TRAVAUX ET RECHERCHES DU GÉRAC - Adrien Savolle Working paper - Université Laval
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TRAVAUX ET RECHERCHES DU GÉRAC Working paper La mise sous tutelle de la société civile chinoise sous Xi Jinping Adrien Savolle Étudiant au doctorat en anthropologie Université Laval, Québec, Canada i
L’auteur peut être contacté à l’adresse suivante : adrien.savolle.1@ulaval.ca Ce travail a été supervisé par madame Isabelle Henrion-Dourcy, professeure titulaire au département d’anthropologie de la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval et membre du comité directeur du GÉRAC. Ce document peut faire l’objet, après l’approbation par la direction du GÉRAC, d’une publication dans un ouvrage ou une revue. Tous les travaux et recherches du GÉRAC n’engagent que leurs auteurs et ne sont en aucune façon le reflet d’une politique ou d’une perspective privilégiée par le GÉRAC et par l’École supérieure d’études internationales. Il convient de citer le document de la façon suivante : Adrien Savolle, « La mise sous tutelle de la société civile chinoise sous Xi Jiping », https://www.gerac.hei.ulaval.ca/sites/gerac.hei.ulaval.ca/files/adrien-savolle.pdf, page. ii -2-
Table des matières Introduction ..................................................................................................................................... 4 1. Le concept de société civile et son application en Chine continentale ................................ 7 1.1 Le débat académique et les modalités d’utilisation pour la Chine ............................... 7 1.2 Le débat académique en dehors de la Chine............................................................... 10 2. Une Chine fusionnée au PCC ............................................................................................ 13 2.1 Imbrication du PCC et des institutions étatiques ........................................................ 13 2.2 Le système de crédit social ......................................................................................... 14 3. La récupération des œuvres artistiques .............................................................................. 15 4. La sphère religieuse ........................................................................................................... 18 5. Les sujets de mobilisation de la société civile chinoise ..................................................... 22 5.1 Les questions environnementales ............................................................................... 23 5.2 L’émancipation de la société civile grâce au travail................................................... 25 6. Les moyens de mobilisation utilisés par les différents acteurs de la société civile ........... 28 6.1 Le système judiciaire chinois ..................................................................................... 28 6.1.1 La fusion du Parti-État à la justice et à l’économie .................................................. 28 6.1.2 Utilisation concrète du système judiciaire par la société civile et adaptations en cours ............................................................................................................................................ 31 7. Les ONG en Chine ............................................................................................................. 33 7.1 Les ONG officielles .................................................................................................... 34 7.2 Les ONG officieuses .................................................................................................. 35 7.3 L’entreprenariat social. ............................................................................................... 35 7.4 Les ONG étrangères ................................................................................................... 36 8. La presse comme relais de la société civile ? ..................................................................... 37 9. Les médias sociaux ............................................................................................................ 40 9.1 L’utilisation des médias sociaux par la société civile................................................. 40 9.2 L’utilisation d’Internet par le PCC ............................................................................. 46 Conclusion .................................................................................................................................... 48 Bibliographie................................................................................................................................. 50 -3-
INTRODUCTION De très nombreux chercheurs en sciences humaines ont écrit sur le régime chinois depuis la mort de Mao Zedong (1976), et la mise en place des réformes entamées par Deng Xiaoping à partir de 19781. Si de nombreuses analyses décrivent une démocratisation lente du pays au milieu des années 1980, puis un revirement avec la répression du soulèvement de Tian’anmen (1989), on assiste depuis à l’annulation de plusieurs projets de réformes censés faire plus de place à la société civile dans les prises de décisions2, comme par exemple la demande de séparation du PCC et du gouvernement faite par le secrétaire générale du PCC Zhao Ziyang3. Outre la répréssion des mouvements pro-démocratie, les politiques de Deng Xiaoping et de son successeur Jiang Zemin cherchent à assurer une croissance économique forte en démantelant le système de sécurité sociale existant. Face au péril de stabilité sociale engendré par ces politiques, Hu Jintao, qui prend le pouvoir en 2002, remet en place un nouveau système de protection sociale favorisant le réemploi des travailleurs licenciés 4 . Il essaie aussi d’apporter des solutions aux 1 Deng Xiaoping s’efforce d’éviter au maximum le retour d’une dictature personnalisée, en passant d’un système totalitaire à de