POESIE DU ROMAN POLICIER AFRICAIN FRANCOPHONE

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Françoise NAUDILLON
U. Concordia, Montréal

       POESIE DU ROMAN POLICIER AFRICAIN
                  FRANCOPHONE

         En 1996 la série noire de Gallimard accueille pour la première
fois un écrivain d'origine africaine: Achille N'Goye pour son roman
Agence Black Bafoussa, suivi de Sorcellerie à bout portant. Cette
irruption du polar africain chez Gallimard est symbolique. En effet, les
années 90 ont vu se multiplier les collections policières chez les
éditeurs: pour exemple chez l'Harmattan qui accueille aussi bien des
écrivains du Maghreb, d'Afrique noire que d'Amérique latine, ou au
Serpent à plumes qui lança en 1997, la collection "Serpent noir". Parmi
les trois premiers romans de la collection, figurait le roman de l'écrivain
congolais Bolya intitulé La Polyandre. Abasse NDIONE, l’infirmier
du Sénégal, écrivait déjà dans les années 70, La vie en spirale, (le livre
sera publié en 1984 aux Nouvelles éditions africaines du Sénégal) qui
narre l’histoire d’un jeune vendeur de cannabis dans une sorte de road
movie décapant où se révèlent des personnages truculents en même
temps que les pouvoirs de la spirale bleutée de la fumée du « yamba » .
Un autre précurseur, Iba Dia, avec Fureur noire à Kango ou Les nuits
rouges de Dakar ( Nouvelles éditions africaines) plante l’action dans le
décor urbain d’une Afrique beaucoup moins bucolique que dans la
littérature classique.

        Le Sénégal apparaît avec le Congo Kinshasa comme le pays
d’Afrique où ce genre se développe le plus, comme en témoigne le
festival « Polar à Dakar » organisé en février 2000. Par ailleurs, l’un
des meilleurs vendeurs dans le monde du polar francophone n’est autre
que l’Algérien Yasmina Khadra apparu sur la scène médiatique en 1997
avec Morituri.
Il s’agit d’analyser, au delà de l’effet de mode , les contenus des
savoirs véhiculés dans les romans policiers francophones d’Afrique. En
effet, la plupart des auteurs choisissent d’écrire non pas des romans
d’énigme ou des romans de suspens, mais des polars selon la définition
de Denis Fernandez Recala 1?: «Tout leur travail d'écrivain va
s'articuler non plus auteur du problème à résoudre, mais auteur de
l'action à dérouler. Leurs récits ne jouent plus sur la gamme d'un
raisonnement pointu, mais sur les odeurs d'un langage cru et ils ne
servent plus de subtils faire-valoir à un fin limier, mais de révélateurs
objectifs aux vices d'une société sclérosée» (Fernandez Recatala, 1983)
Si le polar est selon J-P Manchette « un roman d’intervention sociale
très violent », quels sont les savoirs sociaux et politiques mis en branle
par les auteurs de polars? Comme le rappellent les chercheurs de
l’équipe du laboratoire CIRUS CERS (Centre d’études des Rationalités
et des Savoirs) de l’université de Toulouse le Mirail : « Le texte lui-
même peut revêtir le rôle d'acteur. Ici, la langue n’est plus seulement
envisagée comme un simple instrument de description et de
communication (signe et référent), mais véritablement comme un
système d'actions, de manipulations et de transformations, puisque le
texte surgit dans et par l’interaction avec le lecteur. Le texte littéraire
(…) est dès lors à la fois un produit du social et un acteur de la
production du social, il est à la fois réflexif et performatif »2

        Comme son homologue français, anglo-américain ou québécois
et ce, selon la règle de Mandel dite de la « diversification extérieure », le
roman policier africain entretient avec les savoirs un rapport
dialectique.

 « Le service que pouvait offrir le roman policier, en dehors de la
distraction pure et simple, était une connaissance spécialisée,
condensée et standardisée d'un des innombrables domaines de l'activité
humaine. La liste n'a pas cessé de s'allonger depuis la fin des années 30,
début des années 40 [...] et au début des années 80. [...] » (Mandel,
1987 : 102).
Cette connaissance et sa mise en forme au service d'un genre
littéraire réputé populaire révolutionnent les interprétations convenues
des littératures dites africaines.

