UNE EPISTEMOLOGIE A HAUTEUR D'HOMME: L'ANTHROPOLOGIE INTERPRETATIVE DE CLIFFORD GEERTZ ET SON APPORT A LA RECHERCHE EN MANAGEMENT

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Document de travail du LEM
                       2007-29

UNE EPISTEMOLOGIE A HAUTEUR D’HOMME:
 L’ANTHROPOLOGIE INTERPRETATIVE DE
  CLIFFORD GEERTZ ET SON APPORT A LA
      RECHERCHE EN MANAGEMENT

           Bernard Leca*, Loïc Plé**
           *Nottingham University Business School, UK
     **IÉSEG School of Management, CNRS-LEM (UMR 8179)

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Une épistémologie à hauteur d’homme: l’anthropologie interprétative de
          Clifford Geertz et son apport à la recherche en management

A “Shoulder-High” Epistemology: Clifford Geertz’s Interpretive Anthropology
               and its Contribution to Management Research

Bernard Leca, Professeur en Management, Nottingham University Business School
Loïc Plé, Docteur en Sciences de Gestion, Enseignant-chercheur en Management, IESEG
School of Management, LEM UMR CNRS 8179

Résumé : L’anthropologie culturelle de Clifford Geertz constitue l’un des fondements des
approches interprétatives. Au sein de cet ensemble, elle se singularise toutefois par une
radicalité caractérisée par sa modestie à l’égard de la connaissance produite, la nature de ses
liens avec la méthodologie, et le statut accordé aux résultats de recherche. La première partie
de cet article vise donc à présenter cette anthropologie et ses particularités. La seconde
propose de l’intégrer à d’autres approches, de manière à en dépasser les limites et à prendre
appui sur ses forces pour fertiliser les Sciences de Gestion.

Mots-clés : Geertz ; interprétativisme ; généralisation ; validité

Abstract: Clifford Geertz’s cultural anthropology lays the foundations of interpretive
approaches. Yet, it distinguishes itself by a radicality whose main characteristics are its
modesty towards the knowledge produced, the nature of its links with methodology, and the
status granted to research results. Hence, the first part of this paper aims at presenting this
anthropology and its particularities. The second part proposes to integrate it to other
approaches, in a way that enables to go past its limitations and benefit from its strengths to
fertilize Management Sciences.

Keywords: Geertz; interpretive approach; generalization; validity

Classification JEL : B590 ; Z100 ; Z130

Adresses de correspondance :

Bernard Leca                                         Loïc Plé
Nottingham University Business School                IESEG School of Management
Jubilee Campus                                       3 Rue de la Digue
Nottingham, NG8 1BB                                  03.20.54.58.92
Bernard.Leca@nottingham.ac.uk                        l.ple@ieseg.fr

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La situation de l’approche interprétative dans le monde de la recherche en management

francophone est paradoxale. D’un côté un grand nombre d’études empiriques se fondent sur

ses techniques (études qualitatives approfondies, analyse de discours, compte rendu des

justifications que les agents donnent de leurs actes…), d’autre part elle est peu discutée. En ce

la situation de l’interprétativisme contraste singulièrement avec celle du constructivisme, une

autre approche, elle, amplement discutée alors que Charreire et Huault (2001) ont montré

qu’elle était peu utilisée en pratique dans les recherches.

