Musées universitaires et restes humains - Problèmes éthiques et questions pour l'histoire de l'art - Apahau
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
ALLEMAND ÉTUDES Ernst SEIDL Musées universitaires ACCENT et restes humains Problèmes éthiques et questions pour l’histoire de l’art L’importance et la signification accrues que l’on a accordées ces dernières années aux collections scientifiques et à cette institution que sont les musées universitaires ne surprennent plus uniquement les spécialistes des diverses disciplines qui rassemblèrent d’abord ces collections. Face à des priorités et à des besoins nouveaux, l’histoire de l’art commence elle aussi à déplacer son centre d’intérêt depuis les études visuelles, ou sciences de l’image (Bildwissenschaft), vers une perspective résolument définie en termes de sciences de l’objet. De grands progrès ont été faits en ce qui concerne la sauvegarde, l’inventaire et la numérisation des collections, leur étude, leur utilisation pour l’enseignement théorique aussi bien que pratique, ainsi que la communication scientifique et la sensibilisation du public1. Mais avec le renforcement de la visibilité et de la professionnalisation de ces collections, plusieurs questions urgentes et embarrassantes d’ordre éthique, qui préoccupent également et de plus en plus certains grands musées nationaux, régio- naux ou spécialisés, s’imposent elles aussi à l’histoire de l’art, y compris lorsqu’il s’agit de collections a priori très éloignées du champ d’intérêt de l’histoire de l’art au sens étroit. Les responsables de collections des universités sont actuellement confrontés à trois grands défis éthiques à propos desquels le débat public est de plus en plus viru- lent, concernant respectivement : d’une part, les objets provenant de situations de violence, comme les expropriations pendant le national-socialisme2 ou les « trophées » de l’époque coloniale3, dont on s’est emparé sous prétexte de science ; en second lieu, les limites éthiques de la recherche, par exemple à propos de manipulations génétiques ou notamment d’expériences sur les animaux ; enfin, la manière dont on traite les restes humains dans les universités, en particulier dans le cadre des collections médicales, anthropologiques et archéologiques, et qui est à juste titre remise en cause d’un point de vue éthique. Ces derniers temps, le débat a été alimenté et porté à l’attention d’un large public, notamment à l’occasion du projet du Forum Humboldt, développé dans le cadre de la reconstruction du château de Berlin pour montrer des expositions sur les cultures non européennes. À Tübingen, le sujet est actuellement discuté dans le cadre du pro- jet d’ethnographie et d’études culturelles intitulé « Schwieriges Erbe » (« Difficile héritage »)4. Dans ces deux cas néanmoins, celui de Berlin et celui de Tübingen, seule la question relativement limitée de l’héritage colonial est abordée. Le contexte des injustices perpétrées sous le nazisme ou la problématique fondamentale et interdis- ciplinaire des restes humains sont relégués au second plan5. Or, dans les collections scientifiques universitaires – et pas seulement médicales –, ce problème est précisément d’une actualité brûlante. HISTOIRE DE L’ART NO 84-85 2019/2020 255
Fig. 1. Cheval sauvage de la grotte de Vogelherd, environ 40 000 ans avant notre ère, ivoire de mammouth, Museum der Universität Tübigen. © MUT / Juraj Lipták. De grands potentiels méconnus Ces questions difficiles sont en contraste avec les ressources encore largement inex- ploitées que recèlent par exemple les collections de l’université de Tübingen, d’une ampleur impressionnante et d’une qualité exceptionnelle. Le musée de l’université réunit actuellement environ soixante-dix collections, comportant près de cent trente fonds spécialisés – probablement le plus grand nombre de tout l’espace germanophone. On y trouve également quelques-unes des plus importantes collections universitaires spécialisées du monde, comme la collection paléontologique ou celle de numismatique islamique, pour n’en citer que deux. La plupart