Romain Rolland vu du Brésil - Philippe Catonné
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Romain Rolland vu du Brésil Philippe Catonné I l ne faut pas attendre, avec cet article, l’étude complète et approfondie d’un sujet encore bien négligé. Cela au- rait demandé, au Brésil, un gros travail de recherches documentaires dans les bibliothèques et les dépôts d’ar- chives, de consultations de professeurs et de critiques littéraires, etc. Cela ne m’a pas été possible, dans un pays grand comme presque vingt fois la France, où je me trouvais à près de 2 000 kilomètres des grandes villes du sud. D’ailleurs cela n’aurait servi à rien puisque tous les lieux de culture étaient fermés dans un pays confiné par la grave crise sanitaire du printemps 2020. Confiné moi-même loin de mon domicile français, où j’aurais pu au moins profiter de ma bibliothèque personnelle, je n’ai pu bénéficier que des moyens offerts par les technologies modernes. Et celles-ci, heureusement, donnent des possibilités que nous envieraient nos prédécesseurs : grâce à un site de la Bibliothèque Na- tionale du Brésil (http://bndigital.bn.gov.br/hemeroteca-digital/) et un bon moteur de recherche, j’ai pu consulter com- modément tout ce que la presse brésilienne a pu dire de notre Clamecycois entre 1910 et 1960. Lui-même ne s’en serait-il pas émerveillé ? J’ai pu lire des centaines d’articles ou de simples entrefilets et j’ai pu faire de nombreuses dé- couvertes, parfois surprenantes. J’en ai traduit plusieurs dizaines, non sans difficulté, car je ne suis pas un lusophone patenté. Il faudrait plus d’une centaine de pages pour rendre compte de tous. Il a fallu faire des choix. Je me suis concentré davantage sur la période qui m’a parue la plus riche et la plus intéressante, les années qui vont de 1940 à 1950, qui sont les années de la guerre et de la mort de Romain Rolland, sans naturellement avoir négligé les autres. Cet article cherche à en faire une synthèse. Les Études Romain Rolland ont publié récemment (n°45, juillet 2020) la traduction de l’entretien avec Marie Rolland d’un journaliste brésilien en 1948. Le même numéro publiait un article (traduit de l’espagnol) sur l’influence de Romain Rolland en Amérique Latine de 1919 à 1932, centré davantage sur l’Amérique espagnole. Puissent tous ces travaux relancer les études rollandiennes concernant l’Amérique Latine ! « Mercredi - António Cândido […] est entré dans sa poussées que celles qu’il a eues, par exemple, avec l’Asie salle de cours à la Faculté de Philosophie avec les larmes ou l’Amérique du Nord. Marie Rolland n’avoue-t-elle pas aux yeux et, suspendant le travail, il a dit à la classe : – en 1948 à un journaliste brésilien venu l’interviewer : « Je « Romain Rolland est mort ! » ne connais aucun correspondant brésilien de Romain En lisant cet extrait de journal, on n’est pas vraiment Rolland. Mais il est bien possible qu’il en ait eu un ou étonné qu’un professeur de Faculté apprenant la mort de deux. » Ajoutons qu’au début du XXème siècle, le Brésil Romain Rolland, manifeste son émotion au point de sus- apparaît aux Européens comme un pays bien lointain, autant pendre son cours. Tant est grand l’impact de l’auteur cla- par la distance que par l’image exotique qu’il renvoie : les mecycois sur toute la classe intellectuelle dans la première palaces de Copacabana, les immenses plantations de moitié du XXème siècle. café… N’a-t-il pas aboli l’esclavage seulement en 1888, la On sera en revanche surpris de connaître la date de cet monarchie impériale en 1889 ? Pendant la Grande Guerre, article, paru dans une revue datée du 6 novembre 1943. On le pays est resté à l’écart des événements européens, au mo- sait en effet que Romain Rolland a fini sa vie plus d’un an ment précis où Romain Rolland acquiert sa notoriété par après, le 30 décembre 1944. son activité politique, au-delà des milieux littéraires et in- On peut être également surpris de savoir que les faits se tellectuels. passent au Brésil1, à l’université de São Paulo. On connaît L’émotion du jeune professeur est significative du vé- certes le rayonnement de l’auteur français hors des fron- ritable culte qui est rendu à Romain Rolland par le monde tières, mais ses relations avec l’Amérique latine, plus parti- intellectuel brésilien des années 40. culièrement avec le Brésil, ne semblent pas avoir été aussi Mais comment a-t-on pu annoncer la « mort » de l’écri- 1. L’article a paru à Rio de Janeiro dans la revue Dom Casmurro (6 novembre 1943). 44 Études Romain Rolland - Cahiers de Brèves n° 47 - juillet 2021
vain français avec plus d’un an d’avance ? Mieux : on va D’une indépendance, d’une honnêteté à toute annoncer qu’il est mort dans un camp de concentration épreuve, il ne s’est jamais enrégimenté à aucun parti. nazi ! La responsabilité de divulguer ces fausses nouvelles On l’a accusé de germanophilie, mais il a combattu n’incombe nullement aux Brésiliens. Au départ, il y a des avec violence l’Allemagne nazie. Ce qu’il faisait en vé- rumeurs et des dépêches d’agence qui viennent d’Europe : rité, c’était défendre le droit d’être libre contre toute la mort du vieil écrivain n’est guère surprenante, étant donné tyrannie. Là-dessus il n’a jamais fait la moindre conces- son âge et sa santé fragile. La nouvelle se répand dans le sion. Antipolitique, comme on voit, attendu que la poli- monde entier. tique est faite de compromis. Les journaux brésiliens, se fiant à diverses dépêches ve- Je ne discute pas les idées de Romain Rolland. Il a nues d’Europe, sont très attentifs à suivre les événements. pu se tromper quelquefois dans sa longue vie de lutte. Par exemple, dès le 9 septembre 1943, le quotidien O Mais son attitude s’est toujours orientée dans le sens Jornal titre « Il est mourant dans un camp de concentra- de l’honnêteté intellectuelle la plus profonde et du cou- tion » : rage civique le plus sensible. Selon des nouvelles reçues de France, l’écrivain Du point de vue littéraire, l’œuvre de Romain français pacifiste bien connu Romain Rolland, qui a ob- Rolland a eu une énorme importance. Son roman Jean- tenu le prix Nobel de littérature en 1915 et qui a écrit Christophe a été une bible pour de nombreux écrivains la fameuse œuvre en 10 volumes intitulée Jean- de ma