Le but de cet article est de proposer une approche synthétique de l’interprétativisme, de ses

concepts et de ses méthodes. Nous pensons qu’une telle approche peut présenter un intérêt

certain pour les nombreux chercheurs dont toute ou partie de la démarche se rattache à

l’interprétativisme « sans le savoir ». Nous avons fait le choix d’aborder l’interprétativisme à

travers la présentation de l’anthropologie de Clifford Geertz pour plusieurs raisons. D’une

part, Geertz est l’un des auteurs majeurs de ce courant et son travail est à la fois fondateur et

très influent. A la fois théorique, empirique et réflexif, il permet de montrer comment un

chercheur de terrain utilise concrètement les concepts théoriques issus de l’herméneutique et

de la phénoménologie. D’autre part, son travail comprend quelques-unes des idées les plus

provocantes de l’interprétativisme et s’inscrit en en rupture avec l’approche fonctionnaliste

qui dominait alors en anthropologie, et domine encore aujourd’hui largement le management

(Burrell et Morgan, 1979). En ce, il peut être à la fois une source d’inspiration pour de

nouvelles recherches. Enfin, Geertz est décédé il y a quelques mois, et cet article constitue un

hommage à son œuvre.

Cet article comprend deux parties. Dans la première, nous présentons l’anthropologie

interprétative développée par Clifford Geertz, à la fois dans ses fondements et dans ses

méthodes. Nous rendons compte, dans la seconde, de sa réception en stratégie et des

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aménagements qui ont été proposés pour faciliter son utilisation dans ce nouveau contexte. Un

résumé de l’ensemble, ainsi que des pistes futures de recherche sont proposés en conclusion.

1. L’anthropologie interprétative            de    Clifford      Geertz :    un    paradigme
   anthropologique.
L’épistémologie interprétative de Geertz est une anthropologie culturelle, initialement

développée en réaction aux courants dominants de son époque (1.1), avec les méthodes

desquelles elle tranche radicalement (1.2). En effet, Geertz va à l’encontre du mythe du

chercheur tout-puissant, qu’il invite à prendre conscience de ses faiblesses pour littéralement

pratiquer une « lecture » des phénomènes sociaux qu’il étudie.

   1.1.        Les fondements.
Construite pour répondre aux limites du fonctionnalisme, l’anthropologie interprétative de

Geertz s’intéresse avant tout à ce que la culture étudiée veut dire pour ceux qui y sont

encastrés et la perpétuent. Elle s’oppose au « dogme méthodologique » de l’opérationalisme

qui « n’a jamais été d’une grande pertinence dans les sciences sociales » (1998, p. 75).

       1.1.1. Une anthropologie développée en réaction.

       Développée à partir d’une vive critique du fonctionnalisme de Malinowski, et dans la

lignée de la sociologie phénoménologique, l’anthropologie interprétative vise à rendre compte

de la culture d’une population donnée. Il ne s’agit pas de trouver des lois générales mais

d’expliciter le sens que des actions sociales ont pour les acteurs (Geertz, 1973). Parce que les

sociétés sont très différentes, parce que les fonctions principales peuvent varier de l’une à

l’autre, il n’est pas possible de fixer de lois générales. Le sens que l’on acquière des actions

vient de la capacité à analyser les modes d’expression des informants, leurs systèmes

symboliques.

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Geertz s’oppose également au « scientisme » d’autres courants, souvent de manière assez

provocante. Avant de débuter l’anthropologie, Geertz a suivi des études de philosophie et de

littérature. Il en reste une grande sensibilité au texte1 qui a profondément influencé son œuvre,

et l’anthropologie interprétative se fonde beaucoup plus sur les traditions de l’analyse

littéraire, en particulier sur l’herméneutique, que sur la tradition scientifique. Elle constitue à

ce titre une rupture importante en sciences sociales surtout dans le contexte américain. L’une

des options les plus troublantes de Geertz est d’affirmer que le chercheur est à la fois un

savant et un écrivain, que le langage n’est pas transparent et que les textes scientifiques

renferment des stratégies discursives visant à convaincre le lecteur, autant qu’à présenter des

faits. Geertz ne critique pas ceci mais appelle simplement les chercheurs à en prendre

conscience (Geertz, 1996) et en conséquence à admettre la fragilité de tout texte scientifique.

Cette approche a rencontré de nombreuses résistances, fondées selon Geertz sur

« l’impression qu’une meilleure compréhension du caractère littéraire de l’anthropologie

détruirait les mythes professionnels liés à la rhétorique de persuasion » (1996, p. 11).

