R evueMusicale de Suisse Romande - Berlioz, Wagner, Stravinsky

 
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R evueMusicale de Suisse Romande - Berlioz, Wagner, Stravinsky
R evue Musicale
                       de Suisse Romande

                       Berlioz, Wagner, Stravinsky…
                   Q ua n d   le compositeur dirige

74 e année, N° 1                                      Mar s 2 0 2 1   [   13 CHF
R evueMusicale de Suisse Romande - Berlioz, Wagner, Stravinsky
Sabine Teulon Lardic
Disques

                       Fa ites connaî tre la
                       Revue Musicale
                       de Suisse Romande !

                       La Revue Musicale a besoin de
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                       naturels. Si vous appréciez nos
                       efforts et souhaitez les soutenir,
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                       faisant connaître autour de vous.

RM
                       Des mélomanes, des musiciens, dans
                       votre entourage, dans votre famille,
                       parmi vos amis, seraient certainement
                       heureux de nous découvrir. Songez-y,
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                       nous ferons un plaisir de leur offrir un
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                       France : 39,50 €
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R evueMusicale de Suisse Romande - Berlioz, Wagner, Stravinsky
74ème année, n° 1 Mars 2021

Éditorial

L’attente silencieuse   Vincent Arlettaz			                3

En couverture

Quand le compositeur dirige    Jean-François Monnard       5

Actualités

Arlette Derbès-Chédel (1933-2021)     Vincent Arlettaz     29

Musicologie

Musique & lumière, une relation problématique
      Philippe Junod				30

Florence Badol-Bertrand (1961-2020)     Vincent Arlettaz   50

Du ‘Faune’ au ‘Boléro’, un bourgeonnement créatif
     par analogie Florence Badol-Bertrand		                53

D i s q u e s
B. Gandois, L. Mettraux, M. Pavillard			                   60

Couverture : Hector Berlioz dirigeant (« Un concert à la
mitraille au théâtre de Vienne, Autriche »), caricature
par Andreas Geiger, 1846. © dr
R evueMusicale de Suisse Romande - Berlioz, Wagner, Stravinsky
Revue
              Musicale
                                                                                                                                                            éditorial

                                                                                                                             L’at t e n t e s il e n c ie use
                       de Suisse Romande

                               http ://www.rmsr.ch/                                      E
                                                                                         En ce mois de mars 2021, notre vie musicale, totalement interrompue
                                                                                         depuis les débuts de l’hiver – si l’on met à part le travail des écoles de
                                                                                         musique, et quelques événements organisés en ligne – n’a toujours pas
                                                                                         repris ; et à chaque jour qui passe, l’inquiétude grandit : après les saisons,
Fondée en 1948 à Lausanne sous le nom de « Feuilles Musicales », la Revue
                                                                                         les festivals d’été, menacés pour la deuxième année consécutive, sont
Musicale de Suisse Romande a reçu son titre définitif en 1963. Elle est
                                                                                         désormais en grand danger. Pourtant, nous ne pouvons guère faire autre
aujourd’hui réalisée avec le soutien de la Loterie Romande.                              chose qu’attendre, très préoccupés évidemment de ce que nous allons
                                                                                         trouver lorsque l’activité pourra redémarrer, mais en quelque sorte résignés à
                                                                                         observer la mutation socioculturelle en cours, et attentifs à saisir la première
                          Com i té d’ h on n e ur                                        opportunité qui se présentera pour faire progresser véritablement la cause de
                                                                                         la culture et du Beau.
                        Mme Elisabeth Furtwängler †
                          Mme Pascale Honegger                                           S’il est évident que les dégâts à venir seront colossaux, il est encore trop tôt
                            Mme Frank Martin †                                           pour les évaluer ; nombreux, sans doute, sont ceux qui ne se relèveront pas :
                           me
                         M Martha Schuricht †                                            artistes indépendants ayant changé (provisoirement ?) de métier, ensembles
                                                                                         acculés à la faillite ou en passe de l’être, institutions fragilisées par les
                                                                                         nouvelles habitudes sociétales qui, sous nos yeux, se mettent en place. Pour
                            M. Michel Corboz
                                                                                         ce qui concerne notre revue plus particulièrement, l’étrange situation actuelle
                            M. Charles Dutoit
                                                                                         a certes des conséquences immédiates : comme vous pourrez le constater,
                          M. Léonard Gianadda
                                                                                         la présente édition ne comporte pour ainsi dire aucun article d’actualité –
                              M. Serge Gut †                                             chose presque sans précédent pour notre périodique. C’est pourtant l’avenir
                            M. Tobias Richter                                            à moyen et long terme qui constitue le véritable enjeu : nos finances sont
                       M. Karl Anton Rickenbacher †                                      impactées bien sûr par l’absence virtuelle de recettes publicitaires, depuis
                             M. András Schiff                                            bientôt un an. Les abonnements sont en légère progression en revanche :
                                                                                         tout au long de l’année 2020, nous avons défendu des positions qui nous ont
                                                                                         valu quelques critiques, et même un désabonnement, mais aussi de multiples
                                                                                         messages de soutien, et de nouveaux souscripteurs.
Éditeur Nouvelle Société de la Revue Musicale de Suisse Romande,
Lausanne Ré d a c t i o n , a d m i n i s t r a t i o n & p u b l i c i t é 39, rue de   Le coup est rude, la fatigue est, partout, palpable ; les esprits semblent
la Colombière, CH-1926 Fully, tél. +41 79 693 03 81, info@rmsr.ch                        n’aspirer qu’à une chose : tourner la page. La présente édition vous
Abonnement Voir bulletin de souscription en deuxième page de couverture.                 propose de reprendre notre souffle en plongeant dans notre histoire, ou en
                                                                                         interrogeant les fondements de notre art ; quant au combat, il reprendra plus
                                                                                         tard. Nous souhaitons à tous la force d’âme nécessaire pour rejoindre sains et
       Imprimé en Suisse. Prix de vente au numéro : 13 francs suisses.                   saufs l’autre rive.
             Prochain numéro : juin 2021. ISSN 0035-3744
                                                                                                                                                   Vincent Arlettaz
                                                                                                                                                     Rédacteur en chef
R evueMusicale de Suisse Romande - Berlioz, Wagner, Stravinsky
Qua n d l e com p osi te u r d i r i ge
                                                                                                      Par Jean-François Monnard

