R evueMusicale de Suisse Romande - Berlioz, Wagner, Stravinsky
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R evue Musicale de Suisse Romande Berlioz, Wagner, Stravinsky… Q ua n d le compositeur dirige 74 e année, N° 1 Mar s 2 0 2 1 [ 13 CHF
Sabine Teulon Lardic Disques Fa ites connaî tre la Revue Musicale de Suisse Romande ! La Revue Musicale a besoin de renouveler régulièrement son fichier d’abonnés, pour combler les départs naturels. Si vous appréciez nos efforts et souhaitez les soutenir, sachez que vous pouvez être très utiles à la Revue Musicale, en la faisant connaître autour de vous. RM Des mélomanes, des musiciens, dans votre entourage, dans votre famille, parmi vos amis, seraient certainement heureux de nous découvrir. Songez-y, envoyez-nous leurs adresses. Nous nous ferons un plaisir de leur offrir un exemplaire à l’essai ! Abonnement 4 numéros par an (mars, juin, septembre, décembre) Suisse, à l’essai (un an) : 29 CHF Suisse, plein tarif : 42 CHF Étudiant (Suisse) : 25 CHF France : 39,50 € Europe, autres pays : 62 CHF Outremer : 72 CHF Contact Revue Musicale de Suisse Romande 39, rue de la Colombière CH-1926 Fully Tél. : +41 79 693 03 81 Fax : +41 27 746 13 77 info@rmsr.ch
74ème année, n° 1 Mars 2021 Éditorial L’attente silencieuse Vincent Arlettaz 3 En couverture Quand le compositeur dirige Jean-François Monnard 5 Actualités Arlette Derbès-Chédel (1933-2021) Vincent Arlettaz 29 Musicologie Musique & lumière, une relation problématique Philippe Junod 30 Florence Badol-Bertrand (1961-2020) Vincent Arlettaz 50 Du ‘Faune’ au ‘Boléro’, un bourgeonnement créatif par analogie Florence Badol-Bertrand 53 D i s q u e s B. Gandois, L. Mettraux, M. Pavillard 60 Couverture : Hector Berlioz dirigeant (« Un concert à la mitraille au théâtre de Vienne, Autriche »), caricature par Andreas Geiger, 1846. © dr
Revue Musicale éditorial L’at t e n t e s il e n c ie use de Suisse Romande http ://www.rmsr.ch/ E En ce mois de mars 2021, notre vie musicale, totalement interrompue depuis les débuts de l’hiver – si l’on met à part le travail des écoles de musique, et quelques événements organisés en ligne – n’a toujours pas repris ; et à chaque jour qui passe, l’inquiétude grandit : après les saisons, Fondée en 1948 à Lausanne sous le nom de « Feuilles Musicales », la Revue les festivals d’été, menacés pour la deuxième année consécutive, sont Musicale de Suisse Romande a reçu son titre définitif en 1963. Elle est désormais en grand danger. Pourtant, nous ne pouvons guère faire autre aujourd’hui réalisée avec le soutien de la Loterie Romande. chose qu’attendre, très préoccupés évidemment de ce que nous allons trouver lorsque l’activité pourra redémarrer, mais en quelque sorte résignés à observer la mutation socioculturelle en cours, et attentifs à saisir la première Com i té d’ h on n e ur opportunité qui se présentera pour faire progresser véritablement la cause de la culture et du Beau. Mme Elisabeth Furtwängler † Mme Pascale Honegger S’il est évident que les dégâts à venir seront colossaux, il est encore trop tôt Mme Frank Martin † pour les évaluer ; nombreux, sans doute, sont ceux qui ne se relèveront pas : me M Martha Schuricht † artistes indépendants ayant changé (provisoirement ?) de métier, ensembles acculés à la faillite ou en passe de l’être, institutions fragilisées par les nouvelles habitudes sociétales qui, sous nos yeux, se mettent en place. Pour M. Michel Corboz ce qui concerne notre revue plus particulièrement, l’étrange situation actuelle M. Charles Dutoit a certes des conséquences immédiates : comme vous pourrez le constater, M. Léonard Gianadda la présente édition ne comporte pour ainsi dire aucun article d’actualité – M. Serge Gut † chose presque sans précédent pour notre périodique. C’est pourtant l’avenir M. Tobias Richter à moyen et long terme qui constitue le véritable enjeu : nos finances sont M. Karl Anton Rickenbacher † impactées bien sûr par l’absence virtuelle de recettes