           1.1.2. Une anthropologie culturelle.

Geertz (1973) considère que la culture est la « grande idée » de l’anthropologie, le concept à

partir duquel cette discipline a pris son essor et qui en spécifie les limites. Il en retient la

définition de Weber, selon lequel la culture constitue cette « toile d’araignée » de réseaux de

signification que l’homme a lui-même tissé et dans lesquels il est pris (Geertz, 1998).

Le but de l’anthropologie interprétative est de rendre compte de la culture des individus

étudiés afin d’accéder au monde conceptuel dans lequel ils vivent. L’explication interprétative

porte donc son attention « sur ce que les institutions, les actions, les images, les déclarations,

les événements, les usages et tous les objets habituels d’intérêt socioscientifique, veulent dire

pour ceux dont ils sont les institutions les actions, les usages, etc. » (Geertz, 1999, p. 30). Il

1
    L’influence du second Wittgenstein est claire ici.

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s’agit de rendre compte de l’interprétation des acteurs. Il appartient au chercheur d’expliquer

comment une personne est logique envers elle-même.

Ce qui est central ici c’est la position d’humilité dans laquelle doit se situer le chercheur. Ce

souci de « rendre compte », tout comme le statut littéraire rappelé du texte produit par le

chercheur, condamnent par avance toute position surplombante comme inadéquate car ne se

fondant sur aucun élément réel. Geertz (1999, p. 75) écrit avec malice : « Au pays des

aveugles, qui ne sont pas si peu observateurs qu’ils en ont l’air, le borgne n’est pas roi, il est

spectateur ». Certes, les chercheurs utilisent des mots compliqués, concepts spécifiques

« éloignés de l’expérience » (1999, p. 73), mais ce langage ne justifie aucune supériorité. Il

permet juste d’articuler différemment des relations et de comparer des situations.

Il n’est pas possible à ce chercheur de comprendre - et même, selon Geertz, de percevoir -

l’imaginaire et les motivations d’acteurs appartenant à un autre peuple, une autre époque, en

bref partageant une culture et une rationalité différente de la nôtre. Devant cette impossibilité,

« l’astuce n’est pas d’entrer en quelque interne correspondance d’esprit avec vos informateurs

[…] L’astuce est d’arriver à comprendre ce que diable ils pensent être en train de faire »

(1999, p. 74, italique par nous). Le but est donc de restituer les systèmes de pertinence des

acteurs avec leurs spécificités de vérités locales valant dans un contexte donné pour des

acteurs donnés. Pour ce, des méthodes spécifiques sont préconisées.

   1.2.        Les méthodes de l’anthropologie interprétative.
La distinction entre épistémologie et méthode n’est pas claire dans l’interprétativisme. Geertz

parle d’ailleurs de méthode interprétative plus que d’épistémologie. Ce lien est d’autant plus

important que les auteurs interprétatifs… se méfient des méthodes des sciences dures ! En

cela, Geertz suit Gadamer (1996) qui souligne la mise à distance qu’opère une méthode issue

des sciences exactes. Pour ce philosophe, les sciences humaines doivent s’affranchir des

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exigences d'une méthodologie modelée à partir des sciences « dures ». C’est donc un

ensemble d’approches propres aux sciences sociales qui est recommandé dans le recueil ou

dans le traitement des données.

       1.2.1. Recueil de données.

En ethnographie le chercheur est le principal instrument de recherche (Sanday, 1979), un

instrument dont Geertz souligne la fragilité. Il s’oppose au mythe du chercheur de terrain

capable de se mettre à la place de l’indigène dont Malinowski demeure une figure centrale. Il

suit en ceci encore Gadamer (1996) qui prône une conscience de ses propres préconceptions

et des limites d'une telle compréhension réflexive. Dans cette « herméneutique

philosophique », la conscience de sa propre finitude mène le chercheur à une nouvelle

compréhension de la philosophie et de la connaissance en général. Geertz invite donc le

chercheur, non pas à essayer d’échapper à ses propres conceptions, mais plutôt à prendre

conscience de ses faiblesses et de ses présuppositions, et à ne pas viser une empathie totale

avec l’acteur étudié, empathie qu’il est impossible d’atteindre.

