UNE EPISTEMOLOGIE A HAUTEUR D'HOMME: L'ANTHROPOLOGIE INTERPRETATIVE DE CLIFFORD GEERTZ ET SON APPORT A LA RECHERCHE EN MANAGEMENT
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Document de travail du LEM 2007-29 UNE EPISTEMOLOGIE A HAUTEUR D’HOMME: L’ANTHROPOLOGIE INTERPRETATIVE DE CLIFFORD GEERTZ ET SON APPORT A LA RECHERCHE EN MANAGEMENT Bernard Leca*, Loïc Plé** *Nottingham University Business School, UK **IÉSEG School of Management, CNRS-LEM (UMR 8179) 1
Une épistémologie à hauteur d’homme: l’anthropologie interprétative de Clifford Geertz et son apport à la recherche en management A “Shoulder-High” Epistemology: Clifford Geertz’s Interpretive Anthropology and its Contribution to Management Research Bernard Leca, Professeur en Management, Nottingham University Business School Loïc Plé, Docteur en Sciences de Gestion, Enseignant-chercheur en Management, IESEG School of Management, LEM UMR CNRS 8179 Résumé : L’anthropologie culturelle de Clifford Geertz constitue l’un des fondements des approches interprétatives. Au sein de cet ensemble, elle se singularise toutefois par une radicalité caractérisée par sa modestie à l’égard de la connaissance produite, la nature de ses liens avec la méthodologie, et le statut accordé aux résultats de recherche. La première partie de cet article vise donc à présenter cette anthropologie et ses particularités. La seconde propose de l’intégrer à d’autres approches, de manière à en dépasser les limites et à prendre appui sur ses forces pour fertiliser les Sciences de Gestion. Mots-clés : Geertz ; interprétativisme ; généralisation ; validité Abstract: Clifford Geertz’s cultural anthropology lays the foundations of interpretive approaches. Yet, it distinguishes itself by a radicality whose main characteristics are its modesty towards the knowledge produced, the nature of its links with methodology, and the status granted to research results. Hence, the first part of this paper aims at presenting this anthropology and its particularities. The second part proposes to integrate it to other approaches, in a way that enables to go past its limitations and benefit from its strengths to fertilize Management Sciences. Keywords: Geertz; interpretive approach; generalization; validity Classification JEL : B590 ; Z100 ; Z130 Adresses de correspondance : Bernard Leca Loïc Plé Nottingham University Business School IESEG School of Management Jubilee Campus 3 Rue de la Digue Nottingham, NG8 1BB 03.20.54.58.92 Bernard.Leca@nottingham.ac.uk l.ple@ieseg.fr 2
La situation de l’approche interprétative dans le monde de la recherche en management francophone est paradoxale. D’un côté un grand nombre d’études empiriques se fondent sur ses techniques (études qualitatives approfondies, analyse de discours, compte rendu des justifications que les agents donnent de leurs actes…), d’autre part elle est peu discutée. En ce la situation de l’interprétativisme contraste singulièrement avec celle du constructivisme, une autre approche, elle, amplement discutée alors que Charreire et Huault (2001) ont montré qu’elle était peu utilisée en pratique dans les recherches. Le but de cet article est de proposer une approche synthétique de l’interprétativisme, de ses concepts et de ses méthodes. Nous pensons qu’une telle approche peut présenter un intérêt certain pour les nombreux chercheurs dont toute ou partie de la démarche se rattache à l’interprétativisme « sans le savoir ». Nous avons fait le choix d’aborder l’interprétativisme à travers la présentation de l’anthropologie de Clifford Geertz pour plusieurs raisons. D’une part, Geertz est l’un des auteurs majeurs de ce courant et son travail est à la fois fondateur et très influent. A la fois théorique, empirique et réflexif, il permet de montrer comment un chercheur de terrain utilise concrètement les concepts théoriques issus de l’herméneutique et de la phénoménologie. D’autre part, son travail comprend quelques-unes des idées les plus provocantes de l’interprétativisme et s’inscrit en en rupture avec l’approche fonctionnaliste qui dominait alors en anthropologie, et domine encore aujourd’hui largement le management (Burrell et Morgan, 1979). En ce, il peut être à la fois une source d’inspiration pour de nouvelles recherches. Enfin, Geertz est décédé il y a quelques mois, et cet article constitue un hommage à son œuvre. Cet article comprend deux parties. Dans la première, nous présentons l’anthropologie interprétative développée par Clifford Geertz, à la fois dans ses fondements et dans ses méthodes. Nous rendons compte, dans la seconde, de sa réception en stratégie et des 3