d’entre elles comptent parmi les plus remarquables d’Allemagne par leur importance et leur taille. On y trouve nombre de spécimens incomparables, de raretés et d’objets spectaculaires au point de vue de l’histoire des sciences : les plus anciennes œuvres d’art de l’humanité connues (fig. 1), ORFEUS, le seul télescope spatial à être revenu plusieurs fois de l’espace, la substance ADN « nucléine », isolée pour la première fois par Friedrich Miescher en 1869, la seule sculpture sur bois d’ancêtre maori à avoir été rapportée par James Cook en Europe lors de son premier voyage dans les mers du Sud (fig. 2), un cercueil de l’ancienne Égypte comportant une horloge stellaire, unique en Europe, le premier arbre généalogique comprenant des spécimens animaux selon la théorie de Charles Darwin sur l’origine des espèces, ou encore les tirages originaux des premières photographies réussies de l’interférence des électrons, prises en 1960, sans doute l’une des plus belles expériences physiques de l’humanité (fig. 3), pour ne citer que quelques exemples puisés dans différentes disciplines. Les collections archéologique, minéralogique, graphique et d’instruments à vent font elles aussi partie des plus remarquables en leur genre parmi celles des universités allemandes. Mentionnons également la très vaste galerie des professeurs de Tübingen6, qui n’a cessé de s’enrichir depuis le xvie siècle. Ajoutons à tout cela le fait que le comité du patrimoine mondial de l’UNESCO, le 9 juillet 2017, 256 MUSÉES UNIVERSITAIRES ET RESTES HUMAINS
Fig. 2. Poupou, sculpture sur bois maorie rapportée Fig. 3. Vue de l’interférence des électrons, 1960, par James Cook de son premier voyage dans les mers épreuve argentique, Museum der Universität Tübigen. du Sud (1768-1771), Museum der Universität Tübigen. © MUT / Claus Jönsson. © MUT / Valentin Marquardt. a inscrit les « grottes et l’art de la période glaciaire du Jura souabe » sur la liste du patrimoine mondial. Il s’agit des plus anciennes œuvres d’art figuratif de l’humanité et des lieux où on les a découvertes, c’est-à-dire des premiers témoignages artistiques, musicaux et religieux humains, témoignant des capacités culturelles essentielles de l’homo sapiens. L’université de Tübingen est ainsi la seule au monde, pour autant que l’on sache, à figurer deux fois, pour des raisons différentes, au patrimoine mondial de l’UNESCO : on le sait trop peu, mais dès 2011 en effet, les implantations humaines des zones humides de la région alpine, communément appelées habitations sur pilotis, avaient été classées au patrimoine mondial. Certains de ces vestiges avaient fait l’objet de fouilles et de recherches menées par des scientifiques de l’université. Ces flambeaux de la renommée scientifique servent aussi, comme toutes ses collec- tions, aux tâches premières spécifiques de l’université, ou du moins, il serait bon qu’ils le fassent davantage encore à l’avenir. Énumérons brièvement les nombreux avantages que représentent à cet égard les collections scientifiques : elles ont été des sources pour la recherche et peuvent le redevenir, et sont donc d’importantes infrastructures de recherche, comparables aux bibliothèques. Elles offrent des outils et des infrastruc- tures didactiques dans le cadre de l’enseignement de certaines disciplines, et sont en outre de plus en plus utilisées comme des laboratoires permettant les qualifications interdisciplinaires, les études professionnalisantes (studium professionale) ou l’orien- tation professionnelle (career service). Les collections sont donc des bases matérielles HISTOIRE DE L’ART NO 84-85 2019/2020 257