En respectant certaines méthodes, des « explications des subjectivités d’autres peuples

peuvent être édifiées sans qu’il soit besoin de prétendre à des capacités plus que normales

d’effacement d’ego et des sentiments de similitude » (Geertz, 1999, p. 89).

Il ne s’agit donc plus de se mettre à la place de l’indigène mais de « lire par-dessus son

épaule », de lire le texte que constitue sa culture. Le travail de recueil doit rester au plus près

de ce qui est constaté, afin de fournir le matériau pour une description dense. Geertz fournit

un exemple remarquable de cette méthode dans son analyse des combats de coqs à Bali. La

connaissance en profondeur qu’il a acquise de la société balinaise lui permet de voir dans ces

combats de coqs et les paris auxquels ils donnent lieu, autre chose qu’une pratique ludique, un

« jeu d'enfer » qui met en cause les tensions inhérentes à cette société de castes. « Ce dont le

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combat de coqs nous parle, c'est de relations entre rangs sociaux ; et ce qu'il en dit, c'est

qu'elles sont affaires de vie et de mort » (Geertz, 1983, p. 207). L’analyse n’est donc jamais

loin du recueil des données car celui-ci implique à la fois une profonde connaissance du

contexte, une capacité à replacer ces éléments locaux dans un contexte plus large, et une

compréhension en profondeur de ce contexte qui va ensuite permettre une description dense.

        1.2.2. Traitement des données.

        L’herméneutique : la réalité culturelle comme texte.

L’herméneutique est une méthode d’interprétation littéraire qui, transposée en sciences

sociales, consiste à considérer les productions culturelles comme des textes. La notion de

texte est donc ici entendue dans un sens très large. Il ne s’agit pas d’étudier uniquement un

discours mais d’acquérir une connaissance complète des lieux, des symboles, des pratiques,

de tous les aspects empiriques du contexte étudié – par exemple une organisation que le

chercheur étudie - qui véhiculent du sens, car ce sont tous ces aspects qui forment le « texte ».

La question centrale de l’herméneutique est : qu’est ce que ce texte veut dire ? Le but de

l’analyse est donc de comprendre le sens de ce texte, et non sa fonction. La méthode du

« cercle herméneutique » consiste à interpréter tout élément particulier en le rattachant à

l’ensemble des données sociales et historiques recueillies. Dhitley indique que « le cercle

herméneutique a pour but de se placer dans le même champ sémantique que ce que l’on

entreprend de comprendre et de soumettre le discours dont on part à une interprétation qui

nous le rend accessible » (Foessel, 2004). L’idée est de rendre compte de la dialectique entre

le tout et ses parties telles qu’elles se présentent dans des événements. Il faut comprendre les

parties pour saisir le tout, et vice versa (Gadamer, 1996). Pour Geertz le rôle du chercheur est

de faire en permanence ces allers-retours dialectiques entre « le plus local des détails locaux et

la plus globale des structures globales en sorte qu’on arrive à les voir simultanément » (1999,

p.88)

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Pour Geertz (1998, p. 80), pratiquer l’ethnographie revient ainsi à « essayer de lire (au sens

de « construire une lecture de ») un manuscrit étranger, défraîchi, plein d’ellipses,

d’incohérences, de corrections suspectes et de commentaires tendancieux, et écrit non à partir

de conventions graphiques normalisées mais plutôt de modèles éphémères de formes de

comportement ».

         La description dense.

