MÉDIAS ET MOUVEMENTS SOCIAUX L'INFORMATION EN QUESTION

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                          A N A LY S E

MÉDIAS ET MOUVEMENTS SOCIAUX
  L’INFORMATION EN QUESTION

 Quentin Hurel nous invite à nous pencher sur le traitement médiatique des
 mouvements sociaux, entre contraintes commerciales et nécessaire rappel
 à la déontologie. Nous verrons, au travers d’exemples de mobilisations à
 l’encontre de mesures gouvernementales, comment les médias tendent trop
 souvent à traiter ces mouvements essentiellement en termes de nuisances à
 l’ordre public. Nous y voyons un appel salutaire à réinvestir le débat public
 et citoyen sur les questions sociétales de fond que soulèvent les mouvements
 sociaux.

                              Quentin Hurel
2   MÉDIAS ET MOUVEMENTS SOCIAUX : L’INFORMATION EN QUESTION
    Une publication ARC - Action et Recherche Culturelles

    MÉDIAS ET MOUVEMENTS SOCIAUX : L’INFORMATION EN QUESTION

    « Manifestation en front commun jeudi à Bruxelles : la police vous recommande d’éviter
    la voiture »1 pouvait-on lire sur le site de RTL le 22 novembre 2016. Effectivement, deux
    jours plus tard, les salariés du secteur non-marchand se réunissaient afin d’obtenir
    l’ouverture d’une discussion sur un nouvel accord social2. De son côté le site de la RTBF
    proposait « une carte des endroits à éviter ce jeudi »3.

    Pour évoquer cette mobilisation sociale, les deux sites d’information avaient donc
    choisi de se concentrer sur le dérangement qu’elle allait occasionner. Un tel traitement
    peut paraître anecdotique mais il ne s’agit pourtant pas d’un cas isolé. Nous avons tous
    en mémoire ces images, récurrentes, de passagers des transports publics « pris en
    otage » par des grévistes, les longues séquences consacrées aux débordements de fin
    de cortège, ou encore la traditionnelle bataille de chiffres entre syndicats et policiers
    sur le nombre de participants à la manifestation.

    Devant ce constat, il nous a semblé important d’observer de plus près comment les
    médias parlent des mouvements sociaux et d’analyser dans quelle mesure on peut
    conclure à un traitement médiatique uniforme de ce sujet. Commençons par préciser
    que « les médias » comme « les mouvements sociaux » renvoient à des définitions
    extrêmement diverses et s’inscrivent dans des contextes qui le sont tout autant.
    Le terme médias est « polysémique et englobant »4 puisqu’il désigne à la fois des
    techniques, des entreprises et des professionnels. Il s’agira pour nous de désigner
    les médias comme un groupe de professionnels chargé de produire et de diffuser
    de l’information à destination des citoyens. D’autre part, nous nous en tiendrons aux
    médias d’information nationaux et francophones en Belgique et en France (TV, sites
    Internet, presse quotidienne). Quant aux mouvements sociaux, on peut les définir
    comme une forme d’ « agir-ensemble intentionnel » caractérisée par une « logique de
    revendication, de défense d’un intérêt matériel ou d’une cause »5. Nous avons choisi
    de nous intéresser ici aux mouvements sociaux qui s’organisent en opposition aux
    décisions du pouvoir politique et d’illustrer notre propos à partir des mobilisations
    contre la loi travail en France en 2016 et de celles contre l’accord de gouvernement en
    Belgique en 2014.