        Nous proposons d’étudier à travers la présentation de roman
policiers francophones écrits par des auteurs comme Bolya Baenga
(RDC), Achille Ngoye (RDC), Aïda Mady Diallo (Sénégal) ou Mongo
Béti (Cameroun), la mise en branle d'un imaginaire où le savoir
scientifique, méthodologie policière) la sociologie (Aïda Mady Diallo),
le philosophique et le politique ( Mongo Béti) -ou l'anthropologie
(mythe, rituels sacrificiels : Bolya/Ngoye) ont leur part.

                          LA LOI DU GENRE

        Il s’agit dans un premier temps de revenir à quelques
caractéristiques roman policier. Au-delà de la distinction communément
soulignée entre roman d’énigme, roman à suspens, polar ou néo-polar,
nous devons reconnaître que tous les romans policiers par définition,
entretiennent chez le lecteur une volonté de savoir : à la transgression et
au désordre institué par le crime et le criminel, le roman est construit
comme une grande machine épistémologique fondée sur la recherche
d’une vérité et d’un ordre dérobé par le ou les criminels. Le héros et ses
aides –policier, détective, journaliste- ou /et le lecteur lui-même
deviennent grâce à la machine à lire, dont parlaient Boileau et Narcejac,
des êtres sémiotiques, c’est à dire dont leur rôle est de faire jaillir la
signification à travers les multiples aléas et péripéties d’une enquête où
le procès interprétatif reste lui-même victime des chausse-trappes.
Comme le rappelle Jean-Paul Colin3
« Autrement dit, dans le roman policier, tout concourt à rendre compte
de l’action criminelle et de son antidote, le processus herméneutique
auquel s’adonne le détective, comme à une drogue nécessaire pour le
repos de son esprit et le salut de sa société qui est la notre ».

       C’est dire que tout en s’ingéniant à mettre en scène les modèles
de raisonnement classique : de l’induction, de la déduction ou de
l’hypothèse logico-déductive, la démarche mise en scène dans le roman
policier est aussi une question de salut, une question de foi, mais aussi
quête d’identité :

« Le détective participe de la crise d’identité et, par delà, de la
détention d’un secret (…) Il est celui (…) qui pour savoir et pour
comprendre, n’a pas d’autre recours, si ce n’est de pauvres indices, que
de s’identifier à l’Autre –victime, suspect ou bien coupable. Changer de
peau, en esprit, pour reconstituer un itinéraire, une biographie. Voué à
un rôle récurrent de substitution, il est sans trêve dans la perte de soi »,
(Dubois, 1992, 151-151).

         Ce qu’il faut d’autre part retenir du roman policier, c’est que
cette quête de foi ou quête des origines, est nécessairement collective : à
l’intérieur même du roman, les personnages qui s’interrogent et
s’interpellent jouent le rôle cathartique des lecteurs pris aux jeux de
l’énigme.

        Ce travail est ensuite démultiplié par une autre caractéristique
du roman policier qu’il est important de souligner ici, c’est son aspect
sériel.

        Parmi les textes que nous nous proposons d’analyser, plusieurs
relèvent de la production sérielle. Bolya ou Mongo Beti par exemple
reprennent les aventures de leurs héros dans deux romans publiés de
façon consécutive. Cette production sérielle est l’apanage de la
paralittérature à laquelle est souvent associé le roman policier. Cette
duplication systémique susciterait selon Daniel Couegnas4 un modèle
de lecture non lettrée. Comment alors envisager le roman policier dans
son rapport au savoir si l’on dénie à ses lecteurs une capacité réflexive.
Pour Jacques Dubois, auteur de l’essai intitulé Le roman policier ou la
modernité (1992) 5, la modernité du genre policier vient justement de ce
qu’elle instaure la culture dite médiatique de l’industrie culturelle en
affirmant son appartenance au « continent des littératures de diffusion
massive » (p. 68). Dans le même temps cette appartenance serait aussi
le symptôme de sa défaillance esthétique.