et des dispositifs d’expérimentation pour des formes d’enseignement interdisciplinaires et orientées vers la pratique. Elles ont souvent une valeur matérielle considérable, mais aussi une grande signification pour l’histoire de l’art, de la culture et des sciences ; elles constituent donc un patrimoine important que nous sommes tenus de préser- ver dans l’intérêt du public et des générations futures. Les collections contribuent également à définir le profil et l’image de l’université, lorsqu’elles sont utilisées à des fins de communication – ce qu’on appelle aujourd’hui la « troisième mission », celle qui, en plus des tâches de recherche et d’enseignement, concerne la signification sociale de l’université dans un sens plus large encore. Elles représentent des ressources importantes pour les projets à financement externe et les projets d’excellence7. Elles recèlent un vaste potentiel en termes de politique régionale et de politique éducative. Enfin, elles contribuent à instruire le public, à corriger l’image de l’université comme institution par trop hermétique, et, grâce à leur ouverture, à leur dimension locale et aux possibilités qu’elles offrent pour la communication, elles sont au service du grand public et de la culture générale ; il est donc aussi dans l’intérêt des contribuables que l’on en tire parti de manière plus active. La raison pour laquelle l’université de Tübingen dispose d’un fonds aussi important et significatif de collections scientifiques est à chercher dans la rencontre de facteurs très différents : d’une part, cette université, fondée en 1477, est l’une des plus anciennes d’Allemagne ; d’autre part, située dans une ancienne ville de résidence officielle de la dynastie des Wurtemberg, de taille modeste et un peu à l’écart, elle n’a subi aucun des dommages de guerre endurés par d’autres universités. Elle dispose en outre de la plus ancienne faculté indépendante de sciences naturelles que l’on puisse trouver dans une université allemande8, ce qui signifie que très tôt déjà, il y existait des disciplines bien distinctes réunissant leurs propres collections pour la recherche et l’enseignement. Tübingen abrite également l’une des plus grandes facultés de médecine d’Allemagne et de nombreuses cliniques spécialisées qui disposent de collections spécialisées9. À ces facteurs s’ajoute l’existence de deux importants ensembles de disciplines ayant des col- lections fortement subdivisées : d’une part, ce qu’on appelle les disciplines « paléo », avec leurs grandes collections – paléontologie, paléoanthropologie, paléozoologie et paléo- botanique, pour n’en citer que quelques-unes –, et, d’autre part, nombre de disciplines archéologiques très pointues10, ayant chacune ses propres collections et fonds scientifiques. Restes humains et problèmes éthiques L’intérêt public croissant porté à ces collections riches et nombreuses de l’université de Tübingen soulève la question des conséquences générales de cette renommée accrue, ainsi que des obligations qui en ressortent11 : quelle responsabilité éthique incombe à l’université ? À quels régimes d’attention publique plus stricts que par le passé est-elle exposée de ce fait ? À côté des défis techniques à long terme que posent les collections scientifiques (les dépôts au statut inexpliqué, les inventaires lacunaires, les difficultés de la mise à la dis- position du public et de la numérisation, ou encore les insuffisances des conditions de conservation), les questions concernant l’utilisation des collections universitaires pour la recherche, l’enseignement, la culture et la communication ont toujours été au cœur de leur réévaluation. Jointe au renforcement actuel de la communication publique, cette situation conduit également à identifier de nouveaux problèmes très complexes concernant les fonds scientifiques, historiques, voire actuels, qui comprennent des substances humaines, des préparations anatomiques et, de manière plus générale, des restes humains12. Les collections scientifiques universelles des universités peuvent comporter des restes humains dans de très nombreux départements, à savoir dans des collections relevant de disciplines traitant du développement de l’homme, de son corps au sens le plus 258 MUSÉES UNIVERSITAIRES ET RESTES HUMAINS
