Les voix de la marge : Tennessee Williams et Michel Tremblay Voices from the Margin: Tennessee Williams and Michel Tremblay - Érudit

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Traduction, terminologie, re?daction

Les voix de la marge : Tennessee Williams et Michel Tremblay
Voices from the Margin: Tennessee Williams and Michel
Tremblay
Louise Ladouceur

Figures du traducteur/Figures du traduire I                                     Article abstract
Figures of Translators/Figures of Translation I                                 Michel Tremblay, one of Canada’s most renowned playwrights, has also
Volume 19, Number 1, 1er semestre 2006                                          translated numerous plays destined for Quebec stages, including seven works
                                                                                by the American playwright Tennessee Williams. The following study focuses
URI: https://id.erudit.org/iderudit/016657ar                                    on four short plays by Williams that appeared together under the title Au pays
DOI: https://doi.org/10.7202/016657ar                                           du dragon and were produced in 1972 and 1997. It examines how they
                                                                                distinguish themselves from previous French translations of his work, allowing
                                                                                Tremblay to proclaim an affiliation with a popular American repertoire rather
See table of contents
                                                                                than the French repertoire favoured by the elite. We can also observe how
                                                                                Tremblay’s own journey as a playwright, accompanied as it was by worldwide
                                                                                recognition, modifies his relationship to Williams, which in turn acts upon his
Publisher(s)                                                                    “scriptural position” and affects the translation process he applies to his plays.
Association canadienne de traductologie

ISSN
0835-8443 (print)
1708-2188 (digital)

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Ladouceur, L. (2006). Les voix de la marge : Tennessee Williams et Michel
Tremblay. TTR, 19 (1), 15–30. https://doi.org/10.7202/016657ar

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2007                                                                           (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be
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Les voix de la marge : Tennessee
Williams et Michel Tremblay

Louise Ladouceur

Dramaturge canadien de premier plan dont les œuvres, traduites en
trente et une langues, sont produites et acclamées dans le monde,
Michel Tremblay est aussi un traducteur qui a signé les versions
québécoises de vingt-neuf pièces, dont vingt-sept ont été produites
ou publiées et parmi lesquelles figurent sept œuvres de l’auteur
américain Tennessee Williams. L’étude du répertoire de Williams
traduit par Tremblay se prête fort avantageusement à l’étude du
sujet traduisant puisqu’elle réunit deux auteurs très connus sur
lesquels on dispose de nombreux points de repères biographiques,
critiques et esthétiques. Auteur et traducteur sont tous deux
d’illustres créateurs qui ont signé une œuvre abondante sur laquelle
on possède une vaste documentation. Ils ont respectivement
développé une écriture forte et personnelle qui a fait l’objet de
plusieurs études. Le volumineux corpus critique qui entoure ces
deux importants répertoires fournit donc de nombreux points
d’ancrage à la comparaison d’éléments narratifs et thématiques
propres à chaque dramaturge afin d’identifier ce qu’Antoine
Berman appelle la « position langagière » du traducteur, soit son
rapport aux langues étrangères et à la langue maternelle, et sa
« position scripturaire », soit son rapport à l'écriture et aux œuvres
(Berman, 1995, p. 75).

        Parce qu’elle couvre une période de plus de trente ans,
l’étude du corpus des œuvres traduites par Tremblay permet en
outre de suivre le tracé des procédés de traduction appliqués par le
même traducteur au même auteur dans une perspective historique,

                                                                   15
c’est-à-dire en relation avec l’horizon d’attente propre à chaque
traduction. L’analyse suivante porte plus spécifiquement sur les
premières traductions composant ce corpus, soit les quatre courtes
pièces réunies sous le titre Au pays du dragon et produites en 1972
au Théâtre de Quat’Sous, puis en 1997 à l’École nationale de
théâtre du Canada. Participant de la « translation »1 de l’œuvre de
Williams en français, ces traductions sont porteuses d’une
particularité qui les distingue par rapport aux traductions françaises
qui les ont précédées en ce qu’elles proposent une lecture
québécoise des œuvres de Williams, auparavant présentées au
Québec dans les versions effectuées en France.

