Qatar 2022 : les footballeurs dénonceront-ils le désastre humain et écologique ?

 
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Qatar 2022 : les footballeurs dénonceront-ils le désastre humain et écologique ?
Enquête — Monde
                                Alexandre-Reza Kokabi (Reporterre)
                                24 mars 2021

Qatar 2022 : les footballeurs dénonceront-ils le
désastre humain et écologique ?
Les footballeurs monteront-ils au front pour dénoncer ou boycotter la Coupe
du monde de 2022, qui se tiendra au Qatar sur fond de soupçons de cor-
ruption et dont les perspectives écologiques s’annoncent désastreuses ?
Peu probable, même si le terrain de football est aussi un terrain de lutte.
                                    Ce mercredi 24 mars, l’équipe de France de football affronte
                                    l’Ukraine sur la pelouse du stade de France. La bande à Kylian
                                    Mbappé, Hugo Lloris et Paul Pogba entame sa campagne qualifi-
                                    cative pour la prochaine Coupe du monde, qui se disputera au Qa-
                                    tar en novembre et décembre 2022. Les Bleus tenteront de décro-
                                    cher un deuxième titre consécutif, une performance rare. Mais l’en-
                                    jeu sportif ne suffit pas à masquer le parfum de scandale qui plane
                                    sur la compétition : comme nous le montrions dans un premier ar-
                                    ticle, le Mondial a été attribué sur fond de corruption présumée,
                                    des milliers d’ouvriers meurent sur les chantiers et les stades à ciel
ouvert seront climatisés.

Dans un an et demi, les meilleurs footballeurs du monde seront les principaux acteurs de cette
grand-messe du football mondialisé, qui se joue tous les quatre ans. Accepteront-ils de jouer sur "un
immense cimetière", comme le qualifie auprès de Reporterre Nicolas Kssis-Martov, journaliste à So Foot
et auteur du livre Terrains de jeux, terrains de luttes (Éditions de l’Atelier, 2020) ? Raphaël Varane, Pres-
nel Kimpembe et consorts peuvent-ils faire quelque chose pour lutter contre un désastre humain et
écologique ? Reporterre a posé la question à d’anciens footballeurs internationaux, à des auteurs et à
des chercheurs.

Au fil des 467 pages de son ouvrage Une histoire populaire du football (La Découverte, 2018), le journa-
liste Mickaël Correia montre que le football est un puissant instrument d’émancipation. Il retrace
comment, depuis plus d’un siècle, des acteurs de ce sport, dont des footballeuses et footballeurs, se
sont levés contre des États, des systèmes de domination et des injustices.

Le "Mozart du football" contre l’Allemagne nazie

Mickaël Correia raconte notamment l’histoire de Matěj Šindelář,
un footballeur austro-hongrois surnommé le "Mozart du football".

L’attaquant, très adroit devant le but — 600 buts en 703 matchs
avec son club, le FK Austria Vienne — a refusé de se soumettre
à l’Allemagne nazie.

                                          Le footballeur Matěj Šindelář, à droite.

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En 1938, après l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne, les dirigeants nazis ont décidé d’organiser
une rencontre amicale entre l’Allemagne et l’Ostmark, le nom de l’ex-Autriche.

  "La rencontre devait se terminer par un 0-0 et incarner l’unité du Reich”, précise Mickaël Correia à Repor-
  terre. Mais Šindelář en a décidé autrement. Devant 60.000 supporters agitant des drapeaux à croix gam-
  mée, il a marqué un but et dansé devant les tribunes officielles des hiérarques nazis."

Matěj Šindelář a, par la suite, refusé de porter le maillot du Troisième Reich. Traqué pendant plu-
sieurs mois par les nazis, il a été retrouvé mort en janvier 1939, dans des conditions troubles.

                                     Sócrates avec le maillot "Democracia corinthiana".

                                     Au Brésil, l’élégant milieu de terrain Sócrates a été à l’origine d’une
                                     expérience unique d’autogestion appliquée au football, connue
                                     sous le nom de "démocratie corinthiane", qui doit son nom au club des
                                     Corinthians. De 1978 à 1984, Sócrates et ses coéquipiers

                                     "sont devenus des cailloux dans la chaussure du régime dictatorial brési-
                                     lien, en incarnant la démocratie", analyse Mickaël Correia.

Ils ont floqué le mot "démocratie" sur leurs maillots et l’ont appliqué à la lettre, chaque décision liée à la
vie du club étant soumise au vote des joueurs. En 1983, les Corinthians ont même déployé une ban-
derole, à l’occasion de la finale de la Coupe du Brésil :

  "Gagner ou perdre, mais toujours en démocratie."

Ils ont ostensiblement participé au mouvement Diretas Já, qui réclamait des élections présidentielles
directes.