génération. Ses vies de Beethoven et de Michel- Christophe, est en train de mourir, ou peut-être est-il Ange sont des synthèses fortes et pénétrantes. Ses opi- déjà mort, dans un camp de concentration en France. nions sur la musique inaugurent la critique savante. Quand je l’ai connu, il n’était pas encore l’homme Le lendemain, le même journal publie en première page, amer que les intrigues et les hostilités injustes ont fa- sous le titre Romain Rolland, un leader antifasciste, une dé- çonné à la fin de sa vie. Il était au contraire l’image claration du poète Sergio Milliet, qui l’a connu personnel- même de la sérénité. lement2 : Grand, maigre, de profit aquilin, un peu courbé, il avait l’apparence de l’intellectuel détaché de tous les Des dépêches de l’extérieur, publiées aujourd’hui, biens matériels. […] Français de vieille ascendance ont annoncé que l’état de santé du grand écrivain fran- avec un peu de sang germanique du côté de sa mère : çais Romain Rolland était grave. Sur la vie de l’auteur cela faisait qu’il se considérait comme un pont entre les de Jean-Christophe, Meridional a écouté M. Sergio Mil- deux pays, un grand Européen, parce que la France et liet, directeur de la Bibliothèque Publique de S. Paulo, l’Allemagne formaient la propre chair de l’Europe. [...] qui a connu personnellement ce leader antifasciste. Il n’avait pas sa place dans le monde moderne. Non J’ai connu Romain Rolland – dit M. Sergio Miliiet pas parce qu’on le considérait comme dépassé ; au – en 1918, dans la maison de Charles Baudouin, le psy- contraire parce que le monde n’est jamais arrivé au ni- chologue de Psychanalyse de l’Art, Suggestions et Au- veau de sa pensée. Cet homme, du point de vue politico- tosuggestions, etc. Nous nous y réunissions le social, sera réellement écouté quand l’humanité aura dimanche. Parmi les présents il y avait aussi Verhaeren, surmonté la terrible crise qui l’affecte actuellement, et Zweig, Guilbeaux, Spress, Mugnier, Reber, Spitteler. qui n’est pas près de passer. C’était ce qu’on a appelé le groupe du « Carmel ». Romain Rolland n’est pas un homme du passé : il Romain Rolland venait de publier Au-dessus de la est l’homme d’un futur encore bien lointain. Mêlée, une œuvre courageuse et élevée, qui lui a valu la colère des monarchistes français et de la droite en Le 20 octobre, tous les journaux annoncent le décès général. On l’accusait de trahison, mais ce que l’œuvre de l’écrivain français, en mettant souvent en valeur la nou- représentait, c’était simplement un esprit nouveau de velle (première page, photo…). On relie, bien sûr, la nou- valorisation humaine. velle de sa mort avec celle de son incarcération. Le vieux Romain Rolland resta en Suisse durant toute la militant pacifiste va devenir le héraut de la lutte armée guerre, travaillant pour la Croix Rouge et les milliers contre le nazisme, un martyr de la Résistance ! Mais la nou- de blessés qui étaient échangés à travers le territoire velle est incertaine et les communiqués sont contradictoires. suisse. Il était un solitaire. Il avait même l’habitude de La revue culturelle hebdomadaire Dom Casmurro du 23 oc- se glorifier de sa solitude ; il disait que, pour être grand, tobre a un peu plus de recul pour essayer de faire le point il était nécessaire de l’aimer. sur cette succession de désolantes nouvelles, mais ne remet 2. Le poète et essayiste brésilien Sergio Milliet (1898-1966), qui a vécu à Genève de 1912 à 1918, a été un proche de Charles Baudouin et de sa revue Le Carmel. Revenu dans son pays, il va rester un «passeur» entre le Brésil et la France. Études Romain Rolland - Cahiers de Brèves n° 47 - juillet 2021 45
pas clairement en cause le décès en titrant : « Romain cela sur une dépêche de l’agence française O. F. I. La Rolland est mort victime des sévices et des tortures nazis. » : radio-émettrice d’Alger avait annoncé dimanche que Romain Rolland avait été interné. Les dépêches arrivées ces dernières heures sont si New York, 20 – La radio allemande a déclaré que contradictoires qu’elles nous remplissent d’espoir. Mal- « l’agence de nouvelles de Vichy a démenti la nouvelle, heureusement nous en savons assez sur le système de en disant que le fameux écrivain était simplement ma- propagande nazi pour penser que […] les Allemands lade ». n’hésiteront pas à créer la confusion, pour chercher à freiner l’indignation du monde entier. Relevons ici les À partir d’octobre 1943, la nouvelle de la mort de dépêches qui sont arrivées. Romain Rolland devient la seule retenue au Brésil. L’image New York, 19 – Le D.N.B. annonce, dans une dé- du vieux lutteur antifasciste et son amplification dans pêche de Paris, la mort de l’écrivain Romain Rolland, l’image héroïque du martyr du nazisme sont plus fortes que à l’âge de 76 ans. Romain Rolland, écrivain, drama- tous les démentis. Les hommages ne cessent de pleuvoir. turge et historien, était détenteur du prix Nobel. Par exemple, l’écrivain Austrégésilo de Atayde3 (Diario de Son célèbre roman, Jean-Christophe, en 10 vo- Pernambuco (24 octobre), qui ne croit pas que l’écrivain lumes, a été interdit en 1941 par le gouvernement de français ait pu répudier son pacifisme : Vichy. Londres, 19 – Au sujet de la nouvelle de source al- On peut dire que Romain Rolland, par l’universa- lemande annonçant la mort de l’écrivain français lité de ses sentiments et ses préoccupations constantes Romain Rolland, un message de sources suisses a an- pour les problèmes humains, était de la race de Victor noncé hier que Romain Rolland avait été interné dans Hugo et Tolstoï. […] un camp de concentration. La disparition de Romain Rolland dans un camp de Zurich, 20 – On a des précisions sur la mort, an- concentration nazi pourrait être présentée comme un noncée hier, de Romain Rolland, le grand écrivain fran- témoignage de la déroute de l’esprit de paix dans le çais. Prix Nobel de littérature. Confirmant ce qu’a combat contre les instincts brutaux de l’homme. avancé hier une dépêche suisse, La Tribune de Genève Une dépêche a dit qu’avant de mourir il a abjuré affirme que Romain Rolland a bien été interné dans un les principes les plus élevés de son œuvre d’artiste, et camp de concentration nazi, en dépit de sa renommée laissé comme dernière leçon que la