Fig. 4. Crânes mésolithiques d’une famille, grotte de Hohlenstein-Stadel, environ 7 500 ans avant notre ère, Museum der Universität Tübigen. © MUT / Valentin Marquardt. large ou de sa culture. Pour ne citer que quelques exemples pris parmi les collections de l’université de Tübingen : – Trois momies sont conservées au château de Hohentübingen dans la collection égyp- tienne. Elles servent exclusivement à la recherche et ne sont pas exposées au public, même si l’effet en serait spectaculaire pour bien des visiteurs. – Les collections de médecine se composent en grande partie (ce qui va de soi pour cette discipline) de préparations humaines, notamment en anatomie. On se pose depuis longtemps la question de savoir si ces préparations sont d’origines non douteuses, juridiquement inattaquables, ou si elles proviennent de contextes d’injustice patente – et notamment des camps de concentration nazis. – La collection ostéologique d’anthropologie et de paléoanthropologie contient éga- lement un grand fonds de restes humains, comme le « nid de crânes », une sépulture mésolithique comprenant plusieurs têtes venant de la grotte de Hohlenstein-Stadel, dans le Jura souabe (fig. 4). Dans la pratique universitaire, trois critères principaux apparaissent au premier plan lorsqu’il s’agit d’appréhender des questions éthiques et de les discuter : le temps, l’espace et la pertinence scientifique. L’impression s’impose que la problématique éthique soulevée par la manière de traiter les restes humains dans les collections scientifiques est au moins en partie déterminée par ces critères secondaires : – Premièrement, l’âge des objets entraîne de toute évidence des différences d’appré- ciation des aspects éthiques : une momie de l’Égypte ancienne devra-t-elle être évaluée différemment d’une préparation moderne dans une collection médicale ? HISTOIRE DE L’ART NO 84-85 2019/2020 259
Fig. 5. Crâne du spécimen OSUT 513 (masculin, zoulou Fig. 6. Crâne du spécimen OSUT 911 (féminin, à 90 %), Osteologische Sammlung der Universität Tübingen. san ou bochiman à 78 %), Osteologische Sammlung © OSUT. der Universität Tübingen. © OSUT. – Deuxièmement : ne peut-on pas déceler ici, en plus de l’âge, une différence supplé- mentaire dans l’évaluation selon que les restes sont de provenance européenne ou non européenne ? L’éloignement du lieu d’origine de restes humains saurait-il être lui aussi un critère éthique ? – Troisièmement : une préparation est-elle au service d’une recherche actuelle et per- tinente, a-t-elle un potentiel scientifique évident ? Ou n’est-elle que conservée, prenant de la place et pouvant alors plus aisément être restituée « volontairement » – sans tenir compte de futures problématiques et de futurs potentiels de recherche, encore inconnus aujourd’hui ? Un exemple concret : les squelettes du Sud-Ouest africain En 2015, le Museum der Universität Tübingen (MUT) a reçu une demande de l’ambas- sade de Namibie concernant des squelettes de membres du peuple héréro. De 1884 à 1919, le territoire de la Namibie était une colonie allemande, le « Sud-Ouest africain allemand » (« Deutsch-Südwestafrika ») ; de 1904 à 1908, les troupes allemandes y exer- cèrent une répression particulièrement brutale contre les insurgés héréros et namas. Environ 75 000 personnes moururent victimes de fusillades, de mauvais traitements, de travail forcé, de maladies – ou de soif dans le désert, où elles avaient été acculées par les dirigeants coloniaux. Une copie de la demande adressée au MUT a été envoyée au ministère fédéral des Affaires étrangères à Berlin. Le MUT a en outre transmis la demande aux scientifiques responsables de la collection ostéologique de l’université. Dans le même temps, l’ambas- sade de Namibie a été informée du nom de ses interlocuteurs immédiats, afin de créer d’emblée une situation de communication aussi directe et transparente que possible. Les discussions internes avec les responsables de la collection ostéologique de l’uni- versité de Tübingen ont rapidement révélé que celle-ci contenait bien des parties de squelettes originaires du Sud-Ouest africain13. Leur origine ethnique exacte était toute- fois inconnue, si bien qu’il n’était pas encore possible de donner une réponse univoque 260 MUSÉES UNIVERSITAIRES ET RESTES HUMAINS