                                                                       La question est intéressante : est-il de la vocation d’un compositeur de diriger, et
                                                                       d’un chef de composer ? Le paradoxe étant que les compositeurs font rarement de
                                                                       bons chefs – et les chefs, plus rarement encore, de grands compositeurs, la ques-
                                                                       tion mérite d’être examinée d’un peu plus près. Convaincre au pupitre n’est pas
                                                                       à la portée de chaque compositeur, et si Mahler et Strauss sont à mettre au même
                                                                       niveau en tant que chefs d’orchestre ou compositeurs, il n’en va pas de même,
                                                                       selon les témoignages de l’époque, pour Debussy et Ravel. Le fait est qu’il existe
                                                                       aujourd’hui une pléiade de compositeurs qui dirigent leurs propres œuvres. Et ce
                                                                       n’est pas le talent qui leur fait défaut : Peter Eötvös (*1944), John Adams (*1947),
                                                                       Tan Dun (*1957), Esa-Pekka Salonen (*1958), George Benjamin (*1960),
                                                                       Matthias Pintscher (*1971), Thomas Adès (*1971). Comment l’expliquer ? En
                                                                       remontant dans le temps, car il s’agit tout simplement d’une vieille tradition.

                                                                       À
                                                                                l’origine, compositeur et interprète ne faisaient qu’un. Les en-
                                                                                sembles étant de petite taille, la direction s’effectuait de l’intérieur, principa-
                                                                                lement du clavier (dans les pays germaniques) ou de l’archet (en Italie et en
                                                                       France). Ce qui la distinguait à peine de l’exécution proprement dite. Une pratique
                                                                       qui subsistera jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. L’Opéra de Paris semble avoir été le
                                                                       seul théâtre en Europe où les représentations n’étaient pas dirigées du clavecin, ni du
                                                                       premier violon, mais par un batteur de mesure, armé d’un « bon gros bâton de bois
                                                                       bien dur dont il usait souvent bruyamment ». Un bâton qui ressemblait plutôt à une
                                                                       longue canne surmontée de rubans et d’un pommeau richement orné. On sait que
                                                                       Lully, au cours de l’exécution de son Te Deum en 1687, se frappa violemment le pied
                                                                       avec un tel bâton, provoquant une gangrène qui l’emporta en quelques semaines.
                                                                       Aujourd’hui, les chefs sont plus prudents, ils n’utilisent plus qu’une simple baguette
                                                                       (voire une allumette !), quand ils ne dirigent pas à mains nues. Lully, en quelque
                                                                       sorte, avait le premier établi le modèle du maître de musique et incarnait cette dic-
                                                                       tature musicale qu’exerceront plus ou moins Wagner à Dresde, Strauss à Berlin et
                                                                       Mahler à Vienne, considérant qu’on n’est jamais si bien servi que par soi-même.
                                                                       Comme on le verra plus loin, la direction ne sera un métier à plein temps qu’au
                                                                       milieu du XIXe siècle, après la disparition du maître de chapelle.
                                                                          À l’époque baroque, un tel titre vous posait un homme. Il était réservé aux
                                                                       compositeurs au service d’un souverain ou d’une autorité ecclésiastique. Chargés
                                                                       en même temps des exécutions musicales, ils recevaient des commandes dont la