l’autoritarisme (un régime autoritaire décrit une forme de pouvoir vertical sans concertation de la population concernée ni mécanisme de contestation. Un régime totalitaire abolit de surcroit toute distinction entre la vie collective et la vie privée de ses habitants : habillement, religion, travail, sexualité… Les dénominations accolées au régime actuel sont nombreuses : néo-totalitarisme, autoritarisme dur…). Il est connu pour avoir mis en place les quatre modernisations (四个现代化, si ge xiandaihua) dans les domaines de l’agriculture, de l’industrie, des sciences et technologies et de la défense nationale. Il s’appuie sur quatre principes fondamentaux (四个基本原则, si ge jiben yuanze), soit la modernisation, la stabilité sociale, le développement économique et l’ouverture sur l’extérieur. Il réhabilite aussi les intellectuels à travers une période de « libéralisation de la pensée » ( 思想解放, sixiang jiefang) qui aboutit sur la circulation d’idées jusque-là proscrites (individualisme, droits de l’homme) et de revendications (mise en place d’un État de droit, adoption de pratiques démocratiques) qui deviennent rapidement inaudibles pour le Parti communiste chinois. En 1983 est lancée une campagne contre la « pollution spirituelle » qui vise à condamner toute influence étrangère dans les productions artistiques et en 1987 contre la « libéralisation bourgeoise ». Cette dernière fait suite aux manifestations étudiantes de 1986 demandant une plus grande démocratisation du régime, et démarre avec le remplacement de Hu Yaobang favorable à ces demandes par Zhao Ziyang au poste de secrétaire général du Parti communiste chinois. CABESTAN, Jean-Pierre, 2018, Demain la Chine : démocratie ou dictature?, Paris : Gallimard, p .1-19. DUCHÂTEL, Mathieu et ZYLBERMAN, Joris, 2012, Les nouveaux communistes chinois, Paris : Armand Colin, p. 225-226. RICCI, Jean-Claude, 2011, Histoire des idées politiques, Paris : Dalloz, p. 424-425. 2 BRODSGAARD, Kjeld Eric, 2018, « China’s Political Order under Xi Jinping: Concepts and Perspectives », China: an International Journal, 16, 3, p. 1-17. 3 Zhao Ziyang dut démissioner et finit sa vie en résidence surveillée pour s’être positionné contre la répression de Tian’anmen. BÉJA, Jean-Philippe et GOLDMAN, Merle, 2009, « L’impact du massacre du 4 juin sur le mouvement démocratique », Perspectives Chinoises, 2, p.19-30. 4 Jean-Louis Rocca dans MINONZIO, Jérôme, 2014, « L’équation du pouvoir : une classe moyenne sans élections. Entretient avec Jean-Louis Rocca », Informations sociales, 185, 5, p. 92-101. -4-
problèmes provoqués par le triplement du nombre de migrants internes 5 estimé alors à 200 millions 6 , en réformant la taxation agricole des exploitations familiales et en assurant l’enseignement gratuit pour les enfants de classes économiques défavorisées7. Malgré le succès apparent de sa politique (croissance économique du pays), les centaines de millions de migrants sans protection sociale et les 180 000 protestations populaires annuelles font de son règne une « décennie perdue » aux yeux de nombreux Chinois8. D’un point de vue organisationnel, il finalise le déploiement du système électoral actuel au niveau local et recrute des gens d’affaires au sein du PCC9. À la fin de l’année 2012, Xi Jinping devient premier secrétaire du PCC et hérite d’un ensemble d’institutions politiques et étatiques transformées, ainsi que d’une configuration sociale particulière. Alors que le rôle du parti avait décru dans la vie des Chinois depuis la mort de Mao, Xi réhabilite le PCC comme un acteur incontournable de l’ensemble de la société chinoise, en mettant de l’avant les douze idéaux reflétant les valeurs socialistes (社会主义核心价值观, shehui zhuyi hexin jiazhiguan) : la prospérité, la démocratie, la civilité, l’harmonie, la liberté, l’égalité, la justice, l’état de droit, le patriotisme, le dévouement, l’intégrité et la camaraderie. En janvier 2013, il promeut les « trois confiances en soi » (三个自信, san ge zixin) censées doper le pays et la loyauté de ses habitants : le communisme aux caractéristiques chinoises, le système théorique sur lequel ce communisme s’appuie et le système politique actuel. Il ajoutera en 2016 un quatrième paramètre de cette confiance en soi, la « culture chinoise ». En avril 2013, paraît également le Document 9 qui met en garde contre les valeurs occidentales et fait ressortir sept caractéristiques à ne surtout pas importer en Chine : l’idée d’une constitution démocratique à l’occidentale, la défense des droits de l’homme, le néolibéralisme, la liberté de la presse, l’apparition d’une société civile et de partis politiques multiples, et l’indépendance de la justice. 5 Souvent nommés nongmingong (农民工) par les spécialistes et les médias chinois, la plupart récusent cette appellation et se considèrent comme des waidiren (外地人). ZAVORETTI, Roberta, 2017, Rural Origins, City Lives: Class and Place in Contemporary China, Seattle: University of Washington Press, p. 28-51. 6 HEITZ, Pauline, 2005, « Quand les rêves de Mao s’effondrent », Perspective Monde, Université de Sherbrooke : École de Politique appliqué. 7 MINZNER, Carl, 2018, End of an Era. How China’s Authoritarian Revival is Undermining its Rise, Oxford: Oxford University Press, p. 25; 57-58. 8 ECONOMY, Elisabeth C., 2018, The Third Revolution. Xi Jinping and the New Chinese State, Oxford: Oxford University Press, p. 9. 9 BRODSGAARD, Kjeld Eric, 2018, op. cit., p. 4. -5-