Plus récemment, l’attaquante norvégienne Ada Hegerberg, détentrice du tout premier Ballon d’or fé-
minin, a décidé de boycotter la Coupe du monde féminine de football 2019, qui se disputait en
France. Elle dénonçait les inégalités de traitement entre les footballeuses et leurs homologues mas-
culins.

Griezmann, Mbappé, Rashford... les footballeurs se positionnent

Depuis plus d’un an, les prises de position politiques se multiplient. En Angleterre, l’attaquant interna-
tional Marcus Rashford s’est engagé pour que le gouvernement offre des repas gratuits aux enfants
pauvres pendant les vacances scolaires.

Le Français Antoine Griezmann a rompu son partenariat avec le géant des télécoms Huawei pour son
rôle supposé dans la crise de Ouïghours. Kylian Mbappé s’est exprimé au sujet des violences poli-
cières, et son coéquipier au Paris Saint-Germain Layvin Kurzawa a manifesté, le 2 juin 2020, aux côtés
des proches d’Adama Traoré et de dizaines de milliers de personnes réunies après la mort de
George Floyd, un Afro-Américain étouffé par le plaquage ventral d’un policier de Minneapolis. Le
mardi 8 décembre, les joueurs de PSG-Basaksehir, une affiche de Ligue des champions, ont quitté le ter-
rain pour dénoncer les propos racistes d’un arbitre.

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"Nous assistons à un phénomène de politisation accrue de la
                                                    figure du footballeur, observe Carole Gomez, directrice de
                                                    recherche à l’IRIS et spécialiste en géopolitique du sport. Ce
                                                    changement majeur peut être lié à la pandémie de Covid-19,
                                                    qui a touché également les sportifs et les a rapprochés des
                                                    préoccupations du reste de la société. Il s’inscrit aussi dans
                                                    une tendance à l’augmentation globale des mouvements ci-
                                                    toyens, comme le Black Lives Matter qui est parti des États-
                                                    Unis et a essaimé partout dans le monde. Avec les réseaux
                                                    sociaux, les sportifs sont également de plus en plus interpellés
                                                    et exhortés à s’engager."

                 "Ceux qui ont essayé de lutter ont souvent été ramenés, parfois durement,
                                                                   à leur place de sportif."

En s’affirmant en tant qu’acteurs politiques, les footballeurs prennent des risques.

  "En le faisant, ils vont à contresens de l’injonction qu’ils reçoivent en permanence et qui berce l’inconscient
  collectif : "Le sport doit être apolitique". Quand on est sportif, on baigne dans cet adage, qui est l’un des
  piliers fondateurs du sport moderne" , précise Carole Gomez à Reporterre.

À cause de ce mantra,

  "ceux qui ont essayé de lutter ont souvent été ramenés, parfois durement, à leur place de sportif. C’est :
  "Cours, tape dans le ballon, mais ne te mêle pas de ce qui ne te regarde pas"".

Aux Jeux olympiques de 1968, disputés au Mexique, les coureurs américains Tommie Smith et John
Carlos ont tendu leur poing ganté de noir vers le ciel, afin de sensibiliser le public à la situation des
Africains-Américains. Ce geste a déplu au président du Comité international olympique, Avery Brun-
dage, qui a ordonné leur bannissement du village olympique.

                                  Des supporters de la fan zone lors de l’Euro 2016.

Cette époque est-elle révolue ?

  "Il y a cinq ans, le joueur de football américain Colin Kaepernick n’a
  pas trouvé de club après avoir mis un genou au sol durant l’hymne
  américain”, rappelle Carole Gomez. “Restons prudents, nous sommes
  sur une ligne de crête, mais la multiplication récente des prises de
  position politiques de sportifs pourrait permettre d’avancer."

L’enjeu pourrait être majeur pour les mouvements sociaux, tant les footballeurs sont influents :

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"Les footballeurs ont une puissance de frappe énorme, ils inspirent et fédèrent,” juge Mickaël Correia. “Un
  joueur comme Kylian Mbappé incarne le succès pour toute la jeunesse de Bondy. Ses actions et ses prises de
  position, sur le terrain et en dehors, touchent directement ces jeunes-là."

Vers un boycott du Mondial au Qatar ?

Mais s’il y a bien un sujet sur lequel les footballeurs ne se sont pas encore exprimés, c’est bien celui
de la Coupe du monde au Qatar.

  "Ce n’est pas simple", explique à Reporterre Vikash Dhorasoo, ancien footballeur.

En 2006, il est devenu vice-champion du monde avec l’équipe de France, aux côtés de Zinedine Zi-
dane.