publicitaires, depuis M. András Schiff bientôt un an. Les abonnements sont en légère progression en revanche : tout au long de l’année 2020, nous avons défendu des positions qui nous ont valu quelques critiques, et même un désabonnement, mais aussi de multiples messages de soutien, et de nouveaux souscripteurs. Éditeur Nouvelle Société de la Revue Musicale de Suisse Romande, Lausanne Ré d a c t i o n , a d m i n i s t r a t i o n & p u b l i c i t é 39, rue de Le coup est rude, la fatigue est, partout, palpable ; les esprits semblent la Colombière, CH-1926 Fully, tél. +41 79 693 03 81, info@rmsr.ch n’aspirer qu’à une chose : tourner la page. La présente édition vous Abonnement Voir bulletin de souscription en deuxième page de couverture. propose de reprendre notre souffle en plongeant dans notre histoire, ou en interrogeant les fondements de notre art ; quant au combat, il reprendra plus tard. Nous souhaitons à tous la force d’âme nécessaire pour rejoindre sains et Imprimé en Suisse. Prix de vente au numéro : 13 francs suisses. saufs l’autre rive. Prochain numéro : juin 2021. ISSN 0035-3744 Vincent Arlettaz Rédacteur en chef
Qua n d l e com p osi te u r d i r i ge Par Jean-François Monnard La question est intéressante : est-il de la vocation d’un compositeur de diriger, et d’un chef de composer ? Le paradoxe étant que les compositeurs font rarement de bons chefs – et les chefs, plus rarement encore, de grands compositeurs, la ques- tion mérite d’être examinée d’un peu plus près. Convaincre au pupitre n’est pas à la portée de chaque compositeur, et si Mahler et Strauss sont à mettre au même niveau en tant que chefs d’orchestre ou compositeurs, il n’en va pas de même, selon les témoignages de l’époque, pour Debussy et Ravel. Le fait est qu’il existe aujourd’hui une pléiade de compositeurs qui dirigent leurs propres œuvres. Et ce n’est pas le talent qui leur fait défaut : Peter Eötvös (*1944), John Adams (*1947), Tan Dun (*1957), Esa-Pekka Salonen (*1958), George Benjamin (*1960), Matthias Pintscher (*1971), Thomas Adès (*1971). Comment l’expliquer ? En remontant dans le temps, car il s’agit tout simplement d’une vieille tradition. À l’origine, compositeur et interprète ne faisaient qu’un. Les en- sembles étant de petite taille, la direction s’effectuait de l’intérieur, principa- lement du clavier (dans les pays germaniques) ou de l’archet (en Italie et en France). Ce qui la distinguait à peine de l’exécution proprement dite. Une pratique qui subsistera jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. L’Opéra de Paris semble avoir été le seul théâtre en Europe où les représentations n’étaient pas dirigées du clavecin, ni du premier violon, mais par un batteur de mesure, armé d’un « bon gros bâton de bois bien dur dont il usait souvent bruyamment ». Un bâton qui ressemblait plutôt à une longue canne surmontée de rubans et d’un pommeau richement orné. On sait que Lully, au cours de l’exécution de son Te Deum en 1687, se frappa violemment le pied avec un tel bâton, provoquant une gangrène qui l’emporta en quelques semaines. Aujourd’hui, les chefs sont plus prudents, ils n’utilisent plus qu’une simple baguette (voire une allumette !), quand ils ne dirigent pas à mains nues. Lully, en quelque sorte, avait le premier établi le modèle du maître de musique et incarnait cette dic- tature musicale qu’exerceront plus ou moins Wagner à Dresde, Strauss à Berlin et Mahler à Vienne, considérant qu’on n’est jamais si bien servi que par soi-même. Comme on le verra plus loin, la direction ne sera un métier à plein temps qu’au milieu du XIXe siècle, après la disparition du maître de chapelle. À l’époque baroque, un tel titre vous posait un homme. Il était réservé aux compositeurs au service d’un souverain ou d’une autorité ecclésiastique. Chargés en même temps des exécutions musicales, ils recevaient des commandes dont la 74e année, n° 1 Mars 2021 5 Fig. 1 : Gustav Mahler dirigeant. Silhouettes par Otto Böhler, 1914.