A rhetoric of outcasts

Le spectacle présenté en 1972 sous le titre Au Pays du dragon
comprend un monologue de Michel Tremblay intitulé Berthe et
quatre courts textes de Tennessee Williams tirés de trois
publications différentes. « The Lady of Larkspur Lotion » et « Hello
from Bertha » ont été publiées d’abord en 1945 dans le recueil 27
Wagons Full of Cotton and Other Plays, lequel réunit les premières
œuvres dramatiques de Williams. Ce sont des pièces en un acte très
courtes, écrites avant que des succès tels que A Glass Menagerie et
A Street Car Named Desire, produits respectivement en 1945 et
1947, consacrent leur auteur comme l’un des plus importants
dramaturges américains. Le troisième texte, « Talk to Me Like the
Rain and Let Me Listen », est paru en 1953 dans une réédition
augmentée du recueil 27 Wagons Full of Cotton and Other Plays.
Le quatrième texte, « I Can’t Imagine Tomorrow », est publié dans
un autre recueil paru en 1970 sous le titre Dragon Country, titre que
Tremblay reprend pour le spectacle du Quat’Sous. C’est aussi le
titre donné au manuscrit qui rassemble ses traductions des quatre
pièces de Williams et qui est déposé au Centre des auteurs
dramatiques et à la bibliothèque de L’École nationale de théâtre du
Canada à Montréal. On voit ici que le traducteur connaît bien

1
  Selon Antoine Berman, le concept de translation littéraire désigne le
mode de passage transculturel, c'est-à-dire les formes privilégiées par le
traducteur pour révéler l'œuvre étrangère à la culture réceptrice : morceaux
choisis ou totalité de l'œuvre, traduction partielle ou complète, adaptation,
retraduction, édition bilingue ou monolingue, etc. (1995).
16
l’œuvre de son auteur et a suivi le parcours des publications
auxquelles elle a donné lieu.

          Les premières pièces de Williams sont écrites pendant les
années difficiles où le jeune auteur encore inconnu habite les
quartiers pauvres de Saint-Louis. Seul et sans le sous, il vivote d’un
hôtel à l’autre, en passant par des maisons de chambre sordides
peuplées d’êtres marginaux, rejetés par la société et acculés au
désespoir. Il faut dire qu’ils sont nombreux à une époque qui se
remet à peine du krach de 1929. Sous l’influence de Clark Mills et
de Jack Conroy, éditeur du magazine littéraire The Anvil qui se
qualifiait de Magazine of Proletarian Fiction (Hale, 1998, p. 14),
Williams développe un intérêt pour ces êtres qu’il considère comme
les victimes d’une société injuste et cruelle. Soucieux de leur donner
la parole dans une langue qui leur ressemble, Williams exploite les
registres vernaculaires de façon très marquée dans ses premières
pièces. Au sujet de Mooney’s Kid Don’t Cry, un des premiers textes
que Williams rédige dans les années 1930, Allean Hale précise :
« The tough working-class dialogue of this play was akin to the
realistic regionalism characteristic of the Anvil, which encouraged
“folk” writing » (1998, p. 16). L’attachement de Williams pour les
inadaptés sociaux va marquer son œuvre et constituer un leitmotiv
pour l’auteur qui déclare en 1939 : « I have only one major theme
for my work which is the destructive impact of society on the
sensitive non-conformist individual » (cité dans Haley, 1999).

         Trois des quatre courtes pièces traduites par Tremblay ont
pour décor la même chambre d’un hôtel de fortune semblable à
ceux qu’a fréquentés Williams. S’y succèdent des prostituées en
proie à la maladie, un écrivain en mal de succès, un professeur
déchu, une femme abandonnée et rongée par l’angoisse. Plus
d’espoir pour ces êtres brisés qui vivent dans la pauvreté matérielle
et affective la plus profonde et que leur propriétaire menace de
mettre à la porte, d’envoyer en prison ou à l’hospice. Ces
personnages font appel à une langue vernaculaire plus ou moins
marquée selon leur statut. Les prostituées de « Hello from Bertha »
s’expriment dans un registre populaire très accentué, qu’elles
partagent d’ailleurs avec la propriétaire de « The Lady of Lakspur
Lotion », tandis que les personnages de « Talk to me Like the Rain
and Let Me Listen » et de « I Can’t Imagine Tomorrow » utilisent

                                                                   17
une langue qui va du familier au correct. Si certains personnages de
ces pièces ont recours à une langue moins marquée, c’est qu’ils
échappent à leur dure réalité en s’évadant dans un monde
imaginaire au-dessus de leur condition, comme le souligne
Jacqueline O’Connor : « By focusing the action of the play on the
exposure of the discrepancies between aspirations and reality,
Williams addresses what is for him a familiar dramatic theme but
also what is a common situation in hotel homes of his time » (2000,
p. 106). Cette fuite dans l’illusion constitue d’ailleurs un thème
majeur du répertoire de Williams qui n’est pas étranger aux
personnages de Tremblay. Dans Les belles-sœurs, Germaine Lauzon
s’imagine dans un appartement entièrement refait avec les cadeaux
que va lui procurer son million de timbres et Hosanna, incapable
d’accepter son corps d’homme, se voit triompher en incarnant
Cléopâtre dans la pièce éponyme.