        Ces quelques remarques éparses et préliminaires laisseraient
croire en effet que le roman policier africain est un sous-genre
anecdotique et négligeable au plan esthétique à part de la littérature du
continent. Pourtant ce sont pour la plupart des écrivains confirmés,
auteurs de romans que l’on appellerait « littéraires » dans ce contexte
qui commettent des polars. Le roman policier ne sert-il pas un propos
subtil et efficace de diffusion d’un savoir et d’une connaissance dont
l’efficacité médiatique est incomparable et inégalée?

        Dans un article au titre évocateur : « Portrait de l’artiste en
policier »6, Alain-Michel Boyer souligne la parenté de la démarche de
l’écrivain et du policier –ou de celui qui en fait fonction , dans le
roman :

« Le policier ne cesse de corriger, de vérifier les détails, d’ajouter des
développements, de choisir une voie plutôt qu’une autre, de reprendre,
comme un auteur, le schéma narratif qu’il dessine (…) »(Boyer, 260).

        Maître du schéma narratif qu’il construit en même temps qu’il
l’explique, quitte à se tromper de voie, le policier fait ainsi acte de
création :

« En servant le progrès de l’action et en liant les données entre elles, le
policier, qui remplit apparemment le rôle instrumental de fil directeur
expérimente sa parole comme un agir créateur : son entreprise et de
l’ordre de la poièsis. Il crée la narration en tant qu’elle se crée en lui ».
(Boyer, 263).

       Ce que recrée le policier ou celui qui en fait fonction, c’est la
scène absente, c’est le texte absent de l’énigme, le savoir sur le crime. Il
en est le traducteur, l’interprète. C’est ainsi que le roman policier
impose un paradigme de lecture herméneutique :
« (…) Le détective est non seulement un traducteur qui parvient à
rendre accessible ce qui ne l’est pas immédiatement, mais aussi un
interprète qui découvre les rapports secrets qui unissent le sens
manifeste et le sens dissimulé. Certes, le détective, comme le
psychanalyste, ne peut découvrir que ce qu’il cherche, mais en
bâtissant une architecture du sens, chacune de ses interventions réduit
la multivocité ou la surdétermination des signes pour transférer ceux-ci
à l’intérieur d’une grille de lecture spécifique où il ne leur reconnaît
qu’une seule valeur. (…) Herméneutique il est vrai, simulée, en écho à
une simulation d’enquête : le détective imite et affecte une
interprétation, il en offre le spectacle et le faux semblant. », (Boyer,
263).

        La forme policière distillerait-t-elle un savoir parcellaire, simulé
mais nécessaire à l’existence même de l’intrigue? Nous ferons notre
cette réflexion de Paul Bleton 7:

« (…) Ne pourrait-on soutenir que la lecture paralittéraire partage des
compétences généralement associées à la seule culture savante ?
Considérez par exemple un modèle de lecture typique de celle-ci : la
lecture technoscientifique. Face à un texte censé se fonder sur une
rationalité dépassionnée, une terminologie dénotative soigneusement
monosémique et un effacement du sujet véridicteur devant la voix des
faits, la lecture consisterait en une extraction d'informations, d'éléments
de savoir donnés par le texte ou présupposés par lui. Ceci ne
correspond-il pas à ce que fait justement le lecteur de texte
paralittéraire lors de la phase de reconnaissance/construction de savoir-
sur-le-livre (donné par le texte, avec la triangulation du livre-à-lire
permise par le paratexte par exemple, ou présupposé, comme celui
déclenché par une fabula préfabriquée) et dans la strate sémiotique de
reconnaissance/construction de savoir-sur-le-monde (connaissances
reproduites dans le roman, comme les technologies de combat dans les
technothrillers, ou savoirs proprement romanesques, connaissances des
univers de référence explicitement référés ou nécessaires au calcul
interprétatif d'un segment de texte...) ? »
Si les littératures africaines en général se sont constituées autour du
projet de légitimation identitaire et civilisationnelle mais aussi
d’appropriation des savoirs et des discours savants sur le Continent
(comme en témoigne la création de Présence africaine en 1945), le
roman policier africain n’exploite-t-il cette même veine, au point que
certains parlent d’ethnopolar8 voire même d’anthropolar, 9 où l'Homme
est appréhendé dans sa complexité sociale, culturelle, ethnographique
et historique. Le roman policier africain ne serait-il pas la mise en
scène d’une redoutable efficacité médiatique de cette quête des origines,
de cette quête des savoirs?