force doit se voir mondiale et de son âge avancé, plus de soixante-dix opposer une force plus grande : ce n’est pas une parole ans, deux choses qui ne l’ont pas fait respecter par les de paix. Je ne crois pas qu’à l’instant suprême Romain Allemands. Une information privée, fournie par le Rolland aurait proclamé l’inutilité de son long combat. même journal, révèle que le fameux écrivain était arrivé agonisant à Paris la semaine dernière, sortant d’un La revue Leitura, dans son numéro d’octobre, titre camp de concentration au nord de Paris, où il avait été « Romain Rolland, Citoyen du Monde » : envoyé par les nazis. A son arrivée, des amis et des mé- decins ont voulu envoyer Romain Rolland dans un hô- Les camps de concentration nazis viennent de voler pital, mais l’écrivain s’y est opposé formellement et, se au monde la grande voix de Romain Rolland. voyant sur le point de mourir, il a demandé à mourir Avec cet écrivain qui s’est placé délibérément à dans sa propre maison, ce qui lui a finalement été ac- l’avant-garde des mouvements populaires contre l’ex- cordé. Dans les derniers moments, en disant adieu à ses ploitation fasciste et a mis sa plume au service du proches qui l’entouraient, Romain Rolland a déclaré : peuple contre les dictateurs et les tyrans, disparaît l’hé- « Après tout ce que j’ai souffert cette année, la meilleure ritier le plus légitime des traditions de lutte des intel- chose qui puisse m’arriver est vraiment de mourir… Ja- lectuels français, si bien représentées dans la vaillance mais plus je ne pourrais écrire… Je ne désire qu’une avec laquelle Zola s’est lancé dans la campagne de ré- chose : revenir sur tout ce que j’ai écrit et vous conseil- habilitation de Dreyfus. ler ceci : employer la force contre la force. » Romain Rolland fut un des plus grands exemples Londres, 20 – L’agence officielle allemande dans le monde de la dignité de l’intelligence. Il a écrit D. N. B., après avoir reproduit la nouvelle d’un journal quelques-unes des plus belles pages de la langue fran- français annonçant la mort de Romain Rolland, a dif- çaise, quelques-unes des pages les plus palpitantes fusé une autre nouvelle niant ce fait, se basant pour d’humanité jamais écrites dans toutes les langues, dans 3. Austregésilo de Athayde (1898-1993) présidera l’Académie des Lettres brésilienne et participera à la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, à Paris en 1948. 46 Études Romain Rolland - Cahiers de Brèves n° 47 - juillet 2021
tous les pays. Son Jean-Christophe, publié au début de Voilà ce qui me pousse à traiter de la courageuse ce siècle, était une ouverture vers l’humanité au-delà attaque posthume lancée par M. Carpeaux contre des frontières de la France. Plus jamais il ne devait Romain Rolland dans le dernier numéro de la Revista abandonner la ligne de conduite ébauchée dans ce cé- do Brasil. Avec son attitude de maître des lettres euro- lèbre roman-fleuve. péennes, […] il a décidé de nous enseigner ce qu’il faut penser de la vie et de l’œuvre de Romain Rolland. Et il Pourtant, parmi ces hommages quasi unanimes, un ar- le fait en quelques lignes féroces, chargées d’une haine ticle va détonner. Otto Maria Carpeaux, un critique d’ori- mal contenue qui n’épargne rien, ne concède rien. Si ce gine autrichienne, récemment immigré au Brésil, mais qui n’était le fait que l’offensé soit Romain Rolland, il y au- commence à être connu dans les cercles littéraires du pays, rait peu à redire. Dans sa vie, le maître de Villeneuve a publie dans la Revista do Brasil de décembre un court article reçu des insultes plus froides et plus sérieuses, venues intitulé sobrement La mort de Romain Rolland.4 Mais, au de plus haut. Mort, il lui importe peu que, de l’autre lieu de l’éloge funèbre attendu, il se livre à un démolissage côté de l’Atlantique, sa noble figure sans vie reçoive la en règle de l’écrivain français5 : « Ce qui m’irrite, c’est cet sourde violence de M. Carpeaux. Quel mal peut lui faire hommage littéraire pour des raisons extra-littéraires. » qu’un écrivain, gorgé de citations et empoisonné par la Selon lui, les critiques ont encensé l’écrivain français pour poussière des bibliothèques au point de perdre le sens sa stature morale, laissant de côté son œuvre purement lit- de la plus élémentaire éthique humaine, ait le mauvais téraire, jugée médiocre. Cela dit, il critique autant son idéo- goût de baver sur son tombeau quelques lieux com- logie que la valeur littéraire de l’œuvre : « La critique muns, condensant tout ce qu’ont dit les adversaires de française s’obstine à nier la valeur de Jean-Christophe. En Romain Rolland ? […] vérité, Romain Rolland était un écrivain médiocre, un Que dit, en somme, l’intrépide adversaire du grand homme d’idéologie vague, mélange naïf de socialisme et de mort ? Que les hommages rendus à Romain Rolland pacifisme, de jacobinisme et de féminisme, de cosmopoli- s’adressent plus à l’attitude politique de l’écrivain qu’à tisme et d’utopisme. Il était – horribile dictu ! – un « petit l’écrivain proprement dit. […] bourgeois ». […] Il n’est pas mort. Tant d’autres vivent et Il n’est pas vrai que la critique française nie la va- prolongent sa mystification littéraire et son ambiguïté idéo- leur de Jean-Christophe. M. Carpeaux a sûrement lu logique. Enfin, il n’apparait pas que Rolland ait été paci- cela chez Thibaudet, mais celui-ci même fait des ré- fiste. […] Mort, il ne nous laisse toujours pas en paix. » serves : « On est devenu assez injuste en France pour Jean-Christophe. » Il n’est pas vrai non plus que les Cet article soulève un tollé dans la classe intellectuelle hommages rendus à Rolland l’auraient été pour des rai- brésilienne. Comment est-ce possible ? En guise d’éloge fu- sons extra-littéraires. La distinction faite par l’ennemi nèbre, la seconde exécution d’un véritable héros ! Les ré- posthume de Romain Rolland est due ici à un confusion- ponses ne se font pas attendre pour défendre la nisme petit-bourgeois, dont il accuse l’autre, mais dont mémoire « posthume » du martyr outragé : Guilherme Fi- il pourrait être lui-même le sujet. On peut admettre guereido répond à Carpeaux qui « a dénoncé […] « la naï- l’idée que « l’importance du nom de Rolland comme in- veté romainrollandienne », de