Moyen-Orient: La rentrée littéraire libanaise

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Moyen-Orient: La rentrée littéraire libanaise
   Carla Calargé

   Nouvelles Études Francophones, Volume 30, Numéro 2, Automne 2015, pp.
   184-188 (Review)

   Published by University of Nebraska Press
   DOI: https://doi.org/10.1353/nef.2015.0060

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       https://muse.jhu.edu/article/612236

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Actualités littéraires
Un survol des ouvrages reçus à nos bureaux

Deux erreurs d’attribution, dont nous prions les auteurs et les lecteurs de nous excu-
ser, se sont glissées dans notre numéro précédent:
    – L’analyse de Le Vent des rives de Rachel Bouvet a été attribuée à Rosean-
      na Dufault alors que l’auteure en était Névine El-Nossery, University of
      Wisconsin-Madison.
    – L’analyse de Proses du monde de Nelly Wolf a été attribuée à Bruno Thi-
      bault alors que l’auteure en était Sophie Bertocchi-Jollin, Université de
      Versailles.

Moyen- Orient
La rentrée littéraire libanaise
                                                                 Par Carla Calargé,
                                                         Florida Atlantic University

Majdalani, Charif. Villa des femmes. Paris: Éditions du Seuil, 2015.
isbn 978202128017. 279 p.

Après les sagas des Nassar, des Cassab et des Khattar, c’est l’histoire de la famille de
Skandar Hayek que relate ce cinquième roman de Charif Majdalani paru aux Édi-
tions du Seuil à la rentrée de 2015. Le talent de conteur de l’écrivain, son imagina-
tion colorée et la profusion de détails sensoriels qui agrémentent la narration servent
à reconstituer l’époque bienheureuse des années 1950 et 1960 pendant lesquelles
s’opère au Liban la transition vers la modernité, avant que la guerre ne survienne et
ne chambarde les assises mêmes sur lesquelles reposait la société. Perché sur le per-
ron de la villa d’où il voit défiler tour à tour “les belles automobiles et les autocars
bariolés, les marchands de quatre-saisons, les quincaillers ambulants et les vendeurs
de tissu qui [portent] les rouleaux de taffetas et de coton comme des toges sur leurs
épaules” (9), le chauffeur des Hayek jouit d’un point de vue exclusif qui en fait le
témoin privilégié des splendeurs mais aussi des misères de la vie de ses employeurs.
Confident du puissant Skandar, il n’épargne aucun moyen pour reconstituer l’his-
toire de cette maison dont il se veut le gardien de la mémoire et avoue recourir à
l’imagination pour compléter les détails qui lui manquent. Mais ce monde est fra-
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gile et les craquelures, déjà visibles, annoncent son irrémédiable disparition lorsque
le patriarche décède soudainement et que la guerre surgit comme une mauvaise sur-
prise à laquelle personne ne s’attendait.
      Pourtant, au début de l’histoire, nul ne peut deviner que les années de gloire
seront si brèves: Skandar Hayek règne en maître incontesté sur sa famille, sur son
clan, sur ses vastes terres et sur sa florissante fabrique de textile.1 Ses alliances po-
litiques avec les chefs des grandes familles musulmanes voisines lui assurent le
contrôle du conseil municipal et ses bonnes relations avec les Palestiniens du camp
de Hay-el-Bir servent à éviter des affrontements inutiles et à maintenir le calme. Ses
employés le vénèrent et il arrive que, tel un démiurge, il décide de leur avenir et du
déroulement de leur vie, tantôt en soustrayant une jeune servante à l’autorité d’un
père despotique, tantôt en la mariant à un ouvrier qu’il lui a choisi. Mais de sombres
nuages planent déjà dans ce beau ciel: les tensions entre Mado et Marie s’apparen-
tent à une guerre larvée qui n’attend que la première occasion pour tout emporter
sur son passage. Car Mado, la sœur de Skandar, n’en finit pas de ruminer l’amer-
tume de son échec amoureux et reporte son aigreur sur sa belle-sœur alors que
celle-ci n’a jamais oublié Badi’ Jbeili, son premier amour, qu’elle n’a pu rejoindre
en Égypte. Par ailleurs, la succession du père n’est pas assurée: Noula, l’aîné des en-
fants, est un coureur invétéré, frivole, dépensier et inconscient, qui n’a aucun sens
des affaires et dont les décisions professionnelles sont catastrophiques. Hareth, son
cadet, est absent, parti très loin pour répondre à l’appel de l’aventure et des grands
espaces. Quant à Karine la plus jeune, sa beauté qui fait rêver le narrateur éveillera
la concupiscence des jeunes miliciens grisés de pouvoir et avides de renverser l’ordre
social qui les défavorisait.
      La fortune et le déclin des Hayek, la structure de leur famille et les tensions in-
ternes qui la minent font donc qu’il est possible de lire Villa des femmes comme une
métaphore de la famille nationale à une époque où celle-ci vit, dans l’insouciance et
le faste, ses dernières années de gloire avant que tout ne s’écroule et ne parte en fu-
mée. Contrairement aux œuvres précédentes, le roman consacre plus d’importance
aux personnages féminins qui ne révèlent leurs véritables dimensions qu’à la fin en
“tenant tête” aux guerriers, à leurs chefs et à la violence destructrice. Le bouleverse-
ment social engendré par la guerre leur aura ainsi offert la possibilité de se débarras-
ser des contraintes imposées par leur rang, leur famille et leur éducation et de mon-
trer leur force de caractère et leur endurance.
      Il s’agit en somme d’un très beau livre où Majdalani fait preuve, encore une
fois, d’un talent certain: tissé de fiction et d’histoire, le tableau qu’il élabore contri-
bue à compléter la fresque qu’il avait entamée dans ses romans précédents en re-
construisant, dans de minuscules détails, l’atmosphère d’une époque, la vie d’une
classe sociale ainsi que le paysage et le parfum d’une région que la guerre défigurera
en très peu de temps au-delà de toute reconnaissance.
1   Le nom des Hayek est bien trouvé puisqu’il signifie “tisserand.”
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Gharios, Michèle. À l’aube de soi. Ciboure: La Cheminante, 2015.
isbn 9782371270275. 196 p.