aménagements qui ont été proposés pour faciliter son utilisation dans ce nouveau contexte. Un résumé de l’ensemble, ainsi que des pistes futures de recherche sont proposés en conclusion. 1. L’anthropologie interprétative de Clifford Geertz : un paradigme anthropologique. L’épistémologie interprétative de Geertz est une anthropologie culturelle, initialement développée en réaction aux courants dominants de son époque (1.1), avec les méthodes desquelles elle tranche radicalement (1.2). En effet, Geertz va à l’encontre du mythe du chercheur tout-puissant, qu’il invite à prendre conscience de ses faiblesses pour littéralement pratiquer une « lecture » des phénomènes sociaux qu’il étudie. 1.1. Les fondements. Construite pour répondre aux limites du fonctionnalisme, l’anthropologie interprétative de Geertz s’intéresse avant tout à ce que la culture étudiée veut dire pour ceux qui y sont encastrés et la perpétuent. Elle s’oppose au « dogme méthodologique » de l’opérationalisme qui « n’a jamais été d’une grande pertinence dans les sciences sociales » (1998, p. 75). 1.1.1. Une anthropologie développée en réaction. Développée à partir d’une vive critique du fonctionnalisme de Malinowski, et dans la lignée de la sociologie phénoménologique, l’anthropologie interprétative vise à rendre compte de la culture d’une population donnée. Il ne s’agit pas de trouver des lois générales mais d’expliciter le sens que des actions sociales ont pour les acteurs (Geertz, 1973). Parce que les sociétés sont très différentes, parce que les fonctions principales peuvent varier de l’une à l’autre, il n’est pas possible de fixer de lois générales. Le sens que l’on acquière des actions vient de la capacité à analyser les modes d’expression des informants, leurs systèmes symboliques. 4
Geertz s’oppose également au « scientisme » d’autres courants, souvent de manière assez provocante. Avant de débuter l’anthropologie, Geertz a suivi des études de philosophie et de littérature. Il en reste une grande sensibilité au texte1 qui a profondément influencé son œuvre, et l’anthropologie interprétative se fonde beaucoup plus sur les traditions de l’analyse littéraire, en particulier sur l’herméneutique, que sur la tradition scientifique. Elle constitue à ce titre une rupture importante en sciences sociales surtout dans le contexte américain. L’une des options les plus troublantes de Geertz est d’affirmer que le chercheur est à la fois un savant et un écrivain, que le langage n’est pas transparent et que les textes scientifiques renferment des stratégies discursives visant à convaincre le lecteur, autant qu’à présenter des faits. Geertz ne critique pas ceci mais appelle simplement les chercheurs à en prendre conscience (Geertz, 1996) et en conséquence à admettre la fragilité de tout texte scientifique. Cette approche a rencontré de nombreuses résistances, fondées selon Geertz sur « l’impression qu’une meilleure compréhension du caractère littéraire de l’anthropologie détruirait les mythes professionnels liés à la rhétorique de persuasion » (1996, p. 11). 1.1.2. Une anthropologie culturelle. Geertz (1973) considère que la culture est la « grande idée » de l’anthropologie, le concept à partir duquel cette discipline a pris son essor et qui en spécifie les limites. Il en retient la définition de Weber, selon lequel la culture constitue cette « toile d’araignée » de réseaux de signification que l’homme a lui-même tissé et dans lesquels il est pris (Geertz, 1998). Le but de l’anthropologie interprétative est de rendre compte de la culture des individus étudiés afin d’accéder au monde conceptuel dans lequel ils vivent. L’explication interprétative porte donc son attention « sur ce que les institutions, les actions, les images, les déclarations, les événements, les usages et tous les objets habituels d’intérêt socioscientifique, veulent dire pour ceux dont ils sont les institutions les actions, les usages, etc. » (Geertz, 1999, p. 30). Il 1 L’influence du second Wittgenstein est claire ici. 5
