the ennemy            offensives.       personnel,           ope-rational         documentation
    They     conducted     operations     of unprecedented          and professional experience. This allowed the
    scale, including Berezino, the largest disinformation           intelligence and security services to follow all
    operation of the conflict. At the same time, during the         events that could be unfavorable to Russia, to
    1940s, the Soviet service conduc-ted Operation                  support Russian foreign policy          and   to  fight
    Enormoz in the United States, in order to gather                against foreign intelli-gence services that have
    information about the creation of the american atomic           never ceased their activities on Russian territory.
    bomb.

    There are a number of characteristics of Soviet
    intelligence that make it so effective. From its inception, a
    unique struc-ture was established, bringing together
    counterintelligence and foreign intelligence, which
SOMMAIRE                                                                                                                                                                                                                                        5

INTRODUCTION ......................................................................................................................................................................................................................... 6

AVERTISSEMENT .................................................................................................................................................................................................................... 7

1. LES ORIGINES ....................................................................................................................................................................................................................... 9
    L’HÉRITAGE DE LA RUSSIE IMPÉRIALE ................................................................................................................................................................... 9
    NAISSANCE DES SERVICES SPÉCIAUX SOVIÉTIQUES ................................................................................................................................10

2. LES SPÉCIFICITÉS DU RENSEIGNEMENT SOVIÉTIQUE ..................................................................................................................12
    L’UNITÉ DU SYSTÈME DE RENSEIGNEMENT ET DE SÉCURITÉ ............................................................................................................12
    LA PUISSANCE DU LEVIER IDÉOLOGIQUE .........................................................................................................................................................13
    LE RECOURS AUX ILLÉGAUX ......................................................................................................................................................................................15
    AU SUJET DES « GLORIEUX TCHÉKISTES » .....................................................................................................................................................15

3. LES SUCCÈS DU RENSEIGNEMENT SOVIÉTIQUE ................................................................................................................................17
    ANNÉES 1920 ET 1930 .....................................................................................................................................................................................................17
    SECONDE GUERRE MONDIALE ...................................................................................................................................................................................18
    GUERRE FROIDE ...................................................................................................................................................................................................................19

4. BILAN DE LA GUERRE FROIDE ............................................................................................................................................................................21
    BILAN DE LA GUERRE SECRÈTE ...............................................................................................................................................................................21
    L’AFFRONTEMENT AVEC LES SERVICES FRANÇAIS ................................................................................................................................. 22
    LA DISSOLUTION DU KGB ............................................................................................................................................................................................ 23

CONCLUSION : LA PERMANENCE DU RENSEIGNEMENT RUSSE .................................................................................................25

GLOSSAIRE .................................................................................................................................................................................................................................27
6   INTRODUCTION

    Les historiens qui détermineront la place du XXe siècle        Qu'est-ce que le renseignement soviétique ? Il convient de
    dans l'histoire de l'humanité auront certainement              rappeler d'emblée qu'au cours de l'histoire de l’URSS,
    beaucoup de mal à choisir un événement ou un                   des structures et des organisations nombreuses et
    phénomène qui pourrait prétendre caractériser ce               variées furent engagées dans des activités de
    siècle étonnant et turbulent et lui donner son nom. Ils        renseignement. Cependant, dans la seconde moitié du XXe
    sont susceptibles de proposer diverses options :               siècle, seuls deux services exerçaient cette fonction :
    « l'ère     des      grands bouleversements sociaux »,
                                                                   • le renseignement militaire de l'État-major général des
    « l'ère des guerres les plus destructrices et les
                                                                     forces armées (GRU), dont la tâche principale était
    plus sanglantes        de     l'histoire  de l'humanité »,
                                                                     d'obtenir des informations sur la situation militaire et
    « l'ère de l'énergie nucléaire, de l'espace et de la
                                                                     politique des pays voisins de l'Union soviétique ;
    cybernétique », « l'ère de l'information, des théories
    misanthropiques et de la prise de conscience de l'unité        • et le renseignement politique, dont la tâche principale
    et de la vulnérabilité de l'humanité », etc.                     était d’assurer la sécurité de l'Union soviétique et de
                                                                     soutenir sa stratégie internationale.
    Peut-être      qu'une     telle    proposition      semblera
    étonnante à certains, mais on peut admettre que                Les services de renseignement et de sécurité de l’URSS ont
    quelqu'un puisse suggérer d'appeler le XXe siècle              été principalement créés dans les trois premières années
    « le siècle des services spéciaux », reconnaissant ainsi       qui ont suivi l'établissement du régime soviétique en
    leur rôle et l’importance exceptionnelle qu’ils ont eu à       Russie, c'est-à-dire entre 1917 et 1920. Dès lors, et jusqu'à
    l’occasion des rivalités politiques, économiques et            l'effondrement de l'URSS, ils ont été des éléments essentiels
    idéologiques. En réalité, cela ne serait pas                   de son système de sécurité nationale.
    immérité, même si, bien sûr, l'histoire du siècle dernier
    ne se réduit pas celle de la lutte entre l’espionnage
    et le contre-espionnage. Mais il est indispensable que
    ces deux métiers soient pris en compte : en effet,
    que serait l'âge de l'information sans « l’intelligence » !