Michèle Gharios est née au Liban où elle vit avec sa famille. Son aventure littéraire
débute dans la poésie avec deux recueils de poèmes, Apartheid et Collier d’air et trois
cahiers de prose poétique, Ombre, Vivier et Clichés de guerre. Paru dans une petite
maison d’édition, À l’aube de soi est le deuxième roman qu’elle publie après L’Odeur
de Yasmine (2008). L’écrivaine y examine la vie de couple, le poids du passé—no-
tamment celui de la guerre—qui mine l’expérience amoureuse, ainsi que le silence
qui s’immisce entre deux personnes et ronge leur amour jusqu’à ce qu’il n’en reste
que de la haine. Le roman cherche aussi à explorer des sujets pendant longtemps res-
tés tabous mais dont la société civile a commencé à parler depuis quelques années
au Liban, à savoir la violence contre les femmes, la misogynie et les abus sexuels. Par
ailleurs, l’œuvre tente d’attirer l’attention sur d’autres problèmes sociaux tels que la
question des réfugiés syriens ou l’amnésie relative à l’histoire de la guerre civile de
1975–1990.
     À l’aube de soi se construit autour de deux récits rédigés à la première personne
du singulier: celui, en italiques, d’un Français de passage au Liban “dans le cadre
d’une mission d’aide pour les déplacés syriens” (10) et celui de la protagoniste, E.,
qu’il rencontre sur la plage après un dîner de bienfaisance. Bien que la partie accor-
dée au Français soit assez courte, elle sert essentiellement à commenter l’histoire de
l’inconnue de la plage, tout en relatant les souvenirs du premier séjour du person-
nage au Liban. En revanche, le récit de la jeune femme occupe la majeure partie du
roman. Chronologique, il raconte son enfance, ses étés passés à la montagne loin des
bombes qui s’abattent sur Beyrouth, sa rencontre avec D, et les premiers balbutie-
ments de son amour pour ce garçon étrange, de quatre ans son aîné, dont l’initiale
du prénom “s’adapte à sa personnalité—dieu mais aussi démon” (19).
     Lorsque la guerre s’étend à de nouvelles régions du pays, la vie des jeunes pro-
tagonistes est appelée à changer. D. s’engage dans une milice de sorte que c’est dé-
sormais le rythme du conflit armé, et non plus les études ou les saisons, qui déter-
mine les séparations et les retrouvailles du couple. Le départ de D. pour Paris afin
de poursuivre ses études universitaires signale une brève période de silence entre les
deux jeunes gens d’autant plus que les bombardements isolent les Libanais du reste
du monde. Mais D. revient de manière inopinée et l’idylle reprend, l’espace d’un
été au bout duquel le jeune homme épouse E. et l’emmène vivre en France avec lui.
C’est alors que commencent le long calvaire de la jeune femme et son apprentissage
de la violence quotidienne aux côtés de ce sombre mari qui a décidé de n’épargner
aucun moyen pour la tyranniser.
     Rédigé dans un très beau style, le roman de Gharios a le mérite de soulever
l’importante question de la violence domestique sous toutes ses formes. Il est pos-
sible néanmoins d’y déceler certaines faiblesses dont la construction psychologique
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du personnage de D. En effet, le récit semble suggérer qu’au fondement de son sa-
disme se trouvent à la fois une homosexualité refoulée, une expérience douloureuse
de molestation sexuelle, des souvenirs traumatisants de son engagement dans la mi-
lice ainsi que la misogynie d’une culture qui n’accepte pas que les filles aient des re-
lations sexuelles prémaritales. L’œuvre touche ainsi à beaucoup trop de sujets qu’elle
essaie de traiter dans le but d’éveiller la conscience du lecteur au risque de négliger
parfois les considérations esthétiques du genre. De même, les passages en italiques
censés reproduire les pensées du visiteur français offrent souvent une interprétation
un peu trop explicite de l’histoire de la narratrice. En cela, l’écrivaine semble vouloir
guider la lecture faite de son œuvre, ce qui risque d’en restreindre le sens. Il demeure
néanmoins que le roman est agréable à lire et que l’écrivaine y fait preuve d’un
talent prometteur, de beaucoup de sensibilité et d’une position très engagée vis-à-vis
de questions sociales lancinantes qu’il est urgent d’examiner.