L’apport le plus connu et sans doute le plus marquant de Geertz à la méthode en sciences

sociales est la notion de description dense. S’appuyant sur un texte de Ryle, Geertz (1973 ;

1998) affirme que le chercheur ne doit pas se limiter à faire une description littérale des

actions des individus observés mais qu’il faut les lier au contexte culturel. Geertz (1998)

reprend l’exemple donné par Ryle de deux garçons qui clignent des yeux. Alors que l’un

cligne des yeux par automatisme, l’autre fait un signe à un ami. Ryle oppose la description

fine (thin description) que fera un behavioriste radical par exemple et qui reviendra à ne pas

faire de différence entre les deux actions, et une description dense (thick description) qui

consiste à rendre compte des structures culturelles qui font que ces deux actions n’ont pas le

même sens. Ceci constitue le fondement du travail d’anthropologue selon Geertz.

Ricoeur, qui constitue une influence importante de Geertz indique ainsi (Geertz, 1996, p.

271) : « Le même segment d’action – lever le bras – peut signifier : « je demande la parole,

ou je vote pour, ou je suis volontaire pour telle tâche ». Ces symboles sont « des entités

culturelles et non plus seulement psychologiques. En outre, ces symboles entrent dans des

systèmes articulés et structurés en vertu desquels les symboles pris isolément s’intersignifient

[…] ».

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Finalement il s’agit pour le chercheur, par cette description dense, de persuader le lecteur de

prendre au sérieux ce qu’il dit, qu’il a « vraiment été là bas », et qu’il a pénétré une autre

façon de faire et de comprendre (Geertz, 1996).

2. Réception et aménagements en management.
La réception de l’anthropologie interprétative en management est ambiguë. D’une part, ses

méthodes sont largement utilisées en sciences de gestion, notamment dans le domaine des

analyses culturelles (culturalistes) et des approches néo institutionnalistes en analyse des

organisations où de nombreux chercheurs se réclament de Geertz (Di Maggio et Powell, 1991

; Scott, 1995), ainsi que dans les travaux portant sur l’identité organisationnelle,

l’apprentissage et la cognition (Schultz et Hatch, 1996). D’autre part, d’importants problèmes

demeurent, liés à sa relative indifférence aux questions de généralisation et de critères de

validité. Il n’est pas possible de trouver chez Geertz des réponses à ces exigences, qui

réduisent la réception dans les champs des études de gestion si soucieuses de quantification,

de validité, de généralisation et de comparaison. Ces éléments sont pourtant fondamentaux

pour la reconnaissance du caractère scientifique de ces travaux (Blanchot, 1999). Les auteurs

désireux d’effectuer des recherches interprétatives tout en assurant leur réception en sciences

de gestion ont donc développé des méthodes ad hoc afin de rapprocher l’interprétativisme des

critères dominants du champ.

Après avoir rendu compte de la position de l’interprétativisme sur ces questions (2.1.), nous

présenterons les adaptations proposées par les chercheurs en management (2.2).

   2.1.       Problèmes de « scientificité » et approche interprétative

       2.1.1. La généralisation dans les approches interprétatives : un statut ambigu

La question de la possible généralisation est récurrente dans les travaux interprétatifs, et il

n’existe pas de position unie. Selon des auteurs comme Denzin (1983), ou Guba et Lincoln

                                                10
(1994), toute généralisation est impossible (pour une synthèse critique de leurs positions, voir

Williams, 2000). Ceci tient autant au caractère idiosyncrasique de tout terrain qu’à la

nécessité de rendre compte des interprétations des acteurs elles-mêmes spécifiques.

D’autres auteurs adoptent une position moins radicale (eg Williams, 2000), dont Geertz lui-

même. Pour eux, l’interprétativisme n’empêche pas l’accumulation et la généralisation des

connaissances qui sont parmi les buts essentiels de toute recherche entreprise dans cette

optique (Geertz, 1983). Cependant, le caractère idiographique des recherches limite cette

généralisation. L’accumulation de connaissances est considérée comme un processus par

essence itératif et non linéaire en raison de la contingence des terrains (Gioia et Pitre, 1990).