Jean-François Monnard Quand le compositeur dirige création, « souvent sans lendemain, laissait une large place à l’improvisation »1. Violiste, chanteur puis compositeur à la cour de Mantoue à partir de 1590, Claudio Fig. 2 : François-Antoine Monteverdi fut rémunéré en 1613 comme chef d’orchestre à l’église San Marco de Habeneck (1781-1849) révéla Venise. Antonio Vivaldi, à la fois violoniste, maestro di cappella, di coro e di concerti, au public parisien les sympho- dirigeait le chœur et l’orchestre des filles de l’hospice vénitien de la Pietà. Certaines nies de Beethoven, à la tête du étaient des bâtardes, d’autres des orphelines ou des enfants que leurs parents n’avaient fameux Orchestre de la Société des pas eu les moyens d’élever. La Pietà était renommée pour son orchestre. Dans cet Concerts du Conservatoire. Dans hôpital qui n’était pas un couvent mais où les filles étaient cloîtrées comme des reli- ses Mémoires, Berlioz le jugea gieuses, le violoniste roux dirigeait les répétitions, le premier et le dernier morceau sévèrement, l’accusant notamment des concerts. Cette technique du violon conducteur, Jean-Baptiste Lully, un des pre- d’avoir voulu saboter la création de miers violonistes de son temps, l’avait développée en France, avec la célèbre bande son Requiem (1837). des Violons du roi qu’il créa en 1656. quel endroit, quelle longueur, quelle vitesse, quelle pression ?). À cette époque, le Violonistes e t c l av e c i n i s t e s rôle du premier violon était surtout d’orienter l’exécution, au cours du concert, avec ou sans le concours du continuo (clavier), en recourant éventuellement à la battue Il convient de rappeler que nous parlons ici d’un temps où les droits d’auteur n’ont de mesure, l’archet à la main, et en s’aidant parfois vigoureusement du pied. Joseph pas encore été inventés et que, pour vivre de son art, tout dépend de la protection Haydn sera ordonnateur des plaisirs du comte Esterházy de 1761 à 1790, et c’est du dont on jouit. Combien sont-ils à en avoir profité ? Voici quelques exemples. Il y a clavier qu’il dirigera les premières exécutions de ses symphonies londoniennes. C’est bien sûr Georg Philipp Telemann dont l’activité se déroule en partie dans les cours encore au clavier que Mozart dirigera presque toujours jusqu’à la fin de sa vie. Et rien de Saxe et de Thuringe (Eisenach en fait son chef d’orchestre officiel, en 1708). n’empêchera Cimarosa, vers 1788, de se rendre à Saint-Pétersbourg à l’invitation de Et naturellement Georg Friedrich Haendel ; lorsqu’il s’installe comme maître de Catherine II. L’attrait de la cour y est pour quelque chose : situation de chef d’abord, chapelle à Hanovre en 1710, il ne se doute pas qu’il vient de sceller son destin à gagne-pain ensuite. celui du futur roi d’Angleterre. Georges n’est alors que prince-électeur de Hanovre. Michel-Richard Delalande accomplit toute sa carrière au service du roi Louis XIV. En 1732, Giovanni Battista Pergolesi, ne voulant pas être en reste, devient maître L’ â g e des pionniers de chapelle du prince Ferdinando Colonna Stigliano, écuyer du vice-roi de Naples. L’année suivante, Johann Adolph Hasse, dont Romain Rolland, dans son Voyage Avec la disparition du continuo, le rôle de conduire l’orchestre échoit définitive- musical au pays du passé, compare le génie mélodique à celui de Mozart, s’installe à ment au premier violon qui représente le groupe le plus important de l’orchestre et Dresde, ayant été désigné maître de chapelle par le nouveau prince Auguste III. Carl dont la position lui permet d’en prendre le contrôle relativement facilement. Avec Philipp Emanuel