                                                                       74e année, n° 1   Mars 2021                                                               5
Fig. 1 : Gustav Mahler dirigeant. Silhouettes par Otto Böhler, 1914.
R evueMusicale de Suisse Romande - Berlioz, Wagner, Stravinsky
Jean-François Monnard                                                                                                                             Quand le compositeur dirige

création, « souvent sans lendemain, laissait une large place à l’improvisation »1.
Violiste, chanteur puis compositeur à la cour de Mantoue à partir de 1590, Claudio                            Fig. 2 : François-Antoine
Monteverdi fut rémunéré en 1613 comme chef d’orchestre à l’église San Marco de                           Habeneck (1781-1849) révéla
Venise. Antonio Vivaldi, à la fois violoniste, maestro di cappella, di coro e di concerti,              au public parisien les sympho-
dirigeait le chœur et l’orchestre des filles de l’hospice vénitien de la Pietà. Certaines               nies de Beethoven, à la tête du
étaient des bâtardes, d’autres des orphelines ou des enfants que leurs parents n’avaient            fameux Orchestre de la Société des
pas eu les moyens d’élever. La Pietà était renommée pour son orchestre. Dans cet                     Concerts du Conservatoire. Dans
hôpital qui n’était pas un couvent mais où les filles étaient cloîtrées comme des reli-                  ses Mémoires, Berlioz le jugea
gieuses, le violoniste roux dirigeait les répétitions, le premier et le dernier morceau             sévèrement, l’accusant notamment
des concerts. Cette technique du violon conducteur, Jean-Baptiste Lully, un des pre-               d’avoir voulu saboter la création de
miers violonistes de son temps, l’avait développée en France, avec la célèbre bande                               son Requiem (1837).
des Violons du roi qu’il créa en 1656.