Geertz (1998, p. 98-99) indique ainsi :

     « Plutôt que de suivre une courbe ascendante de découvertes accumulées,

     l’analyse culturelle se brise en une séquence décousue et cependant cohérente de

     trouvailles de plus en plus hardies. Les études se construisent à partir d’autres

     études, non pas au sens où elles reprennent les choses là où d’autres les ont

     laissés, mais au sens où mieux informées et mieux conceptualisées, elles plongent

     plus profondément dans les mêmes choses […] mais le mouvement ne va pas

     d’un théorème déjà prouvé à un autre, il va d’un tâtonnement maladroit visant la

     compréhension      la   plus   élémentaire     jusqu’à   l’affirmation   étayée   d’un

     accomplissement et d’un dépassement. Une étude représente un progrès si elle est

     plus incisive – quelle que soit le sens que l’on donne à ce terme – que celles qui

     l’ont précédée ; mais elle s’appuie moins sur les épaules de celles qui précèdent

     qu’elle ne se développe parallèlement, lançant elle-même le défi ou y répondant. »

Mais il n’est donc pas possible d’envisager à terme une « théorie générale de l’interprétation

culturelle » (ibid., p. 99). Il n’est ni possible, ni même intéressant, dans une optique

                                               11
interprétative de dire quelque chose qui se présenterait comme LA vérité, LA seule

interprétation, et l’interprétativisme s’affirme ici comme une épistémologie modeste. Geertz

(Panourgia, 2002, p. 423, italiques ajoutés par nous) indique ainsi, à propos de ses propres

travaux :

      « J’ai fait de nombreuses lectures (readings) de Bali, et d’autres en ont fait

      d’autres lectures, certaines ne sont pas très bonnes, d’autres aussi bonnes que les

      miennes parce qu’il n’y a pas de point final. On discute de ces choses. Parfois ces

      questions disparaissent parce que les gens en ont marre. Certaines explications ne

      marchent plus. Mais ça n’aurait pas de sens que nous finissions par tous nous

      entendre sur une interprétation sur quelque chose comme la « société javanaise »

      ou la « société marocaine » »

        2.1.2. L’absence de critères de validité scientifique : la recherche comme exercice littéraire.

Geertz souligne que le texte anthropologique est avant tout une œuvre littéraire et qu’il doit

être apprécié en fonction de critères littéraires.

Le chercheur ne pouvant apporter de preuve scientifique de ce qu’il avance, il doit bâtir un

récit ayant des qualités telles que le lecteur y adhère. Dans son ouvrage de 1996, Geertz

revisite ainsi les travaux des plus grands anthropologues pour montrer comment leur

subjectivité et leur formation initiale s’expriment dans leurs récits

Le texte anthropologique est alors un exercice de rhétorique par lequel un chercheur essaie de

convaincre ses lecteurs de ce qu’il avance. Seront écoutés, parmi les anthropologues, ceux qui

« transmettent dans leur prose plus efficacement que d’autres, l’impression qu’ils ont été en

contact étroit avec des existences qui nous sont étrangères […] » (Geertz, 1996, p. 14). Ce qui

importe n’est pas la vérité mais la vraisemblance du récit.

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Il s’agit donc pour l’auteur de rendre des pratiques éloignées proches et cohérentes au lecteur

qui apprécie le travail dans la mesure où celui-ci lui permet de faire sens du terrain qui lui est

décrit.