    1 Site de RTL : « Manifestation en front commun jeudi à Bruxelles: la police vous recommande d’éviter
    la voiture » : http://www.rtl.be/info/regions/bruxelles/manifestation-en-front-commun-jeudi-a-bruxelles-la-
    police-vous-recommande-d-eviter-la-voiture-868993.aspx Publié le 22 novembre 2016 à 7h16 (consulté le
    25/11/2016).
    2 Dans le cadre d’un accord social, syndicats, employeurs et gouvernements adoptent des dispositions en
    matière de conditions de travail et de rémunération.
    3 Site de la RTBF : « Manifestation du non-marchand à Bruxelles : voici les endroits à éviter ce jeudi » :
    http://www.rtbf.be/info/article/detail?id=9462058 Publié le mercredi 23 novembre 2016 à 11h38 (consulté le
    25/11/2016).
    4 LE BOHEC Jacques, Dictionnaire du journalisme et des médias, Presses universitaires de Rennes, 2010, p.
    378
    5 NEVEU Erik, Sociologie des mouvements sociaux, La Découverte, Paris, 2011, p. 9.
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    POURQUOI S’INTÉRESSER AU TRAITEMENT MÉDIATIQUE DES MOUVEMENTS
    SOCIAUX ?

    Il est clair que l’un des objectifs premiers d’un mouvement social est précisément de se
    faire entendre et quepour cela il a besoin d’être visible médiatiquement. Cette présence
    médiatique doit permettre au public de comprendre et, si possible, de soutenir le
    mouvement social6. Or, pour exprimer leurs points de vue au reste de la population,
    les mouvements sociaux (au moins la catégorie que nous avons choisi d’étudier7) sont
    largement dépendants « de vecteurs de communication qui leurs sont extérieurs »8 .
    Cela ne signifie pas que les mouvements sociaux n’ont pas recours à d’autres vecteurs,
    l’utilisation des réseaux sociaux en est un bon exemple. Néanmoins, les « grands »
    médias occupent encore une position privilégiée dans le relais de l'information,
    à travers, d’une part, leur force de diffusion, d’autre part, leurs statuts revendiqués
    d’objectivité et de neutralité, qui offrent la possibilité à toute information relayée par
    les médias d’avoir « une diffusion collective quelle que soit sa validité »9.

    Les médias fournissent donc au mouvement une tribune qui dépasse le simple cercle de
    ses membres et agissent même comme un vecteur de légitimation des revendications
    comme du groupe qui les porte10. En effet, au-delà de leur fonction, qui est, rappelons-
    le, d’informer les citoyens, les médias jouent un rôle primordial dans la définition du
    monde social puisque « tout travail journalistique conduit à construire une réalité »11.
    À travers la manière dont ils rapportent des faits ou décrivent une situation, à travers
    les mots et les images qu’ils choisissent pour illustrer un sujet, les médias proposent
    conjointement un « cadrage »12 de l’information. Nous voulons dire par là que le media
    ne présente pas une information neutre, mais délimite en fait un cadre de pensée qui
    guide la compréhension du sujet traité.

    Afin de préciser notre propos, il nous paraît important de citer les travaux pionniers
    de William Gamson et André Modigliani, qui se sont intéressés aux discours véhiculés
    par les médias américains à propos du nucléaire entre la fin de la seconde guerre
    mondiale et les années 198013. Selon ces auteurs, jusqu’aux années 60, l’information
    sur le nucléaire s’inscrit dans un cadre d’interprétation faisant référence au « Progrès »
    qui met en avant son rôle comme facteur de développement et symbole de modernité.