                                                                                              quel endroit, quelle longueur, quelle vitesse, quelle pression ?). À cette époque, le
                           Violonistes       e t c l av e c i n i s t e s                     rôle du premier violon était surtout d’orienter l’exécution, au cours du concert, avec
                                                                                              ou sans le concours du continuo (clavier), en recourant éventuellement à la battue
Il convient de rappeler que nous parlons ici d’un temps où les droits d’auteur n’ont          de mesure, l’archet à la main, et en s’aidant parfois vigoureusement du pied. Joseph
pas encore été inventés et que, pour vivre de son art, tout dépend de la protection           Haydn sera ordonnateur des plaisirs du comte Esterházy de 1761 à 1790, et c’est du
dont on jouit. Combien sont-ils à en avoir profité ? Voici quelques exemples. Il y a          clavier qu’il dirigera les premières exécutions de ses symphonies londoniennes. C’est
bien sûr Georg Philipp Telemann dont l’activité se déroule en partie dans les cours           encore au clavier que Mozart dirigera presque toujours jusqu’à la fin de sa vie. Et rien
de Saxe et de Thuringe (Eisenach en fait son chef d’orchestre officiel, en 1708).             n’empêchera Cimarosa, vers 1788, de se rendre à Saint-Pétersbourg à l’invitation de
Et naturellement Georg Friedrich Haendel ; lorsqu’il s’installe comme maître de               Catherine II. L’attrait de la cour y est pour quelque chose : situation de chef d’abord,
chapelle à Hanovre en 1710, il ne se doute pas qu’il vient de sceller son destin à            gagne-pain ensuite.
celui du futur roi d’Angleterre. Georges n’est alors que prince-électeur de Hanovre.
Michel-Richard Delalande accomplit toute sa carrière au service du roi Louis XIV.
En 1732, Giovanni Battista Pergolesi, ne voulant pas être en reste, devient maître                                           L’ â g e   des pionniers
de chapelle du prince Ferdinando Colonna Stigliano, écuyer du vice-roi de Naples.
L’année suivante, Johann Adolph Hasse, dont Romain Rolland, dans son Voyage                   Avec la disparition du continuo, le rôle de conduire l’orchestre échoit définitive-
musical au pays du passé, compare le génie mélodique à celui de Mozart, s’installe à          ment au premier violon qui représente le groupe le plus important de l’orchestre et
Dresde, ayant été désigné maître de chapelle par le nouveau prince Auguste III. Carl          dont la position lui permet d’en prendre le contrôle relativement facilement. Avec
Philipp Emanuel Bach reste vingt-six ans comme claveciniste auprès du roi Frédéric            la Révolution française, le terme de chef d’orchestre va remplacer celui de maître de
II à Potsdam. En 1747, Franz Xaver Richter est appelé d’abord comme chanteur                  musique en usage sous l’Ancien régime. Les grandes célébrations qui ont lieu pen-
(baryton), puis comme violoniste, chef d’orchestre et compositeur, à la cour du fa-           dant la Révolution préludent à la naissance de l’orchestre moderne et la situation du
meux prince-électeur de Mannheim ; lui et Johann Stamitz dominent incontestable-              premier violon, tenu à la fois de jouer et de diriger, devient presque impossible face
ment la première génération de l’école à laquelle Mannheim ne tardera pas à donner            à l’augmentation en nombre et en puissance des instruments – à vent surtout – et
son nom. L’orchestre de Mannheim sera mené ensuite par Christian Cannabich                    leur éloignement dans l’espace. C’est ainsi que l’un des plus célèbres d’entre eux,
avec lequel Mozart s’était lié d’amitié. Maître de chapelle, Cannabich cumulait les           François-Antoine Habeneck (1781-1849), fondateur de l’Orchestre de la Société des
fonctions de compositeur et celles de Konzertmeister, auquel étaient dévolues des             Concerts du Conservatoire en 1828, n’utilise plus son violon au cours des concerts,
tâches dont certaines sont encore les siennes aujourd’hui (l’organisation des coups           même s’il lui arrive de le garder à portée de la main : c’est avec l’archet qu’il dirige,
d’archet, indispensable pour l’homogénéité : tirer ou pousser l’archet, oui, mais à           en frappant à l’occasion son pupitre. Face au volume de l’orchestre, la présence d’un
                                                                                              coordinateur devient indispensable. Un rôle qu’assumera plus tard le violoniste Jules
(1)  Georges Liébert : Ni empereur ni roi, chef d’orchestre, Paris, Gallimard, 1990, p. 14.   Pasdeloup (1819-1887) dont le titre de gloire sera d’avoir été le premier à « mettre les

6                                                         Revue Musicale de Suisse Romande    74e année, n° 1   Mars 2021                                                            7
R evueMusicale de Suisse Romande - Berlioz, Wagner, Stravinsky
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Musicologie