Ce document souligne que la libéralisation de l’économie ne remet aucunement en cause le fonctionnement sociétal imposé par le PCC. Simultanément, Xi Jinping lance une campagne promouvant le culte de sa personnalité10 et devient officiellement le cœur (核心, hexin) du PCC11, tout en faisant inscrire sa pensée dans la constitution du pays en 201712. Enfin, la campagne anticorruption en cours vise actuellement des instances du PCC que Xi Jinping ne contrôle pas, et est interprétée par de nombreux observateurs comme une mise au pas de celles-ci. Dans ce nouveau contexte, de nombreux auteurs ont noté les restrictions des espaces mobilisables par la « société civile chinoise », réactivant un débat plus ancien sur ce qui est entendu par le concept de société civile en sciences sociales. Cette appellation ayant une généalogie propre dans le pays, je reviendrai sur son utilisation en Chine avant de dépeindre brièvement le débat que ce terme suscite en dehors du pays. Partisan de l’utilisation de ce concept, je ne nie aucunement les spécificités de la société civile chinoise ni de son environnement, et c’est dans cette optique que la seconde partie de cet essai mettra en lumière les relations reliant les institutions étatiques et le PCC. Une fois ces caractéristiques propres au contexte chinois soulignées, je décrirai la pénétration du PCC dans les productions artistiques et les pratiques religieuses des Chinois, avant de m’intéresser aux sujets qui mobilisent les Chinois, puis aux outils qu’ils utilisent pour influencer les décisions émanant des différents échelons de pouvoir. Cette recherche s’efforce donc de répondre à trois questions principales : quels sont les sujets les plus importants pour la société civile chinoise contemporaine? Quelles sont les tactiques déployées pour peser sur les décisions politiques ? Et enfin, à l’inverse, quels sont les ajustements et les évolutions du pouvoir politique face à ces développements ? 10 SRIDI, Nicolas, 2017, « Chine : du bon usage des symboles selon Xi Jinping », Asialyst, (consulté le 29 avril 2019 : https://asialyst.com/fr/2017/11/24/chine-du-bon-usage-symboles-selon-xi-jinping/). 11 ECONOMY, Élisabeth C., 2018, op. cit., p. 24. 12 SCHELL, Orville, 2018, « A Neglected Democratic Heritage », Journal of Democracy, 29, 2, p. 90-97. -6-
1. LE CONCEPT DE SOCIETE CIVILE ET SON APPLICATION EN CHINE CONTINENTALE 1.1 LE DÉBAT ACADÉMIQUE ET LES MODALITÉS D’UTILISATION POUR LA CHINE C’est à la suite des événements de Tian’anmen que les chercheurs extérieurs au pays se sont mis à utiliser ce concept 13 , alors même que la question de la « société civile chinoise » est également débattue par de nombreux chercheurs chinois14. En Chine, cette discussion ne se limite pas à une discussion érudite autour d’un concept particulier. « Pour les intellectuels chinois qui ont tiré les leçons du mouvement de la place Tian’anmen et des mouvements contestataires à l’est de Taiwan, la question de la société civile n’est pas seulement une préoccupation intellectuelle, elle est au cœur de l’avenir de la démocratie : moyen d’affaiblir le régime, et peut-être même de le détruire »15. Selon les auteurs chinois, cette décennie voit la naissance, ou la renaissance, de la société civile, notamment par la résurgence d’organisations traditionnelles comme les sociétés secrètes et les clans. Si l’existence de la société civile est donc admise et décrite comme une force d’espérance par beaucoup, d’autres chercheurs voient en son existence une menace16. En effet, voyant dans des pays de l’ex-URSS les conséquences des réformes qu’implique la reconnaissance de la société civile, une pensée étatiste se développe : « pour certains, le risque principal, ce n’est pas l’inertie ou la faiblesse de la société civile, c’est au contraire que l’État perde tout contrôle de la société »17. Cette approche va donner naissance à un courant de pensée conservateur et effacer la société civile de la plupart des travaux de sciences sociales produits dans le pays. 13 Liste non exhaustive : GOLD, Thomas B., 1990, « The resurgence of civil society in China », Journal of Democracy, 1, 1, p. 18-31. ØSTERGAARD, Clemens Stubbe, 1989, « Citizens, groups and a nascent civil society in China: Towards an understanding of the 1989 student demonstrations », China Information, 4, 2, p. 28-41. STRAND, David, 1990, « Protest in Beijing: Civil society and public sphere in China », Problems of Communism, 39, 3, p. 1-19. YANG, Mayfair Mei-hui, 1989, « Between state and society: The construction of corporateness in a Chinese socialist factory », The Australian Journal of Chinese Affairs, 22, p. 31-60. 14 Pour les prémices de ce débat, voir HE, Baogang, 2011 [1995], « The Ideas of Civil Society in Mainland China and Taiwan, 1986-92 », in Z. Deng (Ed.), State and Civil Society. The Chinese Perspective, Londres: World Scientific, p. 197-239. Pour les textes publiés entre 1992 et 2000 voir la bibliographie de DENG Zhenglai, 2011, « Academic Inquiries into the ‘Chinese Success Story’ », in Z. Deng (Ed.), 2011, op. cit., p. 1-22. 15 ZHANG, Lun, 2003, La vie intellectuelle en Chine depuis la mort de Mao, Paris : Fayard, p. 237. 16 Liste non exhaustive : SHI, Yuankang, [石元康], 1991, « 市民社會與重本抑末──中國現代化道路上的障礙 » [Shemin shehui yu zhongben xiandai daolusheng de zhangai / Société civile et politique de réhabilitation : des obstacles à la modernisation chinoise], 二十一世紀 [Ershiyi Shiji/21e Siècle] (août), p. 105-120. WANG, Shaoguang [王紹光], 1991, « 關於「市民社會」的幾點思考 » [Guanyu « shemin shehui » de jidian sikao/Réflexion sur la « société civile »], 二十一世紀 [Ershiyi Shiji/21e Siècle] (décembre), p. 102-114. 17 ZHANG, Lun, 2003 op. cit., p. 238. -7-