       Un exemple de ce travail de diffusion iconoclaste du savoir dans
le roman policier peut-être compris dans les péripéties de la réception
du roman de Abasse Ndione, La vie en spirale à sa sortie à Dakar en
1984. Dans une entrevue accordée par l’auteur à la revue L’Ours polar
en 2001, à l’occasion de la réédition de son roman par Gallimard, on
comprend le caractère subversif du roman policier :

« À la sortie du premier tome en 1984 [raconte Abasse Ndione], j’ai été
invité à Regard, l’émission littéraire de la télévision. Cela a provoqué
un grand tollé dans le pays. C’était la première fois que quelqu’un
par10lait ouvertement du yamba en sortant du discours habituel
« l’herbe-qui-tue, ça rend fou, c’est pour les voyous et les
délinquants » et tenait un langage sensé que certains censeurs n’ont pas
digéré. En haut d’en haut, le ministre de l’Interieur a interpellé son
collègue de l’Information trouvant inacceptable que la télévision
nationale ait laissé un individu faire l’apologie du chanvre indien sur ses
antennes, accuser les officiers de l’armée, les gendarmes et les policiers
des fumeurs. Le ministre de l’Information tape alors sur le directeur de
la télé qui adresse une demande d’explication au journaliste. Ce dernier
donne une réponse pertinente, à savoir qu’il ne lui appartenait pas de
censurer sa propre émission et qu’on devrait s’adresser à la
commission chargée de le faire. Pendant quelques temps, l’émission a
été suspendue avant de reprendre, l’affaire a fini par se tasser ».

                             AFROPOLAR

       C’est que roman policier africain affirme sans doute davantage
que son homologue français, américain ou québécois, son origine, son
lieu de fabrication. Qu’il se passe dans les banlieues de l’Occident
comme dans Les Cocus posthumes de Bolya ou dans Sorcellerie à bout
portant, ou qu’il se déroule dans une capitale africaine comme dans
Kouty mémoire de sang de Aida Mady Diallo ou dans Trop de soleil
tue l’amour de Mongo Beti, la dimension africaine et le savoir révélé
sur l’Afrique y sont soulignés.

         On aura par exemple chez Achille Ngoye cette description de la
gonzesse locale qui nous change des portraits convenus de la femme
fatale :

« Sans attendre la réponse, la gonzesse entra dans le burlingue. Couleur
locale. Sapée à mort : pagne « final » dernier cri, perruque à la Tina
Turner, bouille attentatoire au fond de commerce de la négritude, babine
bariolées de rouge, joncaille; la tralala de rigueur pour niquer les agents
locaux de la crise », p. 204 in Sorcellerie à bout portant

       Chez Aïda Mady Diallo, le style emprunte carrément au
discours du géographe.

        Bamako se situe dans une sorte de cuvette, bordée au nord
ouest par une chaîne de colline et traversée presque en son centre par le
fleuve Niger.(Kouty, 17) ou encore chez Achille Ngoye cette notation à
saveur réaliste –le panneau existe encore :

« En face de l’aéroport, un panneau résistait aux intempéries depuis
des décennies » Rouillé, défraîchi, indigeste, il souhaitait « Bienvenue à
Kin-malebo.
Des montagnes d’ordure jalonnèrent sa route. La mégapole
zaïroise, ses atours de Kin-la belle encrassée au fil des ans, s’était
travestie en Kin la poubelle. » (Sorcellerie à bout portant, 22)

        Au delà de l’aspect reportage –Achille Ngoye est aussi
journaliste, il faudrait voir dans cet extrême souci du détail une
recherche stylistique. Comme le rappelle Jacques Dubois commentant
la modernité du roman policier :

« La tendance générale vise à accroître la vraisemblance réaliste, à lester
de plus en plus les histoires d’une charge « vériste ». (…) En un
premier temps, on serait tenté de voir dans l’apport réaliste un
correctif à l’accélération rhétorique observée, le surcroît de vérité
compensant le surcroît d’artifice. En fait, les deux composantes entrent
dans une relation plus dialectique. Chez plusieurs auteurs, c’est le
réalisme même qui vaut comme dernier mot du raffinement rhétorique
et stylistique. » , (Dubois, 52).