Bach reste vingt-six ans comme claveciniste auprès du roi Frédéric la Révolution française, le terme de chef d’orchestre va remplacer celui de maître de II à Potsdam. En 1747, Franz Xaver Richter est appelé d’abord comme chanteur musique en usage sous l’Ancien régime. Les grandes célébrations qui ont lieu pen- (baryton), puis comme violoniste, chef d’orchestre et compositeur, à la cour du fa- dant la Révolution préludent à la naissance de l’orchestre moderne et la situation du meux prince-électeur de Mannheim ; lui et Johann Stamitz dominent incontestable- premier violon, tenu à la fois de jouer et de diriger, devient presque impossible face ment la première génération de l’école à laquelle Mannheim ne tardera pas à donner à l’augmentation en nombre et en puissance des instruments – à vent surtout – et son nom. L’orchestre de Mannheim sera mené ensuite par Christian Cannabich leur éloignement dans l’espace. C’est ainsi que l’un des plus célèbres d’entre eux, avec lequel Mozart s’était lié d’amitié. Maître de chapelle, Cannabich cumulait les François-Antoine Habeneck (1781-1849), fondateur de l’Orchestre de la Société des fonctions de compositeur et celles de Konzertmeister, auquel étaient dévolues des Concerts du Conservatoire en 1828, n’utilise plus son violon au cours des concerts, tâches dont certaines sont encore les siennes aujourd’hui (l’organisation des coups même s’il lui arrive de le garder à portée de la main : c’est avec l’archet qu’il dirige, d’archet, indispensable pour l’homogénéité : tirer ou pousser l’archet, oui, mais à en frappant à l’occasion son pupitre. Face au volume de l’orchestre, la présence d’un coordinateur devient indispensable. Un rôle qu’assumera plus tard le violoniste Jules (1) Georges Liébert : Ni empereur ni roi, chef d’orchestre, Paris, Gallimard, 1990, p. 14. Pasdeloup (1819-1887) dont le titre de gloire sera d’avoir été le premier à « mettre les 6 Revue Musicale de Suisse Romande 74e année, n° 1 Mars 2021 7
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Musicologie Musique et lumiè re Une relation problématique Par Philippe Junod 1 A border la question des rapports entre musique et lumière, c’est s’aventurer dans le labyrinthe des correspondances et des synesthé- sies. Pour explorer le réseau complexe des associations ou analogies entre op- tique et acoustique, il faut passer par la couleur. Les deux questions sont intimement liées : « la présence de la lumière est l’une des conditions de l’apparition des couleurs. Or la couleur, phénomène sensoriel soumis à de multiples conditionnements culturels, apparaît comme le lieu privilégié de la relation entre lumière et musique que tant d’artistes, de poètes, mais aussi de scientifiques ont revendiquée », écrit Libero Zuppiroli dans son Traité des couleurs 2. On rappellera à ce propos que Scriabine, dans la partition de son Prométhée (1911), intitule précisément luce la ligne qui régit les projections colorées qui faisaient à ses yeux partie de l’orchestre. L’intérêt pour ce sujet, que l’on peut suivre depuis l’Antiquité, impose ici une perspective à longue durée qui permet de distinguer deux approches : l’objectif et Fig. 1 : Vincent van Gogh : La Nuit étoilée (1889). New York, Moma (voir p. 48). le subjectif, le rationnel et l’intuitif, le quantitatif et le qualitatif. D’un côté règnent les mathématiques et la spéculation théorique sur les proportions numériques, et Le premier courant, le plus ancien, introduit l’idée d’une harmonie cosmique bientôt la physique avec l’étude des ondes et vibrations3. De l’autre, c’est la psycho- fondée sur des proportions