Un mois de mai mémorable en Amérique du Nord - C omme chaque année, je passe - 7.inra.fr
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Magicada septemdecim adulte : l’accomplissement de 17 années de vie souterraine - Cliché P. Jolivet Par Pierre Jolivet . Un mois de mai mémorable en Amérique du Nord C omme chaque année, je passe quelques mois aux États-Unis dans le milieu des entomologistes. moustiques, les fourmis, les fléaux agricoles et autres, les unités de lutte biologique, de nombreux en- Avec le Department of Entomology tomologistes retraités (qui y ont and Nematology de l’université de aussi leur association) qui vien- Floride, un bâtiment qui évoque un nent, comme les Français à Nice, se “micro-Pentagone”, le Florida State réchauffer au soleil à la fin de leur Museum of Arthropods, le McGuire vie, mais sont toujours actifs, etc., Center for Lepidoptera and Gainsville doit avoir pas loin de 100 Environmental Research, le Museum spécialistes travaillant sur les in- of Natural History, le Department of sectes. Les laboratoires sont équi- Plant Industry, l’American Institute pés des tous derniers perfectionne- of Entomology ou encore l’USDA1 ments de la technique, comme le avec ses unités spécialisées sur les scanning microscope et la toute ré- Une rencontre qui ne s’oublie pas cente syncroscopie. Les biblio- 1 United States Department of Agriculture Cliché P. Jolivet thèques entomologiques sont très Insectes 3 n°135 - 2004 (4)
humains restent leur principaux prédateurs. Cette apparition de cigales, totale- ment inoffensives, ne ressemble que de loin aux plaies d’Égypte ou aux Oiseaux d’Hitchcock, alors que les journaux, à plaisir, ont exa- géré leur potentiel de nuisance. C’est la couvée de 1987 qui est sor- tie de terre pour environ un mois, permettant à ces insectes de voir enfin le soleil sous leur forme adulte. Les mâles ont bien émis progressivement leur chant assez peu harmonieux, qui a cependant tenté quelques compositeurs à l’af- Deux adultes de Magicicada s’accouplant fût de nouveautés. Cliché J. H. Ghent, USDA Forest service à www.insectimages.org “Heureuses les cigales, car leurs complètes et la plupart des revues ment, occupées qu’elles étaient à femmes sont muettes !”, écrivait, il y francophones et européennes y étirer et à sécher leurs ailes à la a peu d’années, un Indien, des sont reçues. Comme à Washington, sortie de l’exuvie larvaire. Les Indes Orientales, un peu macho, les collections y sont entièrement larves âgées et les éclopées étaient en tête de l’un de ses livres. Oui, informatisées. Les organisations in- encore nombreuses alentour, sur seuls les mâles chantent, ou cris- ternationales, comme la FAO2 ou le sol, sur les troncs et au pied des sent si l’on peut dire. Ils peuvent, à l’OMS3, ont très souvent fait appel arbres. On dit que certains mam- l’unisson, produire des sons aussi aux compétences locales, tant en mifères, oiseaux, batraciens et rep- forts qu’une rame de métro en- entomologie qu’en nématologie. tiles s’en nourrissent. En réalité, trant dans une station, qu’un en- Plusieurs revues entomologiques ils en sont bien vite dégoûtés, vu le fant hurlant ou qu’un marteau pi- de haut niveau y sont publiées, nombre. Des restaurants de queur. À 90 décibels, leur “chant” comme Insecta Mundi, Florida Washington, pour faire original, rivalise avec une tondeuse à ga- Entomologist, Tropical Lepidoptera, ont offert des fricassées de cigales zon. Ceci n’est pas du tout exagéré Holarctic Lepidoptera, etc. Plusieurs et ont publié des menus affrio- et on a cité des terrains de golf où éditeurs locaux, dont encore récem- lants où figuraient ces pauvres c’était réellement, cette année, as- ment Ross