s’agit de rendre compte de l’interprétation des acteurs. Il appartient au chercheur d’expliquer comment une personne est logique envers elle-même. Ce qui est central ici c’est la position d’humilité dans laquelle doit se situer le chercheur. Ce souci de « rendre compte », tout comme le statut littéraire rappelé du texte produit par le chercheur, condamnent par avance toute position surplombante comme inadéquate car ne se fondant sur aucun élément réel. Geertz (1999, p. 75) écrit avec malice : « Au pays des aveugles, qui ne sont pas si peu observateurs qu’ils en ont l’air, le borgne n’est pas roi, il est spectateur ». Certes, les chercheurs utilisent des mots compliqués, concepts spécifiques « éloignés de l’expérience » (1999, p. 73), mais ce langage ne justifie aucune supériorité. Il permet juste d’articuler différemment des relations et de comparer des situations. Il n’est pas possible à ce chercheur de comprendre - et même, selon Geertz, de percevoir - l’imaginaire et les motivations d’acteurs appartenant à un autre peuple, une autre époque, en bref partageant une culture et une rationalité différente de la nôtre. Devant cette impossibilité, « l’astuce n’est pas d’entrer en quelque interne correspondance d’esprit avec vos informateurs […] L’astuce est d’arriver à comprendre ce que diable ils pensent être en train de faire » (1999, p. 74, italique par nous). Le but est donc de restituer les systèmes de pertinence des acteurs avec leurs spécificités de vérités locales valant dans un contexte donné pour des acteurs donnés. Pour ce, des méthodes spécifiques sont préconisées. 1.2. Les méthodes de l’anthropologie interprétative. La distinction entre épistémologie et méthode n’est pas claire dans l’interprétativisme. Geertz parle d’ailleurs de méthode interprétative plus que d’épistémologie. Ce lien est d’autant plus important que les auteurs interprétatifs… se méfient des méthodes des sciences dures ! En cela, Geertz suit Gadamer (1996) qui souligne la mise à distance qu’opère une méthode issue des sciences exactes. Pour ce philosophe, les sciences humaines doivent s’affranchir des 6
exigences d'une méthodologie modelée à partir des sciences « dures ». C’est donc un ensemble d’approches propres aux sciences sociales qui est recommandé dans le recueil ou dans le traitement des données. 1.2.1. Recueil de données. En ethnographie le chercheur est le principal instrument de recherche (Sanday, 1979), un instrument dont Geertz souligne la fragilité. Il s’oppose au mythe du chercheur de terrain capable de se mettre à la place de l’indigène dont Malinowski demeure une figure centrale. Il suit en ceci encore Gadamer (1996) qui prône une conscience de ses propres préconceptions et des limites d'une telle compréhension réflexive. Dans cette « herméneutique philosophique », la conscience de sa propre finitude mène le chercheur à une nouvelle compréhension de la philosophie et de la connaissance en général. Geertz invite donc le chercheur, non pas à essayer d’échapper à ses propres conceptions, mais plutôt à prendre conscience de ses faiblesses et de ses présuppositions, et à ne pas viser une empathie totale avec l’acteur étudié, empathie qu’il est impossible d’atteindre. En respectant certaines méthodes, des « explications des subjectivités d’autres peuples peuvent être édifiées sans qu’il soit besoin de prétendre à des capacités plus que normales d’effacement d’ego et des sentiments de similitude » (Geertz, 1999, p. 89). Il ne s’agit donc plus de se mettre à la place de l’indigène mais de « lire par-dessus son épaule », de lire le texte que constitue sa culture. Le travail de recueil doit rester au plus près de ce qui est constaté, afin de fournir le matériau pour une description dense. Geertz fournit un exemple remarquable de cette méthode dans son analyse des combats de coqs à Bali. La connaissance en profondeur qu’il a acquise de la société balinaise lui permet de voir dans ces combats de coqs et les paris auxquels ils donnent lieu, autre chose qu’une pratique ludique, un « jeu d'enfer » qui met en cause les tensions inhérentes à cette société de castes. « Ce dont le 7