         Écrits par un auteur américain qui veut montrer les effets
destructeurs d’une société prête à sacrifier ce qui échappe à ses
normes, les textes de Williams composent « a rhetoric of outcasts »
qui donne à voir « a struggle between the moral values of non-
conformists, who are outcasts because they can not, or will not,
conform to the values of the dominant culture, and conformists,
who represent that culture » (Haley, 1999). L’homosexualité de
Williams le pose lui-même en position d’exclu par rapport à la
morale conventionnelle et très conformiste de l’époque. Elle est la
cause d’une insécurité et d’une aliénation auxquelles il puisera pour
créer des œuvres percutantes qui dénoncent le sort réservé à ceux et
celles qui refusent de se soumettre aux valeurs dominantes. Ces
personnages de parias étant le plus souvent issus des classes
défavorisées et s’exprimant dans une langue vernaculaire qui leur
est propre, Williams sera qualifié d’auteur populiste, à telle
enseigne qu’en 1999 Darryl Erwin Haley s’étonne du peu d’études
universitaires consacrées à Williams et en déduit que l’académie a
dû bouder un répertoire considéré comme « populaire » donc moins
digne d’attention.

D’une marge à l’autre

Pour qui connaît l’œuvre et le parcours de l’auteur dramatique
Michel Tremblay, les recoupements sautent aux yeux. Celui qui a

18
imposé le joual sur les scènes québécoises avec des personnages qui
n’arrivent à quitter leur quartier ouvrier que pour aboutir dans les
bars sordides de la Main est aussi un défenseur des petites gens
enlisées dans leur misère, sans avenir, incapables d’échapper au
ghetto intérieur et extérieur dans lequel elles vivent, au sein d’une
société dominée par des élites bien-pensantes qui les ont reniées. Il
faut se rappeler le scandale qu’a provoqué la première des Belles-
Sœurs en 1968, après que la pièce eut circulé pendant deux ans qui
ont vu s’accumuler les rejets et les refus. Les thèmes populistes et la
langue vernaculaire qu’affectionne Tremblay ont dû alors être
ardemment défendus auprès des organismes culturels institutionnels
et gouvernementaux avant que ce dernier connaisse le succès que
l’on sait. Dans la représentation de l’aliénation dont est victime une
classe populaire marginalisée et devenue symbole d’un peuple
dominé, les rejetés et les inadaptés sociaux de Williams offrent un
matériau de choix.

         Après avoir traduit et adapté deux pièces de Paul Zindel,
produites respectivement au Théâtre de Quat’Sous en 1970 et au
Théâtre Maisonneuve de la Place des Arts en 1971, Tremblay
entreprend la traduction des quatre courtes pièces de Williams qui,
avec un monologue intitulé Berthe dont il est l’auteur, vont
composer le spectacle produit en 1972 au Théâtre de Quat’Sous,
lequel est à l’époque un haut lieu de la création québécoise. Mis en
scène par André Brassard, le spectacle réunit une distribution qui
compte plusieurs interprètes déjà associées au répertoire
tremblayen, telles que Denise Proulx, Monique Mercure et Rita
Lafontaine. Le monologue de Tremblay, tiré du recueil intitulé
Trois petits tours, et les textes de Williams se combinent
harmonieusement : ils rassemblent des êtres marginaux issus de
milieux défavorisés dont les voix ont beaucoup en commun. C’est
ce que soulignent deux critiques anglaises de la production. Zelda
Heller relève « the extraordinary similarity of tone between
Tremblay’s own curtain-raiser Berthe and William’s Hellow (bis)
from Bertha that followed it » (1972, p. 19) et Jack Kapica soutient
que « the two short portraits by different authors could have easily
been mistaken for the work of the same writer » (1972, p. 22). Il y a
donc une parenté de style et de ton chez ces parias chers à Tremblay
et à Williams.