                          Musique et lumiè re
                              Une relation problématique

                                  Par Philippe Junod 1

A
           border la question des rapports entre musique et lumière, c’est
           s’aventurer dans le labyrinthe des correspondances et des synesthé-
           sies. Pour explorer le réseau complexe des associations ou analogies entre op-
tique et acoustique, il faut passer par la couleur. Les deux questions sont intimement
liées : « la présence de la lumière est l’une des conditions de l’apparition des couleurs. Or la
couleur, phénomène sensoriel soumis à de multiples conditionnements culturels, apparaît
comme le lieu privilégié de la relation entre lumière et musique que tant d’artistes, de
poètes, mais aussi de scientifiques ont revendiquée », écrit Libero Zuppiroli dans son
Traité des couleurs 2. On rappellera à ce propos que Scriabine, dans la partition de son
Prométhée (1911), intitule précisément luce la ligne qui régit les projections colorées
qui faisaient à ses yeux partie de l’orchestre.
   L’intérêt pour ce sujet, que l’on peut suivre depuis l’Antiquité, impose ici une
perspective à longue durée qui permet de distinguer deux approches : l’objectif et                    Fig. 1 : Vincent van Gogh : La Nuit étoilée (1889). New York, Moma (voir p. 48).
le subjectif, le rationnel et l’intuitif, le quantitatif et le qualitatif. D’un côté règnent
les mathématiques et la spéculation théorique sur les proportions numériques, et                      Le premier courant, le plus ancien, introduit l’idée d’une harmonie cosmique
bientôt la physique avec l’étude des ondes et vibrations3. De l’autre, c’est la psycho-            fondée sur des proportions mathématiques, que l’on peut suivre depuis Pythagore,
logie, puis la neurophysiologie qui s’intéressent aux expériences vécues des synes-                Platon, Vitruve ou Boèce, puis tout au long du Moyen Âge et jusqu’au XVIIe siècle5.
thésies, où le phénomène de l’audition colorée, étudié entre autres par A. Wellek ou               Aristote avait déjà échelonné goûts et couleurs selon des rapports numériques afin
E. Cytowic, joue un rôle central4.                                                                 de fonder leur analogie. Avec la physique moderne, Newton, Euler, Helmholtz et
                                                                                                   bien d’autres relanceront le débat, alimenté bientôt par la mesure des fréquences et
(1)  Le présent article est issu d’une communication à un colloque organisé à Paris par la         longueurs d’ondes, jusqu’à ce que les technologies numériques facilitent les passages
   Fondation Polignac, en novembre 2018.
                                                                                                   d’un domaine à l’autre.
(2)  Libero Zuppiroli, Marie-Noëlle Bussac et Christiane Grimm : Traité des couleurs,
   Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2012, chapitre 21,                    Le second courant est apparu dans le cadre du sensualisme, et l’intérêt pour les
   « L’harmonie des couleurs », p. 237-243.                                                        parentés entre canaux sensoriels sera cultivé par le Romantisme, le Symbolisme,
(3)  Hermann von Helmholtz : Handbuch der Physiologischen Optik, Leipzig, 1887.
   Cf.  Georges Roque : « Ce grand monde des vibrations qui est à la base de l’univers », in :        Strangest Thing, Oxford, University Press, 2001 ; et Oliver Sacks : Musicophilia, Tales of
   Sophie Duplaix & al. : Sons & lumières. Une histoire du son dans l’art du XX e siècle, Paris,      Music and the Brain, New York, Knopf, 2007. Sur l’actualité de l’intérêt pour le phéno-
   Centre Pompidou, 2004, p. 51-67.                                                                   mène, cf. Jörg Dewnaski & al. : « From ‘obscure feeling’ to ‘synesthesia’. The Development
(4)  Albert Wellek : Musikpsychologie und Musikaesthetik. Grundriss der systematis-                   of the term for the condition we today name ‘synesthesia’ », in : VI Congreso internacional
   chen Musikwissenschaft, Frankfurt, Akademische Verlagsgesellschaft, 1963 ; Richard                 de sinestesia, ciencia y arte 2018 (GoogleBooks).
   E.  Cytowic : Synesthesia : a Union of the Senses, New York–Berlin, Springer, 1989 (réé-        (5)  Voir les travaux de Penelope Gouk, par exemple : « Cosmic vibrations : Echoes of univer-
   dition : Cambridge, M.I.T. Press, 2002). Voir aussi John Harrison : Synaesthesia : the             sal harmony at the time of the British Enlightenment » (www.researchgate.net).

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Philippe Junod                                                                                                                                                              Musique et lumière