mathématiques, que l’on peut suivre depuis Pythagore, logie, puis la neurophysiologie qui s’intéressent aux expériences vécues des synes- Platon, Vitruve ou Boèce, puis tout au long du Moyen Âge et jusqu’au XVIIe siècle5. thésies, où le phénomène de l’audition colorée, étudié entre autres par A. Wellek ou Aristote avait déjà échelonné goûts et couleurs selon des rapports numériques afin E. Cytowic, joue un rôle central4. de fonder leur analogie. Avec la physique moderne, Newton, Euler, Helmholtz et bien d’autres relanceront le débat, alimenté bientôt par la mesure des fréquences et (1) Le présent article est issu d’une communication à un colloque organisé à Paris par la longueurs d’ondes, jusqu’à ce que les technologies numériques facilitent les passages Fondation Polignac, en novembre 2018. d’un domaine à l’autre. (2) Libero Zuppiroli, Marie-Noëlle Bussac et Christiane Grimm : Traité des couleurs, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2012, chapitre 21, Le second courant est apparu dans le cadre du sensualisme, et l’intérêt pour les « L’harmonie des couleurs », p. 237-243. parentés entre canaux sensoriels sera cultivé par le Romantisme, le Symbolisme, (3) Hermann von Helmholtz : Handbuch der Physiologischen Optik, Leipzig, 1887. Cf. Georges Roque : « Ce grand monde des vibrations qui est à la base de l’univers », in : Strangest Thing, Oxford, University Press, 2001 ; et Oliver Sacks : Musicophilia, Tales of Sophie Duplaix & al. : Sons & lumières. Une histoire du son dans l’art du XX e siècle, Paris, Music and the Brain, New York, Knopf, 2007. Sur l’actualité de l’intérêt pour le phéno- Centre Pompidou, 2004, p. 51-67. mène, cf. Jörg Dewnaski & al. : « From ‘obscure feeling’ to ‘synesthesia’. The Development (4) Albert Wellek : Musikpsychologie und Musikaesthetik. Grundriss der systematis- of the term for the condition we today name ‘synesthesia’ », in : VI Congreso internacional chen Musikwissenschaft, Frankfurt, Akademische Verlagsgesellschaft, 1963 ; Richard de sinestesia, ciencia y arte 2018 (GoogleBooks). E. Cytowic : Synesthesia : a Union of the Senses, New York–Berlin, Springer, 1989 (réé- (5) Voir les travaux de Penelope Gouk, par exemple : « Cosmic vibrations : Echoes of univer- dition : Cambridge, M.I.T. Press, 2002). Voir aussi John Harrison : Synaesthesia : the sal harmony at the time of the British Enlightenment » (www.researchgate.net). 30 Revue Musicale de Suisse Romande 74e année, n° 1 Mars 2021 31
Philippe Junod Musique et lumière Puis, au sujet de son Saint François d’Assise : « Il y a dans cette œuvre des centaines d’accords différents, et chacun est un complexe de sons pourvu d’un complexe de couleurs Fig. 2 : Charles Blanc- lui correspondant, afin que ma musique donne une audition-vision basée sur la sensation Gatti : L’Orchestre (1932). colorée… » Lausanne, Maison de la Or, Messiaen possédait cinq tableaux du peintre Charles Blanc-Gatti (1890- radio. 1966), au sujet duquel il rapporte : « il peignait ce qu’il entendait – et je transformais en sons et en rythmes ce que j’avais vu »7. Surnommé « le peintre des sons », co-fondateur en 1932 des Salons musicalistes, dont le Manifeste fut publié dans la revue Comœdia, Blanc-Gatti est l’auteur d’un ouvrage, Sons et couleurs (1934), dont le succès lui valut d’être réédité en 19588. Ses peintures présentaient alors des transpositions d’œuvres musicales, de Bach, Schumann, Saint-Saëns, Ravel, Stravinsky entre autres, et son tableau programmatique intitulé L’Orchestre (1932, fig. 2) n’est pas sans rappeler les spéculations de Kandinsky sur la couleur des instrument9. Organisateur