ce brillant et immense tellectuel jette de l’ombre sur son importance comme Romain Rolland, ce naïf qui est mort dans un camp de romancier » (Thibaudet) ; mais le fait est que la dé- concentration nazi » (Diario de Noticias, 16 janvier 1944). fiance de ses adversaires provient moins du rejet de son La revue Leitura publie une Défense de Romain Rolland. œuvre littéraire que d’une haine très dirigée vers son Davantage de respect pour Romain Rolland titre le roman- attitude d’apôtre de la liberté. Et Romain Rolland est cier Jurandir Dalcidio dans la revue Diretrizes (17 février), arrivé à cette attitude à la suite d’une évolution, d’un qui publie deux semaines plus tard la protestation d’un col- accroissement de sa conscience d’artiste. Avant de ré- lectif d’écrivains : En réparation à la mémoire de Romain diger et de signer des manifestes, il a construit son Rolland. œuvre : les manifestes sont sortis des entrailles de cette œuvre – ils étaient aussi de la littérature, de la meilleure Un long article paru dans le Diario Carioca du 13 fé- littérature faite action. Une littérature que naturelle- vrier6 est la réponse la plus élaborée : ment un Carpeaux refuse et ne comprend pas. 4. Sur cette affaire, voir l’article d’Andreas Pfersmann, Otto Maria Carpeaux, Romain Rolland et le modèle français. Une controverse poli- tico-littéraire dans le Brésil des années 1940. https://periodicos.sbu.unicamp.br/ojs/index.php/remate/article/view/8635843/3552 5. Je n’ai malheureusement pas trouvé la totalité de cet article de Carpeaux. Quelques citations faites par ses adversaires suffisent à en définir le fond et le ton. 6. L’ennemi posthume de Romain Rolland par l’écrivain et journaliste Moacir Werneck de Castro. 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Quant au pacifisme de Romain Rolland, il ne vaut Ce que Romain Rolland a apporté à la musicologie même pas la peine d’entrer ici dans de plus amples de son temps, c’est une conscience, non tant du musi- éclaircissements. C’est une chose par trop connue. Je cien au sens strict, mais de l’artiste. vois une parfaite unité entre l’homme de Clérambault Cela, je ne le dis pas seulement parce qu’il était par et celui qui, avec son verbe de feu, avertissait les peu- lui-même un artiste, un écrivain. Il est évident que je re- ples contre les périls de la guerre qu’Hitler allait dé- jette cette énormité qui apparaît çà et là en France, chaîner. Je vois aussi une indissoluble association entre celle qui dit qu’il ne savait pas écrire, littérairement l’auteur de Jean-Christophe et l’éternel « redresseur de parlant. Il n’est pas un esthète du bien écrire, sans torts » qui protestait contre les injustices, les tortures aucun doute, mais il savait dire ce qu’il pensait, et pas infligées aux prisonniers politiques des fascismes, les seulement avec profondeur, comme il savait nous faire attentats à la liberté de pensée dans le monde entier. comprendre avec intensité ce qu’il voulait dire. Que les C’est le même homme, littérature et action, rêve et vie. singes me mordent [sic] si ce n’est pas cela, être écri- Il est le fantôme des oppresseurs et des fascistes, qui, vain ! Mais ce n’est pas là que réside le grand écrivain encore aujourd’hui, vient hanter les nuits de ses enne- qu’il fut. Il a aussi, d’une manière plus complexe et ver- mis. « Mort, il ne nous laisse toujours pas en paix ». ticale, fait que ce soit un style. […] D’un Romain Bien, M. Carpeaux, vraiment très bien. Il ne nous laisse Rolland, jamais on ne dira, comme on le dit beaucoup pas en paix. Dans beaucoup d’oreilles résonne encore de Mallarmé, par exemple […] qu’il « était un style à l’écho de sa voix puissante qui tonne, tonne toujours. la recherche d’un sujet ». En ce sens Romain Rolland Prisons d’Hitler et Mussolini, massacres de février en- sera l’artiste le plus intègre de notre époque. Romain sanglantant l’Autriche7, barbaries coloniales en Indo- Rolland nait de ses sujets. Il sait qu’il n’existe pas de chine, il tonnait quel que soit le responsable, le petit style sans personnalité et pas de personnalité sans ses Dollfuss ou un quelconque tyranneau d’Amérique Cen- propres sujets. C’est en cela qu’il a réalisé son grand trale. Il était un citoyen du monde et un grand Français. style et gagné l’éternité. Pour notre honte, les pages de la revue de la plus haute tradition culturelle de notre pays gardent, à propos de Dans un « billet de Rio », un journaliste de la capitale sa mort, seulement une tache de boue. résume l’affaire de manière plaisante pour les lecteurs de São Paulo, En défense de Romain Rolland. Aventures et mé- Cette réponse énergique est saluée par le grand écri- saventures de «Monsieur» Otto (Correio Paulistano, 30 vain Oswaldo de Andrade8, un des leaders du courant mo- mars) : derniste brésilien, dans un article intitulé « La grande leçon » (Correio da Manhã, 20 février 1944) : Un certain M. Otto Maria Carpeaux, Autrichien de naissance et ex-collaborateur du chancelier Dollfuss, Une voix courageuse s’est élevée pour défendre la est apparu il y a quelques années dans notre capitale. mémoire insultée d’un juste et d’un saint. Aujourd’hui, Homme de lettres, ledit monsieur a pris d’assaut nos même pour cela, il faut avoir du courage. Et celui qui milieux intellectuels, faisant de la Librairie José Olym- l’a eu, c’est M. Moacir Werneck de Castro, qui a re- pio9 son quartier général. Comme il s’agissait d’un poussé une grossière remarque faite sur un mort de la étranger, quoique nous n’ayons jamais entendu parler veille. Ce mort représentait des millions de consciences d’une œuvre quelconque de lui, M. Maria Carpeaux se libres ensevelies dans le gigantesque camp de concen- vit bientôt entouré d‘une légion d’ « adorateurs », prêts tration dans lequel Hitler a transformé l’Allemagne. à endosser ses opinions, ses écrits et ses médisances. Son nom était Romain Rolland. Dans cette galerie d’ « adorateurs » figuraient malheu- reusement des gens de valeur […]. Son presque homonyme Mario de Andrade, qui est aussi Se sentant maître de la situation, M. Maria s’enga- musicologue, se promet de traiter seulement cet aspect de gea dans les sentiers tortueux de la polémique, il se mit l’œuvre du maître français, sans vouloir entrer dans la que- à maltraiter les écrivains rivaux qui avaient trouvé re- relle, mais il ne peut s’empêcher de répondre (implicite- fuge au Brésil pour fuir les horreurs de la guerre. Il ment) à Carpeaux en ce qui concerne l’aspect purement s’attaqua avec fureur à Georges Bernanos, le traitant littéraire de l’œuvre (« Romain Rolland musicien », Correio de communiste, d’élément corrosif, dangereux. Aucune da Manhã, 23 avril 1944) : voix ne s’éleva pour défendre le grand écrivain fran- 7. On ne manque pas de rappeler que le chancelier Dollfuss, que Carpeaux soutenait, a réprimé dans le sang une insurrection populaire en février 1934 et interdit le parti socialiste. 