                                                                                                Puis, au sujet de son Saint François d’Assise : « Il y a dans cette œuvre des centaines
                                                                                                d’accords différents, et chacun est un complexe de sons pourvu d’un complexe de couleurs
                                                           Fig. 2 : Charles Blanc-              lui correspondant, afin que ma musique donne une audition-vision basée sur la sensation
                                                           Gatti : L’Orchestre (1932).          colorée… »
                                                           Lausanne, Maison de la                  Or, Messiaen possédait cinq tableaux du peintre Charles Blanc-Gatti (1890-
                                                           radio.                               1966), au sujet duquel il rapporte : « il peignait ce qu’il entendait – et je transformais en
                                                                                                sons et en rythmes ce que j’avais vu »7. Surnommé « le peintre des sons », co-fondateur
                                                                                                en 1932 des Salons musicalistes, dont le Manifeste fut publié dans la revue Comœdia,
                                                                                                Blanc-Gatti est l’auteur d’un ouvrage, Sons et couleurs (1934), dont le succès lui valut
                                                                                                d’être réédité en 19588. Ses peintures présentaient alors des transpositions d’œuvres
                                                                                                musicales, de Bach, Schumann, Saint-Saëns, Ravel, Stravinsky entre autres, et son
                                                                                                tableau programmatique intitulé L’Orchestre (1932, fig. 2) n’est pas sans rappeler les
                                                                                                spéculations de Kandinsky sur la couleur des instrument9. Organisateur de « spec-
                                                                                                tacles chromophoniques » (son et lumière à la salle Iena en 1934) et de « décors lumi-
                                                                                                neux » (1935, au Salon de la lumière), auteur d’un projet de mise en lumière de la
                                                                                                Nativité du Seigneur de Messiaen (1936), Blanc-Gatti est aussi l’inventeur d’une
l’Abstraction et jusqu’aux installations contemporaines. L’importance historique                sorte d’orgue lumineux, qu’il fit breveter en 1933, « L’orchestre chromophonique », qui
du phénomène est attestée par le nombre d’artistes adeptes de l’audition colorée,               permettait « l’obtention sur un écran d’effets lumineux polychromes mouvants […] en
parmi lesquels on compte entre autres des écrivains comme E.T.A. Hoffmann,                      synchronisme absolu avec un morceau de musique », l’exécutant « suivant la partition en
Alfred de Musset, Théophile Gautier, Charles Baudelaire, Arthur Rimbaud, Joris                  accord avec le chef d’orchestre »10. Aboutissement de sa recherche, en 1939, son film
K. Huysmans, Victor Segalen ou Vladimir Nabokov ; des peintres, dont Johannes                   Chromophonie précédait Fantasia de Walt Disney, qu’il allait d’ailleurs accuser de
Itten, Wassili Kandinsky, Paul Klee, Stanton MacDonald-Wright, Charles Blanc-                   plagiat.
Gatti ou David Hockney ; et, parmi les musiciens, Franz Liszt, Jean Sibelius, Nikolaï
Rimski-Korsakov, Alexandre Scriabine, Serge Koussevitski, Arnold Schönberg,
Joseph Matthias Hauer, György Ligeti, Sofia Gubaidulina ou Olivier Messiaen. Ces                             Petite    h i s to i r e d e s s y n e s t h é s i e s p s yc h o lo g i qu e s
deux derniers vont nous servir d’exemples.
   Sofia Gubaidulina s’est formée à Kazan, siège du groupe « Prométhée », fondé                 Le phénomène de l’audition colorée bénéficie d’une tradition bien documentée,
en 1962, et du premier Congrès son et lumière en 1967. Après avoir assisté à une                que l’on rappellera ici par quelques citations. Ainsi Liszt, à propos de Delacroix
représentation du Prométhée de Scriabine à Louisville (Kentucky) en 1989, la com-               écoutant Chopin, « se demandait-il quelle palette, quels pinceaux, quelle toile il aurait
positrice inscrivit à son tour dans la partition de son Alléluia (1990), sur les quatre         eu à prendre pour leur donner la vie de son art ? […] une palette couverte des vapeurs
portées des contrebasses, le nom des couleurs correspondantes. Même démarche                    de l’arc-en-ciel… »11. Théophile Gautier, sous l’emprise du haschich : « j’entendais le
chez Olivier Messiaen, auteur d’une œuvre titrée Chromochronie. Le compositeur
précisait, à propos de ses Couleurs de la Cité Céleste : « J’ai noté les noms de ces couleurs   (7)  Olivier Messiaen : Traité du rythme, Paris, Leduc, 1994, p. 68.
sur la partition pour en imposer la vision au chef d’orchestre […]. Il faudra, si j’ose dire,   (8)  Charles Blanc-Gatti : Sons et couleurs, Paris, Éditions chromophoniques, 1934 (réédi-
que les cuivres jouent rouge, que les bois jouent bleu, etc. » Comment ne pas penser               tion augmentée : Neuchâtel, Attinger, 1958) ; voir la notice biographique consacrée à cet
                                                                                                   auteur sur www.sikart.ch.
ici à l’anecdote de Liszt demandant aux musiciens d’un orchestre de jouer « plus
                                                                                                (9)  Wassili Kandinsky : Über das Geistige in der Kunst, München, Piper, 1911 (réédition :
violet » ? Et Messiaen d’enchaîner sur l’audition colorée : « je suis atteint d’une sorte de       Max Bill, Bern, Benteli, 1973 ; traduction : Du spirituel dans l’art, Paris, Denoël, 1969).
synesthésie qui me permet, lorsque j’entends de la musique, et aussi lorsque je la lis, de
                                                                                                (10)  Voir fig. 9, p. 49. Ce dispositif rappelle évidemment le Clavilux ou Lumia de Thomas
voir intérieurement par l’œil de l’esprit des couleurs qui bougent avec la musique… »6.            Wilfred, inventé en 1919 : « Light and the Artist », in : Journal of Aesthetics and Art
                                                                                                   Criticism, juin 1947, p.  247-255.
(6)  Olivier Messiaen : Musique et couleur, nouveaux entretiens avec Claude Samuel, Paris,      (11)  Cité par F. Alexandre : Sand-Delacroix, correspondance. Le rendez-vous manqué, Paris,
   Belfond, 1986, p. 142.                                                                          l’Amateur, 2005, p. 19.