    Dès lors, il ne fait aucun doute - et beaucoup
    soutiendront ce point de vue - que lorsque l'on parle
    d’agences de renseignement et de sécurité, on ne peut
    manquer        d’évoquer      les    services soviétiques,
    représentés par le KGB et le GRU. Quoi que l’on
    pense d’eux, ils furent sans aucun doute les plus puissants
    et les plus efficaces du XXe siècle, et ils ont exercé
    pendant de nombreuses           années    une     influence
    déterminante sur l'équilibre des pouvoirs comme
    dans le monde du renseignement.
AVERTISSEMENT                                                                                                                        7

Avant d'aller à l'essentiel, je voudrais m'excuser par            officiers du KGB de ma génération, je n'ai pas eu à m'engager
avance et prévenir le lecteur qu'il ne doit pas s'attendre à      dans des « affaires sales » et je n'ai donc pas à avoir
ce que je présente une histoire absolument objective et           honte ni à me repentir. Vous devez convenir qu'il est
impartiale. En tant qu’être humain, je suis conscient de ma       difficile d'être impartial avec une telle biographie, et plus
subjectivité. En effet, je suis entré au KGB fin 1961             encore, d'être mécontent de son sort ! Les vieux loups
avec un diplôme en métallurgie et j'ai servi dans cette           perdent leurs dents mais pas leurs habitudes et la vie est
agence pendant exactement trente ans, jusqu'à sa                  trop courte pour changer les croyances !
dissolution après la chute de l'Union soviétique. Après
avoir obtenu mon diplôme de l'École supérieure de                 C'est pourquoi je ne vais pas faire de remarques critiques
contre-espionnage, j'ai travaillé pendant cinq ans dans           sur les services secrets soviétiques, bien que l'on puisse
le contre-espionnage territorial, où j'étais chargé               trouver de nombreuses raisons de le faire si l'on veut. Il y a
d'assurer la sécurité des entreprises industrielles de            pas mal de gens qui le feront à ma place avec beaucoup de
défense. J'ai ensuite obtenu mon diplôme de l'Institut du         succès.
renseignement Andropov (aujourd'hui l'Académie du
renseignement étranger) et j'ai travaillé pendant                 Je vais essayer de parler de ce qui a donné aux services de
vingt-deux ans dans le service de renseignement                   renseignement soviétiques et russes le droit bien
extérieur, plus précisément à la Direction du contre-             mérité     d'être   considérés      comme       les   services
espionnage à l’étranger.                                          spéciaux les plus puissants et les plus efficaces au monde.