à la requête namibienne, ce que l’on communiqua à l’ambassade de Namibie et au minis- tère fédéral des Affaires étrangères. On sollicita un délai supplémentaire pour effectuer des recherches précises, ce qui fut accepté par l’ambassade comme par le ministère. L’examen des squelettes s’étendit sur une période d’environ un an. Dès l’arrivée de cette requête et les premiers échanges à ce sujet, les spécialistes du département concerné et ceux du MUT convinrent immédiatement d’informer aussi ouvertement que possible les demandeurs et le ministère fédéral des Affaires étrangères sur les fonds et sur leur provenance et, chose plus fondamentale encore, de restituer volontairement tous les objets et fonds concernés si les résultats des examens allaient en ce sens. Toute autre solution aurait en effet conduit à adopter une position éthique défensive, voire juridiquement problématique, ou même à s’efforcer de préserver en connaissance de cause une situation historique d’injustice – ce qui était inacceptable pour les chercheuses et chercheurs impliqués. Cette perspective leur paraissait bien plus grave que celle de la perte éventuelle de fonds des collections universitaires – une éventualité d’ailleurs relativisée par le grand nombre et l’ampleur des collections de Tübingen. Une fois tous les examens scientifiques réalisés et les résultats documentés en détail14, la situation se présenta de la manière suivante : à côté de parties des squelettes d’un Égyptien, d’un Zoulou (fig. 5) et d’un homme d’origine inconnue15, la collection com- prenait également des restes d’un homme et d’une femme san ou bochiman (fig. 6). Mais on n’avait pu prouver l’existence de squelettes de Héréros. Il est étonnant, à propos des deux spécimens figurés ici, que la collection ostéologique n’en possède que Fig. 7. Tal Adler, Dead Images, 2018, photographie représentant des crânes humains du Naturhistorisches Museum Wien (Autriche), département d’anthropologie. © Tal Adler. HISTOIRE DE L’ART NO 84-85 2019/2020 261
Fig. 8. Moulage d’un visage de jeune fille atteinte d’eczéma parasitaire, réalisé par Alfons Kröner entre 1910 et 1930 à Breslau (aujourd’hui Wrocław), Museum der Universität Tübigen. © MUT / Valentin Marquardt. Fig. 9. Page suivante. Moulage d’un visage de jeune femme atteinte de prurigo de Hebra, réalisé par Martha Schiler vers 1920 à la clinique dermatologique de Tübingen, Museum der Universität Tübigen. © MUT / Valentin Marquardt. les os crâniens : la raison est qu’ils constituaient visiblement les témoignages les plus précieux pour des recherches anthropologiques et sur les races, comme ce fut encore le cas pour le programme CranID créé en 1992 par Richard Wright. Il est impossible de déterminer si ces crânes proviennent d’exécutions, d’assassinats ou de pillages de sépultures. Des collections de crânes de ce genre, certaines immenses, ont été conservées dans les vastes musées d’histoire naturelle des grandes puissances ou des puissances coloniales. Ces fonds sont désormais explorés par l’art contemporain et la photographie, ainsi notamment dans le travail de Tal Adler16 (fig. 7). Les résultats des recherches du Senckenberg Centre for Human Evolution and Palaeoenvironment, centre de recherches en paléoanthropologie de l’université de Tübingen dont relève la collection ostéologique, ont été communiqués au ministère fédéral des Affaires étrangères et à l’ambassade de Namibie. On pourrait presque dire que la pointe de cette histoire est que l’État namibien s’est dès lors désintéressé de la restitution de ces restes humains et que le ministère fédéral des Affaires étrangères n’a plus jugé les vestiges de Tübingen assez significatifs pour les intégrer dans la dernière restitution faite à la Namibie, fin août 201817. L’université de Tübingen en reste donc propriétaire jusqu’à nouvel ordre. Cas éthiques particuliers Si les trois domaines essentiels soulevant des problèmes éthiques – le contexte nazi, le contexte colonial, les restes humains – sont au cœur des débats, et ceci a fortiori dans le cadre des collections universitaires scientifiques, il vaut aussi la peine de jeter un œil sur des cas-limites dans des collections scientifiques. Nous présenterons ici brièvement deux exemples différemment situés pour orienter également vers des champs voisins la réflexion sur la complexité de ce problème. Les moulages médicaux, tels qu’on en réalisait au début du xxe siècle principalement sur des malades, étaient souvent des empreintes d’affections cutanées et d’infections visibles sur les visages des patientes ou patients (fig. 8 et 9). Ces portraits existent toujours 262 MUSÉES UNIVERSITAIRES ET RESTES HUMAINS