                                                                    19
Selon le modèle des pièces originales, les traductions font
appel à des niveaux de langue variés qui vont du joual le plus
accentué au français correct et même recherché qu’affectent des
personnages affranchis du malheur par une pensée déréelle. Cela a
un effet novateur dans l’écriture de Tremblay, ainsi que le constate
Michel Beaulieu : « Ce qui est intéressant, de même, c’est de
constater que le langage même du traducteur s’affirme et s’affine,
passant du “joual” montréalais à la langue québécoise » (1972,
p. 12). Les variations de registre propres aux personnages de
Williams vont donc proposer une nouveauté au traducteur en
l’amenant à tirer parti des différents registres de la langue parlée.
Ces traductions contribuent alors à l’élaboration d’un modèle
auquel Tremblay est très attaché et qu’il appelle « mes trois niveaux
de langue que j’aime tant » (Ladouceur, 2005b, p. 50). Voici
comment il les décrit en parlant de la traduction de Mademoiselle
Marguerite de Roberto Athayde, produite en 1975 : « Je l’ai traduite
en trois niveaux de langue différents. Quand elle enseigne elle parle
en bon français, quand elle parle aux étudiants, c’est un autre
français, et quand elle se fâche, elle parle en joual »2. Ce sont des
registres qu’on retrouve déjà dans les traductions des pièces de
Williams, comme en témoignent les extraits suivants. Le joual de
Mrs Wire et la langue littéraire de l’écrivain et de Mrs Hardwick-
Moore se côtoient dans « La dame aux longs gants gris » :

         MRS WIRE : (…) J’vas donc répéter pour votre bénéfice c’que
         j’viens de dire à Madame. J’en ai assez des hobos à moitié morts !
         C’est-tu assez clair pour vous. J’en ai plein mon casse des
         traîneux du French Quarter, comme vous autres (…)
         MRS HARDWICKE-MOORE, se bouchant les oreilles : Je vous
         en prie Mrs Wire, cessez de crier ainsi ! Ce n’est pas vraiment
         nécessaire ! (…)
         L’ÉCRIVAIN, avec un geste de pitié : Cessez de harceler cette
         femme, concierge ! Il ne reste donc plus de pitié nulle part en ce
         bas-monde ! Qu’est-il advenu de la compassion… de la
         générosité ? Où tout cela a-t-il disparu ? (…)

2
  Extrait d’une entrevue qui a eu lieu le 27 juin 2001 dans les locaux de
l’Agence Goodwin à Montréal et pour laquelle je remercie Michel
Tremblay et l’Agence Goodwin. Certains passages apparaissent dans
Ladouceur (2005b).
20
MRS WIRE : Bon, ben là, je vous prierais poliment d’arrêter de
         me cracher vos beaux speeches humanitaires dans’face, hein !
         (…). (Williams, 1997, p. 5)

Tiré de la pièce « J’peux pas imaginer demain », l’extrait qui suit
donne à voir une langue qui oscille entre un français familier et un
français correct portant quelques marques d’oralité peu accentuées :

         UNE : (…) Se retirer est aussi une façon de dire qu’on meurt.
         (Elle se redresse sur sa chaise). J’ai changé mes plans pour ce
         soir. J’pense que je vais monter en haut, en fin de compte. Si je
         prends mon temps, j’peux encore me lever et monter… Si j’me
         tiens à la rampe. J’peux me rendre jusqu’au milieu des marches,
         me reposer un peu, grimper ensuite jusqu’en haut (…). (Williams,
         1997, p. 16)

Le modèle à trois niveaux de langue sera repris d’ailleurs pour
Camino Real, une autre pièce de Tennessee Williams traduite par
Michel Tremblay et produite à l’École nationale de théâtre du
Canada en 1979.

          Le lieu de l’action est précisé dans trois des quatre pièces
originales d’Au pays du dragon. Il s’agit de Manhattan, du quartier
français de la Nouvelle-Orléans et du red-light district de Saint-
Louis. Dans la production de 1972, ces lieux disparaissent pour
faire place à des références qui situent les pièces à Montréal, dans le
quartier mal famé qu’est la Main et dans un bordel de la rue Saint-
Denis. Les références culturelles et les noms des personnages sont
aussi adaptés au contexte québécois. Ainsi, dans La dame aux longs
gants gris, Madame Gariepy se moque des « accents français » de
Madame Foisy-Moisan ; on fait son marché chez Steinberg dans
J’peux pas imaginer demain ; et on se demande si l’eau qu’on
entend couler est celle de la rivière des Prairies ou du fleuve Saint-
Laurent dans Parle-moi comme la pluie et laisse-moi écouter3.
Toutefois, pour la deuxième production des quatre pièces en 1997,
Tremblay révise ses traductions. Il y apporte quelques rares

3
  Les références contenues dans les premières versions traduites des pièces
J’peux pas imaginer demain et Parle-moi comme la pluie et laisse-moi
écouter sont fournies par Serge Bergeron (2006).

                                                                        21
corrections dans les formulations et, fait plus notable, enlève les
références culturelles québécoises des premières adaptations pour
replacer les pièces dans leur contexte premier et y réinscrire les
noms, les lieux et les points de repère géographiques ou culturels
originaux. Ainsi, Mrs Wire se dit « concierge du French Quarter »
(Williams, 1997, p. 5) et se moque des « grands airs » de Madame
Hardwicke-Moore, pendant que l’Homme se réveille « dans un bain
plein de Miller High Life » près d’un cours d’eau qui pourrait être
« la East River ou ben la Hudson » (Williams, 1997, p. 19).