Au sein d’un service de sécurité, un officier du                  Mais il est d'abord nécessaire de clarifier certains
contre-espionnage est souvent comparé à un chasseur,              termes utilisés dans les différents services spéciaux car
puisqu’il traque les espions adverses. À l’opposé, un agent       chaque agence a son propre vocabulaire et ses propres
du renseignement extérieur peut être considéré comme              traditions. Sans cette clarification, il sera difficile - et
le « gibier », car il évolue en milieu hostile. Et un membre      parfois même impossible - de comprendre de quoi nous
du contre-espionnage extérieur a le lourd privilège               allons parler. Voici donc la terminologie russe.
d’être à la fois un chasseur et un « gibier ». Au cours
de ma carrière professionnelle, j'ai occupé les trois             Il convient tout d'abord de prêter attention aux
rôles et, croyez-moi quand je vous le dis, en                     termes « renseignement » et « espionnage », en
travaillant à l'étranger pendant dix ans, j'ai excellé dans       rappelant qu'au          début     du     XXe     siècle,    ils
chacun d'eux. À l’issue de mon troisième séjour à                 recouvraient deux significations distinctes. Pendant les
l'étranger (Guinée, Sénégal, Angola), j'ai servi pendant          opérations de combat, c'est-à-dire sur le champ de
six ans comme instructeur à l'Institut de la Bannière             bataille, les informations          sur    l'ennemi     étaient
rouge, le centre de formation du KGB, où l'actuel                 principalement obtenues par le biais du renseignement
président russe Vladimir Poutine fut l'un de mes                  (militaire). Par espionnage, on entend en revanche le travail
étudiants. Puis j'ai travaillé pendant              trois ans,    des agents dans le pays d'un ennemi potentiel en temps
jusqu'à      ma      retraite,   comme responsable des            de paix, et derrière les lignes ennemies en temps de guerre.
relations publiques et des médias du KGB, tout en
étant attaché de presse pour son dernier président,               Dans les pages qui suivent, nous utiliserons également
Vladimir Kryuchkov.                                               des termes tels que « renseignement légal »
                                                                  et « renseignement illégal ». Le mot « légal » est à
Ma carrière professionnelle a été extrêmement réussie, je         prendre entre guillemets           car    aucun service    de
n'ai donc aucune raison de me plaindre de mon sort et de          renseignement n’agit légalement ; par définition, il s'agit
critiquer l'agence dans laquelle j'ai servi. Grâce au KGB, j'ai   toujours d'une activité clandestine, donc illégale. Dans
eu une vie passionnante, j'ai vu le monde - croyez-moi,           ce cas, « légal » signifie que la recherche du
cela n'était alors pas facile dans l'environnement                renseignement est effectuée à partir d'établissements
soviétique et peu de gens l'ont fait -, j'ai rencontré des        officiels      d’un État         (ambassades, représentations
personnes extraordinaires et j'ai participé aux                   commerciales et autres) dans un pays étranger, c’est-à-dire
événements qui ont marqué l'histoire du monde. Par                bénéficiant d’une couverture diplomatique. Et « illégal »
conséquent, j'ai accumulé de merveilleux souvenirs                signifie que les opérations de renseignement sont conduites
pour bercer mes vieux jours, dont je peux être fier. En           en totale clandestinité, en utilisant des structures non
outre, j'ai eu de la chance : comme la plupart des                officielles et l’identité d'autres États.
8

    Une dernière précision : dans les services de
    renseignement soviétiques et maintenant russes, les
    personnes     qui    font    partie   de    la     fonction
    publique - c'est-à-dire les officiers-traitants, les
    contrôleurs, les cadres opérationnels et techniques,
    les    analystes    et    autres    -    sont     appelées
    « employés » ou « travailleurs opérationnels ». Les
    personnes coopérant secrètement avec les services de
    renseignement mais qui n’en sont pas membres, à
    différentes périodes historiques, sont appelées, selon les
    périodes historiques : informateurs, employés secrets ou
    non officiels, assistants non officiels, agents... Ce
    dernier terme étant le plus souvent utilisé dans les
    services de sécurité soviétiques et russes, c’est celui qui
    sera employé ci-après.

    Enfin, pendant toute la période soviétique, le
    renseignement de sécurité de l'État vit se succéder
    différentes structures aux noms variés, mais ce furent
    toujours les mêmes hommes qui les animèrent : le VChK, le
    GPU, l'OGPU, le NKVD, le NKGB, le MGB, le KGB. Pour
    simplifier la compréhension, le nom KGB sera le plus
    souvent utilisé indépendamment de l'époque considérée.
1. LES ORIGINES                                                                                                                                          9

Constantin Melnik1, un analyste et expert internationalement                         fantasmes2 que la Russie a été le premier pays à organiser un
reconnu dans le domaine des services secrets, que je                                 service de renseignement sous sa forme moderne. Je suis tout à
respecte beaucoup et avec lequel j'ai entretenu des relations                        fait d'accord avec son affirmation et vais essayer d’en donner
amicales pendant près de vingt ans, affirme dans son livre                           des preuves convaincantes.
extrêmement complet et instructif Les Espions. Réalités et