        Ce raffinement, on le retrouve aussi dans ces exposés presque
scientifiques prodigués par certains protagonistes à leurs interlocuteurs
africains ou européens. Le thème de la sorcellerie par exemple, est
largement exploité à la fois par Mongo Beti, Bolya et Achille Ngoye.
On pourra lire :

-« Dans un rituel où tout est destructeur –le feu, la poule décapitée, les
coups de poignards en l’air, c’est-à-dire dans l’espace de vie; ton entité
brûlée à travers ce que tu as de plus intime, en l’espèce ton slip, tes
polis de machin-truc, tes ongles, la terre que tu as foulée-, tout cela
concourt à la malfaisance .

(…) En fonction de ces données, la proie sacrifiée influe sur l’objectif
final » Elle motive les esprits, dispensateurs du Bien et du Mal.

-Démoniaque! soupira l’expatrié en speedant au bord du lit.
-Encore une exclamation impropre à notre conception de l’univers : le
démon, les anges, l’Enfer, le Ciel sont une invention de la culture judéo-
chrétienne. Dieu merci, le temps corrode ce fonds de commerce . En
revanche, les mânes qui peuplent notre monde nous accompagnent tout
au long de la vie. Ils ont toujours existé et existeront tant que l’espèce
humaine sera ». (Sorcellerie à bout portant, 126-127)

        Ces explications sont professées plutôt que données, elles sont
un exemple de ce qui est en jeu. En même temps que s’offre ce savoir
culturel et anthropologique sur l’Afrique, certains auteurs soulignent la
parfaite et volontaire ignorance des personnages africains vis à vis des
savoirs culturels occidentaux.

-« Les êtres humains n’ont pas le choix, c’est comme dans la tragédie
grecque …
-Arrête de me faire chier, mec, avec tes trucs fumeux d’intellectuels à la
gomme. Qu’est-ce que les Grecs viennent foutre là ? Les commerçants
grecs, je connais, il y en a une foultitude ici… », (Trop de soleil tue
l’amour,43)

       Quant à Bolya, alors même qu’il prodigue un cours sur
l’importance de la sorcellerie dans le quotidien des Africains, il ajoute
ce commentaire cynique mais d’une logique imparable :

-« Tu connais l’Afrique. Ici, on ne maîtrise pas son temps. Vous faites
un programme, il est tout de suite chamboulé par la mort d’un parent,
une réunion de famille pour rechercher l’esprit maléfique qui assassine
les membres du clan etc. etc. Chez nous, tu le sais mieux que moi, il n’y
a pas de morts naturelles. Dieu merci, ici, il n’y a pas de police de
brigade criminelle. Tout le monde fait son enquête. C’est pourquoi on a
supprimé ce corps de police et même l’État. Parce que cela ne servait à
rien de tout », (Les cocus posthumes, 136)

       Dieu merci, s’il n’y a pas de police, il y a des romans policiers.
UN REGARD ANTHROPOLOGIQUE SUR SOI ET L’AUTRE

         Pour reprendre encore la formule de Manchette11, le chef de file
de la génération du néo-polar en France qui considère le polar comme
un « roman d’intervention sociale très violent » , le roman policier
africain pousse la société aux aveux. Si roman policier rime avec roman
social, il est aussi roman politique, roman de la cité qui dresse le miroir
hideux de sa propre re-connaissance, qui initie au savoirs cachés sous
ses jupes malodorantes.