Ce courant laisse encore des traces aujourd’hui, alors que les chercheurs contemporains chinois suivent pour la plupart une approche officielle. Or, depuis le mois de mai 2011 et l’article d’un membre du Comité des Affaires politiques et juridiques18, l’expression société civile (公民社会, gongmin shehui)19 a disparu des médias officiels20 et a été remplacée par gonggong shehui (公共 社会, société publique) 21. Les chercheurs chinois contemporains des facultés de sciences sociales évitent donc d’utiliser le concept de société civile dans leurs analyses et, s’ils présentent généralement la démocratie socialiste comme perfectible, elle est pour eux préférable à la démocratie bourgeoise. Ils expliquent leurs réticences à travailler sur les phénomènes politiques observables dans la société de par leur nature sensible (敏感, mingan). Ils avancent également que travailler sur ce type de sujet pourrait être une source d’instabilité (破坏社会稳定, pohuai shehui wending)22. À cela s’ajoutent des considérations très terre à terre, comme le fait que l’État-Parti est le financeur principal des recherches dans le pays. Également, les chercheurs chinois font majoritairement la promotion d’une « exception chinoise »23 qui rend difficile la coopération avec les chercheurs étrangers, et renforce l’ambigüité pour les spécialistes occidentaux d’utiliser ou non le concept de société civile en contexte chinois. Cette posture pose aussi la question de l’indépendance de la science vis-à-vis du pouvoir politique24. 18 ZHOU, Benshun [周本顺], 2011, « 走中国特色社会管理 创新之路 » [Zou Zhongguo tese shehui guanli chuangxin zhi lu / Suivre le chemin aux caractéristiques chinoises dans l’innovation de la gestion sociale], 豆瓣 Douban. 19 Trois expressions chinoises se traduisent par société civile, mais les connotations qui y sont attachées diffèrent grandement. L’expression gongmin shehui (公民社会) apparaît dans les années 1980 et est adoptée par les académiciens. Cette expression transporte l’idée d’une participation par la concertation de la population aux politiques étatiques. L’expression shimin shehui (市民社会) est plus ancienne. Elle a servi à traduire les écrits de Marx, et est rattachée dans l’imaginaire collectif aux sociétés bourgeoises. Enfin, l’expression minjian shehui (民间社会) est très utilisée à Taiwan. Sans connotation spécifique, elle a été utilisée par des historiens de Chine continentale, mais son usage sur le continent reste très faible. 20 PILS, Éva, 2012, « Introduction. ‘Société civile’ et ‘communautés libérales’ en Chine », Perspectives Chinoises, 120, 3, p. 2-8. 21 CABESTAN, Jean-Pierre, 2014, Le système politique chinois, Paris : SciencesPo Les Presses, p. 485-486. 22 La position officielle des chercheurs chinois est qu’ils améliorent au quotidien un système déjà démocratique, mais aux particularités chinoises (zhongguo tese, 中国特色). 23 Ces chercheurs mettent de l’avant les spécificités locales (bentuhua, 本土化) pour travailler en vase clos. 24 CABESTAN, Jean-Pierre, 2014, op. cit., p. 26-27. -8-
Citons tout de même l’exception de Guo Yuhua (département de sociologie de l’Université Tsinghua) et de ses travaux sur le monde ouvrier, les travailleurs migrants, et les modes d’organisation des propriétaires 25; de Ying Xing (sociologue à l’Université de sciences politiques et de droit de Chine) qui a travaillé sur le mouvement des paysans manifestant à la suite des saisis de leurs terres par les autorités locales ; et enfin les chercheurs réfléchissant à l’agentivité des classes dominées, dont Xu Xiaohan (département de sociologie de l’Université Tsinghua) et Wang Qingming (Professeur associé au département de sociologie de la Zhou Enlai School of Government Administration de l’Université de Nankai), tous répertoriés par Frenkiel et Wang26. Peu nombreux à traiter directement de la contestation populaire27, les chercheurs chinois sont donc plus mobilisés pour étudier les transformations et les créations de nouveaux espaces publics28. Notons que cette description des travaux réalisés par des chercheurs locaux s’intéressant de manière détournée à la société civile chinoise a de nombreuses failles, à commencer par le fait que je ne suis au courant que d’une fraction infime des publications sorties en Chine. En effet, si les universitaires chinois ont une liberté relative sur leur sujet de recherche, la publication de leurs résultats est beaucoup plus problématique, ce qui explique que sur les sujets sensibles comme celui de la société civile, ils préféreront ne pas les publier, ou encore les publier dans des neibu (内部, revue dévolue à une circulation interne)29. 25 Son livre ayant eu le plus d’écho (voir Guo, 2013 en bibliographie) a été édité à Hong Kong est est interdit de publication en Chine continentale. Un de ses articles a été traduit en français (voir Guo, 2008). 26 FRENKIEL, Émilie et WANG, Simeng, 2017, « Les jeunes Chinois dans différents espaces nationaux : expressions et engagements politiques », Participations, 17, p. 5-33. 27 Il est risqué de publier des études sur des sujets sensibles, et cela s’est aggravé depuis l’arrivée de Xi Jinping, comme le montre le licenciement, et l’interdiction de sortie du territoire touchant le prestigieux professeur libéral de droit de l’Université Tsinghua Xu Zhangrun, suite à un article critiquant les politiques actuelles vis-à-vis des libertés dans le pays. BARMÉ, Geremie R., 2019, « Introducing ‘The Xu Zhangrun Archive’ », China Heritage (consulté le 19 juin 2019: http://chinaheritage.net/journal/introducing-the-xu-zhangrun-archive/). LAU, Mimi et MAI, Jun, 2019, « Law professor who criticized President Xi Jinping barred from leaving China », Inkstone (29 avril) (consulté le 19 juin 2019: https://www.inkstonenews.com/politics/law-professor-xu-zhangrun- barred-leaving-china/article/3008103). 28 Voir les nombreuses références citées par MENG, Tianguang ; PAN, Jennifer et YANG, Ping, 2017, « Conditional Receptivity to Citizen Participation: Evidence From a Survey Experiment in China », Comparative Political Studies, 50, 4, p. 399-433. 29 FRENKIEL, Émilie, 2014, Parler politique en Chine. Les intellectuels chinois pour ou contre la démocratie, Paris : Presses Universitaires de France, p. 23. -9-