         Interrogé sur les substitutions effectuées dans la première
version traduite, Tremblay explique le besoin qu’il a eu d’adapter
les pièces de Williams en 1972 : « Il y a trente ans, quand on
commençait à se découvrir et à vouloir que le monde sache qu’on
existe, on s’appropriait tout. (…) C’est l’époque où on se
découvrait, on ramenait tout à soi. »4 Il explique ensuite les raisons
qui l’ont amené à rapatrier les pièces dans leur contexte d’origine:

            Je me suis rendu compte que c’était ridicule, qu’il fallait respecter
            là où ça se passait et respecter Tennessee Williams (…) Ce que
            j’ai fait avec Tennessee Williams il y a 30 ans, c’est un peu
            paresseux et prétentieux. C’est bien sûr qu’on ne ferait pas ça à
            Tchekov. C’est une question de génie, de grandeur, de qualité.
            Aucun grand chef-d’œuvre n’a besoin d’être adapté5.

Ainsi, le choix de transposer ou non la pièce ne se justifie plus de la
même façon vingt-cinq ans plus tard. Le contexte a changé et le
traducteur aussi, qui dit ne plus avoir recours à l’adaptation que
pour les textes légers d’été6.

        Fort révélatrice de l’évolution des fonctions accordées à
l’œuvre en traduction au sein du contexte théâtral québécois, cette
dernière remarque révèle aussi une position scripturaire propre au
traducteur, qui est lui-même un auteur ayant acquis une grande

4
  Extrait d’une entrevue qui a eu lieu le 27 juin 2001 dans les locaux de
l’Agence Goodwin à Montréal.
5
 Ibid.
6
    Ibid.
22
légitimité artistique. S’il avoue que le contexte culturel d’il y a
trente ans motivait une transposition des pièces de Williams parce
qu’on ramenait tout à soi pour affirmer son existence, Tremblay
reconnaît que ce n’est plus le cas. Le théâtre québécois n’est plus à
inventer et à légitimer car il possède maintenant un répertoire varié
et solide, reconnu au pays et sur les scènes internationales. Par
ailleurs, Tremblay lui-même est devenu un auteur jouissant d’une
grande notoriété qui le positionne différemment par rapport à
l’écriture et aux œuvres. Auteur de textes maintenant consacrés
comme des chefs d’œuvres, il pose un regard autre sur les textes
d’autres auteurs illustres, un regard informé de l’intérieur, le regard
respectueux d’un auteur respecté. D’ailleurs, la question du respect
de l’œuvre originale est très importante chez Tremblay, mais elle se
définit d’une façon qui lui est particulière.

Le respect du style

Lorsque Tremblay explique ce qui l’a amené à traduire, il évoque
son attachement au théâtre américain :

        Au départ, ce qui m’a incité à traduire des pièces, c’est mon
        amour du théâtre américain et ma volonté de lui rendre justice.
        Parce que les textes américains traversaient deux fois l’Atlantique
        avant de nous parvenir et se faisaient traduire dans une langue,
        dans un accent plutôt, qui n’était pas le nôtre. Donc, ça a
        commencé par mon amour du théâtre américain et ma volonté de
        rendre justice aux pièces américaines parce qu’on est plus apte au
        Québec à rendre justice à un texte américain. (Ladouceur, 2005b,
        p. 39)

Pour Tremblay, la proximité des territoires crée une parenté
linguistique qui donne préséance au français québécois comme
représentant légitime de l’anglais américain :

        De toute façon, on est beaucoup plus près des Américains. Au
        moins, le québécois est une langue nord-américaine. Ce que ne
        sera jamais le français de France. C’est pour ça que je l’ai fait au
        départ. Notre langue est un instrument qui est né en Amérique du
        Nord. C’est beaucoup plus pertinent pour nous qu’un Américain

                                                                         23
de la Nouvelle-Angleterre qui habite à quinze minutes d’ici parle
            québécois plutôt que le français de France7.