        Ainsi le thème du roman de Aida Mady Diallo, celui de la
vengeance, est fondé sur le racisme qui divise la société malienne :
l’esclavagisme et le racisme targui –les Blancs du Mali- contre les
Noirs. Cette trame raciale et sociale est abondamment exploitée,
développée et démontrée. Ce savoir intime est mis en scène dans les
premières constations de l’enquête de la police après le meurtre d’un
Targui :

« La police avait fait l’hypothèse qu’il s’agissait d’un meurtre commis
par un homme seul (…) L’autre problème était le chauffeur. Pourquoi
était-il resté sain et sauf? Pourquoi n’avait-il même pas été agressé?
(…) A moins qu’il ne soit complice. Mais cette hypothèse là fut vite
éliminée. Le chauffeur était un homme au-dessus de tout soupçon. Il
appartenait en effet à la castes des Belhas, esclaves des Touaregs
depuis plusieurs générations et dévoués corps et âme à cette tribu.
Pour un Targui, un Belha faisait partie des biens, de l’héritage.
Comment un tel homme aurait-il pu concevoir l’idée de trahir le maître
auquel il appartenait, ainsi que toute sa famille depuis plusieurs
générations? Au contraire, il était trop honoré, trop fier d’être le
chauffeur d’un tel maître » (Kouty, 58).

        Serge Quadruppani12 ne déclarait-il : « La littérature blanche est
aux mains de gens qui ont déconsidéré à la fois la littérature et la
politique. Il est normal que la volonté de refaire de la politique et de la
littérature vienne de la périphérie, cette paralittérature qu’on appelle
noire ».

       Cette connaissance scientifique du terrain est carrément mise en
scène par Bolya dans les Cocus posthumes. C’est à la bibliothèque du
Musée de l’homme à Paris que l’Inspecteur Nègre commence son
enquête.

« Une fois à la bibliothèque, il remplit la fiche d’inscription qu’il remit
à l’appariteur. Quelques minutes plus tard, on lui apporta le livre qu’il
avait commandé : Le Mythe des jumelles dans l’imaginaire africain.
L’auteur écrivait que c’était en Afrique que l’on rencontrait le plus
grand nombre de vrais jumelles et jumeaux. Il ajoutait que dans
certaines régions d’Afrique occidentale, le nombre des jumeaux par
rapport au total des naissances atteignait 5% », (Les cocus posthumes,
33)

       Ce souci du détail scientifique est à l’origine même de la
thématique du roman fondée sur le symbolisme de la gémellité. La
plupart des informations données par Bolya sont justes, il va même
jusqu'à donner des références bibliographiques comme un vrai
universitaire.

        Une autre méthode employée par les auteurs consiste à ancrer
l’action dans un contexte d’actualité. Bolya cite abondamment des
articles de presse, des nouvelles diffusées sur France info. L’actualité
du roman prend toute son importance avec l’annonce de la nomination
–dans la vie réelle- de Carla del Ponte pour tribunal pénal international
annoncé (Les Cocus posthumes, 210) et de la demande de création
d’un TPIA « Tribunal pénal international pour l’Afrique. Qui
exhumera toutes les excellences décédées. Tous les cocus posthumes
seront convoqués à comparaître devant            cette cour de justice
internationale pour un jugement post-mortem. » (Les cocus posthumes,
217)
Chez Achille Ngoye, le désir pédagogique est extrêmement
présent, on trouve chez lui le souci de remonter à l’archéologie du
savoir, à la source des événements qui ont mené au présent , avec la
mise en valeur du fonctionnement intime du pouvoir, le tout fondé sur
des faits reconnus dans certains textes d’analyse politique de la société
congolaise aux prises avec Mobutu:

« Une parenthèse : Le détournement du véhicule est facilité par
l’intrication des missions de la milice et des FAZ. La première, nantie
d’un statu paramilitaire partage les mêmes peines que l’armée,
notamment dans le maintien de l’ordre despotique. Son chef, une
raclure à la puissance dix est du reste l’alter-ego d’un général d’armée.
C’est dire la collaboration qui règne entre ces piliers du pouvoir. »,
(Sorcellerie à bout portant, 180-181)

        On comprend bien que cette parenthèse n’en est pas une. Elle
est un des fondements qui motivent l’écriture policière. Un autre
exemple, plus drolatique, se trouve dans Trop de soleil tue l’amour.
L’histoire se situe au moment de la chute de Mobutu et de l’arrivée de
Kabila père au pouvoir dans ce qui est encore le Zaïre. Les péripéties
qui jalonnent la prise de pouvoir par Kabila ponctuent l’histoire
policière proprement dite. Ces références à l’actualité sont surtout
l’occasion d’imprimer sur un ton badin et léger, des convictions bien
senties sur la place des Français en Afrique.