    6 GERSTLÉ Jacques, La communication politique, Armand Colin, Paris, 2008, p. 203.
    7 C’est-à-dire des mouvements sociaux opposés à des réformes législatives, tel qu’expliqué infra.
    8 NEVEU Erik, « Médias, mouvements sociaux, espaces publics », Réseaux, 1999, vol. 17, n° 98, pp. 17-85.
    9 GERSTLÉ Jacques, op. cit., p. 203.
    10 Idem.
    11 DUCHESNE Françoise et VAKALOULIS Michel, Médias et luttes sociales : repenser l’expérience syndicale,
    Édition s de l’Atelier, Paris, 2003, p. 101.
    12 Nous renvoyons ici le lecteur aux travaux de Goffman et son concept de frames (ou « cadres » en fran-
    çais) qu’il définit comme des principes structurants qui permettent aux individus d’identifier, de donner sens
    et de s’ajuster aux différentes situations qu’ils rencontrent au quotidien : GOFFMAN Erving, Les cadres de
    l’expérience, Paris, Éditions de Minuit, 1991.
    13 GAMSON William et MODIGLIANI André, « Media Discourse and Public Opinion on Nuclear Power: a
    Constructionist Approach », The American Journal of Sociology, 1989, vol. 95, n° 1, pp. 1-37.
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    En conséquence de cette interprétation par les discours médiatiques, toute remise en
    question du nucléaire était rendue totalement inaudible. Les deux auteurs soulignent
    également que ces cadres ne sont pas indéfiniment figés et que la combinaison de
    plusieurs facteurs favorables a rendu possible l’émergence de nouveaux cadres
    d’interprétation et leur intégration progressive dans les discours médiatiques. Ainsi, dans
    les années 1970, les routines journalistiques se modifient lentement sous l’influence
    notamment des mobilisations antinucléaires et de la montée des préoccupations
    environnementalistes au niveau mondial, avec la tenue par exemple de la Conférence
    des Nations Unies sur l’Environnement en 1972. Les médias commencent à parler du
    nucléaire en le confrontant à d’autres énergies considérées comme moins dangereuses
    ou même à mentionner les dommages provoqués par les essais nucléaires dans
    l’atmosphère. L’accident de la centrale de Three Miles Island en 1979 accélère cette
    tendance et on peut désormais évoquer le nucléaire comme une menace imminente
    pour l’Homme. Cela ne signifie pas que le cadrage « Progrès » ait complètement
    disparu des discours, mais il n’occupe plus une position hégémonique et se retrouve
    désormais contrebalancé par d’autres schémas d’interprétation reconnus eux aussi
    comme légitimes. À ce sujet, on voit bien comment la catastrophe de Fukushima en
    2011 a pu rendre l’expression des critiques sur le nucléaire plus perceptible, au moins
    dans la période proche qui a suivi l’incident.

    On voit là tout l’intérêt pour tout mouvement social, et même plus largement tout
    acteur de la vie sociale, de s’intéresser aux comptes rendus des médias sur son action et
    aux schémas d’interprétations associés à « son » problème. Concernant notre objet, les
    médias proposent non seulement un angle d’interprétation des mouvements sociaux
    et de leurs modes d’actions (Un mouvement social est-il une forme d’action politique
    légitime ? La violence est-elle légitime ?), mais aussi un cadre de compréhension du
    problème public qu’ils mettent en lumière14 (La question des retraites est-elle abordée
    selon des critères de justice sociale ? Des critères budgétaires ?). C’est pour cela que le
    sociologue Erik Neveu qualifie les journalistes d’ « acteurs des mouvements sociaux »15.

    ENTRE CONTRAINTES COMMERCIALES ET DÉONTOLOGIE
    Il faut garder à l’esprit que les médias sont aussi des entreprises commerciales chargées
    de produire et de vendre un produit : l’information16. La logique de marché caractérisée
    par la recherche de l’audience et les contraintes qui en découlent influencent

    14 On peut évoquer à cet égard l’exemple du remplacement progressif du terme « cotisations sociales »
    par celui de « charges sociales » dans les discours des médias, avec toute la symbolique que cela suggère.
    15 NEVEU Erik, Sociologie des mouvements sociaux, La Découverte, Paris, 2011, p. 109.
    16 On peut citer ici le documentaire réalisé par ACHBAR Mark et WINTONICK Peter en 1992 : « Manufacturing
    Consent: Noam Chomsky and the Media », qui décrit les médias comme de grandes entreprises engagées dans
    la production d'un produit (l'information) qui répond aux besoins d'un marché. Selon Chomsky, ce marché est
    constitué par la publicité, le commerce et l'industrie et non par le public « consommateur » de médias.
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    inévitablement le processus de production et de diffusion de l’information17. Ainsi,
    quand les mouvements sociaux n’existent médiatiquement qu’à travers le désordre
    qu’ils génèrent, c’est aussi parce que les journalistes, notamment dans le secteur
    audiovisuel, sont incités à aller chercher les aspects les plus spectaculaires et à se
    focaliser sur les effets visibles plus que sur les causes souvent invisibles18.