de « spec- tacles chromophoniques » (son et lumière à la salle Iena en 1934) et de « décors lumi- neux » (1935, au Salon de la lumière), auteur d’un projet de mise en lumière de la Nativité du Seigneur de Messiaen (1936), Blanc-Gatti est aussi l’inventeur d’une l’Abstraction et jusqu’aux installations contemporaines. L’importance historique sorte d’orgue lumineux, qu’il fit breveter en 1933, « L’orchestre chromophonique », qui du phénomène est attestée par le nombre d’artistes adeptes de l’audition colorée, permettait « l’obtention sur un écran d’effets lumineux polychromes mouvants […] en parmi lesquels on compte entre autres des écrivains comme E.T.A. Hoffmann, synchronisme absolu avec un morceau de musique », l’exécutant « suivant la partition en Alfred de Musset, Théophile Gautier, Charles Baudelaire, Arthur Rimbaud, Joris accord avec le chef d’orchestre »10. Aboutissement de sa recherche, en 1939, son film K. Huysmans, Victor Segalen ou Vladimir Nabokov ; des peintres, dont Johannes Chromophonie précédait Fantasia de Walt Disney, qu’il allait d’ailleurs accuser de Itten, Wassili Kandinsky, Paul Klee, Stanton MacDonald-Wright, Charles Blanc- plagiat. Gatti ou David Hockney ; et, parmi les musiciens, Franz Liszt, Jean Sibelius, Nikolaï Rimski-Korsakov, Alexandre Scriabine, Serge Koussevitski, Arnold Schönberg, Joseph Matthias Hauer, György Ligeti, Sofia Gubaidulina ou Olivier Messiaen. Ces Petite h i s to i r e d e s s y n e s t h é s i e s p s yc h o lo g i qu e s deux derniers vont nous servir d’exemples. Sofia Gubaidulina s’est formée à Kazan, siège du groupe « Prométhée », fondé Le phénomène de l’audition colorée bénéficie d’une tradition bien documentée, en 1962, et du premier Congrès son et lumière en 1967. Après avoir assisté à une que l’on rappellera ici par quelques citations. Ainsi Liszt, à propos de Delacroix représentation du Prométhée de Scriabine à Louisville (Kentucky) en 1989, la com- écoutant Chopin, « se demandait-il quelle palette, quels pinceaux, quelle toile il aurait positrice inscrivit à son tour dans la partition de son Alléluia (1990), sur les quatre eu à prendre pour leur donner la vie de son art ? […] une palette couverte des vapeurs portées des contrebasses, le nom des couleurs correspondantes. Même démarche de l’arc-en-ciel… »11. Théophile Gautier, sous l’emprise du haschich : « j’entendais le chez Olivier Messiaen, auteur d’une œuvre titrée Chromochronie. Le compositeur précisait, à propos de ses Couleurs de la Cité Céleste : « J’ai noté les noms de ces couleurs (7) Olivier Messiaen : Traité du rythme, Paris, Leduc, 1994, p. 68. sur la partition pour en imposer la vision au chef d’orchestre […]. Il faudra, si j’ose dire, (8) Charles Blanc-Gatti : Sons et couleurs, Paris, Éditions chromophoniques, 1934 (réédi- que les cuivres jouent rouge, que les bois jouent bleu, etc. » Comment ne pas penser tion augmentée : Neuchâtel, Attinger, 1958) ; voir la notice biographique consacrée à cet auteur sur www.sikart.ch. ici à l’anecdote de Liszt demandant aux musiciens d’un orchestre de jouer « plus (9) Wassili Kandinsky : Über das Geistige in der Kunst, München, Piper, 1911 (réédition : violet » ? Et Messiaen d’enchaîner sur l’audition colorée : « je suis atteint d’une sorte de Max Bill, Bern, Benteli, 1973 ; traduction : Du spirituel dans l’art, Paris, Denoël, 1969). synesthésie qui me permet, lorsque j’entends de la musique, et aussi lorsque je la lis, de (10) Voir fig. 9, p. 49. Ce dispositif rappelle évidemment le Clavilux ou Lumia de Thomas voir intérieurement par l’œil de l’esprit des couleurs qui bougent avec la musique… »6. Wilfred, inventé en 1919 : « Light and the Artist », in : Journal of Aesthetics and Art Criticism, juin 1947, p. 247-255. (6) Olivier Messiaen : Musique et couleur, nouveaux entretiens avec Claude Samuel, Paris, (11) Cité par F. Alexandre : Sand-Delacroix, correspondance. Le rendez-vous manqué, Paris, Belfond, 1986, p. 142. l’Amateur, 2005, p. 19. 32 Revue Musicale de Suisse Romande 74e année, n° 1 Mars 2021 33