« Les Français nous sortent par les yeux avec leur francophonie et leur
franc CFA, et voilà qu’ils se mettent à expulser nos frères de chez eux,
et encore par charters entiers; il est temps qu’ils nous foutent
définitivement la paix et s’en aillent chez eux, à leur tour. Après leur
génocide du Rwanda, ils ne devraient même pas sortir dans la rue. Si
seulement Kabila réussissait enfin à les expulser du Zaïre, etc., etc.

-Alors ce n’est pas vrai? Se scandalisa PTC.
-Si, si, c’est vrai , mais on le savait déjà (… ) Par exemple, tu pourrais
ajouter : Pour forcer les Français à déguerpir, allons botter les fesses à
leur ambassadeur. Ou bien : Prenons les armes comme Kabila. Ou
bien : Boycottons leur langue en nous abstenant de la parler une fois
par semaine, le samedi de onze à dix-huit heures… » (Trop de soleil
tue l’amour, 50-51).

                   EN GUISE DE CONCLUSION

        Si le roman policier africain a une fonction, c’est sans doute,
comme le propose Mongo Beti, d’annihiler toute langue de bois. Si le
roman policier a un devoir, c’est d’être la tribune publique où le débat
tout nu peu prendre place. Si le roman policier a un devoir, c’est bien
de faire avouer cette société africaine , de plonger dans ses plus
profonds retranchements, dans ses secrets les plus honteux –
corruption, gabegies, violences gratuites, crimes de toutes natures, ses
collusions et collaborations avec l’ancien colon, mais surtout le roman
policier permet l’émergence d’une raison critique qui fait face à ses
propres démons : le racisme et le tribalisme qui minent les sociétés
africaines, les déviances sexuelles, le manque de valeurs d’une société
qui quoiqu’urbaine, est aux prises avec l’imaginaire sorcier du village.

        L’apparition du genre s’inscrit alors dans un contexte politique
postcolonial et d’interrogations sur les devenirs de ces sociétés. Le
roman policier peut être considéré comme une mise en texte et en
fiction des pratiques endoréiques des sociétés en ce qu’il prétend
mettre au jour le secret –criminel- des protagonistes et de la société
dont ils font partie (Ellena, 1998). L’auteur de polars serait celui qui
pratique une sorte d’autoscopie sociale du crime et de la criminalité en
en donnant la genèse et les procès. Le polar interroge par exemple les
enjeux politiques, sociaux, culturels et épistémologiques de
l’ethnicisation de l’autre quand il a pour cadre les banlieues et les
populations migrantes (Ngoye, Bolya) en décrivant les trajectoires
sociales et spatiales, les expressions communautaires, les processus
identitaires et les formes d’hybridations voire de créolisation des
porteurs de signes ethniques. Il faudrait mettre en parallèle ces
représentations avec celles des villes africaines (Diallo, Semsal) pour ce
qu’elles révèlent des tensions communautaires et culturelles sur fond de
mondialisation.

       En conclusion, nous postulons que ces observations et schémas
sociologiques sont au cœur de la poétique du roman policier africain.

       Notre deuxième postulat est qu’au niveau idéologique (Lassave,
2002), le roman policier se veut une réponse aux discours scientifiques
et savants (Ethnologie, anthropologie) tenus sur les sociétés africaines
en période coloniale et postcoloniale et que cette dimension –dont il
faut aussi interroger l’attrait commercial (exotisation du polar) est aussi
constitutive d’un projet auctorial qui veut contribuer à
l’approfondissement du même, du soi et de l’Altérité (anthropologie
inversée).