La parenté nord-américaine des langues québécoise et américaine
est un corollaire de la double appartenance identitaire dont il se
réclame :

            Je suis un arbre dont les racines sont en France, mais qui porte ses
            fruits en Amérique du Nord. Mes fruits sont nord-américains
            même si mes racines sont françaises. Je serai toujours plus près de
            la culture nord-américaine que de la culture française. Ce sera
            toujours ma base, mais sur la base on construit quelque chose de
            personnel et ce quelque chose de personnel sera toujours nord-
            américain. (Ladouceur, 2005b, p. 40)

         Cette considération est très révélatrice d’une position
langagière informée par la rencontre de deux cultures et de deux
langues qui font partie de soi de façon indissociable. Cette manière
de se concevoir irréductiblement hybride permet d’être à la fois
partie intégrante des cultures française et américaine tout en s’en
démarquant, de s’en réclamer tout en les mettant à distance puisque
ce qui nous appartient en propre, ce n’est ni l’une ni l’autre, mais le
métissage qu’elles ont produit. Et ce métissage permet à Tremblay
de se rapprocher davantage d’une sensibilité américaine dans la
façon d’écrire et de traduire. Il juge d’ailleurs sévèrement les
traductions françaises des œuvres de Williams : « Les Français
traduisent mal les Américains parce qu’ils se sentent au-dessus
d’eux. Au lieu de traduire les répliques, ils font des commentaires.
Ils améliorent le texte. S’ils n’aiment pas une réplique ils la
changent. »8 Et il ajoute : « Un bon traducteur c’est quelqu’un qui
respecte le texte. (…) Même quand je fais une adaptation, l’action
est transposée chez moi mais je ne m’approprie pas le texte au point
de déroger à ce qui est écrit là. Je reste près des répliques. »9

7
    Ibid.
8
    Ibid.
9
    Ibid.
24
Lorsqu’on lui demande ce que serait une mauvaise traduction, il
répond : « Ce serait réécrire le texte, faire du Tremblay. »10

         Le respect dont il est question ici est donc défini par une
capacité à résister à son propre style, à rester près de la lettre du
texte original. Peu importe que l’action de la pièce soit déplacée en
modifiant les noms de lieux et de personnes ainsi que les références
contextuelles, le respect se mesure à la fidélité esthétique au texte
original. C’est le respect d’un auteur pour l’écriture d’un autre
auteur. Ce que des théoriciens de la traduction percevraient comme
une importante modification par rapport à l’original est ici ramené à
une dimension accessoire puisque l’important, c’est ce qui
appartient en propre à chaque auteur : son style. Tremblay insiste
d’ailleurs sur le fait que sa pratique de la traduction n’a pas changé
et il explique que, pour lui, la première règle est de respecter
l’auteur, c'est-à-dire ne pas améliorer l’œuvre même si ce serait
parfois tentant de « réparer » la pièce en modifiant des scènes qui
n’ont pas atteint leur plein potentiel dramatique. Cette dimension
scripturaire propre à l’auteur Tremblay agit donc sur sa conception
de la traduction et façonne une position traductive qui lui est
spécifique et à partir de laquelle on peut évaluer les projets de
traduction dont sont issues les quatre courtes pièces de Williams
produites en 1972 et en 1997.

Une double appartenance qui distingue

L’évolution des procédés que Tremblay applique aux traductions
des textes de Tennesse Williams est attribuable en partie à une
modification de l’horizon d’attente dans laquelle elles s’insèrent.
Lorsque le Québec cherche à fonder une dramaturgie qui lui est
propre au début des années 1970, c’est la langue populaire qui est
chargée d’affirmer une spécificité linguistique et culturelle. Comme
le signale Pascale Casanova, la langue populaire possède une valeur
distinctive très élevée pour les petites littératures qui s’écrivent dans
une grande langue littéraire puisqu’elle leur permet de se
réapproprier cette langue prestigieuse tout en revendiquant leur
spécificité (Casanova, 1999, p. 386). Toujours selon Casanova, le
recours au joual est d’autant plus avantageux dans le contexte

10
     Ibid.
                                                                      25
canadien qu’il permet de revendiquer « l’usage et la spécificité du
français contre la domination de l’anglais tout en proclamant
l’usage spécifique d’une langue libérée des normes françaises »
(ibid., p. 385). Ainsi, dans les années où « on se découvrait et on
ramenait tout à soi », l’adaptation déplaçait le lieu de l’action au
Québec, ce qui autorisait le recours à une langue populaire dans
laquelle s’ancrait la spécificité franco-québécoise.