Les chercheurs chinois travaillent donc sur des lieux et des expressions de la société civile, mais le plus souvent sans la nommer. Ceci étant dit, le débat sur la pertinence du concept de société civile existe dans le pays. Par exemple, Sun donne sa propre définition de la société civile sur un blog chinois (une société composée de citoyens individuels ayant des responsabilités civiques et des droits individuels leur permettant de les exercer) et ne pense pas que l’on puisse parler de « société civile chinoise » à l’heure actuelle 30 . Xiao Gongqin, « représentant majeur du néoconservatisme »31 et campé contre toute démocratisation immédiate de la société chinoise lui réplique qu’une « société civile » peut se former sans être en opposition avec l’État, mais en coopération avec lui 32 , réactualisant une théorie déjà utilisée dans le pays 33 , et justifiant les mécanismes étatiques actuels, qu’il y ait ou non une société civile en Chine. Du côté des chercheurs hongkongais, ceux qui ont participé à l’ouvrage collectif édité par Benny Yiu-ting Tai 34 voient la « société civile chinoise » comme un secteur indépendant se formant dès la fin du 19e siècle, puis annihilée en 1949 et finalement remplacée par des « organisations de masse » (群众组织, qunzhong zuzhi) mises en place par le PCC en Chine continentale. Ils perçoivent également que la société civile hongkongaise est pour sa part étouffée depuis la rétrocession de l’île en 199735. 1.2 LE DÉBAT ACADÉMIQUE EN DEHORS DE LA CHINE Le débat sur la pertinence du concept de société civile pour la situation chinoise mobilise des arguments différents en dehors du pays. Dans les années 1990, alors que les intellectuels chinois valident quasi unanimement l’apparition de la société civile dans leur pays, des chercheurs occidentaux se positionnent contre son utilisation invoquant, entre autres, des différences historiques et l’absence d’une bourgeoisie dans le pays36. Pourtant, si l’on considère la définition 30 SUN, Liping [孙立平], 2009, « 中国有没有公民社会 ? » [Zhongguo you mei you gongmin shehui ?/ La Chine a- t-elle une société civile ?], cité par PILS, Éva, 2012, op. cit., p. 3 :http://sun-liping.blog.sohu.com/129843127.html. 31 FRENKIEL, Émilie, op. cit., p. 7. 32 XIAO, Gongqin [萧功秦], 2012, « 发展公民社会之中国路径 » [Fazhan gongmin shehui zhi zhongguo lujing / Développer la voie chinoise de la société civile], cité par PILS, Éva, 2012, op. cit., p.3 : http://www.aisixiang.com/data/55833.html. 33 DENG, Zhenglai et JING, Yuejin, 2002, « Constructing China’s Civil Society », in Z, Deng et Y. Yuejin (Eds.), Research on Civil Society Theories, Pékin : Chinese University of politics and Law Press. 34 Condamné le 24 avril 2019 à 16 mois de prison pour son rôle dans le mouvement des parapluies. 35 TAI, Benny Yiu-ting (Ed.), 2018, China’s Sharp Power in Hong-Kong, En ligne: Hong Kong Civil Hub. 36 Liste non exhaustive : CHEVRIER, Yves, 1995, « La question de la société civile : la Chine et le chat du Cheshire », Études chinoises, 14, 2, p. 153-251. - 10 -
de la société civile donnée par Habermas37, il est difficile de nier dans les années 1990 l’existence d’espaces non supervisés par l’État où se cristallise une opinion publique à travers l’histoire chinoise38. Dans ce débat épistémologique, Yang souligne qu’elle n’utilise pas le concept de société civile en Chine comme une description empirique de la société civile occidentale, « in which to search for its traces is at the same time to invoke the non-state sphere and make it a conscious project »39. Teets, qui est confronté aux mêmes problèmes sémantiques quinze ans plus tard, précise que : « First, the state-society relationship is theorized to be dynamic and contested, and thus not dependent on autonomy as the primary determinant of relationship but rather allowing for a relational view that includes varying degrees of partnership and collaboration. Second, an action- based definition focuses on the ability of civil society organizations to create social trust, collective action and civic participation »40. De mon point de vue, et sans nier les spécificités de la société civile chinoise « en construction et en transformation permanente, probablement plus proche de la bürgerliche Gesellschaft de WAKEMAN, Frederic Jr., 1993, « The civil society and public sphere debate: Western reflection on Chinese political culture », Modern China, 19, 2, p. 108-138. 37 Habermas soutient que la société civile est le sujet de l’opinion publique. Loin d’être la somme des opinions privées, l’opinion publique est une opinion qui se forme en public, ce qui présuppose l’existence d’un lieu ou d’un moyen de communication permettant à cette opinion publique d’être débattue. Habermas pense que les villes et l’imprimerie ont permis dans un premier temps à la frange bourgeoise des sociétés occidentales de partager leurs opinions en sortant de l’entre-soi, mais il note que cette opinion publique reste longtemps apolitique, la presse politique étant interdite jusqu’à la fin du 18e siècle. Cette opinion publique devient par la suite politique, et joue un rôle prépondérant dans le développement des différents systèmes de démocratie parlementaire, où elle devient arbitre des politiques proposées. L’ensemble de ces changements encourage les autorités du pouvoir à utiliser la communication et ses outils plutôt que le culte du secret qui régnait jusque-là. Si cette opinion publique bourgeoise transforme la façon d’exercer le pouvoir, elle exclut encore l’opinion publique ouvrière qui va s’imposer via le suffrage universel, après de nombreuses luttes au sein du monde du travail. FRYDMAN, Benoit, 2004, « Habermas et la société civile contemporaine », in B. Frydman (Ed.), La société civile et ses droits, Bruxelles : Bruylant, p.123-144. 38 ROWE, William T., 1993, « The Problem of Civil Society in Late Imperial China », Modern China, 19, 2, p.139- 157. SCHOPPA, R. Keith, 1982, Chinese Elites and Political Change. Zhejiang Province in the Early Twentieth Century, Cambridge: Harvard University Press. 39 YANG, Mayfair Mei-hui, 1994, Gifts, Favors, and Banquets: The Art of Social Relationship in China, Ithaca: Cornell University Press, p. 288. 40 TEETS, Jessica C., 2009, « Post-earthquake relief and reconstruction efforts: The emergence of civil society in China? », The China Quarterly, 198, p. 330-347. - 11 -