Bibliographie (Œuvres policières)

--Œuvres de Bolya Baenga
Les cocus posthumes. Paris : Serpent à plumes, 2001
La Polyandre. Paris : Serpent à plumes, 1998
Cannibale, Lauzanne : Pierre Marcel Favre, 1986

--Œuvres de Mongo Beti
Branle-bas en noir et blanc. Paris : Julliard, 1989
Trop de soleil tue l'amour. Paris : Julliard, 1989

--Œuvres de Aïda Mady Diallo
Kouty, mémoire de sang. Paris : Gallimard, 2002

--Œuvres d’Achille Ngoye
Big Balé. Paris : Serpent à plumes, 2001
Ballet noir à Château rouge. Paris : Gallimard, 2001
Yaba terminus. Paris : Serpent à plumes, 1999
Sorcellerie à bout portant. Paris : Gallimard, 1998
Kin la joie, Kin la folie. Paris : L’Harmattan, 1993
Bibliographie critique (Roman policier)
Paul Bleton, « Une forte impression récit paralittéraire, imprime et
culture médiatique », in Belphégor, volume 1, n.2, juin 2002,
consultable               à             l’adresse               suivante :
http://etc.dal.ca/belphegor/vol1_no2/articles/01_02_Bleton_Impres_fr.
html
-Alain-Michel Boyer, « Portrait de l’artiste en policier », Modernités,
n.2, Presses Universitaires de Nantes, 1988. pp.217-269
-Jean-Paul Colin, « L’objet dans le polar ou : je ne suis pas ce que vous
croyez… », in Le français dans tous ses états, n.41, Revue du réseau
CNDP pour les enseignants de français, Montpellier, consultable à
l’adresse :                                             http://www.crdp-
montpellier.fr/ressources/frdtse/frdtse41c.html
-Daniel Couegnas, Introduction à la paralittérature, Paris : Seuil, 1992
-Jacques Dubois, Le roman policier ou la modernité, Paris : Nathan,
1992

Bibliographie critique (aspects sociologiques)
Ellena, -Laurence, Sociologie et littérature, La référence à l’œuvre,
paris : Harmattan, 1998.
Heinich Nathalie/ Schaeffer J-M, Art, création, fiction. Entre sociologie
et philosophie, Éditions Jacqueline Chambon, 2004
Lahire Bernard, L’esprit sociologique, Paris : La découverte, 2005.
Lassave, Pierre Sciences sociales et littérature : concurrence,
complémentarité, interférences, Paris : PUF, 2002.

Notes
1
  Fernandez Recatala, -Denis, 1983, Le polar, Paris : MA, collection « Le Monde de
… » dirigée par S. Moatti
2
  Voir le site http://www.univ-tlse2.fr/cers/mfc.htm, consulté le 10 février 2006.
3
  « L’objet dans le polar ou : je ne suis pas ce que vous croyez… », in Le français
dans tous ses états, n.41, Revue du réseau CNDP pour les enseignants de français,
Montpellier,           consultable         à        l’adresse :         http://www.crdp-
montpellier.fr/ressources/frdtse/frdtse41c.html , consulté le 10 février 2006
4
   Introduction à la paralittérature, Paris : Seuil, 1992
5
  Jacques Dubois, Le roman policier ou la modernité, Paris : Nathan, 1992.
6
  In Modernités, n.2, Presses Universitaires de Nantes, 1988. pp.217-269
7
    Paul Bleton, « Une forte impression récit paralittéraire, imprime et culture
médiatique », in Belphégor, volume 1, n.2, juin 2002, consultable à l’adresse
suivante : http://etc.dal.ca/belphegor/vol1_no2/articles/01_02_Bleton_Impres_fr.html
, consulté le 10 février 2006.
8
   terme employé pour la première fois pour qualifier le roman de Tobie Nathan,
Saraka bô, paru en 1992.
9                        ème
   Voir notamment le 5        Festival International du Roman noir de Frontignan, 5-7
juillet 2002 sur le thème Anthropologie et polar et le président fut Gérard Meudal .
Le terme d’anthropolar fut proposé pour signifier l’internationalisation du genre. Les
auteurs investissent de plus en plus, par le biais de leurs écrits, des continents qui
n'ont pas vu naître ce genre de littérature, comme l'Afrique et l'Asie, et deviennent
ainsi anthropologues et ethnologues. Le parallèle sera fait également pendant ce
festival avec l'approche anthropologique des écrivains dits "régionaux",
10
   L’ours polar n.13, 2001
11
    Jean Patrick Manchette (1942- 1995), auteur entre autres de La position du tireur
couché , Paris : Gallimard, 1982
12
     dernier roman policier paru Colchiques dans les prés,- Arles : Actes Sud ;
[Montréal] : Leméac, 2000. -- 248 p.
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