MAUPASSANT ET LE RÉALISME
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MAUPASSANT ET LE RÉALISME « Réalisme » est un mot qui se révèle assez vague, et dont le sens fluctue selon les époques. Anciennement, il caractérise des scènes populaires et truculentes, telles qu'on les trouve dans la peinture flamande. Le réalisme est donc du côté du bas, du côté d'un peuple qui ne pourrait être héroïque et qui ne saurait que faire rire. On trouve de ces scènes dans les contes de Maupassant, et celui-ci, dans Une vie, se plaît à donner le nom de Couillard à une famille de paysans. Pourtant, depuis le XVIIIe siècle, le réalisme devient de plus en plus sérieux et s'applique à un art bourgeois, moyen, réclamé notamment par Diderot. Avec le romantisme, le mot va encore changer de sens. 1842 Balzac commence à réunir son œuvre romanesque sous le titre de Comédie humaine. Cet ensemble monumental est « réaliste », mais au sens où l'entendaient les romantiques. En effet, c'est le désir de faire revivre le passé, de reconstituer des moments enfouis sous de multiples strates, qui a suscité un élan réaliste marqué notamment par l'importance de la description. Les romans de chevalerie de Walter Scott, ou Les Martyrs de Chateaubriand, – un « poème en prose » selon leur auteur mais en fait un roman historique –, don- nent pour la première fois au lecteur l'illusion de se retrouver dans ces époques révolues. Balzac applique pour un passé très proche la démarche des « antiquaires » et entend fournir à ses « neveux », c'est-à-dire à ses descendants, un matériel que les archéologues ne seront pas obligés de reconstituer plus tard. Ce réalisme prête assez peu d'attention au petit peuple, dans la mesure où Balzac est un politique fasciné par la richesse et intéressé par les combinaisons du pouvoir. 1847 Tout autre est le réalisme de Champfleury, bien que celui-ci s'ins- pire souvent de Balzac. Baudelaire a commencé par admirer les contes de Champfleury, Chien-Caillou, Pauvre Trompette, et il parle d'« un tout petit volume, tout humble, tout simple », d'une histoire « crûment racontée, ou plutôt enregistrée ». Champfleury lui-même écrit : « Ce que je vois entre dans ma tête, descend dans 4
ma plume et devient ce que j'ai vu ». Selon Baudelaire, il se conten- terait donc de suivre la nature dans des histoires de province, « cet inépuisable trésor d'éléments littéraires, ainsi que l'a triomphale- ment démontré Honoré de Balzac », lui-même vu comme « un naturaliste » qui connaît « la loi de génération des idées et des êtres visibles ». Champfleury applique son attention au petit peuple. Ainsi Pauvre Trompette est « l'histoire lamentable d'une vieille ivrognesse très égoïste, qui ruine son gendre et sa fille pour gorger son petit chien de curaçao et d'anisette. Le gendre exaspéré empoisonne le chien avec l'objet de ses convoitises, et la marâtre accroche aux vitres de sa boutique un écriteau qui voue son gendre au mépris et à la haine publique ». Baudelaire se détachera plus tard de ce réalisme, et il préférera voir dans Balzac « un visionnaire passionné » qui a jeté tout son être dans ce genre « roturier » qu'était le roman : « J'ai maintes fois été étonné que la grande gloire de Balzac fût de passer pour un observateur ; il m'avait toujours semblé que son principal mérite était d'être visionnaire et visionnaire passionné. Tous ses personnages sont doués de l'ardeur vitale dont il était doué lui-même. « Toutes ses fictions sont aussi profondément colorées que les rêves », écrira-t-il en 1859. 5 août 1850 Naissance de Guy de Maupassant au château de Miromesnil près de Fécamp. Au mois de mai, le parti de l'Ordre a enlevé le droit de vote à trois millions d'électeurs : les bonapartistes, menés par le « Prince-Président » Louis-Napoléon, et les monarchistes se retrou- vent unis dans la crainte du socialisme. La même année, Lamartine publie Geneviève, histoire d'une servante. Maupassant, malgré quelques réticences, restera marqué cependant par un poème comme « Le Lac », peut-être le plus célèbre de la poésie française, et se laissera de plus en plus aller vers des désirs d'envol dans le bleu. 2 décembre 1851 Coup d'état de Louis-Napoléon qui dissout l'Assemblée mais rétablit le suffrage universel. Beaucoup de républicains sont déportés ou s'exilent, et parmi eux un grand nombre d'écrivains ou d'intel- lectuels. Victor Hugo apparaît comme la grande voix luttant contre la dictature, tandis que Baudelaire choisit plutôt l'exil intérieur, se représentant seul dans la foule et se disant « dépolitiqué ». 5