    Cet aspect est renforcé par ce que Pierre Bourdieu nomme « la circulation circulaire de
    l’information »19, phénomène qui désigne le fait que le contenu proposé par un média
    provient souvent d’une information produite par un autre media. Si, en théorie, chacun
    adopte un angle spécifique pour traiter une même information, en réalité la concurrence
    (économique) conduit plutôt à une homogénéisation de la production journalistique.
    Par ailleurs, on connaît l’importance des sources dans le traitement de l’information.
    Aussi, lorsqu’un journaliste utilise les communiqués et déclarations officielles du
    gouvernement dans son travail, il s’inscrit inévitablement dans un point de vue plus
    proche des préoccupations du pouvoir politique que de celles des syndicats. Le rôle du
    journaliste sera alors davantage consacré à l’explication de la loi qu’à l’explication des
    contestations des organisations syndicales au sujet de cette même loi.

    Certains facteurs explicatifs d’une position sceptique vis-à-vis des mouvements sociaux
    sont également à trouver dans la tendance à la concentration et à la constitution
    « d'empires médiatiques et commerciaux ». Cette situation fait naître une forme
    de proximité, au sens propre du terme, entre journalistes, responsables politiques
    et hommes d’affaires20 qui se traduit par une certaine prédisposition à partager des
    visions communes de la société, que ce soit en matière économique (libéralisme) ou
    dans les formes de participation politique (vote) et de prise de décision (démocratie
    représentative).

    Cependant, il nous semble que l’on ne peut se satisfaire de ces précisions sur les
    contraintes du monde médiatique et qu’une approche « déontologique » des médias,
    afin d’observer si le travail journalistique a été réalisé selon les normes et les valeurs du
    métier – c’est à dire nourrir le débat public en informant les citoyens –, reste nécessaire.
    Pour revenir à notre question de départ, si on peut parler de tendances lourdes
    concernant le traitement médiatique des mouvements sociaux, il s’agit d’être prudent.
    En effet, la thèse d’une couverture médiatique « systématiquement défavorable »21
    nous semble erronée. Aussi, nous n’allons pas prétendre que les médias ne parlent
    jamais des revendications d’un mouvement social, qu’ils ne laissent jamais la parole
    à ses représentants ou même qu’une couverture favorable à un mouvement social

    17 À ce sujet, nous renvoyons le lecteur vers les travaux consacrés à la sociologie du journalisme et notam-
    ment : NEVEU Erik, Sociologie du journalisme, La découverte, Paris, 2009.
    18 DUCHESNE Françoise et VAKALOULIS Michel, op. cit., p. 106.
    19 BOURDIEU Pierre, Sur la télévision, Liber éditions, Paris, 1996, p. 22 (également disponible en version
    vidéo).
    20 23 HALIMI Serge, Les Nouveaux Chiens de Garde, Liber-Raisons d’agir, Paris, 2005 (voir également son
    adaptation cinématographique plus récente).
    21 NEVEU Erik, « Médias, mouvements sociaux, espaces publics », Réseaux, 1999, vol. 17, n° 98, pp. 17-85.
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    n’existe pas22. Il s’agit plutôt d’affirmer que dans leur grande majorité, les médias
    traitent l’information relative aux mouvements sociaux d’une manière insuffisante.

    Sur le plan déontologique, cette couverture médiatique insuffisante pose problème.
    En résumé, les médias ne joueraient pas assez leur rôle « de principal informateur » en
    expliquant trop rarement les enjeux qui ont conduit un mouvement social à s’organiser
    ou le problème public qu’il soulève. C’est le fonctionnement de démocratie qui est en
    danger : les médias sont un acteur vital pour protéger la démocratie, chargé de porter
    à la connaissance des citoyens des éléments leur permettant de comprendre et de
    participer au débat public.