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Du ‘ Fau n e’ au ‘ B ol é ro’
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                                                                                                           Par Florence Badol-Bertrand

                                                                                                     Au   c o m m e n c e m e n t é ta i t   M a ll a r m é …

                                                                                …déclinant en une centaine de vers les fantasmes érotiques de son faune alangui par
                                                                                une après-midi que l’on imagine chaude et estivale. Nous sommes alors en 1876. La
                                                                                musique des mots et des lignes, leurs assonances et leurs allitérations, leur agence-
                                                                                ment rythmique et prosodique gravant une véritable partition dont le poète estimait
                                                                                qu’elle se suffisait à elle-même. Lombardi et sa Glose sur l’après-midi d’un faune ne
                                                                                retinrent donc ni son attention ni son aval, la ponctuation des fusains de Manet sur
                                                                                l’édition d’origine (fig.  2-3) prolongeant tout juste comme il le voulait la rêverie.
                                                                                Toutefois, en 1893, Gauguin trouvait dans ces vers l’inspiration d’une sculpture
                                                                                et Debussy, d’abord sollicité pour mettre les mots en musique, celle de son Prélude
                                                                                orchestral, composé entre 1892 et 1894 sans toucher au texte mais en se laissant ins-
                                                                                pirer par ses mots venus féconder son imagination sonore : leur signifié, leurs signi-
                                                                                fiants, leur rythme verbal et leur agencement, leur vocalité, la flûte que Mallarmé
                                                                                a lui-même attribuée à son Faune… Sa ligne souple et ondulante (ex. 1, p. 55),
                                                                                chromatique descendante puis ascendante sur un ambitus de quarte augmentée – le
                                                                                diabolus in musica, intervalle jadis interdit par l’église pour les attractions inéluc-
                                                                                tables qu’il génère, telle celle du diable sur les âmes – donne une nouvelle couleur à
                                                                                cette figure de rhétorique associée traditionnellement à la souffrance (passage par les
                                                                                demi-tons intermédiaires de la pathopoïa), repère culturel si ancré que Debussy ne
                                                                                peut l’avoir utilisé par hasard – même si son époque ne le nomme plus ainsi – en par-
                                                                                ticulier en regard de son utilisation wagnérienne. Est-elle ici empreinte du mal-être
                                                                                du faune qui nourrit la vacuité de sa rêveuse après-midi au gré des occurrences de
                                                                                la phrase ? Mallarmé en fut content, ce qui n’est pas le moindre des plaisirs qu’il dut
                                                                                faire à Debussy : « Mon cher ami, Je sors du concert, très ému : la merveille ! votre illus-
                                                                                tration de L’Après-midi d’un Faune, qui ne présenterait de dissonance avec mon texte,
                                                                                sinon d’aller plus loin, vraiment, dans la nostalgie et dans la lumière, avec finesse, avec
                                                                                malaise, avec richesse. Je vous presse les mains admirativement, Debussy, Votre Stéphane
                                                                                Mallarmé 1 ».

Fig. 1: Léon Bakst (1866-1924), couverture du programme de la saison 1912 des   (1)  Lettre à Claude Debussy, in : Mallarmé : Correspondance, Gallimard, t. VII, 1982, p. 116.
   Ballets Russes, comprenant la création du ballet de Nijinski ‘L’Après-midi
                 d’un faune’, sur la musique de Claude Debussy.
                                                                                74e année, n° 1   Mars 2021                                                                53
Du ‘Faune’ au ‘Boléro’

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                                                                                                                          Ex. 2 : Maurice Ravel : Ma mère l’Oye, III. Les Entretiens de la
                                                                                                                                 Belle et de la Bête, chiffre 2, partie de contrebasson