         Il faut voir aussi dans ces adaptations l’effet d’une position
langagière qui est à l’origine des premières traductions de Tremblay
et qu’il exprime ainsi : « On voulait tellement être près du théâtre
américain qu’on se l’appropriait. » (Ladouceur, 2005b, p. 41). Cet
attachement au théâtre américain a profondément influencé la
pratique traductive de Tremblay. La moitié des pièces qu’il a
traduites entre 1969 et 2005 sont d’origine américaine et il
entretient avec ce répertoire des liens profonds qu’il revendique
comme partie intégrante d’une identité qui sera toujours plus nord-
américaine que française. À une époque où les classes dominantes
du Québec ont les yeux fixés sur la France comme principal point
de repère culturel, cette position langagière présente plusieurs
avantages, dont celui de pouvoir se distancier d’un certain élitisme
attaché à reproduire le modèle français. Pour Tremblay,
l’appartenance nord-américaine opère une reconfiguration
référentielle par laquelle la langue et la classe populaires qu’il met
en scène, et dont il est un ardent défenseur, peuvent participer d’un
ensemble culturel important autre que celui de la France. Se définir
comme auteur francophone nord-américain et affirmer son
attachement au théâtre américain permet alors de revendiquer une
parenté avec un répertoire dramatique jouissant d’une grande
légitimité théâtrale et pouvant avantageusement se comparer, sinon
faire concurrence, à celui de la France. L’emprunt au corpus
américain pour mettre en scène une classe et une langue populaires
québécoises se révèle donc doublement profitable. Tout en exhibant
une double filiation avec de prestigieux ensembles littéraires
francophone et anglophone, il accentue la valeur distinctive du
sociolecte québécois par rapport à la variante dominante française et
à ses défenseurs dans le champ de la dramaturgie québécoise.

26
S’ouvrir au monde

Comme le précise Tremblay, les auteurs québécois se « sont mis à
s’ouvrir au monde » dans les années 1980 (Ladouceur 2005b, p. 42)
et la mode de l’adaptation va s’estomper. Après avoir été la norme
sur les scènes québécoises depuis 1968, le joual perd peu à peu sa
fonction innovante et le résultat du Référendum de 1980 le
dépouille d’une pertinence qui était ancrée dans le projet
nationaliste et la quête identitaire dont il était le véhicule. Les
auteurs québécois s’éloignent alors de la langue populaire et
explorent d’autres façons de dire et d’autres perspectives auxquelles
contribuent des auteurs canadiens et étrangers qu’il n’est plus
nécessaire d’adapter. Comme l’indique l’étude statistique des pièces
canadiennes-anglaises traduites entre 1990 et 1999, des 35 œuvres
produites ou publiées en version française au Québec dans la
décennie, une seule porte les marques d’une adaptation avec
transposition en contexte québécois (Ladouceur, 2005a, p. 253-
256). De la même manière, après 1988, Tremblay signe les
traductions de six pièces d’origine américaine, dont Orpheus
Descending et Not About Nightingales de Williams, dans lesquelles
il conserve le lieu original de l’action et les noms des personnages.

         Symptomatique de l’évolution du contexte québécois et de
son institution théâtrale, qui peut désormais compter sur un
répertoire bien établi dans lequel la traduction est appelée à
répondre à d’autres besoins, la perte de popularité de l’adaptation
dans la pratique tremblayenne peut aussi se comprendre de façon
plus subjective. Sous l’angle de la position scripturaire du
traducteur, on peut y déceler les effets d’une éthique profondément
informée par sa propre pratique de l’écriture et de la création
théâtrale. Devenu lui-même auteur d’œuvres acclamées
mondialement, Tremblay se positionne autrement par rapport à ce
qu’il considère comme des chefs-d’œuvre et leur réserve un
traitement préférentiel dont ils n’étaient pas l’objet auparavant.

        Dans cet esprit, il révise ses premières adaptations des
œuvres de Williams pour la production de 1997 et replace l’action
de chaque pièce dans son contexte original. Pour éviter que les
premières adaptations donnent lieu à d’autres productions, il retire
alors toutes les copies précédemment déposées au Centre des

                                                                  27
auteurs dramatiques ainsi qu’à la bibliothèque de l’École nationale
de théâtre et leur substitue la deuxième version. De la part de
l’auteur qui a contribué plus que tout autre à façonner l’horizon de
traduction des années 1970 au Québec, c’est le signe d’une volonté
de réajuster le tir et de redonner aux pièces américaines leur identité
américaine. Car, après avoir donné naissance à un répertoire
nombreux et varié qui a su se faire reconnaître sur la scène
internationale, le théâtre québécois s’est mis, pour paraphraser
Tremblay, « à s’ouvrir au monde » comme il a réussi à le faire lui-
même à la fois comme auteur et comme traducteur.

                                             Université de l’Alberta

                             Références

BEAULIEU, Michel (1972). « Au pays du dragon, Tremblay est
roi », Le Devoir, 18 janvier, p. 12.