Arnett, l’université de Homoptères. Finalement, les sourdissant. Les joueurs ne s’en- Floride, l’American Institute of Entomology et le Florida Museum ont publié et publient des articles et de nombreux livres entomolo- giques dans diverses collections. ■ Dix-sept ans de patience… Ce fut une année faste pour moi aux États-Unis. Je suis passé par le Canada et, à Washington, par la Smithsonian. J’ai pu voir à Fairfax, Virginia, en compagnie de mon ancien élève, Bing Yi, l’éclosion de millions de Magicicada septemde- cim L. (Homoptères Cicadidés), après dix-sept années de vie sou- terraine sur les racines. Elles sor- taient en ce début de mai en quan- tités prodigieuses, mais ne chantaient pas encore, ou timide- Adulte non mélanisé, accroché à son exuvie 2 Organisation mondiale pour l’agriculture et larvaire, juste après l’émergence l’alimentation Les densités d’insectes sont parfois impres- Cliché B. Rabaglia, Maryland department of 3 Organisation mondiale pour la santé sionnantes - Cliché P. Jolivet agriculture à www.insectimages.org Insectes 4 n°135 - 2004 (4)
tendaient pas compter leurs de 13 années. On a tenté d’expliquer points. Ces cigales sont présentes ces curieux cycles comme un dans le district de Colombia à moyen d’autodéfense contre les Washington, et dans 15 États de prédateurs. Choisissant ainsi des l’Est des États-Unis. Si ce chant nombres premiers, ces insectes ne n’est pas réellement un chant risqueraient pas, comme nos han- d’amour, c’est au moins un chant netons, de rencontrer plus d’un de reproduction, écrivait un jour- prédateur ayant un cycle de repro- naliste. Les femelles ne sont pas duction pluriannuel. Et les larves vraiment totalement muettes. âgées sortent de terre seulement Bien chauffées au soleil, elles ré- quand la température du sol atteint pondent avec un cliquètement des 17°C. Durant ces 17 années (pour ailes. C’est, paraît-il, une invite et M. septemdecim), il y a eu les mâles réagissent à ce cliquetis 5 mues dans le sol, près des racines. de castagnettes qui veut dire “OK”. Ces adultes vont survivre 2 à 4 se- Des scènes étranges et pittoresques Comme je le disais, ces insectes maines seulement au grand air. La Cliché B. Rabaglia, Maryland department of sont inoffensifs et c’est tout juste ponte a lieu dans une incision dans agriculture à www.insectimages.org si leurs pontes multiples dans les les branches ; l’œuf éclot sur la jeunes branches peuvent en en- branche, la larve tombe au sol et dommager quelques-unes. Des s’enfouit aussitôt. Une femelle dé- journalistes sensibles ont protesté pose 400 œufs en moyenne. à Washington contre les enfants On dit qu’en 1900, dans son pays qui leur arrachent les ailes, les jet- sérignanais, Jean-Henri Fabre a tent sous les voitures et leur font tiré deux coups de canon pour voir subir mille maux. Cet âge est sans si les cigales de son pays se tai- pitié, disait La Fontaine ; Sénèque saient. En vain, elles ont continué à racontait que la cruauté future de chanter. Comme Messiaen a imité Néron était visible quand il arra- le chant des oiseaux dans ses opé- chait, enfant, les ailes des ras, certains musiciens américains mouches, encore vivantes. Ces se sont essayés à imiter les cigales, journalistes proposaient la dénon- sans en trop retrouver l’harmonie, Groupe de larves âgées à l’assaut d’une ciation d’un “cicada abuse”. Ces si harmonie il y a. Heureuses les feuille - Cliché P. Jolivet créatures ont attendu 17 ans pour cigales ! Probablement, car cette sortir de terre. Ne peut-on pas les sortie au soleil après 17 années ■ Amours d’un autre temps laisser prendre le soleil en paix ? d’emprisonnement semble être En mai, fais ce qu’il te plait ! Je crois Une autre