8. Oswaldo de Andrade (1890-1954) a été dans les années 20-30 un des chefs de file du courant moderniste, qui groupe aussi bien des écrivains que des peintres. 9. Une maison d’édition fondée en 1931, toujours existante, haut lieu de la vie culturelle de Rio de Janeiro. 48 Études Romain Rolland - Cahiers de Brèves n° 47 - juillet 2021
çais. Pour la bonne raison que personne ne désirait en- sous les yeux, tandis que j’écris ces lignes, les pages ré- courir les colères de M. Maria, dont la plume est plus centes qui ont révolté tant d’amis de la France au Brésil » acérée que la hache de pierre du féroce Brucutu10… répond-il à Carpeaux (Les disciplines de l’Esprit, O Jornal, M. Maria voulait de la polémique. […] Don Qui- 12 février) ; celui-ci réplique dès le lendemain (Discipline chotte du XXe siècle, il a fait de sa plume une lance et d’esprit, le 13). Et c’est le début de la grande polémique… du Diario de Noticias sa Rossinante de combat. Les titres mêmes des articles laissent paraître la virulence M. Maria était prêt à tout quand mourut Romain de la querelle : Discussion et Terrorisme (Carpeaux, O Jor- Rolland. Voilà l’occasion ! Rolland était très bien vu au nal, 16 avril), Le complexe du baril de poudre. M. Otto Brésil. L’illustre écrivain autrichien déchaîna sa colère Maria Carpeaux génie balkanique (Carlos Lacerda, Diario contre le malheureux. Il cracha son venin. […] Carioca, 23 avril), De la Confusion au Terrorisme littéraire Cette fois les écrivains brésiliens se réveillèrent et (Genolino Amado, Gazeta de Noticias, 30 avril)... Le pauvre relevèrent le gant jeté par M. Maria, disposés à lui don- Carpeaux se trouve attaqué d’une façon parfois violente. La ner une bonne correction… Les voix les plus autorisées politique s’en mêle, quand ce n’est pas la xénophobie (« M. du monde culturel brésilien s’élevèrent pour défendre Carpeaux est un intellectuel balkanique, essentiellement Romain Rolland, incapable, pour des raisons de force balkanique, irrémédiablement balkanique » martèle Carlos majeure, de répondre aux calomnies lancées contre lui. Lacerda, en dépit de la réalité géographique), et même par- Et M. Maria fut jeté dans la rue de l’amertume avec ses fois l’antisémitisme. On soupçonne l’ancien partisan du haines et ses jalousies. […] chancelier Dollfuss d’être fasciste. En appuyant Dollfuss, n’a-t-il pas approuvé implicitement la féroce répression des Mais qui est donc au juste ce Carpeaux qui soulève de forces de gauche à Vienne en 1934 ? Il faut dire que ce Car- telles vagues? Autrichien d’origine juive, Otto Karpfen peaux n’a pas une ligne idéologique bien claire : né juif en (1900-1978), devenu Otto Maria Karpfen après sa conver- Autriche mais converti à un catholicisme conservateur, an- sion au catholicisme, a été dans son pays un écrivain d’idéo- tihitlérien mais partisan du fasciste Dollfuss, un moment logie conservatrice, proche du chancelier Dollfuss. Il a dû proche des communistes brésiliens mais accusé par eux de émigrer après l’Anschluss et a trouvé refuge au Brésil en l’avoir été par intérêt… Il est difficile de s’y retrouver, il 1939 sans connaître encore un mot de portugais, mais suffit de voir l’évolution de son nom selon les opportunités comme il ne manque pas de talent ni d’entregent, il s’est pour s’en persuader12. Et c’est lui qui a critiqué «l’ambiguïté vite fait connaître par sa collaboration à la rubrique littéraire idéologique» de Romain Rolland ! Il revient à la charge de divers journaux. Ayant francisé son nom en Carpeaux, il dans son article Discussion et terrorisme : a obtenu rapidement la nationalité brésilienne et un poste de bibliothécaire. Devenu l’ami de quelques écrivains de Cette dernière émotion a grandi jusqu’au pa- renom, il impressionne par l’étendue de ses connaissances roxysme à propos de ma note sur Romain Rolland ; elle (il parle une douzaine de langues !) et de sa science litté- en est arrivée même à troubler la raison de quelques raire11 qui lui valent d’être admiré des jeunes écrivains. Cela esprits honnêtes, tandis que chez d’autres elle est mon- ne plait pas à tout le monde : on parle de lui comme d’un tée jusqu’à l’ignorance et la mauvaise foi. Ils ont oublié «hypnotiseur». Son intransigeance et sa plume acerbe ne que je me suis incliné devant l’attitude humaine, c’est- tardent pas à lui attirer des ennemis dans la classe intellec- à-dire antifasciste, de Rolland, et que je n’ai protesté tuelle. que contre l’idolâtrie : l’attitude la plus héroïque n’est Peu après sa nécrologie de Romain Rolland, Carpeaux pas susceptible de transformer des romans médiocres publie un court article, apparemment sans rapport direct, en chefs-d’œuvre (cette fois je suis d’accord avec la Traductions (O Jornal, 20 janvier 1944). Il y déplore que, multitude des critiques français) ; et le bruit de deux si on trouve beaucoup de livres français au Brésil, une cents manifestes ne m’empêchera pas de dire : Rolland grande partie des ouvrages littéraires des autres pays ne était l’honnête représentant d’une idéologie vague, ty- soient connus que par des traductions françaises. « La civi- piquement petite-bourgeoise ; et les fanatiques qui lisation française est admirable en France, mais elle devient crient « fasciste » à la moindre déviation de leur « ligne néfaste si on considère ses influences sur l’extérieur, […] générale » n’ont pas le droit d’exploiter sa mémoire en la plus fermée du monde, quasiment impénétrable aux lit- alléguant que le prix Nobel leur paraît une bonne pu- tératures étrangères. » C’en est trop ! Notre Georges Ber- blicité.. nanos, exilé lui aussi, vient au secours de la patrie : « J‘ai 10. Personnage de bandes dessinées créé aux USA dans les années 30. Il s’agit d’un homme préhistorique sauvage et brutal. 11. Après la guerre, il se consacrera surtout à la rédaction d’ouvrages portant sur la littérature brésilienne et mondiale. Carpeaux marquera de son empreinte l’histoire littéraire du Brésil jusqu’aux années 70, notamment par sa monumentale História da literatura ocidental. 12. Otto Karpfen, puis Otto Maria Karpfen, puis Otto Maria Carpeaux. Et même "Otto Maria Fidelis" dans sa période "conservateur catho- lique" en Autriche. Études Romain Rolland - Cahiers de Brèves n° 47 - juillet 2021 49