L’HÉRITAGE DE LA RUSSIE IMPÉRIALE
Bien avant 1917, un service de renseignement existait                                ministre des affaires étrangères dans le gouvernement de
en Russie et à certaines périodes il a fonctionné assez                              Napoléon de 1797 à 1807 : Charles Maurice de Talleyrand-
efficacement. La première mention de son existence dans les                          Périgord.
chroniques russes remonte au Xe siècle. Puis, le service de
renseignement russe a été officialisé en tant que service public                     Dès les premiers jours de l'invasion de la Russie, Napoléon
professionnel en 1549, lorsque le tsar Ivan Ier créa le                              est sous l'influence de la désinformation diffusée par le
Département du renseignement extérieur (Prikaz : « Bureau                            commandement militaire russe. De fausses informations
des      ambassadeurs     »),     c'est-à-dire   un     bureau                       selon lesquelles l'armée russe se préparait à une bataille
diplomatique destiné à recueillir des informations par tous les                      générale ont largement limité ses actions visant à une
moyens disponibles, y compris secrets. Ainsi, l’histoire du                          avance rapide à l'intérieur du pays, laissant à l’état-major du
renseignement russe n’a rien à envier à celle de la Grande-                          tsar le temps d'organiser la défense et finalement de gagner la
Bretagne, le renseignement britannique étant souvent                                 guerre.
considéré comme le plus ancien service au monde. Puis, les
services de renseignement russes ont été créés en tant que                           Le renseignement russe a également été très actif avant et
structure indépendante par le tsar Alexei Mikhailovich qui, en                       pendant la Première Guerre mondiale. Il a réussi à obtenir de
1654, a mis en place une chancellerie spéciale : l'Ordre des                         nombreux documents allemands d’importance stratégique :
affaires secrètes. Sous Pierre Ier (1682-1725), les objectifs                        un plan de mobilisation, des informations sur le déploiement
du service de renseignement extérieur deviennent davantage                           des forces sur le terrain et les réserves, des données sur les
militaires que diplomatiques en raison de la situation de                            fortifications stratégiques, etc. En effet, dès 1906, l'attaché
l'époque.                                                                            militaire en Autriche, Marchenko, était parvenu à recruter le
                                                                                     chef du service de renseignement militaire austro-hongrois,
L’étape suivante – et importante – du développement du                               le colonel Alfred Rödl. Il travailla pendant dix ans pour les
renseignement russe est liée à la menace que fit peser sur le                        services de renseignement russes, ce que les historiens
pays l'invasion de Napoléon. À l'honneur du service de                               du renseignement considèrent comme le plus important
renseignement et de ses dirigeants, face à ce danger, de                             recrutement d’un agent d'une puissance étrangère parmi
solides mesures préventives furent prises qui permirent                              tous les espions opérant en Europe avant la Première Guerre
d'obtenir des informations secrètes et opportunes                                    mondiale. C'est de Rödl que l'état-major russe reçut des
concernant les plans et les intentions de Napoléon et de                             documents aussi importants que le Plan-3 – plan d'attaque
choisir la bonne stratégie d'action militaire, ce qui a abouti à                     de la Serbie – et le Plan de déploiement stratégique
sa défaite.                                                                          de l'armée d'Autriche-Hongrie contre la Russie. Un autre agent
                                                                                     de renseignement russe très précieux fut le colonel
Nesselrode, l'ambassadeur de Russie en France, reçut ces                             Jandrzek, de l'état-major austro-hongrois, recruté en 1910.
renseignements de la plus haute importance d’un agent
français travaillant sous les pseudonymes de « cousin                                Cependant, à la fin de la Première Guerre mondiale, il n'existait
Henri », « Leandre », « Anna Ivanovna » et « conseiller                              pas en Russie de structure centralisant les renseignements
juridique ». Celui qui se cachait derrière tous ces alias était le                   issus des différents services. Certes, aucun autre pays de la
duc de Bénévent, grand-chambellan de la cour impériale,                              Triple Entente3 n’en disposait non plus.

1
  Ancien conseiller pour le renseignement de Michel Debré – Premier ministre du général De Gaulle - pendant la guerre d’Algérie.
Auteur de nombreux ouvrages sur l’histoire du renseignement.
2
    Ellipses, Paris, 2008.
3
    Alliance militaire entre la France, le Royaume-Uni et la Russie..
10

     Les départements militaires, diplomatiques, industriels,             l'été 1917. Mais à ce moment-là, la Révolution de février
     financiers, commerciaux et autres, ainsi que le ministère            avait déjà eu lieu et la monarchie fut renversée ; et,
     de l'Intérieur, collectaient des informations chacun de leur côté.   en octobre 1917, la révolution socialiste éclata et une
                                                                          nouvelle ère commença alors, caractérisée par un changement
     L’autre lacune majeure du renseignement russe était la               complet de gouvernement et de toutes les institutions de
     faiblesse du travail d'analyse au niveau central. Une                l'État, y compris les services spéciaux.
     réorganisation commencée avant la guerre dût être reportée à