BERGERON, Serge (2006). Michel Tremblay, adaptateur?
D’Aristophane à Paul Zindel. Thèse de doctorat en littérature
québécoise, Faculté des lettres, Université Laval.

BERMAN, Antoine (1995). Pour une critique des traductions :
John Donne. Paris, Gallimard.

CASANOVA, Pascale (1999). La république mondiale des lettres.
Paris, Seuil.

HALE, Allean (1998). « Tom Williams, Proletarian Playwright ».
The Tennessee Williams Annual Review, pp. 13-22.

HALEY, Darryl Erwin (1999). Certain Moral Values: A Rhetoric of
Outcasts in the Plays of Tennessee Williams. Dissertation, The
University of Alabama. (www.etsu.edu/haleyd/DissHome.html)

HELLER, Zelda (1972). « Theatre de Quat’Sous Dream of Death
Makes Grim Evening ». The Montreal Star, 17 janvier, p. 19.

KAPICA, Jack (1972). « Sadness in the Williams Mold ». The
Gazette, 19 janvier, p. 22.

28
LADOUCEUR, Louise (2005a). Making the Scene : la traduction
du théâtre d’une langue officielle à l’autre au Canada. Québec,
Éditions Nota bene.

─ (2005b). « Michel Tremblay : traduire, c’est un plaisir ajouté à
l’écriture ». Le métier du double. Portraits de traductrices et
traducteurs littéraires. Agnes Whitfield, dir., Montréal, Fides,
pp. 31-63.

O’CONNOR, Jacqueline (2000). « “Living in this little hotel”
Boarders on Borders in Tennessee William’s Early Short Plays ».
The Tennessee Williams Annual Review, pp. 13-22.

WILLIAMS, Tennessee (1953 [1945]). « The Lady of Larkspur
Lotion », « Hello from Bertha » « Talk to me like the Rain and Let
Me Listen ». 27 Wagons Full of Cotton and Other One-Act Plays,
New York, New Directions.

─ (1970). « I Can’t Imagine Tomorrow ». Dragon Country, New
York, New Directions.

─ (1971). « La dame aux longs gants gris ». Traduction et
adaptation de Michel Tremblay, manuscrit fourni par l’Agence
Goodwin, Montréal.

─ (1997). « La dame aux longs gants gris », « Hello from Bertha »,
« J’peux pas imaginer demain », « Parle-moi comme la pluie et
laisse-moi écouter ». Au Pays du dragon. Traduction de Michel
Tremblay, manuscrit déposé au Centre des auteurs dramatiques et à
la bibliothèque de l’École nationale de théâtre, Montréal.

RÉSUMÉ : Les voix de la marge : Tennessee Williams et Michel
Tremblay ─ Dramaturge canadien de premier plan, Michel
Tremblay est aussi un traducteur qui a signé les versions
québécoises de nombreuses pièces, parmi lesquelles figurent sept
œuvres de l’auteur américain Tennessee Williams. L’étude suivante,
qui porte sur quatre courtes pièces de Williams réunies sous le titre
Au pays du dragon et produites en 1972 et 1997, examine ce qui les
distingue des traductions françaises qui les ont précédées et permet

                                                                  29
à Tremblay de revendiquer une affiliation au répertoire populaire
américain plutôt qu’au répertoire français privilégié par les élites.
On y voit aussi comment le parcours du dramaturge Tremblay,
devenu lui-même mondialement reconnu, modifie son rapport à
Williams et, par conséquent, sa « position scripturaire », ce qui agit
sur sa façon de traduire ses œuvres.

ABSTRACT: Voices from the Margin: Tennessee Williams and
Michel Tremblay ─ Michel Tremblay, one of Canada’s most
renowned playwrights, has also translated numerous plays destined
for Quebec stages, including seven works by the American
playwright Tennessee Williams. The following study focuses on
four short plays by Williams that appeared together under the title
Au pays du dragon and were produced in 1972 and 1997. It
examines how they distinguish themselves from previous French
translations of his work, allowing Tremblay to proclaim an
affiliation with a popular American repertoire rather than the French
repertoire favoured by the elite. We can also observe how
Tremblay’s own journey as a playwright, accompanied as it was by
worldwide recognition, modifies his relationship to Williams, which
in turn acts upon his “scriptural position” and affects the translation
process he applies to his plays.

Mots-clés : théâtre québécois, distinction, sujet traduisant, horizon
de traduction, positions scripturaire et langagière.

Keywords: Quebec theatre, distinction, translating            subject,
translation context, relation to writing and language.

Louise Ladouceur : University of Alberta, 8406, rue Marie-
Anne-Gaboury, Edmonton, Alberta, T6C 4G9
Courriel : louise.ladouceur@ualberta.ca

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