21 novembre 1852 Le pays, consulté par référendum, approuve à une majorité écra- sante le rétablissement de l'Empire (7 824 000 « oui » contre seulement 253 000 « non »). Ainsi le peuple français plébiscite-t-il un régime autoritaire, proche de la dictature. Le développement de l'économie et des moyens de transports s'accompagne d'une censure tatillonne. Les livres de colportage, porteurs de « mauvaises idées », sont interdits, et la librairie Hachette obtient le monopole des bibliothèques de gare, où les livres portent le cachet de la commission de censure. Flaubert, qui tient à s'écarter de tout engagement, est à la recherche d'un art poétique pour le roman. Il rêve d'un « livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l'air » (lettre du 6 janvier 1852). 1857 Procès intentés à Madame Bovary de Flaubert et aux Fleurs du Mal de Baudelaire, pour « réalisme », une doctrine qui se proposerait de peindre le mal sous des couleurs attrayantes. Flaubert est accusé de faire l'apologie de l'adultère parce qu'il adopte un style dit « impersonnel » où les actes ne sont pas jugés. L'acquittement de Flaubert peut être vu comme la naissance d'une certaine « modernité » marquée par la séparation de l'art et de la morale. Désormais, la pratique artistique prétend répondre à ses propres lois, et l'écrivain devient l'acteur d'une aventure individuelle, d'une lutte pour atteindre un idéal d'écriture inaccessible. Cependant, Baudelaire fut condamné et certains poèmes des Fleurs du Mal fu- rent interdits jusqu'en 1949. Grand admirateur de Baudelaire, Maupassant revendiquera toujours une grande liberté dans l'ex- pression artistique. En fait, Baudelaire n'est pas partisan de l'Art pour l'Art, mais refuse la littérature « missionnaire » : « L'Art est-il utile ? Oui. Pourquoi ? Parce qu'il est l'art. Y a-t-il un art perni- cieux ? Oui. C'est celui qui dérange les conditions de la vie. Le vice est séduisant, il faut le peindre séduisant ; mais il traîne avec lui des maladies morales singulières ; il faut les décrire. Étudiez toutes les plaies comme un médecin qui fait son service dans un hôpital, et l'école du bon sens, l'école exclusivement morale, ne trouvera plus où mordre ». Ce propos définit dès 1861 le réalisme tel que va l'en- tendre la génération naturaliste des années plus tard : « La pre- mière condition nécessaire pour faire un art sain est la croyance à l'unité intégrale. Je défie qu'on me trouve un seul ouvrage d'imagi- 6
nation qui réunisse toutes les conditions du beau et qui soit un ou- vrage pernicieux ». 1864 Dans la préface de leur roman Germinie Lacerteux, Edmond et Ju- les de Goncourt, qui rappellent également les exigences de l'art, présentent cependant leur ouvrage comme « un roman vrai », qui viendrait de la rue. Dans ce siècle de suffrage universel, ce qu'on appelle « les basses classes » a droit au roman. Ils nous offrent donc l'histoire d'une domestique. Cependant, Germinie est une « hysté- rique ». Dotée d'une très grande sensibilité nerveuse, elle se distin- gue du bas peuple qui l'entoure et qui garde un caractère exotique pour les frères Goncourt. Il n'en reste pas moins que ceux-ci auront été les premiers à poser les principes théoriques du naturalisme et conserveront beaucoup d'aigreur envers Zola, qui s'est toujours posé en chef de file. 1866 Dix poèmes de Mallarmé paraissent dans Le Parnasse contempo- rain. Parmi eux, « L'Azur », où « le poète impuissant » maudit son génie « à travers un désert stérile de Douleurs ». 1867 Thérèse Raquin, d'Émile Zola, est le premier roman que l'on peut véritablement qualifier de « naturaliste ». Dans la préface de la deuxième édition, l'auteur proclame qu'il a « voulu étudier des tempéraments et non des caractères », qu'il a « choisi des person- nages souverainement dominés par leurs nerfs et leur sang, dé- pourvus de libre arbitre ». Thérèse Raquin, qui a assassiné son mari, est hantée par le souvenir de son crime, mais Zola refuse de parler de remords. 1870 Maupassant est mobilisé pour la guerre contre la Prusse. Il sera muté dans l'intendance grâce aux efforts de son père, que l'on a pourtant toujours présenté de façon très négative. 1871 La Fortune des Rougon, de Zola, est le premier volume du grand projet des Rougon-Macquart, histoire naturelle et sociale d'une fa- mille sous le Second Empire. Les actions des individus sont régies par des forces qui sont en eux et qu'ils ne contrôlent pas. Ces forces sont le plus souvent héréditaires pour Zola, et elles représentent 7