Fig. 10. Empreinte de main no 163 d’un homme du Ghetto Fig. 11. Empreinte de main no 74 d’une femme du Ghetto Litzmannstadt (Łódź, Pologne), Museum der Universität Tübigen. Litzmannstadt (Łódź, Pologne), Museum der Universität Tübigen. © MUT / Valentin Marquardt. © MUT / Valentin Marquardt. dans les collections de moulages d’institutions scientifiques, hôpitaux ou universités18. Certes, il va sans dire que les moulages ne sont pas des restes humains au sens strict du terme. Mais ces portraits aussi fidèles que possible – et souvent d’une très haute qualité artistique – représentent bien des individus19. Ils donnent à voir des patientes et des patients souvent dans un état désespéré, voire condamnés à mourir, en tout cas à un moment précaire de leur vie. Les individus accablés qui ont accepté de faire mouler leur visage dans l’intérêt de la recherche et de l’enseignement se trouvaient dans un état de souffrance et de détresse extrêmes, et il ne faut pas ignorer qu’aucune partie du corps ni du squelette ne révèle l’individu, sa personnalité et par-là même sa dignité humaine autant qu’un portrait d’une grande ressemblance. Mais le débat sur la manière de traiter ce genre de restes n’a encore pas vraiment eu lieu. L’Institut d’histoire et d’éthique de la médecine de l’université de Tübingen conserve une collection à tout point de vue exceptionnelle et remarquable : on y a retrouvé, en 2009 seulement, plus de six cents empreintes de mains (fig. 10 et 11) de trois-cent-neuf détenus juifs du Ghetto Litzmannstadt (Łódź, Pologne). Elles avaient servi en 1943 de documents pour la thèse d’habilitation de Hans Fleischhacker, anthropologue et lieutenant SS qui travaillait à l’Institut de biologie raciale. Ces empreintes de mains avaient été collectées en 1940 par des chercheurs allemands en anthropologie raciale sur le territoire du Gouvernement général de Pologne. Les analyses de Fleischhacker sur les lignes papillaires promettaient de rendre de précieux services à la politique raciale des nazis : elles devaient en effet permettre de démontrer scientifiquement l’altérité raciale, c’est-à-dire biologique, des hommes et des femmes de confession juive20. Dans ce cas également, on conserve, documente et expose la trace spécifique- ment individuelle d’une personne. Même s’il est moins facile à partir d’empreintes 264 MUSÉES UNIVERSITAIRES ET RESTES HUMAINS
de la main d’assigner à un individu la personnalité d’un sujet singulier, il faut néan- moins tenir compte du contexte politique problématique, pour ne pas dire criminel, d’où proviennent ces documents. Ces cas montrent de manière claire que les collections scientifiques, mais aussi les musées qui leur sont rattachés, sont loin d’avoir mené jusqu’au bout un débat permet- tant de clarifier même les questions les plus urgentes. Ces collections ne sont ainsi pas seulement des lieux de recherche, d’enseignement et de conservation de patrimoines scientifiques spécialisés : elles resteront longtemps encore des lieux de débat public et de discussions virulentes dépassant largement le cadre universitaire. L’histoire de l’art, avec ses compétences en matière d’objets, devrait ici reconnaître des opportunités et assumer sa responsabilité21. Directeur du Museum der Universität Tübingen depuis 2008, Ernst Seidl est aussi professeur d’histoire de l’art et de muséologie dans cette même université. Après une thèse sur la Grande Arche de la Défense et des travaux sur l’architecture, il se consacre désormais au dévelop- pement d’une muséologie des collections scientifiques universitaires. Il a ainsi coordonné, de l’histoire de la médecine à celles de la psychologie