  "C’était l’apogée de ma carrière”, s’enthousiasme-t-il. “Aux yeux du sélectionneur Raymond Domenech, je
  faisais partie des vingt-trois meilleurs joueurs français, j’ai participé à la plus grande compétition dans mon
  sport... Je me revoyais, quand j’étais gosse. Mes meilleurs souvenirs de football, c’étaient les Coupes du
  monde."

        "Le boycott est la meilleure réponse à l’aberration écologique et humaine qu’est le
                                                                  Mondial 2022 au Qatar."

Pour Robert Pirès, champion du monde en 1998,

  "toutes les émotions sont décuplées lors d’une Coupe du monde. Sur le terrain, on se sent porté par tout un
  pays, on se dit qu’on est en position de faire vibrer les gens, d’inspirer des jeunes qui rêvent d’être à notre
  place. Je n’ai même pas de mot pour décrire la sensation qu’il y a à chanter la Marseillaise. On se met en
  mode "commando" pour soulever le trophée comme Maradona ou Pelé avant nous".

Sur le papier, Vikash Dhorasoo trouve

  "que le boycott est la meilleure réponse à l’aberration écologique et humaine qu’est le Mondial 2022 au
  Qatar".

Mais en tant que footballeur,

  "je ne suis pas sûr que j’aurais tiré un trait sur une Coupe du monde".

Pour Robert Pirès, il est "presque cruel" d’attendre des footballeurs qu’ils boycottent un tel rendez-
vous :

  "Il faut voir tous les sacrifices, l’abnégation, la chance et le talent qu’il faut pour en arriver là. Dès l’en-
  fance, on est aspirés dans une course où seuls les meilleurs parviennent à décrocher ne serait-ce qu’un
  contrat professionnel. Nos carrières sont courtes et on est très peu, en réalité, à bien gagner notre vie.
  Alors disputer une Coupe du monde, ça reste un privilège sur lequel on ne peut pas cracher."
                                                                                                         4 sur 5
Fifa et FFF : la fin de l’omerta ?

En revanche,

  "vu la gravité des faits qui sont décrits, ce sont aux dirigeants des instances sportives, voire aux politiques,
  de s’exprimer", juge Robert Pirès.

Vikash Dhorasoo, Mickaël Correia et Nicolas Kssis-Martov s’accordent à dire que pour éviter que des
joueurs n’aient à se mettre en porte-à-faux, il faudrait "dépoussiérer" les instances dirigeantes du foot-
ball. Parmi elles, la Fifa ou la Fédération française de football (FFF),

  "dont le président Noël Le Graët apparaît totalement déconnecté des problèmes racistes, sexistes et homo-
  phobes”, explique Mickaël Correia. “Une telle culture de la discipline règne dans cette institution, qu’il est
  difficile d’imaginer une prise de position forte de sa part."

                                          Antoine Griezmann lors du match contre la Biélorussie, le 10 octobre 2017.

                                          La Fédération française de football a d’ailleurs déjà écarté toute
                                          idée de boycott du Mondial. L’autre échelon est, selon Vikash Dho-
                                          rasoo, gouvernemental :

                                          "Si l’exécutif était sensible aux drames humains et à l’écologie, il refu-
                                          serait de participer à cette Coupe du monde ou ferait constamment pres-
                                          sion pour qu’elle se déroule dans de meilleures conditions."

Toutefois, comme l’écrit Nicolas Kssis-Martov, si l’option du boycott

  "se perdait dans les dédales des ministères ou du palais de l’Élysée", la responsabilité "en retomberait sur
  les épaules des principaux protagonistes, les joueurs".

                 Didier Deschamps lors du match France-Biélorussie, le 10 octobre 2017.

Il précise à Reporterre :

  "Si des figures comme Kylian Mbappé ou Antoine Griezmann, qui ont
  apporté une étoile sur le maillot bleu, avaient le courage de refuser
  de dribbler au milieu des ossements, dans des stades climatisés, cela
  poserait peut-être les limites de l’inacceptable.”

Jeudi 18 mars, Reporterre a fait le nécessaire pour participer à la conférence de presse du sélection-
neur de l’équipe de France, Didier Deschamps. Nous voulions savoir si son staff et ses joueurs,
champions du monde en titre, avaient connaissance des plus de 6.500 ouvriers morts recensés par
le journal britannique The Guardian, et s’ils étaient gênés de jouer dans des stades climatisés. La Fédé-
ration française de football n’a pas accordé d’accréditation au quotidien de l’écologie, "en raison des re-
strictions sanitaires". Ces questions n’ont pas été posées par les journalistes accrédités. Nous avons
souhaité les transmettre au service de communication de la FFF, qui a indiqué par téléphone qu’elles
ne seraient pas posées à Didier Deschamps et ses joueurs, mais

  "à des gens compétents pour y répondre, parce qu’il faut quand même savoir de quoi on parle".

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