une certaine conception de l'inconscient que Maupassant illustrera d'une façon à la fois voisine et différente. 1873 Le tableau de Manet, Le Bon Bock, offre un type de scène et un mot que l'on retrouve notamment dans Pierre et Jean. 1874 Avec les Romances sans paroles de Verlaine, une certaine poésie fait ses adieux à l'éloquence romantique, encore illustrée par Hugo. Les textes de Verlaine sont proches du chuchotement, du balbutie- ment, voire de l'aphasie, c'est-à-dire de la perte de la parole. Ce pa- radoxe d'une littérature hantée par le silence se retrouve dans l'image de la page blanche chère à Mallarmé. Celui-ci rêve à un grand Livre, un projet inaccessible, mais pendant ce temps multi- plie les poésies de circonstance. 1875 Maupassant entre en relations avec Mallarmé, un poète qu'il juge obscur mais qui semble le fasciner. On peut lire ses descriptions comme la tentative de transcrire en un langage plus clair et lim- pide l'esprit « symboliste ». Janvier 1877 Parution de L'Assommoir, le premier grand succès de Zola. La même année, Flaubert fait paraître ses Trois contes dont le premier, Un cœur simple, laisse son empreinte sur Une vie. On peut même supposer qu'il a contribué à faire naître le projet de ce roman. 1879 Maupassant se veut poète. Ses vers osés lui valent un début de poursuites judiciaires pour outrage à la morale publique. Il rejoint ainsi son maître, qui avait été attaqué pour Madame Bovary. Mais celui-ci s'emploie à étouffer l'affaire. 1880 Parution des Soirées de Médan, un recueil de nouvelles où quelques jeunes écrivains, dont Maupassant, se rassemblent autour d'Émile Zola. Celui-ci voulait y voir l'annonce d'une école naturaliste. En fait, le thème commun de ces récits est constitué par les événements de la guerre de 1870. Ces auteurs sont marqués par le souvenir de la défaite et de la débâcle, mais s'en prennent à l'esprit patriotique et revanchard qui tient lieu de pensée à la France depuis ces événements. La nouvelle de Maupassant, Boule de Suif, fait sensation et ouvre à son auteur les portes de la carrière littéraire. 8
On retrouvera le même décor dans l'ébauche de son dernier roman, L'Angélus. La même année, en mai, mort de Flaubert. Maupassant, qui est son exécuteur testamentaire, est le premier à connaître l'ouvrage in- achevé du maître, Bouvard et Pécuchet, texte d'un comique pessi- miste où toute action est vouée à l'échec, où toute parole, toute pen- sée, devenant « lieu commun », est une bêtise. La peur de la bêtise accompagnera Maupassant tout au long de sa vie. La même année encore, la lecture de Pensées, maximes et fragments de Schopen- hauer, renforce cette tendance au pessimisme. La peur de la bêtise, de l'embrigadement, empêche Maupassant d'adhérer à la doctrine naturaliste développée par Zola dans Le Roman expérimental. Celui-ci invoque la médecine de Claude Ber- nard : « Le plus souvent, il me suffira de remplacer le mot médecin par le mot romancier pour rendre ma pensée plus claire et lui ap- porter la rigueur d'une vérité scientifique […] En somme, toute l'opération consiste à prendre les faits dans la nature, puis à étudier le mécanisme des faits en agissant sur eux par les modifications des circonstances et des milieux ». En fait, cette doctrine a d'abord une valeur de réclame, tout en servant de détonateur à son projet. Maupassant, lui, s'en tient à des positions plus personnelles, et en- treprend de célébrer le culte de Flaubert, un artiste qui eut une seule passion, l'amour des lettres, et ne vécut que pour l'art, « usant sa vie dans cette tendresse immodérée, exaltée, passant des nuits fiévreuses comme les amants solitaires » et tombant un jour, « foudroyé par le travail, comme tous les grands passionnés finis- sent par mourir de leur vice » (chronique parue dans le journal Le Gaulois, 6 septembre 1880). 1881 Parution de Une belle Journée d'Henry Céard, version extrémiste du roman « sur rien » : « Rien n'arrive », telle est la philosophie de ce roman. 1882 « Seul le pire arrive », répond en écho À vau l'eau de J.-K. Huys- mans. 27 février – 6 avril 1883 Parution de Une vie, roman auquel Maupassant travaille depuis plusieurs années. 1884 9