L’affaire Romain Rolland – « car c’est bien gager suffisamment. […] Ce qui leur est reproché, c’est une «affaire », et d’une importance qui peut bien dépasser un esthétisme qui se détourne des soucis de l’époque et une une simple querelle brésilienne », écrit Mario de Andrade – implication insuffisante dans les luttes collectives ». De son a pris une ampleur qui dépasse largement le cas de l’écrivain côté Moacir Werneck de Castro avait écrit : « L’intéressant français et devient « l’affaire Carpeaux ». Elle fait du bruit est que l’auteur de cette note vise au-delà de Rolland, tout dans les milieux intellectuels brésiliens pendant toute la pre- ce que ce nom représente. Et ce n’est pas un patrimoine qui mière moitié de l’année 1944. « On ne peut plus s’asseoir se dévoile au premier coup d’œil. Romain Rolland repré- dans un café, entrer dans une librairie, converser en groupe, sente une pensée élevée de l’humanité, le principe de la di- lire un journal – sans qu’il n’y soit question du nom d’Otto gnité humaine, au service duquel il a placé toute sa Maria Carpeaux » remarque l’écrivain Alvaro Lins. littérature ». En fait le sujet soulevé est particulièrement sensible dans la mentalité brésilienne. Les Brésiliens, dont la Toute cette querelle, qui a fait tant de bruit, soulevé tant conscience nationale est relativement récente, ont un pro- de problèmes, n’est survenue que parce qu’on avait annoncé blème identitaire, sur le plan culturel comme sur le plan po- par erreur la mort de Romain Rolland. Personne ne relève litique. La nation brésilienne en tant que telle a dû s’affirmer le fait que l’écrivain français, censé être mort en octobre en face de la nation portugaise. La littérature portugaise se 1943, est encore bien vivant et qu’il le restera jusqu’à fin situant en périphérie des littératures européennes, la littéra- 1944. Aucun article ne vient rétablir la vérité des faits… ture brésilienne se trouve donc à la périphérie de la périphé- jusqu’à sa véritable mort, annoncée dans les premiers jours rie ! Le Brésil, colonie portugaise pendant plus de trois de janvier 1945 et qui donnera lieu à une nouvelle série siècles, a accédé à l’indépendance en 1822 et est devenu une d’hommages. Le peintre Di Cavalcanti pourra écrire dans république en 1889 sous l’influence d’idées politiques nées le Correio Paulistano du 4 janvier 1945 : en France (droits des peuples, démocratie, républica- nisme…). Les influences culturelles françaises ont été pré- On annonce encore une fois la mort de Romain pondérantes tout au long du XIXème siècle et jusqu’au milieu Rolland, Mais cette fois la nouvelle paraît être véri- du XXème. La littérature, la philosophie, les arts plastiques, dique. Les autres, venant d’informations nazies, nous l’architecture, tout ce qui vient de France est accueilli favo- avait toujours paru suspectes, mais les gens qui se rablement. La France, Paris surtout, est le modèle culturel préoccupent de la vie de l’esprit, dans notre terrible des élites nationales. On n’en finirait pas d’énumérer tout monde aux si néfastes réalités, lui ont rendu hommage. ce qui a été inspiré par la France, des mouvements poétiques Maintenant qu’on confirme avec davantage de vraisem- (« hugolien », « parnassien » ou « symboliste ») au positi- blance la mort de ce grand homme, on va sûrement re- visme d’Auguste Comte (« ordre et progrès » sur le drapeau nouveler les manifestations d’affliction. national), de la mode vestimentaire parisienne à l’urbanisme haussmannien de Rio, de l’hygiénisme pasteurien au mou- Cette fois, le malheureux Carpeaux, bien malmené, se vement spiritiste d’Allan Kardec… Tous les grands peintres gardera bien d’écrire quoi que ce soit… et artistes plastiques brésiliens ont étudié dans des ateliers parisiens (Portinari, Di Cavalcanti, Tarsilo de Amaral…). Tous ces échos, tous ces débats autour de Romain Mais cette « gallophilie », qui tourne parfois à la « gallo- Rolland montrent que son nom était bien connu du public manie », provoque parfois des réactions d’opposition. Cette brésilien. Mais on peut être étonné d’apprendre que, si « gallophobie » est revendiquée par Carpeaux qui, germa- l’écrivain jouit d’une notoriété bien établie dans les milieux nophone d’origine, loin de rejeter absolument la culture intellectuels, ses textes sont loin d’être bien connus du grand française, milite contre son hégémonie de fait, pour l’ou- public brésilien. Si Romain Rolland est souvent désigné, là verture des Brésiliens vers d’autres cultures – attitude qui, comme ailleurs, comme « l’auteur de Jean-Christophe », en soi, est loin d’être répréhensible. Les promoteurs du l’ouvrage est loin encore d’avoir touché un grand nombre mouvement moderniste brésilien, Mario et Oswaldo de An- de lecteurs, même trente ans après sa parution en France. drade, ont bien saisi ce problème identitaire en fondant vers En 1941, un critique se plaint de cette méconnaissance 1930, le provocant « mouvement anthropophage » pour (Don Casmurro, 16 août) : pousser les artistes du pays, plutôt qu’à rejeter les cultures étrangères, à se les approprier par assimilation. Il est […] un auteur, déjà consacré par la plus On est loin du simple cas de Romain Rolland. A. Pfers- grande récompense qui existe, le prix Nobel, un auteur mann (op. cit. p.231) montre que « Carpeaux avait touché qui a mérité de la part de Stefan Zweig une étude mi- un point délicat de l’identité de l’écrivain et de l’éthique lit- nutieuse sur sa vie et son œuvre, et cependant cet auteur téraire. Certains indices donnent effectivement à penser continuait d’être presqu’entièrement inconnu de la qu’à travers lui il s’agissait de rappeler à l’ordre d’autres masse des lecteurs brésiliens, qui, ne pouvant lire l’œu- auteurs, non désignés, que l’on soupçonnait de ne pas s’en- vre dans le texte original, attendaient des traductions. 50 Études Romain Rolland - Cahiers de Brèves n° 47 - juillet 2021