combat de coqs nous parle, c'est de relations entre rangs sociaux ; et ce qu'il en dit, c'est qu'elles sont affaires de vie et de mort » (Geertz, 1983, p. 207). L’analyse n’est donc jamais loin du recueil des données car celui-ci implique à la fois une profonde connaissance du contexte, une capacité à replacer ces éléments locaux dans un contexte plus large, et une compréhension en profondeur de ce contexte qui va ensuite permettre une description dense. 1.2.2. Traitement des données. L’herméneutique : la réalité culturelle comme texte. L’herméneutique est une méthode d’interprétation littéraire qui, transposée en sciences sociales, consiste à considérer les productions culturelles comme des textes. La notion de texte est donc ici entendue dans un sens très large. Il ne s’agit pas d’étudier uniquement un discours mais d’acquérir une connaissance complète des lieux, des symboles, des pratiques, de tous les aspects empiriques du contexte étudié – par exemple une organisation que le chercheur étudie - qui véhiculent du sens, car ce sont tous ces aspects qui forment le « texte ». La question centrale de l’herméneutique est : qu’est ce que ce texte veut dire ? Le but de l’analyse est donc de comprendre le sens de ce texte, et non sa fonction. La méthode du « cercle herméneutique » consiste à interpréter tout élément particulier en le rattachant à l’ensemble des données sociales et historiques recueillies. Dhitley indique que « le cercle herméneutique a pour but de se placer dans le même champ sémantique que ce que l’on entreprend de comprendre et de soumettre le discours dont on part à une interprétation qui nous le rend accessible » (Foessel, 2004). L’idée est de rendre compte de la dialectique entre le tout et ses parties telles qu’elles se présentent dans des événements. Il faut comprendre les parties pour saisir le tout, et vice versa (Gadamer, 1996). Pour Geertz le rôle du chercheur est de faire en permanence ces allers-retours dialectiques entre « le plus local des détails locaux et la plus globale des structures globales en sorte qu’on arrive à les voir simultanément » (1999, p.88) 8
Pour Geertz (1998, p. 80), pratiquer l’ethnographie revient ainsi à « essayer de lire (au sens de « construire une lecture de ») un manuscrit étranger, défraîchi, plein d’ellipses, d’incohérences, de corrections suspectes et de commentaires tendancieux, et écrit non à partir de conventions graphiques normalisées mais plutôt de modèles éphémères de formes de comportement ». La description dense. L’apport le plus connu et sans doute le plus marquant de Geertz à la méthode en sciences sociales est la notion de description dense. S’appuyant sur un texte de Ryle, Geertz (1973 ; 1998) affirme que le chercheur ne doit pas se limiter à faire une description littérale des actions des individus observés mais qu’il faut les lier au contexte culturel. Geertz (1998) reprend l’exemple donné par Ryle de deux garçons qui clignent des yeux. Alors que l’un cligne des yeux par automatisme, l’autre fait un signe à un ami. Ryle oppose la description fine (thin description) que fera un behavioriste radical par exemple et qui reviendra à ne pas faire de différence entre les deux actions, et une description dense (thick description) qui consiste à rendre compte des structures culturelles qui font que ces deux actions n’ont pas le même sens. Ceci constitue le fondement du travail d’anthropologue selon Geertz. Ricoeur, qui constitue une influence importante de Geertz indique ainsi (Geertz, 1996, p. 271) : « Le même segment d’action – lever le bras – peut signifier : « je demande la parole, ou je vote pour, ou je suis volontaire pour telle tâche ». Ces symboles sont « des entités culturelles et non plus seulement psychologiques. En outre, ces symboles entrent dans des systèmes articulés et structurés en vertu desquels les symboles pris isolément s’intersignifient […] ». 9
Finalement il s’agit pour le chercheur, par cette description dense, de persuader le lecteur de prendre au sérieux ce qu’il dit, qu’il a « vraiment été là bas », et qu’il a pénétré une autre façon de faire et de comprendre (Geertz, 1996). 2. Réception et aménagements en management. La réception de l’anthropologie interprétative en management est ambiguë. D’une part, ses méthodes sont largement utilisées en sciences de gestion, notamment dans le domaine des analyses culturelles (culturalistes) et des approches néo institutionnalistes en analyse des organisations où de nombreux chercheurs se réclament de Geertz (Di Maggio et Powell, 1991 ; Scott, 1995), ainsi que dans les travaux portant sur l’identité organisationnelle, l’apprentissage et la cognition (Schultz et Hatch, 1996). D’autre part, d’importants problèmes demeurent, liés à sa relative indifférence aux questions de généralisation et de critères de validité. Il n’est pas possible de trouver chez Geertz des réponses à ces exigences, qui réduisent la réception dans les champs des études de gestion si soucieuses de quantification, de validité, de généralisation et de comparaison. Ces éléments sont pourtant fondamentaux pour la reconnaissance du caractère scientifique de ces travaux (Blanchot, 1999). Les auteurs désireux d’effectuer des recherches interprétatives tout en assurant leur réception en sciences de gestion ont donc développé des méthodes ad hoc afin de rapprocher l’interprétativisme des critères dominants du champ. Après avoir rendu compte de la position de l’interprétativisme sur ces questions (2.1.), nous présenterons les adaptations proposées par les chercheurs en management (2.2). 