La question du style (Van Maanen, 1995) et du statut rhétorique du texte en sciences

humaines revient régulièrement. Selon Elsbach et al. (1999, p. 633) cet aspect rhétorique est

aujourd’hui bien admis, et ils indiquent :

      « En 1989, l’idée que les théoriciens des organisations les plus doués n’étaient pas

      seulement des scientifiques objectifs mais aussi des bons conteurs (storytellers)

      qui élaborent des récits convaincants liant causes et effet était inconnue dans de

      nombreux domaines du champ et ridiculisée dans la plupart des autres. Elle est

      maintenant acceptée par une large partie de ces théoriciens des organisations et

      souvent utilisée comme un argument… pour expliquer pourquoi la bonne théorie

      doit utiliser beaucoup des méthodes de la bonne littérature… Enfin, en 1989,

      l’idée qu’il n’existait pas de moyens objectifs d’évaluer la valeur d’une théorie

      était considérée comme une hérésie dans la plupart de ces domaines. Elle est

      maintenant considéré si non comme une vérité, au moins comme une possibilité

      plausible et troublant ».

Mais les travaux interprétatifs demeurent peu nombreux dans les grandes revues anglo

saxonnes. Ceci nous semble notamment tenir à l’absence de critères établis de validité

scientifique, de dimension quantitative pour ce type de travail, et au statut ambigu de la

généralisation.

    2.2.          Une réception croissante.
Des auteurs ont cependant proposé des aménagements de l’anthropologie interprétative qui

peuvent permettre d’en faciliter la réception en sciences de gestion et constituent donc des

                                               13
outils intéressants pour les chercheurs de ce domaine désireux d’utiliser ce paradigme. Ces

aménagements portent tant sur la généralisation que sur les critères de validité.

       2.2.1. Favoriser la généralisation.

Deux options ont été proposées.

La première est d’avoir recours à la généralisation analytique telle que définie par Yin (1994)

qui l’oppose à la généralisation statistique. Pour ce dernier, il est possible d’accroître le

niveau de généralité des résultats obtenus sur un cas en le liant à un débat théorique plus

large. Comme le résume Wirtz (1999, p. 127, italiques par l’auteur), le principe en est que

« l’étude clinique individuelle permet donc d’examiner la plausibilité des propositions issues

d’une théorie plus globale ». Yin suggère qu’il est possible de tester ensuite les conclusions

tirées d’une étude sur d’autres terrains afin d’en tester la robustesse suivant une logique de

réplication. Ceci s’articule avec Geertz (1999, p. 73-74) qui indique que le chercheur oscille

entre les « concepts proches de l’expérience », que les acteurs utilisent pour décrire ce qu’ils

pensent, et les « concepts éloignés » utilisés par les théoriciens pour capturer des traits

généraux. En conséquence, la généralisation se fait par les liens effectués entre la théorie

explicite mobilisée et le terrain, et est donc contingente et limitée. Une analyse ne permet de

dégager des règles générales qui s’appliqueraient dans toutes les situations, ni de découvrir

des lois générales et des corrélations constantes. La généralisation est toujours imparfaite et

l’indétermination liée aux conditions locales ne peut pas être totalement éliminée (Tsoukas et

Hatch, 2001, p. 993). Ces recherches permettent, plus modestement, de construire des théories

substantives (Glaser et Strauss, 1967) dont les résultats peuvent être généralisés dans des

contextes similaires (Geertz, 1973)

La seconde option, défendue par Lee (Lee, 1991), consiste à proposer une intégration des

approches interprétatives et positivistes afin de favoriser l’accumulation de connaissances et

                                               14
la généralisation dans le champ de la recherche organisationnelle. L’interprétativisme est

utilisé alors pour mener des études de cas en profondeur en s’appuyant sur les procédés

ethnographique, herméneutique et phénoménologique. Une fois qu’une compréhension

interprétative est atteinte, celle-ci fournit la base d’une analyse positiviste qui repose alors sur

l’usage de statistiques inférentielles, de tests d’hypothèses, d’analyse mathématique ou encore

de design expérimental et quasi-expérimental. Ce cadre intégrateur rejette l’idée d’une

opposition entre les deux paradigmes et considère que leur diversité doit être considérée

comme permettant d’être complémentaires.