cigale américaine, pour elles le comble des félicités, le bien que j’ai suivi le proverbe. Mai Magicicada tredecim, a, elle, un cycle paradis enfin trouvé. est peut-être aux États-Unis, tous les 17 ans, le mois des cigales, mais c’est aussi le mois des amours des Limules, ces étranges et archaïques arthropodes au sang bleu (la fa- Wisconsin meuse hémocyanine où le cuivre Minnesota New york Michigan remplace le fer), descendantes di- Détroit Iowa Chicago Pennsylvanie New york rectes des trilobites du Paléozoïque. New Jersey Nebraska Illinois Indiana Ohio Elles en ont gardé les larves. Elles Virg.Washington Occ. Virginie viennent directement de la jonction Kansas Missouri Kentucky Caroline Ordovicien-Silurien, il y a plus de Tennessee du Nord 450 millions d’années. Les indivi- Oklahoma Arkansas Caroline du Sud dus de Limulus polyphemus L. (Mérostomes) se pressent sur les Missis. Alabama Georgie plages de Floride, dans le golfe du Louisiane Mexique, au printemps et les fe- melles, entourées de leurs préten- Floride dants, pondent sur les plages de sable fin et sont fécondées par les mâles agressifs qui se combattent L’invasion 2004 des Magicigales, d’après le Washington post entre eux. Il y en a partout, mais Insectes 5 n°135 - 2004 (4)
ceux des limules, de protéines. J’ai toujours douté de ces yeux miné- raux, décrits par les spécialistes. Certes leurs organes visuels étaient fort compliqués, souvent une double vision dans et au des- sus de l’eau ou dans la vase. D’autres étaient pratiquement aveugles. Ces plages du Silurien, ou même du Cambrien, étaient encore vierges de végétation, les amphibiens y sont plus tard appa- Femelle de Limule (Limulus polyphemus) en Le mois de mai est aussi celui de l’accouple- rus, sur un matelas de cyanobacté- train de pondre dans le sable - Cliché P. Jolivet ment des Limules en Floride - Cliché P. Jolivet ries, les stromatolithes, et progres- sivement des proto-plantes vertes, leur nombre régresse certaine- monde nous fait penser, bien avant les Psilophytales, y ont poussé ment, car elles sont chassées pour les limules, à une période du tout leurs maigres tiges, puis, plus servir d’appât ou pour fournir leur début de la vie. Presque aux tard, les mousses, les lycopodes, sang aux propriétés antibacté- schistes de Burgess. les prêles. Les poissons alors do- riennes puissantes. Il y a partout Et, voila, en regardant les cigales minaient, les algues prospéraient, des limules, le long de la côte atlan- de dix-sept années, au printemps, les Amphibiens n’étaient qu’à tique des États-Unis, vestiges de en Virginie, que d’autres rever- leurs débuts et les trilobites y pon- l’antique Téthys du Triasique. Un ront, je pense, en 2021, j’ai eu la daient aussi sur des rivages quasi- autre genre et plusieurs espèces chance d’assister a un phénomène déserts et probablement s’agi- existent aussi en Indonésie et en extraordinaire, mais en regardant taient frénétiquement comme des Thaïlande-Vietnam-Japon, à l’autre les limules, sur les plages du golfe limules en rut. Les ancêtres des bout de la Téthys. En Thaïlande, on du Mexique, j’ai eu le sentiment de araignées apparurent, les trigono- chasse les femelles pour manger remonter le temps, dans le loin- tarbides, puis les scorpions ter- leurs œufs, au goût de caviar. Un tain passé des trilobites, au restres et beaucoup plus tard les massacre inutile, pour quelques Paléozoïque. J’ai pensé que, peut- premiers insectes. grammes de nourriture, digne des être, ces trilobites avaient aussi du Romains quand ils tuaient des mil- sang bleu, à l’oxyde de cuivre, lors- ■ Mini-forêt pour papillons liers de flamants pour déguster qu’ils pondaient sur les bords de la tropicaux leurs