Dans À rebours, Huysmans, qui s'était jusqu'alors appliqué à suivre la voie naturaliste, s'en écarte brutalement en imaginant un per- sonnage, Des Esseintes, qui fuit la réalité pour faire de sa maison une sorte de théâtre où tout geste est fabriqué, mis en scène. Se ré- férant à la décadence de l'Empire romain, il illustre une littérature « fin-de-siècle » qui proclame la supériorité de l'artifice. 6 avril – 30 mai 1885 Parution de Bel-Ami, dans Gil Blas. 1886 Dans L'Ève future de Villiers de l'Isle-Adam, Édison crée un auto- mate qui est l'exacte réplique d'une femme très belle. Cette néga- tion de la réalité rejoint l'inspiration de la poésie symboliste. 23 décembre 1886 – 6 février 1887 Parution de Mont-Oriol dans le journal Gil Blas. Ce roman, malgré son sujet « réaliste », la naissance d'une ville d'eau, semble gagné par l'aspiration à une certaine irréalité qui est recherchée notam- ment dans la description. Les ciels, les voiles de brume, occupent l'espace de la page. 1er, 15 décembre 1887 et 1er janvier 1888 Parution de Pierre et Jean dans La Nouvelle revue. Publiée le 7 jan- vier 1888 dans Le Figaro, l'étude sur Le Roman, accompagnera Pierre et Jean pour l'édition en librairie. Dans ce texte théorique, Maupassant prétend suivre la méthode d'observation préconisée par Flaubert : « Il s'agit de regarder tout ce qu'on veut exprimer assez longtemps et avec assez d'attention pour en découvrir un aspect qui n'ait été vu et dit par personne. Il y a, dans tout, de l'inexploré, parce que nous sommes habitués à ne nous servir de nos yeux qu'avec le souvenir de ce qu'on a pensé avant nous sur ce que nous contemplons. La moindre chose contient un peu d'inconnu. Trou- vons-le ». 1er février – 15 mai 1889 Parution de Fort comme la mort dans la Revue illustrée. Maupas- sant semble se rallier au roman « psychologique » de Bourget et s'éloigner du modèle de Flaubert. « J'ai écrit ce livre pour quelques femmes », déclare-t-il dans une lettre à une inconnue. « Les hommes de lettres ne l'aimeront guère. La note des sentiments que j'ai cherchée ne leur paraîtra pas artiste. Les jeunes gens le mépri- seront ». 10
En septembre, il écrit à Jean Bourdeau : « J'ai parfois de courtes et bizarres et violentes révélations de la beauté, d'une beauté incon- nue, insaisissable, à peine révélée par certaines idées, certains mots, certains spectacles, certaines colorations du monde à certai- nes secondes qui font de moi une machine à vibrer, à sentir et à jouir, délicieusement frémissante ». En octobre, au même correspondant, il se plaint de son système nerveux et « de cet odieux régulateur des fonctions physiques des organes qu'on appelle stupidement le grand sympathique ». Mai-juin 1890 La parution de Notre Cœur dans La Revue des Deux Mondes con- firme son évolution et le désir de séduire « le public spécial de ce périodique ». 1890-1891 Maupassant travaille à un roman, L'Âme étrangère, qui devait se situer dans une ville d'eau, Aix-les-Bains. Les quelques pages écri- tes seront publiées en 1894. Ce projet est abandonné pour un autre, lui aussi inachevé, L'Angélus, dont les fragments paraissent en 1895. 1891 Maupassant souffre de l'estomac, des yeux, de partout. Il ne peut plus écrire. « Je vous assure que je perds la tête. Je deviens fou », « Je suis tout à fait malade. Je n'y vois plus du tout », « Mon esprit suit des vallons noirs qui me conduisent je ne sais où […] ». Les let- tres de cette année apparaissent comme une face personnelle et dé- chirante de l'œuvre de Maupassant. 1892 Tentative de suicide. Internement dans la clinique du docteur Blanche à Passy. 6 juillet 1893 Mort de Maupassant. 11
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