    Le traitement médiatique des mouvements sociaux ne se limite pas aux seules
    séquences relatant le nombre de manifestants et le parcours de la manifestation. À
    travers des sujets spécifiques, des éditos, des reportages, les médias participent à la
    légitimation comme à la « dé-légitimation » d’un mouvement, et cela passe tout autant
    par un discours présentant la contestation comme un mode d’action politique illégitime
    que par une couverture défavorable au mouvement. Les médias vont effectivement
    jouer leur rôle de relais et porter à l’information des citoyens l’existence d’un problème
    public incarné par la naissance d’un mouvement social, en revanche, il y a peu de
    chances que ces mêmes médias présentent la situation dénoncée par un mouvement
    comme injuste23 et potentiellement modifiable par la mobilisation sociale.

    CADRAGE RÉDUCTEUR                     ET     INFORMATION             INCOMPLÈTE            SUR      LES
    MOUVEMENTS SOCIAUX
    Pour de nombreux auteurs et observateurs des médias, les mouvements sociaux sont
    souvent victimes de « cadrages » réducteurs qui privilégient le spectaculaire à l’explication24.
    Premièrement, on constate une focalisation des médias sur les conséquences des actions
    menées par les mouvements sociaux plutôt que sur les causes et les raisons profondes de
    la mobilisation. Si nous avons déjà proposé une illustration de cette couverture médiatique
    « ciblée » dans notre introduction, les exemples ne manquent pas. Ainsi, le site de France TV
    Info publiait le 31 mars 2016 pendant les mobilisations contre la loi travail en France :
       « Grève du 31 mars : pagaille dans les transports et sur la route. Les automobilistes
       et les usagers des transports en commun ont dû s’armer de patience ce jeudi 31 mars

    22 Dans certains cas ils peuvent même « favoriser » leur développement : JUHEM Philippe, « La participa-
    tion des journalistes à l’émergence des mouvements sociaux. Le cas de SOS-Racisme », Réseaux, 1999, vol.
    17, n° 98, pp. 119-152.
    23 NEVEU Erik, « Médias, mouvements sociaux, espaces publics », Réseaux, 1999, vol. 17, n° 98, pp. 17-85.
    24 ASHLEY Laura et OLSON Beth, « Constructing Reality: Print Media’s Framing of the Women’s Movement,
    1966 to 1986 », Journalism and Mass Communication Quaterly, 1998, vol. 75, n° 2, pp. 263-277 ; CHAM-
    PAGNE Patrick, « La construction médiatique des malaises sociaux », Actes de la Recherche en Sciences
    Sociales, 1991, vol. 90, n° 1, pp. 64-75.
7   MÉDIAS ET MOUVEMENTS SOCIAUX : L’INFORMATION EN QUESTION
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       pour aller travailler. Une équipe de France 2 fait le point »25.

    Nous pouvons ici interroger la pertinence de cette information pour la compréhension
    du débat public. Ensuite, à travers la place, et par conséquent le temps, consacrés
    aux violences et débordements dans les sujets relatifs aux mouvements sociaux, les
    médias « oublient » bien souvent les mobilisations elles-mêmes et font donc passer
    au second plan les revendications du mouvement ou son ampleur. Le 14 juin 2016,
    le journal de 20H26 sur France 2 proposait par exemple plusieurs sujets consacrés, là
    encore, aux mobilisations contre la loi travail. Le premier était sobrement intitulé : « Le
    début de la fin ? ». Il évoquait principalement la bataille des chiffres entre syndicats et
    policiers27 et se demandait comme le précise le présentateur David Pujadas lors du
    retour plateau :

       « Alors va-t-on vers la fin du mouvement ? Bonsoir Nathalie Saint-Cricq (…) vous nous
       répondrez dans un instant, on l’évoquait tout à l’heure avec Bernard Cazeneuve,
       d’abord ces nouveaux incidents graves qui ont éclaté en marge du cortège (…) »

    Le second sujet fut donc consacré aux violences, avant de conclure la « séquence
    mobilisation sociale » par l’analyse de la journaliste Nathalie Saint-Cricq qui prédit
    « l’essoufflement » du mouvement.