Hegel et de Marx41 que de la société politique chère à Gramsci ou à Habermas »42, je rejoins les chercheurs qui parlent de société civile au sujet de la Chine du troisième millénaire, tout en reconnaissant que le débat académique entourant les perspectives de recherches possibles en Chine par l’utilisation du concept de société civile est toujours en cours43. Mais, reconnaître la société civile chinoise ne doit pas non plus mener à gommer les limitations empiriques de cette société civile. À ce sujet, certains thèmes sont soigneusement évités, « comme l’indépendance du Tibet ou de Taiwan, mais à l’extérieur de la zone noire, il existe une zone grise au périmètre imprécis et fluctuant, au sein duquel des revendications peuvent se déployer et obtenir gain de cause lorsqu’elles savent adopter une formulation et des modalités d’expression acceptables. C’est ainsi que les mobilisations vont éviter de se présenter comme défiant le Parti, et vont au contraire privilégier l’utilisation et le détournement de la rhétorique officielle afin de faire apparaître leur revendication comme légitime et comme contribuant à l’amélioration de la bonne gouvernance (Hua et al., 2010 ; O’Brien et Li, 2006) »44. Enfin, le PCC est fusionné aux institutions étatiques et restreint les espaces publics de la société civile. Avant de nous intéresser à la performativité de la société civile, il faut donc d’abord comprendre la configuration dans laquelle celle-ci se déploie. 41 Chez Hegel, la bürgerliche Gesellschaft est constituée de personnes privées ayant pour but des intérêts propres différents de ceux de leur famille ou de l’État. De son côté, Marx identifie pour sa part la bürgerliche Gesellschaft au capitalisme transnational. La bürgerliche Gesellschaft est pour lui une société bourgeoise à laquelle il oppose la ‘société humaine’. BOND, Niall, 2010, « La ‘société civile’ et ses expressions en Allemagne », in J. Rowell et A.M. Saint-Gilles, La société civile organisée au XIXe et XXe siècle : perspectives allemandes et françaises, Villeneuve d’Asq : Presses Universitaires du Septentrion, p. 45-57. 42 CABESTAN, Jean-Pierre, 2014, op. cit., p.486-487. 43 Pour les différentes utilisations de ce concept, voir GLEISS, Marielle Stigum et SAETHER, Elin, 2017, « Approaches to civil society in authoritarian states: The case of China », Sociology Compass, 11. Pour une proposition théorique récente, voir GLEISS, Mariel Stigum ; SAETHER, Elin et FÜRST, Katinka, 2019, « Re-theorizing civil society in China : Agency and the discursive politics of civil society engagement », China Information, 33, 1 : 3-22. 44 SALMON, Nolween, 2017, « Quelle place accorder à l’opinion publique dans la gouvernance chinoise ? La mobilisation autour des particules PM2.5 en 2011 », Participations, 17, 1, p. 91-120. - 12 -
2. UNE CHINE FUSIONNEE AU PCC 2.1 IMBRICATION DU PCC ET DES INSTITUTIONS ÉTATIQUES Le PCC compterait actuellement 90 millions d’adhérents45. Sans entrer dans les détails, rappelons que le premier secrétaire du PCC est automatiquement président du pays et chef des armées. Si le PCC n’est pas le seul Parti politique officiel, les « partis démocratiques » autorisés46 servent dans les faits à relayer la propagande étatique auprès de secteurs particuliers de la société, et ont un rôle actif dans les mécanismes de répression contre des dissidents47. Très hiérarchisées, les branches locales du PCC sont de natures multiples et sont réparties sur plusieurs échelons organisationnels48. Elles sont dirigées par un comité élu pour cinq ans par un système de démocratie directe ou indirecte49 qui est joué d’avance dans la mesure où la liste des candidats doit être validée par les organisations de l’échelon supérieur. Leur rôle est 45 LEPAULT, Sophie et FRANKLIN, Romain, 2018, Le monde selon Xi Jinping, France : Illégitime défense et ARTE G.E.I.E. 46 Ces partis ont été cooptés en 1949 par le PCC qui une fois victorieux du Guomindang, cherchait à stabiliser le pays par la mise en place du « Front Uni », et la mise en place du « programme commun ». FLORENCE, Eric, 2017, « Chine : permanence de l’État-Parti », Politique : Revue de débats, 100, p.28-35. TSIEN, Tché-hao, 1975, « Les traits particuliers de la nouvelle constitution chinoise », Revue internationale de droit comparé, 27, 2, p.349-373. 47 CABESTAN, Jean-Pierre, 2014, op. cit., p. 365-367. 48 Il y a différentes unités de base du Parti : - Celles des quartiers urbains (jiedao, 街道). - Celles des cantons, des bourgs, des villages et des quartiers d’habitation (shequ, 社区). - Celles déployées dans les entreprises publiques et parfois privées (qui supervisent l’Assemblée générale des actionnaires et la direction, tout en dirigeant les branches syndicales et autres organisations implantées dans l’entreprise comme la Ligue de la jeunesse communiste). - Celles dédiées aux ambassades et entreprises publiques installées à l’étranger. - Celles organisées au sein de l’armée et de la police populaire armée. - Celles s’occupant des organisations sociales et des ONG (minban feiqiye danwei, 民办非企业单位) 49 Les élections aux échelons les plus bas (district et canton, dont la seule prérogative est le maintien de l’ordre public) sont directes depuis 1987 dans certaines régions. Ces élections ont été implantées au fur et à mesure dans l’ensemble du pays, et à des dates différentes, empêchant toute cristallisation autour d’un enjeu quelconque à l’échelle nationale. Elles sont indirectes pour les autres échelons. Il faut également noter qu’on peut individuellement se présenter comme candidat indépendant avec le soutien de dix citoyens, ce qui peut conduire à des primaires lorsque les candidats sont trop nombreux. Les idéalistes politiques et les défenseurs des droits de l’homme sont rarement élus, de par la répression exercée sur eux, et la grande marge laissée aux autorités locales pour manipuler les résultats. Les élections permettent par contre à certains membres de l’élite locale (chefs de village, entrepreneurs privés) de se faire élire, faisant des cellules rurales (dont les cantons supervisent l’élection du secrétaire) des organisations souvent noyautées par une seule famille représentant un des clans du village. CABESTAN, 2014, op. cit., p. 287-330 ; 489. DUCHÂTEL, Mathieu et ZYLBERMAN, Joris, 2012, op. cit., p. 222-224. SCHUBERT, Gunter, 2007, « La démocratie peut-elle coexister avec le parti unique ? Pour une appréciation nuancée des élections villageoises et cantonales en Chine », in M. Delmas-Marty et P.E. Will (Eds.), La Chine et la démocratie, Paris : Fayard, p. 713-733. - 13 -