langues. Les accouplements Téthys primitive. Après tout leurs En voyant voler des Monarques, des limules sont synchronisés et yeux, prétendument faits de cal- Danaus plexippus L. (Lépidoptères massifs. Des jeunes se mêlent sou- cite, étaient peut-être tout bonne- Danaidés), dans les serres du vent au groupe sans qu’on en com- ment épigénisés et faits, comme McGuire Center for Lepidoptera, à prenne bien la raison. Les oiseaux sur le rivage guettent les pontes pour en déterrer le plus possible. Et pourtant l’espèce survit depuis l’aube de la vie. Un livre, aux États-Unis, vient de leur être consacré 4. Les trilobites ont disparu, les limules ont sur- vécu. Il est vrai que la découverte toute récente d’un graptolithe vi- vant, un Notochordé, Cephalodiscus graptolitoides, dans les fosses de la Nouvelle-Calédonie, vers la chaîne de Norfolk, montre que tout peut encore arriver. Cette découverte qui passa totalement inaperçue du 4 Carl N. Shuster, Robert Barlow et Jane Brockmam, 2003. The American Horseshoe Crab. Harvard University Press, Cambridge, Le Monarque, Danaus plexippus USA. 439 p. Cliché J.E. Dacey, University of Rhode Island à www.insectimages.org Insectes 6 n°135 - 2004 (4)
La Reine (Queen butterfly), Danaus gilippus dans la volière tropicale du McGuire center for lepidoptera Cliché J. Cage avec l’aimable autorisation du Florida Museum of Natural History Gainesville, j’ai pu admirer cette magnifique réalisation qui per- mettra aux papillons exotiques et même aux libellules de voler dans des conditions naturelles de forêt tropicale. Il y a une rivière et une La volière tropicale du McGuire center for lepidoptera chute d’eau et toutes les plantes Cliché J. Cage avec l’aimable autorisation du Florida Museum of Natural History susceptibles de nourrir les che- nilles et les adultes sont présentes. Ornithoptera de survivre, avec cheurs et une attraction de plus Il faudra y introduire des mous- leurs chenilles, sur leur plantes pour les touristes en mal de dé- tiques pour nourrir les Odonates, originelles. C’est la troisième serre couvertes. Cependant, les pauvres si leurs larves acceptent de se re- à papillons de Floride en cours papillons de Danaus tentent des produire dans une eau légèrement d’achèvement, après celle, an- migrations avortées contre le javellisée. Le climat local permet- cienne, de Fort Lauderdale et celle, grillage, tant est forte l'influence tra, avec un chauffage du sol mo- récente, de Key West. Un magni- de leurs gènes. Accepteront-ils de déré en hiver, aux Morpho et aux fique outil de travail pour les cher- survivre en vase clos ? r L’ auteur Pierre Jolivet est spécialiste des Chrysomélidés, une vaste famille (40 000 espèces) de Coléoptères comportant de nombreux ravageurs des plantes cultivées dont l’étude l’a conduit, à travers le monde, sur tous les terrains de la recherche entomologique. Il a notamment édité une série d’ouvrages sur leur biologie, dont le plus récent, New deve- lopments in the biology of Chrysomelidae rassemble les contributions sur la phylogénie, la classification, la paléontologie, la parasitologie, la bio- géographie, les systèmes de défense, la biologie des populations, la gé- nétique, la lutte biologique et bien d’autres sujets. Un traité indispen- sable qui résume l’état actuel des connaissances sur ces insectes. Contact Pierre Jolivet : timarcha@club-internet.fr www.timarcha.com Éd. par P. Jolivet, J.A. Santiago-Blay et M. Schmitt, 2004. – 804 p., 793 fig. – SPB Academic publishing, PO Box 97747, 2509 GC The Hague, The Netherland – Contact : kluger.spb@wxs.nl - Sur Internet à www.klugerpublications.com Insectes 7 n°135 - 2004 (4)
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