    Deuxièmement, nous constatons que les médias ont tendance à proposer une traduction
    des tensions sociales en termes de « problèmes de communication »28 ou d’un déficit
    de pédagogie. Dans ce cas de figure, l’origine des conflits sociaux se trouve dans la
    mauvaise communication du gouvernement ou dans le manque d’information et de
    compréhension des citoyens : soit c’est parce que le gouvernement a mal expliqué sa
    réforme qu’elle est contestée par les citoyens, soit c’est parce que les citoyens n’ont pas
    bien compris la réforme qu’ils la contestent. Ce procédé délégitime l’existence même
    d’un mouvement social. Si les tensions sont d’abord une conséquence des « carences
    pédagogiques des puissants à expliquer des décisions qui s’imposent », on voit mal
    comment une mobilisation sociale pourrait justifier son combat contre « les impératifs
    de la modernité29 ». À cet égard, l'édito du quotidien Le Soir du 7 novembre 201430 reflète
    bien cette vision. L’auteur évoque bien entendu la manifestation et les violences de la
    veille, mais il accorde une importance manifeste aux problèmes de communication et

    25 Site de France TV Info : « Grève du 31 mars : pagaille dans les transports et sur la route » : http://www.
    francetvinfo.fr/economie/emploi/carriere/vie-professionnelle/droit-du-travail/greve-du-31-mars-pagaille-
    dans-les-transports-et-sur-la-route_1383785.html Publié le jeudi 31 mars à 13h48 (consulté le 25/11/2016)
    26 Site de France TV Info : « JT de 20H du mardi 14 juin 2016 » : http://www.francetvinfo.fr/replay-jt/france-
    2/20-heures/jt-de-20h-du-mardi-14-juin-2016_1488393.html Diffusé le mardi 14 juin 2016 (consulté le
    25/11/2016).
    27 1 300 000 de manifestants dans tous les pays selon les syndicats ; 125 000 selon la police (soit 10 fois
    moins)
    28 NEVEU Erik, « Médias, mouvements sociaux, espaces publics », Réseaux, 1999, vol. 17, n° 98, pp. 17-85.
    29 NEVEU Erik, Sociologie des mouvements sociaux, La Découverte, Paris, 2011, p. 111.
    30 Le 6 novembre 2014, une manifestation avait réuni plus de 100 000 personnes dans les rues de
    Bruxelles pour dénoncer les mesures d’austérité proposées par le nouveau gouvernement.
8   MÉDIAS ET MOUVEMENTS SOCIAUX : L’INFORMATION EN QUESTION
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    de pédagogie du gouvernement comme sources principales du conflit31 :

       « Mieux vaut une bonne communication qu’un mauvais conflit » ; « le gouvernement
       n’a pas expliqué ses mesures, n’en a pas détaillé l’importance pour le pays, n’a pas
       fait preuve de pédagogie » ; « Cette absence de clarté laisse aujourd’hui un boulevard
       aux syndicats qui peuvent critiquer un accord en bloc, et rejeter du même coup des
       mesures indispensables. »

    Finalement, la manière dont les acteurs, dirigeants politiques et mouvements sociaux
    sont présentés dans les médias peut elle aussi influencer l’opinion du grand public. Les
    dirigeants politiques jouiraient d’une position symbolique supérieure, leur permettant
    de revendiquer la défense de l’intérêt général et de s’appuyer sur des « savoirs dotés
    d’une forte autorité symbolique au nom de l’expertise technique ou scientifique »32.
    Les mouvements sociaux resteraient, quant à eux, assimilés au désordre et à la
    défense d’intérêts particuliers. Cela rejoint les observations de Gitlin33 qui expliquait
    que les mouvements sociaux à vocation révolutionnaire étaient souvent présentés
    sur un mode dépréciatif et selon une certaine dissymétrie : d’un côté des réformes
    gouvernementales nécessaires, urgentes et modernes ; de l’autre, une action collective
    dont la légitimité n’est pas reconnue en tant que mode de participation politique.