2.1. Problèmes de « scientificité » et approche interprétative 2.1.1. La généralisation dans les approches interprétatives : un statut ambigu La question de la possible généralisation est récurrente dans les travaux interprétatifs, et il n’existe pas de position unie. Selon des auteurs comme Denzin (1983), ou Guba et Lincoln 10
(1994), toute généralisation est impossible (pour une synthèse critique de leurs positions, voir Williams, 2000). Ceci tient autant au caractère idiosyncrasique de tout terrain qu’à la nécessité de rendre compte des interprétations des acteurs elles-mêmes spécifiques. D’autres auteurs adoptent une position moins radicale (eg Williams, 2000), dont Geertz lui- même. Pour eux, l’interprétativisme n’empêche pas l’accumulation et la généralisation des connaissances qui sont parmi les buts essentiels de toute recherche entreprise dans cette optique (Geertz, 1983). Cependant, le caractère idiographique des recherches limite cette généralisation. L’accumulation de connaissances est considérée comme un processus par essence itératif et non linéaire en raison de la contingence des terrains (Gioia et Pitre, 1990). Geertz (1998, p. 98-99) indique ainsi : « Plutôt que de suivre une courbe ascendante de découvertes accumulées, l’analyse culturelle se brise en une séquence décousue et cependant cohérente de trouvailles de plus en plus hardies. Les études se construisent à partir d’autres études, non pas au sens où elles reprennent les choses là où d’autres les ont laissés, mais au sens où mieux informées et mieux conceptualisées, elles plongent plus profondément dans les mêmes choses […] mais le mouvement ne va pas d’un théorème déjà prouvé à un autre, il va d’un tâtonnement maladroit visant la compréhension la plus élémentaire jusqu’à l’affirmation étayée d’un accomplissement et d’un dépassement. Une étude représente un progrès si elle est plus incisive – quelle que soit le sens que l’on donne à ce terme – que celles qui l’ont précédée ; mais elle s’appuie moins sur les épaules de celles qui précèdent qu’elle ne se développe parallèlement, lançant elle-même le défi ou y répondant. » Mais il n’est donc pas possible d’envisager à terme une « théorie générale de l’interprétation culturelle » (ibid., p. 99). Il n’est ni possible, ni même intéressant, dans une optique 11
interprétative de dire quelque chose qui se présenterait comme LA vérité, LA seule interprétation, et l’interprétativisme s’affirme ici comme une épistémologie modeste. Geertz (Panourgia, 2002, p. 423, italiques ajoutés par nous) indique ainsi, à propos de ses propres travaux : « J’ai fait de nombreuses lectures (readings) de Bali, et d’autres en ont fait d’autres lectures, certaines ne sont pas très bonnes, d’autres aussi bonnes que les miennes parce qu’il n’y a pas de point final. On discute de ces choses. Parfois ces questions disparaissent parce que les gens en ont marre. Certaines explications ne marchent plus. Mais ça n’aurait pas de sens que nous finissions par tous nous entendre sur une interprétation sur quelque chose comme la « société javanaise » ou la « société marocaine » » 2.1.2. L’absence de critères de validité scientifique : la recherche comme exercice littéraire. Geertz souligne que le texte anthropologique est avant tout une œuvre littéraire et qu’il doit être apprécié en fonction de critères littéraires. Le chercheur ne pouvant apporter de preuve scientifique de ce qu’il avance, il doit bâtir un récit ayant des qualités telles que le lecteur y adhère. Dans son ouvrage de 1996, Geertz revisite ainsi les travaux des plus grands anthropologues pour montrer comment leur subjectivité et leur formation initiale s’expriment dans leurs récits Le texte anthropologique est alors un exercice de rhétorique par lequel un chercheur essaie de convaincre ses lecteurs de ce qu’il avance. Seront écoutés, parmi les anthropologues, ceux qui « transmettent dans leur prose plus efficacement que d’autres, l’impression qu’ils ont été en contact étroit avec des existences qui nous sont étrangères […] » (Geertz, 1996, p. 14). Ce qui importe n’est pas la vérité mais la vraisemblance du récit. 12