Cet écrivain est Romain Rolland. tion originale. Les plus fortunés, dans ces élites intellec- tuelles, ont fait leurs études en France ou en Suisse. La lit- Et il annonce comme un événement la parution pro- térature et la pensée françaises sont largement diffusées dans chaine de Jean-Christophe, « cette œuvre magnifique de la les librairies des grandes villes – certaines d’origine fran- littérature française contemporaine, cette œuvre qui peut çaise, comme la librairie Garnier installée à Rio. Même les parfaitement être comparée aux Misérables de Victor ouvrages venus d’autres pays sont publiés souvent dans leur Hugo ». traduction française, ce que justement déplore Carpeaux… Il faudra deux ans pour achever cette édition13 Ainsi, les Les écrivains français sont donc présents dans la presse, et lecteurs brésiliens n’ont pu lire dans leur langue la totalité le public brésilien a largement entendu parler de « l’auteur de Jean-Christophe qu’à partir de 1943 – au moment précis de Jean-Christophe » avant de pouvoir le lire. où circule dans les journaux la fausse nouvelle de la mort de Romain Rolland avec la tapageuse querelle qui s’ensuit. La notoriété de Romain Rolland a crû considérablement La Gazeta de Noticias (21 mai 1944) souligne ce ca- au Brésil depuis le début du siècle jusqu’aux années 40. Si ractère récent des traductions de Romain Rolland : on signale sa nomination au Prix Nobel en 1915, son nom apparaît assez peu dans la presse ces années-là. Quelques Malgré ses mérites, sa renommée universelle, les articles annoncent la publication complète de Jean- lecteurs brésiliens n’ont pris contact avec son œuvre Christophe en France. Et les articles sont loin d’être tous traduite dans notre langue qu’il y a un peu plus d’une élogieux. Ainsi, dans un article, le seul que j’aie trouvé qui dizaine d’années. Et, pour être précis, avec un petit ou- soit consacré à Au-dessus de la mêlée (Jornal do Commer- vrage – malgré tout admirable, comme tout ce qu’il a cio, 7 février 1916) : produit d’une importance moindre au regard de son œuvre, Nicolaï et la Biologie de la Guerre14. Par la suite, Sans être la figure universelle qu’il imagine, M. on a lancé une petite biographie, sa Vie de Beethoven, Romain Rolland est loin d’être un inconnu. […] M. ensuite un roman, Histoire d’une conscience (Cleram- Romain Rolland est l’auteur de Jean-Christophe. Ils ne bault), avant que soit publié son livre majeur. sont pas nombreux ceux qui connaissent de vue, per- sonnellement, ce monsieur verbeux, mais il n’est pas un La première œuvre à être traduite serait donc un court spécialiste de littérature contemporaine qui ne le article déjà ancien. Sa Vie de Beethoven paraît en 1930, sui- connaisse de nom. […] Un individu, si bien doué soit- vie de son Haendel. Vient ensuite Clerambault, traduit en il, qui a besoin de dix volumes de fiction pour commen- 1939, salué par quelques articles dans la presse. On annonce cer à dire ce qu’il pense et ce qu’il sent, court le risque en août 1940 la parution d’un Rousseau de Romain qu’on ne s’intéresse pas à ce qu’il pense ou sent. Rolland15. Jean-Christophe, donc, n’est publié qu’en 1942- 1943, Colas Breugnon en 1944, comme La Vie de Michel- Au-dessus de la Mêlée passe presque inaperçu : le Brésil Ange ; enfin Pierre et Luce fin 1945. Ajoutons que la francophile reprend les jugements de la presse française biographie écrite par Stefan Zweig a été traduite en 1938, condamnant le « défaitiste » ; même trente ans après, Ro- ce qui a pu contribuer aussi à la notoriété de Romain berto Alvim Corrêa, tout en louant les sentiments élevés du Rolland au Brésil. Français, estime que son manifeste pacifiste n’aurait jamais En somme, vers 1940, le nom de Romain Rolland est dû être publié dans les circonstances de la guerre16. Ou bien bien connu au Brésil si l’on en juge par le nombre d’articles la pensée de Romain Rolland est défigurée et on ne retient qui lui sont consacrés dans la presse, mais pas encore ses que les positions qu’il a prises contre le bellicisme et l’im- textes qui commencent à peine à être diffusés en portugais périalisme allemands (« Lisez la lettre de Romain Rolland, dans le grand public. Qu’est-ce qui peut expliquer ce phé- publiée par les journaux brésiliens à l’occasion des actes nomène ? On a déjà parlé de la « gallophilie » des Brési- de vandalisme commis par les Allemands. Vous verrez com- liens. Si on parle abondamment des livres de Romain ment, en pleine guerre, un noble esprit français parle des Rolland dans les journaux, c’est parce que tous les écrivains « ennemis » in Jornal do Commercio des 26-27 décembre et critiques littéraires parlent français et l’ont lu dans l’édi- 1914). 13. Cinq volumes dans la traduction de Vidal de Oliveira. 14. Probablement l’article publié en 1920 dans Les Précurseurs sous le titre Un grand Européen : G. F. Nicolaï. Ce Georg Friedrich Nicolaï (1874-1964) est un physiologiste allemand, connu pour avoir publié en 1917 à Zurich le livre pacifiste Biologie de la Guerre, qui lui a valu l’amitié de Romain Rolland. Il a dû s’exiler en Amérique du Sud, en Argentine, puis au Chili, d’où peut-être l’intérêt que lui portent les Bré- siliens. 15. Sans doute Les pages immortelles de Jean-Jacques Rousseau, publié en France en 1938 aux éditions Corrêa (une maison d’édition fondée par le Brésilien Roberto Alvim Corrêa). 16. A Manhã, 28 octobre 1943. Roberto Alvim Corrêa (1901-1983), né à Bruxelles, étudiant à Genève, a vécu une partie de sa vie à Paris, où il a fondé les éditions Corrêa en 1928. Études Romain Rolland - Cahiers de Brèves n° 47 - juillet 2021 51