    CONCLUSION
    Si nous ne pouvons pas parler d’un traitement médiatique unique et exclusivement
    défavorable aux mobilisations sociales, nous avons vu que ces dernières sont
    rarement présentées sous leur meilleur jour lorsqu’elles s’élèvent contre les réformes
    gouvernementales. On peut, par exemple, se demander dans quelle mesure les médias
    permettent au citoyen de se faire une véritable idée des différents programmes qui
    s’offrent à lui lors de campagnes électorales. L’exemple de la campagne américaine
    est sur ce point assez éloquent. Dès le lendemain de l’élection de Donald Trump, la
    majorité des médias ont présenté leurs excuses pour ne pas avoir vu venir la victoire du
    candidat Républicain. Cependant, le rôle des médias n’est pas de prévoir le résultat
    d’une élection à partir des sondages, mais bien d’informer les électeurs sur les candidats
    et leurs programmes.

    Sans être fataliste, il nous paraît important de profiter des débats autour du traitement
    médiatique des élections présidentielles américaines pour attirer l’attention de nos
    concitoyens et les outiller d’appareils critiques face aux limites des médias qui se
    reflètent également dans les autres sujets que ces derniers sont amenés à traiter. Les
    médias ne suffisent pas toujours pour se faire une idée complète de la réalité et de
    l’évolution de notre société. Ils ne sont pas épargnés par les pressions commerciales

    31 DEMONTY Bernard, « L’ÉDITO : « Il ne faut pas appliquer froidement l’accord de gouvernement » », Le
    Soir, Édition Brabant wallon, N°259, publié le vendredi 7 novembre 2014.
    32 NEVEU Erik, « Médias, mouvements sociaux, espaces publics », Réseaux, 1999, vol. 17, n° 98, pp. 17-85.
    33 GITLIN Ted, The Whole World is Watching. Mass Media and the Making and Unmaking of the New Left,
    University of California Press, Berkeley, 1980.
9   MÉDIAS ET MOUVEMENTS SOCIAUX : L’INFORMATION EN QUESTION
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    et éditorialistes et peuvent aborder certains sujets complexes d’une manière parfois
    trop réductrice.

    Le mérite des mouvements sociaux est d’apporter un éclairage nouveau par rapport à
    notre société, de nous faire réfléchir, et de proposer des moyens d’agir pour changer
    nos conditions de vie. Si les médias ne suffisent pas à nous informer sur ces derniers
    ni à nous faire comprendre leurs causes et leurs revendications, alors nous devons
    nous sentir responsables de compléter notre connaissance, de diversifier nos sources
    d’information et de construire un avis critique par nous-mêmes.

                                                                              Quentin HUREL
                                                    Détenteur d’un master en sciences politiques
L’ARC – Action et Recherche Culturelles asbl – s’est donné pour mis-
A N A LY S E   sion de contribuer à la lutte contre les inégalités et d’œuvrer à la pro-
               motion et à la défense des droits culturels.
               À travers notre travail d’éducation permanente, nous entendons par-
               ticiper à la construction d’une société plus humaine, démocratique,
               solidaire et conviviale. Offrir à notre public les outils de son éman-
               cipation, permettre à chacun de gagner en autonomie et en esprit
               critique, inviter tout un chacun à prendre une part active à la société
               sont autant de défis que nous tentons, avec d’autres, de relever.
               Ce travail passe par des projets et animations développés sur le ter-
               rain, mais aussi par des publications qui proposent une analyse des
               enjeux, une sensibilisation à certains facteurs d’exclusion, un encou-
               ragement à l’engagement citoyen, des clés de compréhension.
               Vous souhaitez contribuer à nos débats et enrichir nos réflexions ?
               Contactez-nous par mail : communication@arc-culture.be

               Editeur responsable : Jean-Michel DEFAWE | ARC asbl - rue de
               l’Association 20 à 1000 Bruxelles
               Toutes nos analyses sont diponibles en ligne sur www.arc-culture.be/analyses
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