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Du ‘ Fau n e’ au ‘ B ol é ro’ Un bourgeonnement créatif par analogie Par Florence Badol-Bertrand Au c o m m e n c e m e n t é ta i t M a ll a r m é … …déclinant en une centaine de vers les fantasmes érotiques de son faune alangui par une après-midi que l’on imagine chaude et estivale. Nous sommes alors en 1876. La musique des mots et des lignes, leurs assonances et leurs allitérations, leur agence- ment rythmique et prosodique gravant une véritable partition dont le poète estimait qu’elle se suffisait à elle-même. Lombardi et sa Glose sur l’après-midi d’un faune ne retinrent donc ni son attention ni son aval, la ponctuation des fusains de Manet sur l’édition d’origine (fig. 2-3) prolongeant tout juste comme il le voulait la rêverie. Toutefois, en 1893, Gauguin trouvait dans ces vers l’inspiration d’une sculpture et Debussy, d’abord sollicité pour mettre les mots en musique, celle de son Prélude orchestral, composé entre 1892 et 1894 sans toucher au texte mais en se laissant ins- pirer par ses mots venus féconder son imagination sonore : leur signifié, leurs signi- fiants, leur rythme verbal et leur agencement, leur vocalité, la flûte que Mallarmé a lui-même attribuée à son Faune… Sa ligne souple et ondulante (ex. 1, p. 55), chromatique descendante puis ascendante sur un ambitus de quarte augmentée – le diabolus in musica, intervalle jadis interdit par l’église pour les attractions inéluc- tables qu’il génère, telle celle du diable sur les âmes – donne une nouvelle couleur à cette figure de rhétorique associée traditionnellement à la souffrance (passage par les demi-tons intermédiaires de la pathopoïa), repère culturel si ancré que Debussy ne peut l’avoir utilisé par hasard – même si son époque ne le nomme plus ainsi – en par- ticulier en regard de son utilisation wagnérienne. Est-elle ici empreinte du mal-être du faune qui nourrit la vacuité de sa rêveuse après-midi au gré des occurrences de la phrase ? Mallarmé en fut content, ce qui n’est pas le moindre des plaisirs qu’il dut faire à Debussy : « Mon cher ami, Je sors du concert, très ému : la merveille ! votre illus- tration de L’Après-midi d’un Faune, qui ne présenterait de dissonance avec mon texte, sinon d’aller plus loin, vraiment, dans la nostalgie et dans la lumière, avec finesse, avec malaise, avec richesse. Je vous presse les mains admirativement, Debussy, Votre Stéphane Mallarmé 1 ». Fig. 1: Léon Bakst (1866-1924), couverture du programme de la saison 1912 des (1) Lettre à Claude Debussy, in : Mallarmé : Correspondance, Gallimard, t. VII, 1982, p. 116. Ballets Russes, comprenant la création du ballet de Nijinski ‘L’Après-midi d’un faune’, sur la musique de Claude Debussy. 74e année, n° 1 Mars 2021 53