d’appliquer les mesures décidées par les instances supérieures, de transmettre de l’information émanant de la localité, de recruter de nouveaux membres et d’éduquer la population vis-à-vis des projets en cours. Ces organisations de base sont encadrées par les membres dirigeants du Parti (党 组, dangzu) nommés directement par l’organisation du Parti de l’échelon supérieur. Chaque échelon du PCC est doublé d’une assemblée populaire à vocation représentative, servant la plupart du temps de boîtes d’enregistrement des décisions prises au sein du PCC, et d’une Conférence consultative politique du peuple chinois réunissant le Front Uni (中国人民政 治协商会议, zhongguo renmin zhengzhi xieshang huiyi), qui regroupe des membres du PCC et des huit partis démocratiques, ainsi que des organisations ayant fait alliance avec le PCC au sein du front uni patriotique lors de la guerre civile entre 1946 et 1949 50. Actuellement, son travail s’intensifie et vise à inciter par tous les moyens afin que les personnalités importantes externes au Parti le soutiennent. 2.2 LE SYSTÈME DE CRÉDIT SOCIAL Nous voyons donc que le PCC influe à tous les niveaux de la structure organisationnelle politique chinoise, et qu’il définit par le fait même l’espace public accessible à la société civile, espace qui connait des « cycles of contraction and expansion »51 dans le temps. L’espace public actuel est en pleine contraction, avec la mise en place depuis 2015 d’un système de notation des citoyens mettant à jour un « crédit social » (社会信用体系, shehui xinyong tixi), par la collecte automatique de données et leurs traitements par des intelligences artificielles développées par huit compagnies chinoises52. Alors que les mots honnêteté (诚, cheng) et crédibilité (信, xin) fleurissent sur les messages de propagandes du PCC, la population semble soutenir pour le moment la mise 50 Mao disait de ce front qu’il était une « arme magique » consistant à s’allier avec ses ennemis les moins dangereux pour vaincre les plus dangeureux. Si les recommandations du Front Uni ont été par la suite instrumentalisées ou tout simplement ignorées, Xi Jinping a réinvesti massivement dans cette tactique avec le recrutement de 40 000 cadres au sein du département du travail du Front Uni, qui collecte et traite les informations se rapportant aux relations avec les partis démocratiques, les intellectuels, le milieu universitaire, les groupes religieux et ethniques, ainsi que d’autres personnalités influentes n’ayant pas de lien direct avec le PCC. INTROVIGNE, Massimo, 2018, « ‘L’arme magique’ : comment la Chine tente de contrôler l’information à l’étranger », Bitter Winter. Un magazine sur les libertés religieuses et les droits de l’homme en Chine (consulté le 19 juin 2019 : https://fr.bitterwinter.org/larme-magique-comment-la-chine-tente-de-controler-linformation-a-letranger/). 51 HOWELL, Jude, 2011, « Civil society in China », in M. Edwards (Ed.), The Oxford Handbook of Civil Society, Oxford: Oxford University Press. 52 ECONOMY, Élisabeth C., 2018, op. cit., p. 79. - 14 -
en place de ce système de notation, espérant, entre autres, l’éradication des pengci (碰瓷), ces tentatives d’extorsion suite à de faux accidents. Quarante-trois municipalités pilotes servent pour le moment de test53. En parallèle se développe le projet « yeux perçants » permettant à tout citoyen de se connecter aux caméras de surveillance placées à l’entrée des villages, et la mise à jour mensuelle des mauvais payeurs sur le site creditchina.gov.cn, qui sont privés de train rapide et interdit d’inscrire leurs enfants dans certaines écoles tant qu’ils n’ont pas régularisé leur situation54. L’élargissement de ce système de notation à l’ensemble du pays est prévu pour 2020, mais la mouture spécifique n’a pas encore été publicisée par le PCC. Avec ce système de crédit social, l’état-parti chinois est en train de mettre en place un système de contrôle numérique de sa population jusque là inégalé. En effet, les conséquences encourues pour avoir une note décotée font que tout le monde veut respecter les réglements en place. La population s’auto-contrôle pour avoir une note A, et doît donc se plier aux règles demandées. Le système de crédit social n’est donc pas juste un système de surveillance généralisé, mais est aussi un système de contrôle très efficace de la population. 3. LA RECUPERATION DES ŒUVRES ARTISTIQUES Le PCC ne se limite pas à contrôler l’ensemble des fonctions étatiques et à mettre au point un système de surveillance et de contrôle généralisé de sa population. En effet, le PCC, en « perfect dictatorship »55, modèle aussi au maximum l’ensemble des discours en circulation dans le pays, comme le montre une analyse du monde artistique. Si les productions artistiques sont en effet une forme d’expression qui permet de contourner les normes, et de proposer des alternatives politiques, elle peuvent également servir de canal de propagande au PCC. 53 Toutes utilisent le recoupage des informations obtenues grâce aux objets connectés des citoyens (en premier lieu les téléphones portables) et celles découlant de la reconnaissance faciale par l’installation massive de caméra de surveillances dans les espaces publics. 54 , RAPHAEL, René et XI, Ling, 2019, « Quand l’État organise la notation de ses citoyens. Bons et mauvais Chinois », Le Monde Diplomatique, 778, p. 4-5. 55 RINGEN, Stein, 2016, The Perfect Dictatorship. China in the 21st Century, Hong Kong: Hong Kong University Press. - 15 -