Kojok, Salma. La Maison d’Afrique. Paris: alfAbarre, 2015.
isbn 9782357590557. 176 p.

Dans ce premier roman, Salma Kojok retrace l’histoire très peu connue de l’émigra-
tion libanaise en Afrique occidentale au début du vingtième siècle. À Zrariyé, pe-
tit village du Sud-Liban, Jamil décide de tenter l’aventure en quittant une terre sur
laquelle les hommes de sa famille se sont échinés pendant des générations comme
métayers d’une famille féodale, les Assaad. La mort de son fils emporté par la fièvre,
en éteignant la joie dans les yeux de la belle Zeinab, achève de persuader le jeune
homme que partir est la seule issue et son unique moyen pour changer de condition.
Commence alors une vie de migration et d’errance qui le conduira du sud à Bey-
routh, Marseille, Dakar, Grand Bassam et Abidjan. Pourtant, lorsqu’il quitte son pe-
tit village, c’est à destination des États-Unis que Jamil croit s’embarquer. Mais le visa
américain lui est refusé à Marseille, d’où sa décision de tenter sa chance au Sénégal,
l’option de rentrer chez lui ne se posant vraiment pas pour l’immigré qui a décidé de
braver l’inconnu à la recherche d’un avenir meilleur. Le parcours de Jamil sera ainsi
émaillé de faim, de dur labeur, de tristesse et de nostalgie, mais aussi de rencontres
lumineuses avec des compatriotes ou des étrangers qui l’aideront et le soutiendront;
rencontres qui transformeront ce jeune paysan illettré en un grand commerçant et
lui permettront de tisser des liens indestructibles avec un grand nombre de gens.
      L’histoire du roman se passe entre 1912, l’année où Jamil quitte son village, et
1945 lorsqu’il y revient enfin pour revoir sa mère. Cet intervalle temporel permet
à Kojok, qui est née en Côte d’Ivoire dans une famille libanaise et a fait des études
d’histoire en France avant de partir enseigner à Beyrouth, d’offrir au lecteur une
multitude d’anecdotes et de détails historiques intéressants sur le Proche- Orient
aussi bien que sur l’Afrique de l’Ouest. Ainsi, par exemple, l’auteure parvient-elle à
faire revivre—quoique brièvement—le Beyrouth du Mandat français, avec son café
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Al-Salam où vient tous les après-midis se produire le Hakawati pour raconter à un
public qu’il tient en haleine l’histoire de Antar Ben Chaddad. Kojok nous apprend
aussi que lorsque la France entre en guerre contre l’Allemagne, les Libanais instal-
lés en Afrique refusent d’être enrôlés dans l’armée française considérant qu’ils ne
peuvent pas “être traités comme de vulgaires colonisés” (138) et qu’en 1943, lorsque
le Liban devient indépendant, ces mêmes Libanais sont sommés par l’administra-
tion coloniale de choisir entre l’une des deux nationalités, libanaise ou syrienne.
     Rédigée dans un style fluide et poétique, La Maison d’Afrique est l’histoire
de tous ceux qui, poussés par l’appel du large, ont enchaîné les départs et les exils
“comme s’il[s] cherchai[ent] toujours le véritable lieu où s’établir, repoussant
constamment les limites pour y arriver” (106). C’est aussi un poème qui chante la
douceur des paysages du Sud-Liban, les parfums des collines sous le soleil, le goût
des galettes de thym et la tentation, au loin, que représente l’immensité turquoise de
la Méditerranée. Mais le roman se présente aussi comme une ode à la terre africaine,
à l’hospitalité de ses gens, à la succulence de ses plats et à la beauté de ses femmes.
C’est un roman pour tous ceux qui, comme Jamil, ses enfants, et Kojok elle-même, se
réclament de deux cultures, de deux pays et de deux origines: ceux-là dont les racines
s’ancrent profondément dans la terre sans pour autant cesser de développer des rhi-
zomes qui vont à la rencontre d’autres rhizomes, fussent-ils de l’autre côté de la mer.
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