       2.2.2. Développer les critères de validité.

En partant d’autres traditions interprétatives, des auteurs se sont efforcés de développer des

critères de validité propre à cette approche. Le modèle le plus abouti semble celui de Klein et

Myers (1999). Ces auteurs fournissent une remarquable synthèse des fondements de

l’approche interprétative et en tirent 7 principes de recherche pouvant servir de critères de

jugement (cf. tableau 1).

                                                 15
Tableau 1 : 7 principes pour conduire et évaluer des recherches interprétatives (Klein et

                                          Myers, 1999)

    1- Le principe fondamental du cercle herméneutique
Tout compréhension humaine passe par un processus itératif entre la considération des parties
et de l’ensemble. Ce principe de compréhension est fondamental à tous les autres principes.
    2- Le principe de contextualisation
Requière une réflexion critique sur le passé social et historique de la situation étudiée afin que
les lecteurs puissent comprendre comment la situation étudiée a émergé.
    3- Le principe de l’interaction entre le chercheur et les acteurs
Requière une réflexion critique sur la manière dont le matériau étudié a été construit
socialement à travers l’interaction entre le chercheur et les acteurs du terrain
    4- Les principes d’abstraction et de généralisation
Implique de relier les détails idiographiques révélés par l’interprétation des données à travers
l’application des principes 1 et 2 à des concepts théoriques généraux qui décrivent la nature de
la compréhension humaine et de l’action sociale
    5- Le principe de raisonnement dialogique
Implique de rester sensible aux contradictions qui peuvent apparaître entre les préconceptions
théoriques qui guident le design de recherche et ce qu’on trouve (« l’histoire que les données
racontent »), et faire les éventuelles révisions nécessaires.
    6- Le principe des interprétations multiples
Demeurer sensible à la diversité des interprétations par les différents acteurs d’une même
séquence.
    7- Le principe de suspicion
Implique de demeurer sensible aux biais possibles et aux distorsions systématiques dans les
narratifs collectés parmi les participants.

Ces principes sont tant des conseils méthodologiques que des critères d’évaluation visant à

améliorer la plausibilité et le bien fondé des études se réclamant de l’interprétativisme, en

soulignant que ces principes sont interdépendants et que c’est l’usage combiné de ceux-ci qui

permettent de mener une étude interprétative riche et cohérente.

                                        CONCLUSION

L’épistémologie interprétative de Geertz a eu un impact majeur en anthropologie et constitue

souvent implicitement le fondement de nombreuses études qualitatives en sciences de gestion.

Cet article a pour but de présenter les fondements de cette approche ainsi que les limites à sa

                                                16
réception en gestion et les travaux développés permettant de dépasser ces limites. Ce faisant

nous espérons proposer une analyse utile pour les chercheurs francophones leur permettant

d’accroître la rigueur et la plausibilité de leurs études qualitatives dans la mesure où celles-ci

se rattachent à l’approche interprétative.

Ceci est d’autant plus intéressant que les approches interprétatives font l’objet d’une réception

croissante. En théorie des organisations, les approches interprétatives permettent actuellement

d’envisager un tournant dans le néo-institutionnalisme qui pourrait s’émanciper de son

tropisme déterministe et renouer avec la construction sociale (Berger et Luckman, 1967). De

manière plus spectaculaire, des travaux récents en stratégie insistent sur l’importance de la

culture. Rindova et Fombrun (1999), prolongeant les travaux de Fombrun sur la réputation des

organisations insistent sur l’importance stratégique de la culture interorganisationnelle dans

un champ organisationnel. Lounsbury et Glynn (2001) indiquent que l’entrepreneur qui veut

imposer une innovation ou un projet doit trouver une histoire à raconter qui correspond aux

cadres culturels en place.

                                               17
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