Les productions artistiques sont donc également un domaine que le PCC souhaite contrôler, et si possible instrumentaliser. Les pressions sur les artistes se multiplient, Xi Jinping leur ayant rappelé la « responsabilité qui est la leur devant la nation chinoise, et condamné leur appât du gain et leur asservissement au marché aux dépens de la valeur artistique et morale » 56 . Il insiste également sur l’importance du patriotisme dans les productions artistiques, productions devant informer le public « de manière indistincte, mais influente »57. Ce souhait touche également la culture populaire, avec un communiqué en janvier 2018, émanant de l'administration d’État chargée de la presse des publications de la radio, du cinéma et de la télévision du peuple de la République de Chine, visant à limiter la diffusion d’images associées à la culture hip-hop ainsi que les personnalités tatouées. Ce communiqué demande de ne pas médiatiser les personnes « dont le cœur et la morale ne sont pas en adéquation avec la ligne du Parti et dont les intentions ne sont pas nobles »58, et d’éviter d’engager des acteurs « de mauvais goût, vulgaire ou obscène »59. Cette directive vise principalement la série télé-crochet Rap of China dont l’audience s’accompagne de l’émergence de nouvelles pop-stars60. Il faut dire que si le rap chinois a ses propres classiques depuis le début des années 200061, et qu’il rencontre un franc succès depuis les années 2010, il peut être aux yeux du pouvoir un outil de subversion comme lorsque des groupes régionaux préfèrent chanter dans leur langue régionale plutôt qu’en Mandarin (langue imposée par l’état). Faisant rayonner la culture chinoise à l’international62, et se revendiquant fièrement comme Chinois63 (ce que les sociologues de Kloet et Fung nomment le cosmo-patriotism)64, le PCC tente 56 FRENKIEL, Émilie, 2016, « Entre rééducation des artistes et développement effréné, où va la culture en Chine ? », Nectart, 1, 2, p. 69. 57 Ibid., p.69. 58 MOREL, Jean, 2018, « Le rap chinois est-il en train de conquérir le monde ? », Nova. 59 Ibid. 60 Ibid. 61 Cette chanson du groupe 隐藏 (yincang / dissimuler, mettre à l’abri) de 2001 est un morceau incontournable pour le rap chinois (consulté le 19 juin 2019 : https://www.youtube.com/watch?v=Qh6lJWfYyTo). 62 Le groupe Higher Brothers de la ville de Chengdu a réalisé un featuring avec le rappeur de Chicago Famous Dex, ou encore avec la star du rap sud-coréen Keith Ape. 63 Le patriotisme des artistes mène parfois à des dérives, comme le montre le titre 瓜老外 (gua laowai / stupides étrangers) signé par l’artiste Fat Shady (consulté le 19 juin 2019 : https://www.youtube.com/watch?time_continue=96&v=GWZ8yTQyqoA). 64 De KLOET, Jeroen et FUNG, Anthony, 2017, Youth Cultures in China, Cambridge : Polity Press. - 16 -
de museler certains artistes rap 65 , mais a bien compris l’influence de ce style musical sur la jeunesse du pays, et créait ses propres groupes. Par exemple, le groupe CD Rev se présente lui- même comme un groupe de gangsta rap sponsorisé par le gouvernement. Leur chanson This is China66 reprend en langue anglaise l’ensemble du discours étatique sur des sujets aussi divers que la pollution, la corruption, l’influence étrangère ou la réunification de Taiwan à la Chine. Cette instrumentalisation du rap chinois par le PCC est d’ailleurs de plus en plus assumée, comme le montre un clip67 réalisé par l’agence de presse officielle Xinhua et le studio Su Han à l’occasion de l’ouverture de la session parlementaire chinoise de mars 2019. L’art comme moyen de critique du pouvoir, puis sa récupération par le PCC est également visible dans le domaine littéraire. La littérature subversive chinoise est d’abord une littérature clandestine qui apparaît à la fin des années 1960 68 . Des revues littéraires comme Jintian (今 天,Aujourd’hui) éclosent et sont interdites. Comme les productions artistiques sont intimement liées à la situation politique et sociale qui les entoure, ce n’est pas un hasard de voir les thèmes abordés par les auteurs chinois contemporains de sciences-fictions (SF), comme l’incontrôlable désir de développement de la Chine et ses conséquences, la résurrection cybernétique de Mao, les réflexions sur les possibilités d’une « société harmonieuse » (slogan politique de Hu Jintao) encadrée par des lois favorisant le néolibéralisme économique… 69. La reconnaissance de la SF chinoise à l’étranger, avec le prix Hugo décerné en 2015 au livre Problème à trois corps (三体 / santi) de Liu Cixin semble pourtant marquer un début de récupération de ce genre par le PCC, avec l’appel du vice-président de la république Li Yuanchao aux auteurs de SF de concourir au rêve chinois (中国梦/ zhongguo meng : slogan politique porté par Xi Jinping). Cette déclaration est depuis suivie par la mise en place de nombreux prix littéraires 65 En 2017, l’émission the Rap of China consacre les rappeurs PG One et Gai. La popularité de l’émission alarme les organes étatiques qui font disparaître de nombreux titres raps des ondes radios. Gai est également interdit de spéctacle, car ses chansons ne correspondent pas aux valeurs du PCC, alors que PG One s’excuse pour certaines de ses paroles qui glorifieraient le sexe et la drogue. 66 Consulté le 19 juin 2019 : https://www.youtube.com/watch?time_continue=13&v=RJHqBUlfa9w. 67 Consulté le 19 juin 2019 : https://www.youtube.com/watch?v=7VZnlsc1xrU. 68 BEI, Dao, 2001, « L’hier et l’aujourd’hui d’Aujourd’hui », in A. Currien et J. Siyan (Eds.), Littérature chinoise. Le passé et l’écriture contemporaine. Regards croisés d’écrivains et de sinologues, Paris : Éditions de la Maison des sciences de l’homme, p. 15. 69 SONG, Mingwei, 2015, « Après 1989 : la nouvelle vague de science-fiction chinoise », Perspectives Chinoises, 1, p. 7-14. - 17 -
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