     NAISSANCE DES SERVICES SPÉCIAUX SOVIÉTIQUES
     Ainsi, les services de sécurité soviétiques furent créés             Pourtant, l'un des problèmes les plus difficiles que connut le
     pratiquement à partir de rien. Il n’y eut aucune continuité          service de renseignement extérieur soviétique à ses débuts
     avec les structures préexistantes. De nombreux officiers du          fut le manque de personnel qualifié. Il avait en effet besoin de
     service de renseignement tsariste partirent en exil, aucun           personnes instruites, équilibrées, connaissant les langues
     d'entre eux n'aurait accepté de servir le gouvernement               étrangères, ayant l'expérience de la vie à l'étranger, et sachant
     soviétique ; et même s'ils avaient donné leur accord,                se sentir à l’aise dans la haute société. Or, les
     personne ne les aurait embauchés pour travailler dans les            représentants de l'aristocratie russe, les commerçants, les
     services de sécurité soviétiques en raison de leur origine           propriétaires d'usines, les propriétaires terriens et même les
     sociale inacceptable. Les agents étrangers n'auraient jamais         intellectuels fortunés étaient considérés comme des
     non plus travaillé pour la Russie soviétique. Nous avons donc dû     "exploiteurs", des "éléments socialement étrangers", de
     repartir de zéro.                                                    sorte qu'il était strictement interdit de les employer dans les
                                                                          services de sécurité et autres agences gouvernementales.
     Mais il serait faux de dire que seuls des amateurs sont venus
     travailler dans les services de sécurité soviétiques. Leur           À ce stade, il est nécessaire de clarifier un point qui a fait
     organisation efficace et leur développement rapide ont été           l'objet pendant de nombreuses années de débats passionnés et
     facilités par le fait que de nombreux bolcheviks, notamment          de toutes sortes de spéculations, tant en URSS qu'à
     ceux qui étaient considérés comme des révolutionnaires               l'étranger. Il est bien connu que les organes de sécurité de
     professionnels, étaient habitués à opérer dans le secret et          l'État, y compris les services de renseignement, étaient l'une
     avaient une grande expérience du travail clandestin,                 des institutions où la présence des Juifs dans les institutions
     y compris en exil. Ils avaient établi des structures                 de l'État soviétique était la plus visible. Lors de la création de
     illégales bien implantées à l'étranger et comptaient un              la Tcheka à l'époque de Dzerjinski et jusqu'au milieu des
     nombre incalculable de partisans, déclarés ou non,                   années 1940, les Juifs ont été employés par les services
     dans divers cercles. En raison de leur expérience, ce sont           de sécurité soviétiques en tant qu'opérateurs de base,
     eux qui furent choisis pour créer les services spéciaux de           ainsi que dans tous les postes de direction. Cela
     l’URSS sous la direction de Félix Dzerjinski et qui                  s'explique par le fait qu’en ces temps difficiles, la
     en formèrent l’ossature ; ce sont eux qui ont établi la              pénurie de personnel était telle, qu’il était indispensable de
     tradition tchékiste, laquelle a été strictement respectée            faire appel à eux comme à quelques autres nationalités non
     pendant toute la période soviétique et l'est encore                  russes.
     largement aujourd'hui.
                                                                          Lors de la Perestroïka en URSS, les nationalistes russes les
     Au cours des premières années du régime soviétique, la               plus féroces – appartenant à des organisations telles que
     création de réseaux d'informateurs à l’étranger ne présentait        Pamyat ou L’Unité nationale russe – et quelques
     pas de difficultés insurmontables. Il suffisait qu'un agent de       nouveaux démocrates ont multiplié les critiques contre le
     renseignement, avant de partir pour un pays quelconque,              régime en expliquant que la politique de Gorbatchev –
     contacte les anciens bolcheviks ayant opéré dans la                  comme d'autres au cours de l’histoire soviétique – était
     clandestinité et ceux-ci lui donnent les coordonnées et les          due aux machinations des sionistes, qui auraient occupé des
     procédures de communication avec une douzaine de leurs               postes clés à la direction de nombreux organismes
     contacts et amis dans le pays. L’agent n'avait plus alors qu'à se    d'État, y compris dans les organes de sécurité. Cela est
     rendre sur place, à se présenter et le réseau de renseignement       faux. Les Juifs très instruits issus de familles riches, ainsi
     était prêt à œuvrer à son profit. À partir de cette organisation     que ceux ayant reçu une éducation dans les universités
     fonctionnant de manière fiable, il fut possible d’obtenir les        européennes, étaient considérés par leur origine sociale
     secrets les plus confidentiels des pays étrangers et les envoyer     comme "petits bourgeois", c'est-à-dire socialement
     à Moscou.                                                            proches des éléments du prolétariat, et non comme des
                                                                          représentants des classes exploiteuses, ce qui n'empêchait
                                                                          donc pas leur intégration dans les services publics.
11