Il s’agit donc pour l’auteur de rendre des pratiques éloignées proches et cohérentes au lecteur qui apprécie le travail dans la mesure où celui-ci lui permet de faire sens du terrain qui lui est décrit. La question du style (Van Maanen, 1995) et du statut rhétorique du texte en sciences humaines revient régulièrement. Selon Elsbach et al. (1999, p. 633) cet aspect rhétorique est aujourd’hui bien admis, et ils indiquent : « En 1989, l’idée que les théoriciens des organisations les plus doués n’étaient pas seulement des scientifiques objectifs mais aussi des bons conteurs (storytellers) qui élaborent des récits convaincants liant causes et effet était inconnue dans de nombreux domaines du champ et ridiculisée dans la plupart des autres. Elle est maintenant acceptée par une large partie de ces théoriciens des organisations et souvent utilisée comme un argument… pour expliquer pourquoi la bonne théorie doit utiliser beaucoup des méthodes de la bonne littérature… Enfin, en 1989, l’idée qu’il n’existait pas de moyens objectifs d’évaluer la valeur d’une théorie était considérée comme une hérésie dans la plupart de ces domaines. Elle est maintenant considéré si non comme une vérité, au moins comme une possibilité plausible et troublant ». Mais les travaux interprétatifs demeurent peu nombreux dans les grandes revues anglo saxonnes. Ceci nous semble notamment tenir à l’absence de critères établis de validité scientifique, de dimension quantitative pour ce type de travail, et au statut ambigu de la généralisation. 2.2. Une réception croissante. Des auteurs ont cependant proposé des aménagements de l’anthropologie interprétative qui peuvent permettre d’en faciliter la réception en sciences de gestion et constituent donc des 13
outils intéressants pour les chercheurs de ce domaine désireux d’utiliser ce paradigme. Ces aménagements portent tant sur la généralisation que sur les critères de validité. 2.2.1. Favoriser la généralisation. Deux options ont été proposées. La première est d’avoir recours à la généralisation analytique telle que définie par Yin (1994) qui l’oppose à la généralisation statistique. Pour ce dernier, il est possible d’accroître le niveau de généralité des résultats obtenus sur un cas en le liant à un débat théorique plus large. Comme le résume Wirtz (1999, p. 127, italiques par l’auteur), le principe en est que « l’étude clinique individuelle permet donc d’examiner la plausibilité des propositions issues d’une théorie plus globale ». Yin suggère qu’il est possible de tester ensuite les conclusions tirées d’une étude sur d’autres terrains afin d’en tester la robustesse suivant une logique de réplication. Ceci s’articule avec Geertz (1999, p. 73-74) qui indique que le chercheur oscille entre les « concepts proches de l’expérience », que les acteurs utilisent pour décrire ce qu’ils pensent, et les « concepts éloignés » utilisés par les théoriciens pour capturer des traits généraux. En conséquence, la généralisation se fait par les liens effectués entre la théorie explicite mobilisée et le terrain, et est donc contingente et limitée. Une analyse ne permet de dégager des règles générales qui s’appliqueraient dans toutes les situations, ni de découvrir des lois générales et des corrélations constantes. La généralisation est toujours imparfaite et l’indétermination liée aux conditions locales ne peut pas être totalement éliminée (Tsoukas et Hatch, 2001, p. 993). Ces recherches permettent, plus modestement, de construire des théories substantives (Glaser et Strauss, 1967) dont les résultats peuvent être généralisés dans des contextes similaires (Geertz, 1973) La seconde option, défendue par Lee (Lee, 1991), consiste à proposer une intégration des approches interprétatives et positivistes afin de favoriser l’accumulation de connaissances et 14