     Fig. 2 : Édouard Manet (1832-1883) : illustration au fusain pour la première                             Perrault et de Mesdames d’Aulnoy et Leprince de Baumont, paru en 1910 avec le
                                                                                                              titre de Cinq Pièces enfantines. Il les orchestre en 1911 et les accompagne d’un pré-
           édition de L’Après-midi d’un faune de Stéphane Mallarmé (1876).
                                                                                                              lude, d’interludes et de La Danse du rouet pour la chorégraphie de Jeanne Hugard,
                                                                                                              dont le ballet est créé le 28 janvier 1912.
Le 29 mai 1912, Nijinski incarne le Faune, aux côtés des nymphes – dont sa sœur
Bronislava Nijinska – dans une chorégraphie sculpturale aux gestes minimalistes mais
suggestifs comme le révèlent les images alors saisies2. Bakst, auteur des décors et des                                          L e F au n e , L a B ê t e   et le contrebasson
costumes, fixe l’une d’elles en aquarelle pour illustrer le mouvement du danseur sur
la couverture du programme distribué (fig. 1,  p.  52). Et c’est là que le scandale                           Dans Les Entretiens de la Belle et de la Bête, la clarinette joue la mélodie de la valse
éclate : à la fin du ballet, les spectateurs n’ont aucun doute sur l’origine des soubre-                      qui rapproche les protagonistes. Délicate et ductile, pleine de retenue, elle peut aussi
sauts du Faune figurant le plaisir qu’il se donne lui-même, faute d’avoir « perpétué »                        correspondre à La Belle. C’est alors que La Bête intervient figurée par la sonorité,
les nymphes, ou pas faute d’ailleurs, son onirisme suffisant à son onanisme. Gabriel                          complètement inouïe en soliste, du contrebasson. Sans vouloir offenser les contrebas-
Astruc dans Mes Scandales rapporte que cette scène fut accidentelle au soir de la géné-                       sonistes, qui savent bien dans quels rares contextes leur instrument est mis en avant,
rale – à laquelle Debussy et Ravel assistaient : le rideau devait tomber juste au moment                      la sonorité est alors « monstrueuse ». Or Ravel choisit la thématique du Faune de
où le faune s’allongeait sur l’écharpe laissée par la Grande Nymphe, mais Nijinski                            Debussy (ex. 1) qu’il concentre en une quarte diminuée (ex. 2) et fait passer de l’ins-
légèrement en retard dut précipiter son geste en se couchant sur la pièce de tissu3.                          trument diaphane au mastodonte de l’orchestre : moins chromatique, puisque son
                                                                                                              ambitus est plus petit, comme s’il le miniaturisait dans l’esprit enfantin des contes,
                                                                                                              la phrase descendante chute pesamment sur une octave diminuée dans le sub-grave
     ‘D u   c ô t é d e c h e z …’   R av e l ,   r é m i n i s c e n c e s e t i n t e rt e x t ua l i t é   avant de remonter la pente (chiffre 3) et de retrouver la partie ascendante qu’avait
                                                                                                              utilisée Debussy, donnée de manière de plus en plus haletante et serrée par Ravel. On
Entre-temps Maurice Ravel a composé pour les enfants de ses amis Godebski le                                  atteint alors un climax tandis que les violons continuent à jouer la valse néanmoins
gracieux cycle de pièces à quatre mains Ma mère l’Oye, d’après quelques contes de                             transformée en ahanements répétitifs, de plus en plus forts et pleins de tension. Le
                                                                                                              glissando de harpe signifie la métamorphose de La Bête en Prince Charmant et son
(2)  Restituées par Christian Comte : « Nijinsky – L’Après-midi d’un Faune – New version »                    thème revient alors très ralenti et comme filtré par les harmoniques des violons, ponc-
   (YouTube).
                                                                                                              tuées par celles de la harpe qui maintient le souvenir de l’accompagnement de valse.
(3)  Gabriel Astruc : Mes scandales (édition originale : 1936), réédition de Claire Paulhan,
   Paris, 2013 ; voir également l’analyse de Roland Huesca : Triomphes et scandales. La belle
                                                                                                              Tout pourrait donc être bien qui finit bien et La Belle et La Bête se marier et avoir
   époque des ballets russes, Paris, Hermann, 2001.                                                           beaucoup d’enfants… mais l’avant-dernière harmonie, celle qui devrait permettre à

54                                                              Revue Musicale de Suisse Romande              74e année, n° 1   Mars 2021                                                               55
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