Il a fallu de nombreuses années pour que les représentants          Affaires intérieures. Ce groupe a mené de nombreuses et
des nouvelles "classes dirigeantes"             soviétiques         dangereuses opérations de renseignement et de sabotage à
reçoivent un enseignement secondaire, puis supérieur,               l’étranger, notamment l'enlèvement et la liquidation de
apprennent les langues étrangères et puissent rejoindre             personnalités de l'émigration russe blanche. Il est
les rangs des services spéciaux.       En 1938, l'École             responsable de l'enlèvement des dirigeants de l'Union
spéciale (plus tard l'école n°101 du KGB) fut créée et              russe des généraux, Kutepov et Miller, à Paris, dans les
accueillit des étudiants provenant exclusivement de la              années 1930, ainsi que de l’élimination de transfuges et de
classe ouvrière. Les diplômés de l'école – Institut de la           traîtres. Un autre espion majeur fût Leiba Feldbin - alias
Bannière rouge du KGB, renommé en 1968 du nom de Yuri               Alexander Orlov, pseudonyme opérationnel "Shved" -,
Andropov – formèrent alors l'épine dorsale des services de          qui fût directement impliqué dans la création et la
renseignement soviétiques au cours des décennies                    gestion du réseau de Cambridge en Grande-Bretagne.
suivantes.        Aujourd'hui,     cet       établissement          Pendant la guerre civile espagnole, "Shved" fut
d'enseignement, transformé en Académie du SVR, forme les            résident du NKVD et a personnellement dirigé le
cadres du service de renseignement russe.                           transfert des réserves d'or espagnoles vers l'Union
                                                                    soviétique. Il effectua de nombreuses autres opérations
Les Juifs ont travaillé en masse dans les services de sécurité      majeures. En 1938, craignant des représailles, il s'enfuit
soviétiques jusqu'en 1948, date à laquelle, suite à la création     aux États-Unis où il vécut de nombreuses années. Il fut
de l'État d'Israël et à sa victoire sur les Arabes dans la guerre   interrogé à plusieurs reprises par le FBI mais ne trahit
d'indépendance, Staline a lancé une campagne antisémite             aucun des agents des services de renseignement
en Union soviétique : la plupart des Juifs ont alors été            soviétiques qu'il connaissait, dont Kim Philby et ses collègues
expulsés des agences de sécurité et de renseignement. Mais          du réseau de Cambridge.
au cours des années 1920 et 1930, le travail des Juifs au
sein des services de renseignement soviétiques était
très utile et efficace, et ils ont grandement contribué à
leurs plus belles réalisations dans les années d'avant-
guerre.

Parmi les espions les plus performants de cette
période figure Naum Eitingon. Avant la révolution, sa
famille s'occupait depuis plusieurs décennies du
commerce de la fourrure et possédait des maisons de
commerce dans de nombreux pays d'Europe et
d'Amérique latine. À la demande de Felix Dzerjinski, le
Commissariat du peuple au commerce extérieur de l'URSS
instaura, au début des années 1920, des conditions
préférentielles pour l'achat et l'exportation de fourrures
depuis la Russie soviétique. Cela permit à Etingon de se
déplacer librement dans le monde entier, d'avoir des
points de chute partout, de bénéficier de l'aide de
nombreux parents, de ressources financières, des
connexions utiles et d’une couverture idéale pour
conduire ses activités de renseignement. C'est Eitingon
qui a organisé et mené à bien l'opération Duck : l'assassinat au
Mexique, sur ordre personnel de Staline, de son plus
dangereux adversaire politique, Léon Trotsky. Pendant la
Seconde Guerre mondiale, Eitingon fut l'un des chefs du
célèbre Département de reconnaissance et de subversion
du NKGB, qui organisa la lutte des partisans sur les
arrières de la Wehrmacht.

Un autre brillant représentant de cette communauté
ayant servi le renseignement soviétique est Yakov
Serebryansky. Il dirigea un groupe d'opérations spéciales
hautement     secret,     entré   dans    l'histoire   du
renseignement soviétique sous le nom de Groupe de
Yasha, directement subordonné au commissaire des
12   2. LES SPÉCIFICITÉS DU
     RENSEIGNEMENT SOVIÉTIQUE
     Pour commencer, je voudrais parler de la spécificité du             que soit leur nationalité : la compétence des personnels ;
     service de renseignement soviétique, de ses particularités,         l’organisation opérationnelle mise en place afin d'obtenir des
     de son style et de son professionnalisme. Il est connu que          renseignements de natures politique, militaire, scientifique,
     toutes les agences de renseignement du monde utilisent des          technique et économique ; l’exploitation de ce que l'on
     méthodes de travail inventées dans les premiers temps de            appelle le "facteur humain" - en d'autres termes, les
     la civilisation humaine et qui sont devenues depuis des             agents et les relations de confiance -; et l'utilisation de
     méthodes universelles. Par conséquent aucune agence de              moyens techniques.
     renseignement dans le monde n'a le droit de revendiquer la
     primauté dans ce domaine. Au cours des siècles, les                 Quelles furent donc les principales caractéristiques et les
     services de renseignement n’ont fait que les reproduire et          différences du renseignement soviétique par rapport à
     les améliorer.                                                      ses homologues étrangers ? Quelles "spécialités", ou en
                                                                         langage moderne, quels savoir-faire les espions
     Il existe toutefois un certain nombre de caractéristiques           soviétiques ont-ils développés dans la guerre secrète
     qui distinguent les agences de renseignement, quelle                contre leurs adversaires ?