la généralisation dans le champ de la recherche organisationnelle. L’interprétativisme est utilisé alors pour mener des études de cas en profondeur en s’appuyant sur les procédés ethnographique, herméneutique et phénoménologique. Une fois qu’une compréhension interprétative est atteinte, celle-ci fournit la base d’une analyse positiviste qui repose alors sur l’usage de statistiques inférentielles, de tests d’hypothèses, d’analyse mathématique ou encore de design expérimental et quasi-expérimental. Ce cadre intégrateur rejette l’idée d’une opposition entre les deux paradigmes et considère que leur diversité doit être considérée comme permettant d’être complémentaires. 2.2.2. Développer les critères de validité. En partant d’autres traditions interprétatives, des auteurs se sont efforcés de développer des critères de validité propre à cette approche. Le modèle le plus abouti semble celui de Klein et Myers (1999). Ces auteurs fournissent une remarquable synthèse des fondements de l’approche interprétative et en tirent 7 principes de recherche pouvant servir de critères de jugement (cf. tableau 1). 15
Tableau 1 : 7 principes pour conduire et évaluer des recherches interprétatives (Klein et Myers, 1999) 1- Le principe fondamental du cercle herméneutique Tout compréhension humaine passe par un processus itératif entre la considération des parties et de l’ensemble. Ce principe de compréhension est fondamental à tous les autres principes. 2- Le principe de contextualisation Requière une réflexion critique sur le passé social et historique de la situation étudiée afin que les lecteurs puissent comprendre comment la situation étudiée a émergé. 3- Le principe de l’interaction entre le chercheur et les acteurs Requière une réflexion critique sur la manière dont le matériau étudié a été construit socialement à travers l’interaction entre le chercheur et les acteurs du terrain 4- Les principes d’abstraction et de généralisation Implique de relier les détails idiographiques révélés par l’interprétation des données à travers l’application des principes 1 et 2 à des concepts théoriques généraux qui décrivent la nature de la compréhension humaine et de l’action sociale 5- Le principe de raisonnement dialogique Implique de rester sensible aux contradictions qui peuvent apparaître entre les préconceptions théoriques qui guident le design de recherche et ce qu’on trouve (« l’histoire que les données racontent »), et faire les éventuelles révisions nécessaires. 6- Le principe des interprétations multiples Demeurer sensible à la diversité des interprétations par les différents acteurs d’une même séquence. 7- Le principe de suspicion Implique de demeurer sensible aux biais possibles et aux distorsions systématiques dans les narratifs collectés parmi les participants. Ces principes sont tant des conseils méthodologiques que des critères d’évaluation visant à améliorer la plausibilité et le bien fondé des études se réclamant de l’interprétativisme, en soulignant que ces principes sont interdépendants et que c’est l’usage combiné de ceux-ci qui permettent de mener une étude interprétative riche et cohérente. CONCLUSION L’épistémologie interprétative de Geertz a eu un impact majeur en anthropologie et constitue souvent implicitement le fondement de nombreuses études qualitatives en sciences de gestion. Cet article a pour but de présenter les fondements de cette approche ainsi que les limites à sa 16
réception en gestion et les travaux développés permettant de dépasser ces limites. Ce faisant nous espérons proposer une analyse utile pour les chercheurs francophones leur permettant d’accroître la rigueur et la plausibilité de leurs études qualitatives dans la mesure où celles-ci se rattachent à l’approche interprétative. Ceci est d’autant plus intéressant que les approches interprétatives font l’objet d’une réception croissante. En théorie des organisations, les approches interprétatives permettent actuellement d’envisager un tournant dans le néo-institutionnalisme qui pourrait s’émanciper de son tropisme déterministe et renouer avec la construction sociale (Berger et Luckman, 1967). De manière plus spectaculaire, des travaux récents en stratégie insistent sur l’importance de la culture. Rindova et Fombrun (1999), prolongeant les travaux de Fombrun sur la réputation des organisations insistent sur l’importance stratégique de la culture interorganisationnelle dans un champ organisationnel. Lounsbury et Glynn (2001) indiquent que l’entrepreneur qui veut imposer une innovation ou un projet doit trouver une histoire à raconter qui correspond aux cadres culturels en place. 17
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