Du ‘Faune’ au ‘Boléro’ Ex. 1 : Claude Debussy : Le Prélude à l’après-midi d’un faune, mes. 1, solo de flûte Ex. 2 : Maurice Ravel : Ma mère l’Oye, III. Les Entretiens de la Belle et de la Bête, chiffre 2, partie de contrebasson Fig. 2 : Édouard Manet (1832-1883) : illustration au fusain pour la première Perrault et de Mesdames d’Aulnoy et Leprince de Baumont, paru en 1910 avec le titre de Cinq Pièces enfantines. Il les orchestre en 1911 et les accompagne d’un pré- édition de L’Après-midi d’un faune de Stéphane Mallarmé (1876). lude, d’interludes et de La Danse du rouet pour la chorégraphie de Jeanne Hugard, dont le ballet est créé le 28 janvier 1912. Le 29 mai 1912, Nijinski incarne le Faune, aux côtés des nymphes – dont sa sœur Bronislava Nijinska – dans une chorégraphie sculpturale aux gestes minimalistes mais suggestifs comme le révèlent les images alors saisies2. Bakst, auteur des décors et des L e F au n e , L a B ê t e et le contrebasson costumes, fixe l’une d’elles en aquarelle pour illustrer le mouvement du danseur sur la couverture du programme distribué (fig. 1, p. 52). Et c’est là que le scandale Dans Les Entretiens de la Belle et de la Bête, la clarinette joue la mélodie de la valse éclate : à la fin du ballet, les spectateurs n’ont aucun doute sur l’origine des soubre- qui rapproche les protagonistes. Délicate et ductile, pleine de retenue, elle peut aussi sauts du Faune figurant le plaisir qu’il se donne lui-même, faute d’avoir « perpétué » correspondre à La Belle. C’est alors que La Bête intervient figurée par la sonorité, les nymphes, ou pas faute d’ailleurs, son onirisme suffisant à son onanisme. Gabriel complètement inouïe en soliste, du contrebasson. Sans vouloir offenser les contrebas- Astruc dans Mes Scandales rapporte que cette scène fut accidentelle au soir de la géné- sonistes, qui savent bien dans quels rares contextes leur instrument est mis en avant, rale – à laquelle Debussy et Ravel assistaient : le rideau devait tomber juste au moment la sonorité est alors « monstrueuse ». Or Ravel choisit la thématique du Faune de où le faune s’allongeait sur l’écharpe laissée par la Grande Nymphe, mais Nijinski Debussy (ex. 1) qu’il concentre en une quarte diminuée (ex. 2) et fait passer de l’ins- légèrement en retard dut précipiter son geste en se couchant sur la pièce de tissu3. trument diaphane au mastodonte de l’orchestre : moins chromatique, puisque son ambitus est plus petit, comme s’il le miniaturisait dans l’esprit enfantin des contes, la phrase descendante chute pesamment sur une octave diminuée dans le sub-grave ‘D u c ô t é d e c h e z …’ R av e l , r é m i n i s c e n c e s e t i n t e rt e x t ua l i t é avant de remonter la pente (chiffre 3) et de retrouver la partie ascendante qu’avait utilisée Debussy, donnée de manière de plus en plus haletante et serrée par Ravel. On Entre-temps Maurice Ravel a composé pour les enfants de ses amis Godebski le atteint alors un climax tandis que les violons continuent à jouer la valse néanmoins gracieux cycle de pièces à quatre mains Ma mère l’Oye, d’après quelques contes de transformée en ahanements répétitifs, de plus en plus forts et pleins de tension. Le glissando de harpe signifie la métamorphose de La Bête en Prince Charmant et son (2) Restituées par Christian Comte : « Nijinsky – L’Après-midi d’un Faune – New version » thème revient alors très ralenti et comme filtré par les harmoniques des violons, ponc- (YouTube). tuées par celles de la harpe qui maintient le souvenir de l’accompagnement de valse. (3) Gabriel Astruc : Mes scandales (édition originale : 1936), réédition de Claire Paulhan, Paris, 2013 ; voir également l’analyse de Roland Huesca : Triomphes et scandales. La belle Tout pourrait donc être bien qui finit bien et La Belle et La Bête se marier et avoir époque des ballets russes, Paris, Hermann, 2001. beaucoup d’enfants… mais l’avant-dernière harmonie, celle qui devrait permettre à 54 Revue Musicale de Suisse Romande 74e année, n° 1 Mars 2021 55
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