Ainsi, un journal peut écrire en 1920 que « Romain Peut-être même le plus significatif de tous pour comprendre Rolland n’est pas un auteur vraiment très connu chez nous. l’esprit de Romain Rolland »20. Le 14 juillet 1945, le public J’avoue, sans déguisement, entre nous, qu’on le connaît de Rio aura l’occasion d’assister à une représentation du Jeu seulement par des extraits ». En 1919, pourtant, un jeune de l’Amour et de la Mort, donnée par la Comédie Française poète, nommé Tasso de Silveira, a publié un petit essai sur en tournée internationale, « une des pièces les plus impor- Romain Rolland17 ; il s’est glorifié plus tard d’avoir été le tantes sur la période révolutionnaire ». Même la correspon- premier hors de France à publier une étude sur lui. Un jour- dance n’est pas oubliée et on salue le travail de Marie nal remarque même en 1920 que « Romain Rolland va exer- Rolland avec les Cahiers Romain Rolland : des articles sont cer sur notre jeunesse intellectuelle une influence qu’il publiés sur sa correspondance avec Louis Gillet, avec Ri- aurait été quasiment une folie d’imaginer il y a dix ans »18. chard Strauss21. Romain Rolland est souvent évoqué dans Le peintre Di Cavalcanti évoque cet engouement des jeunes ses rapports avec d’autres écrivains de renom : Stefan intellectuels de cette époque pour le Français (art. cit.) : Zweig, bien sûr, mais aussi Renan, Péguy, Gorki, Garcia Lorca ou Panaït Istrati22. J’étudiais le droit à Rio quand pour la première fois Le nom de Romain Rolland est jugé assez important j’ai vu son nom, cité comme celui d’un traitre à la pa- pour qu’en septembre 1936 la Revista Académica lui consa- trie. Le journaliste, pour le désigner comme tel, écha- cre un numéro spécial23. En novembre 1945, une conférence faudait des commentaires si confus que j’ai fini par être de Jean Guéhenno, « Romain Rolland, mon ami, mon maî- convaincu du contraire. En venant habiter à São Paulo tre », est annoncée à Rio. En décembre 1945, on parle de en 1917, j’y ai trouvé dans la vieille librairie Garreaux la récente fondation en France de l’Association des Amis les volumes complets de son roman Jean-Christophe, et de Romain Rolland, « à l’initiative de sa veuve et de sa fille je les ai lus avec passion. […] Je me souviens des Madeleine Rolland [sic] » ; deux ans plus tard, Marie grandes réunions que nous avions dans notre jeunesse, Rolland, dans une interview donnée à un journal brésilien ici à São Paulo, dans le cercle de littéraires et d’artistes (Diario Carioca, 5 juin 1948), avouera que cette association attachés à l’œuvre de ce grand penseur. Comme nous ne comptait à cette date qu’un adhérent brésilien, le peintre aimions Jean-Christophe ! Candido Portinari, et elle appelle de ses vœux la formation d’un noyau brésilien, sous la direction, pourquoi pas, du fi- Et en effet sa présence dans les journaux et revues ne dèle Vidal de Oliveira, le traducteur de Jean-Christophe. cesse d’augmenter dans les années 20, pour devenir vrai- Certes, Romain Rolland n’a pas manqué de soutiens au ment importante dans les années 30. On le trouve alors sou- Brésil. Il suffit de voir le nombre de ceux qui ont pris sa dé- vent dans les pages politiques : son pacifisme et sa fense contre les attaques de Carpeaux et la vigueur de leurs proximité avec Gandhi, la critique du colonialisme, la mon- protestations pour se persuader des passions qu’il y a susci- tée des fascismes. Son nom est souvent associé avec celui tées. Et il vaut la peine de remarquer que ce sont souvent de Barbusse, notamment à la création du Front mondial de de très jeunes écrivains ou artistes qui sont ses plus fervents la Jeunesse contre la Guerre et le Fascisme en 1935 à Paris19. admirateurs. On a déjà souligné l’engouement de la jeunesse Mais on ne parle pas de lui seulement dans les pages brésilienne pour lui dès le début des années 20. Le critique politiques ou pour Jean-Christophe. On a traduit – et même d’art Mário Pedrosa (1900-1981) déclare avoir été un des parfois avant ce dernier – d’autres romans, Clerambault, premiers « rollandistes » du Brésil (Tribuna da Impresa, 9 Colas Breugnon ou Pierre et Luce. Tous les aspects de l’ac- décembre 1955). Le poète Tasso da Silveira n’a que 22 ans tivité de l’écrivain français sont abordés. Il apparaît très sou- lorsqu’il écrit en 1917 son essai sur l’écrivain français. vent dans la rubrique musicale (les ouvrages musicaux ont L’émotif professeur Antônio Candido, qui interrompt son été traduits avant les romans). Il arrive même qu’on évoque cours de faculté en apprenant la (fausse) nouvelle de sa son théâtre (drames et ouvrages théoriques), « un des as- « mort », est alors âgé de 25 ans… Un personnage ardent pects oubliés, mais non moins significatifs de son œuvre. comme Jean-Christophe (« Comme nous aimions Jean- 17. Tasso da Silveira, Romain Rolland, éditions de la revue America Latina, 1919. Cet essai « eut une certaine répercussion chez nous et quelques échos à l’étranger » selon son auteur (Le créateur de Jean-Christophe, in A Manhã, 8 mars 1945). 18. Romain Rolland et la jeunesse intellectuelle brésilienne, in O Jornal, 5 février 1920. 19. Le jeune Moacir Werneck de Castro, qui écrira dix ans plus tard l’article le plus incisif pour la défense du Français outragé, a participé à cette manifestation. Emiliano Di Cavalcanti fera partie du Comité brésilien de cette organisation. 20. Selon le critique d’art Rubem Navarra (RR et le Théâtre du Peuple et Encore RR et le théâtre, in Leitura, mai et juin 1945). Egalement, Le Théâtre de Romain Rolland, par Clotilde Luisi, in Dom Casmurro, 3 août 1940 21. Correspondances d’écrivains, de Jean-Louis Bruch (Correio da Manhã, 2 octobre 1949). Richard Strauss et Romain Rolland. Corres- pondance, (Tribuna da Impresa, 9-10 février 1952). 22. Renan (Romain Rolland et Renan, par Charles Oulmont, Dom Casmurro, 7 juillet 1945). Péguy (Encore Péguy, par Sergio Milliet, Diario de Noticias, 30 juillet 1944 ; Charles Péguy, dernière méditation de Romain Rolland, par Paul Arbousse-Bastide, Dom Casmurro, 16 juillet 1946 ; Péguy et Romain Rolland, par J.-L. Bruch, O Jornal , 11 décembre 1955). Gorki (Mon ami Romain Rolland, par Maxime Gorki, Leitura de février 1944). Garcia Lorca (Leitura, février 1944). Panaït Istrati (La vie tragique de Panaït Istrati, le Gorki des Balkans, par Adolfo Schweitzer, Dom Casmurro, 28 octobre 1940. 23. Numéro que, malheureusement, je n’ai pas pu trouver. 52 Études Romain Rolland - Cahiers de Brèves n° 47 - juillet 2021
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