     L’UNITÉ DU SYSTÈME DE RENSEIGNEMENT ET DE SÉCURITÉ
     En raison de conditions historiques spécifiques, dès les            l'échange d'informations utiles et leurs activités au sein
     premières années du régime soviétique en URSS s'est                 d'une seule agence et avec une seule direction, sans
     forgé le concept d'un service unique de sécurité d'État, le         barrières bureaucratiques supplémentaires, que s’il avait
     contre-espionnage et le renseignement étranger étant                existé deux services distincts. Par exemple, lorsque le
     réunis au sein d’une seule agence. Il faut rappeler qu'en           renseignement extérieur a obtenu des informations sur
     décembre 1917 - c'est-à-dire un mois et demi après la               les     intentions  des     services   de   renseignement
     Révolution d'octobre -, des organes de contre-espionnage            étrangers contre le pays, sur leurs employés et sur les
     avaient été créés pour lutter contre les activités contre-          agents qui se préparaient à opérer en Union soviétique
     révolutionnaires. Puis, en décembre 1918, le Département            et sur les actes subversifs de nature hostile prévus,
     spécial - contre-espionnage militaire - de la Tcheka fut créé. Ce   alors ces renseignements ont été communiqués sans
     n'est que deux ans plus tard, en décembre 1920, lorsque les         délai aux unités de contre-espionnage et toutes les
     état-majors des organisations contre-révolutionnaires se            activités pour les neutraliser ont été menées en étroite
     sont déplacés à l'étranger - y compris en France - et ont           coopération entre les deux organismes.
     commencé à coopérer étroitement avec les services
     secrets étrangers, qu'a été créé le service de renseignement
                                                                         • Deuxièmement, le niveau professionnel des membres des
     extérieur (Département des affaires étrangères de la
                                                                          services et l'efficacité de actions ont été sensiblement
     Tcheka). Il a été formé à partir d’éléments issus du contre-
                                                                          accrus grâce à la rotation régulière du personnel entre les
     espionnage et est devenu partie intégrante du service de
                                                                          unités de recherche et de contre-espionnage. Cet
     sécurité de l'État soviétique. Dans les années qui suivirent, il
                                                                          avantage a d'ailleurs été souligné par les experts
     y eut des tentatives répétées de séparer le service de
                                                                          étrangers des services spéciaux. En effet, il existait une
     renseignement du contre-espionnage, de le subordonner à
                                                                          pratique solidement établie au KGB selon laquelle la
     d'autres départements ou de le transformer en une agence
                                                                          plupart des membres des services de renseignement
     indépendante ; mais elles ont échoué et n'ont fait que nuire.
                                                                          soviétiques recevaient d’abord une formation en contre-
     C'est pourquoi ce principe d’un service unique a été maintenu
                                                                          espionnage et commençaient leur carrière professionnelle
     jusqu'à l'effondrement de l'Union soviétique.
                                                                          dans les structures territoriales relevant de l'appareil
                                                                          central du contre-espionnage. La connaissance des
     Quels ont été les avantages de cette organisation ?
                                                                          services de sécurité étrangers et de leurs méthodes de
      • Premièrement, elle a permis d'assurer une coopération             fonctionnement les aidait ensuite à réussir dans le travail de
       opérationnelle claire et efficace entre toutes les unités de       renseignement. De même, une partie des membres issus
       renseignement et de contre-espionnage. Il était beaucoup           du service de renseignement extérieur, qui se virent
       plus facile et rapide de coordonner leur travail, d'organiser      affectés au cours de leur carrière dans des
13
unités de contre-espionnage, utilisa avantageusement                                  • Troisièmement, l’association du travail de renseignement et
l'expérience acquise à l'étranger pour détecter les                                     de contre-espionnage au sein d'une même agence était
employés et les agents des services de sécurité étrangers en                            beaucoup moins coûteuse qu'au sein de deux services
Union soviétique. Il est bien évident que dans des                                      distincts car cela permettait la réduction des coûts liés à la
conditions « d'existence séparée », il était impossible                                 gestion du personnel et au fonctionnement (équipement
d'assurer une rotation du personnel aussi efficace.                                     opérationnel, communications, transport, etc.).