ou des mathéma- tiques, nombre d’expositions montrant comment sauver d’abord, puis mobiliser des objets souvent très particuliers pour la recherche, l’enseignement et la vulgarisation. Il plaide pour que l’histoire de l’art se saisisse de ce champ, non seulement en apportant son expertise des images, mais en développant des compétences plus larges encore à propos de tous types d’objets. NOTES Texte inédit. Traduction de Laurent Cantagrel, relue et présentée par /files/2018/06/Final-How-to-Deal-with-Holocaust-Era-Human- Philippe Cordez. Je remercie chaleureusement Philippe Cordez pour Remains.pdf]. sa coopération dans la mise au point de ce texte. 3. Parmi les nombreuses prises de position officielles à ce sujet, mentionnons les directives du Deutscher Museumsbund (Fédé- 1. À titre d’exemples, nous nous rapporterons ici aux expériences de ration des musées allemands) sur le traitement des pièces de notre propre institution, le Museum der Universität Tübingen (MUT). collections issues de contextes coloniaux : Leitfaden zum Umgang Voir à ce propos la description détaillée de ses collections dans E. Seidl mit Sammlungsgut aus kolonialen Kontexten, 2019 [URL : www. (dir.), Museen + Sammlungen der Universität Tübingen, Tübingen, museumsbund.de/publikationen/leitfaden-zum-umgang-mit- MUT, 2016, et le site internet du musée [URL : www.unimuseum.de]. sammlungsgut-aus-kolonialen-kontexten] ; « Sammlungsgut aus kolonialen Kontexten: Provenienzforschung und Digitalisierung 2. Voir à ce propos, sur la question spécifique des restes humains, ermöglichen Transparenz », Deutscher Museumsbund: Bulletin, ce qu’on appelle le « Vienna Protocol » : W. Seidelman, L. Elbaum no 2/18, 2018, p. 9-13, avec un résumé des déclarations principales et S. Hildebrandt (dir.), How to Deal with Holocaust Era Human des lignes directrices du Deutscher Museumsbund. Remains: Recommendations Arising from a Special Symposium [Recommendations/Guidelines for the Handling of Future Dis- 4. « Schwieriges Erbe », Universität Tübingen [URL : uni-tuebin coveries of Remains of Human Victims of Nazi Terror – « Vienna gen.de/exzellenzinitiative/forschung/plattformen/bildung Protocol » for when Jewish or Possibly-Jewish Human Remains are -gesellschaft-normen-ethische-reflexion/projekte/exploration Discovered], 22 novembre 2017 [URL : www.bu.edu/jewishstudies -fund-schwieriges-erbe]. HISTOIRE DE L’ART NO 84-85 2019/2020 265
5. Voir ainsi les publications du MUT sur l’histoire de l’université aux résultats du programme CranID. Voir au sujet de celui-ci sous le nazisme à partir des objets et des collections : E. Seidl R. Wright, « Guide to using the CRANID programs CR6bIND: for (dir.), Forschung – Lehre – Unrecht. Die Universität Tübingen im linear and nearest neighbours discriminant analysis », 2012 [URL : Nationalsozialismus, Tübingen, MUT, 2015. fr.scribd.com/document/324417767/CRANID6b-ManuaL-1-pdf]. 6. Voir la liste détaillée des portraits de la Galerie des professeurs 16. Cette photographie, sur laquelle les crânes sont floutés inten- à l’adresse suivante : « Tübinger Professorengalerie », Wikipedia tionnellement, a été réalisée dans le cadre du projet Dead Images. [URL : de.wikipedia.org/wiki/T%C3%BCbinger_Professorengalerie]. Ce projet était consacré à l’héritage controversé des collections de restes humains et aux problèmes éthiques de l’usage, de l’exposi- 7. L’« initiative d’excellence », mise en œuvre en Allemagne à tion et de la circulation d’images de sujets morts et d’autres sujets partir de 2005 et poursuivie depuis 2017 sous le nom de « stratégie non consentants ; Dead Images [archives, URL : web.archive.org/ d’excellence », est un programme de financement de la recherche web/20190906022713/http://dead-images.info]. Voir à ce sujet scientifique mené conjointement par les régions et le gouvernement R. Lichtzier, « DEAD IMAGES // TAL ADLER », The Seen, 20 sep- fédéral allemand. tembre 2016 [URL : theseenjournal.org/art-seen-international/ 8. Elle a été fondée en 1863 ; « Geschichte der Universität Tübingen », dead-images-tal-adler]. Universität Tübingen [URL : uni-tuebingen.de/universitaet/profil/ 17. À titre d’exemples, deux articles de presse sur la dernière mesure geschichte-der-universitaet]. de restitution : S. Klein, « Bitte um Vergebung », Süddeutsche Zeitung, 9. Voir par exemple les deux collections de moulages de la cli- no 199, 30 août 2018, p. 6 ; J. Häntzschel, « Aufbruch vertagt », nique dermatologique et de la clinique tropicale, les collections Süddeutsche Zeitung, no 219, 22-23 septembre 2018, p. 15. des départements d’anatomie, de médecine dentaire, des cliniques 18. Voir pour des analyses approfondies et à propos de l’exposition gynécologique et ophtalmologique, et jusqu’à celle du département sur les deux collections de moulages de l’université de Tübingen de néonatologie. E. Bierende, P. Moos et E. Seidl (dir.), Krankheit als Kunst(Form). 10. En font partie la préhistoire ancienne et l’écologie du quater Moulagen der Medizin, Tübingen, MUT, 2016. naire, la préhistoire récente et la protohistoire, l’archéologie du 19. Sur la question du caractère artistique d’objets de science, voir Proche-Orient, l’archéologie biblique, l’égyptologie, l’archéologie J. Windmöller, « Elsbeth Stoiber, Medical Artist », ibid., p. 42-45. médiévale, les sciences naturelles appliquées à l’archéologie ainsi que l’archéologie classique qui, à elle seule, possède quatre collec- 20. Voir à ce sujet la publication scientifique sur l’exposition de tions différentes (photographies historiques, moulages, originaux ce nom au MUT (avril-juin 2015) au château de Hohentübingen : et numismatique antique). J. Kolata, R. Kühl et al. (dir.), In Fleischhackers Händen. Wissen- schaft, Politik und das 20. Jahrhundert, Tübingen, MUT, 2015. 11. Le MUT s’est concentré relativement tôt sur la publication de travaux de recherche en histoire des sciences et en histoire cultu- 21. Voir à titre d’exemple, pour une perspective d’histoire de l’art relle à propos des diverses collections, mais aussi de travaux de à propos de modèles mathématiques, E. Seidl, « Materialisierte recherche menés avec des étudiants dans le cadre de séminaires Theorie – objektivierte Ästhetik. Die mathematischen Modelle pratiques. Voir à ce sujet C. Nawa et E. Seidl (dir.), Wohin damit? als Phänomene der Kunst », dans id., F. Loose et E. Bierende (dir.), Strandgut der Wissenschaft, Tübingen, MUT, 2015. À propos des Mathematik mit Modellen. Alexander von Brill und die Tübinger nombreuses publications scientifiques du MUT, voir « Publikatio- Modellsammlung, Tübingen, MUT, 2018, p. 132-153. nen », Universität Tübingen [URL : www.unimuseum.uni-tuebingen. de/de/forschung-lehre/publikationen.html]. S’ajoute à cela la spécialisation de master « Museum & Sammlungen » (musée et collections), mise en place en 2016, grâce à laquelle les collections universitaires dans toute leur ampleur ont été institutionnellement intégrées jusqu’à présent à huit masters. Pour plus d’informations sur le sujet, voir « Masterprofil Museum & Sammlungen MuSa », Universität Tübingen [URL : www.unimuseum.uni-tuebingen.de/de/ forschung-lehre/masterprofil-museum-sammlungen-musa.html]. 12. Voir à ce sujet les recommandations du Deutscher Museums- bund pour le traitement des restes humains dans les musées et les collections : Empfehlungen zum Umgang mit menschlichen Überresten in Museen und Sammlungen, 2013 [URL : www. museumsbund.de/wp-content/uploads/2017/04/2013-empfehlun- gen-zum-umgang-mit-menschl-ueberresten.pdf]. 13. Il s’agit de parties de squelettes de cinq individus, portant les numéros d’inventaire OSUT 503, OSUT 505, OSUT 513, OSUT 911, OSUT 1042, l’abréviation OSUT correspondant à la collection ostéologique de l’université de Tübingen (Osteologische Sammlung der Universität Tübingen). 14. M. Francken (responsable de la collection ostéologique, Univer- sité de Tübingen), Report About the Human Remains from Namibia, Tübingen, 2016 (tapuscrit inédit). 15. Contrairement aux autres cas, en l’absence de crâne, il était impos- sible de recourir, en sus d’autres méthodes des sciences naturelles, 266 MUSÉES UNIVERSITAIRES ET RESTES HUMAINS
Vous pouvez aussi lire