LA PUISSANCE DU LEVIER IDÉOLOGIQUE
Un autre trait caractéristique et un grand avantage du                                   vanter du fait que des ressortissants étrangers aient coopéré
renseignement soviétique par rapport aux agences de                                      avec elles pour des raisons idéologiques. Les services
renseignement occidentales était le privilège indéniable qu'il                           secrets soviétiques peuvent le faire ! Les agents les plus
avait de pouvoir réaliser un important travail de recrutement à                          fiables, qui obtenaient les renseignements les plus
l’étranger sur des bases politiques et idéologiques - ce que les                         précieux et qui étaient prêts à faire n'importe quel
agences de renseignement occidentales, en particulier la CIA,                            sacrifice – voire même à mourir –, travaillaient pour le
qualifiaient « d'idéologique » - lui permettant de créer et                              renseignement soviétique uniquement              pour     des
d’entretenir de nombreux réseaux de renseignement.                                       raisons idéologiques ! C'est précisément à de tels
Cette efficacité était liée aux « conditions favorables » dont il                        agents que le renseignement soviétique doit ses
bénéficia pendant la Guerre froide en raison de la popularité de                         plus grands succès. À titre de preuves, il suffit de
l’idéologie communiste. Un Français a dit un jour - je ne me                             nommer Richard Sorge, Kim Philby, Donald Maclean,
souviens pas exactement qui - « Les Russes ont inventé                                   Guy Burgess, Anthony Blunt, John Cairncross, Julius
l'amour pour ne pas avoir à payer les femmes ». Par analogie,                            Rosenberg, Klaus Fuchs, Theodore Hall, Morris et Lona
nous pouvons dire que les services de renseignement                                      Cohen et d'autres agents « atomiques » : George Blake,
soviétiques ont "inventé" les bases idéologiques et                                      Georges Puck, Heinz Felfe, Arne Treholt… et bien d'autres
politiques du recrutement d'agents parce qu'elles                                        agents inconnus.
permettaient de réaliser des économies importantes.
                                                                                         Mais le recrutement sur une base idéologique et
L’adhésion politique et idéologique est essentielle, pas                                 politique est un art difficile, car les doctrines politique et
seulement pour les services de sécurité. Toute                                           idéologique sont inconstantes. Elles ont subi d’importants
organisation, tout parti, tout mouvement ou toute                                        changements, parfois imprévisibles, pendant la durée du
entreprise souhaite avoir dans son personnel des individus                               régime soviétique. Leur         fondement,       bien      sûr,
motivés qui mettent volontairement leur énergie et leurs                                 a       toujours    été l'idéologie communiste. Mais
capacités au service de la cause commune, dont ils                                       celle-ci n'a jamais été quelque chose d'invariable
partagent pleinement les objectifs et qu’ils sont prêts à                                et de stable : elle a été soumise à des évolutions et
servir fidèlement.                                                                       des fluctuations constantes, au même titre que la fameuse «
                                                                                         ligne du PCUS », laquelle a varié en fonction de la
Dans un service de renseignement, où la fiabilité du                                     vision du monde des divers dirigeants soviétiques.
personnel et des agents est primordiale, cette exigence                                  Aussi le levier idéologique s’est révélé sensible aux
revêt une importance particulière car c'est la conviction                                événements qui se déroulaient en URSS, ainsi qu’à
idéologique qui cimente ses membres et rend son activité                                 l'attitude du monde extérieur à l’égard de ces évolutions.
efficace et invulnérable.
                                                                                         Dans       les     années        post-révolutionnaires,      la
Par manque de connaissances, je ne peux juger de la place                                base idéologique reposait sur une croyance naïve mais
qu'occupe la base idéologique dans le travail de recrutement                             ferme en l'inéluctabilité de la « révolution mondiale ». Sa
des agences de renseignement occidentales1. Mais le fait                                 réalisation fut confiée au Komintern et de nombreux
que la plus grande partie des agents du service de                                       « combattants idéologiques » s’engagèrent sous la
renseignement soviétique – et les meilleurs – a été recrutée sur                         bannière de cette organisation pour préparer « l’avenir
des bases idéologiques et politiques est un fait                                         radieux de l'humanité ». Au cours des années précédant le
incontestable. Peu d’agences de renseignement peuvent se                                 second conflit mondial, l’axe principal de la base idéologique

1
 Toutes les agences de renseignement du monde occidental recrutaient – et continuent de recruter – des agents en utilisant
quatre leviers : les sympathies politiques, l'intérêt matériel (argent), la menace de compromission (chantage) et l'ego (amition
ou frustrations personnelles). Le renseignement russe n’utilisait pas ce quatrième levier.
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