Algérie : la mémoire pesante de la décennie noire - Journal Réforme

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Algérie : la mémoire pesante de la
décennie noire
Où va l’Algérie ? Depuis la démission d’Abdelaziz Bouteflika, le 2 avril dernier, la
situation est aussi volatile qu’indécise dans le pays. Le mouvement social, qui
manifeste chaque semaine depuis la fin du mois de février – initialement pour
protester contre la candidature du président à un cinquième mandat – exige un
changement politique réel. Mais le régime et les clans rivaux qui le composent
n’ont pas dit leur dernier mot.

Parmi les leçons que l’on peut tirer de cette mobilisation d’ampleur, cependant, il
est une constante : la volonté des manifestants d’agir pacifiquement. Aux cris de
« silmiyya, silmiyya ! » (« pacifique, pacifique ! »), les cortèges n’ont cessé de
clamer leur souhait de ne pas en découdre avec les forces de l’ordre. Pourquoi
cette obsession ? Parce que la violence, aujourd’hui encore en Algérie, évoque
une période obscure de l’histoire du pays, celle de la guerre civile, de la
« décennie noire » qui a ravagé le pays dans les années 1990. Plus de 100 000
personnes y ont perdu la vie.

Une violence aveugle
Les racines de la guerre civile – le terme même divise les historiens – plongent à
la fin des années 1980. En 1988, de violentes émeutes sont réprimées dans le
sang, entraînant la fin du régime de parti unique, le FLN. Commence alors une
démocratisation du pays, qui va de pair avec la montée en puissance du Front
islamique du Salut (FIS), formation islamiste dont l’objectif est la création d’un
État régi par la charia, la loi islamique.

Lors des élections législatives de décembre 1991, tenues dans un contexte de
grande tension politique, le FIS sort largement vainqueur, et peut prétendre à la
majorité absolue. Mais il n’en aura pas l’occasion : le 11 janvier 1992, l’armée
annule le second tour et contraint le président Chadli Bendjedid à démissionner.

Son successeur, Mohamed Boudiaf, est assassiné le 29 juin. Dans tout le pays, les
arrestations se multiplient contre les militants du FIS, ce qui n’empêche pas le
terrorisme islamiste de sévir. En octobre est créé le Groupe islamique armé (GIA),
formé notamment d’anciens combattants de la guerre d’Afghanistan. Policiers,
militaires, fonctionnaires, syndicalistes, artistes et intellectuels sont pris pour
cible par les islamistes. Les pays occidentaux évacuent leurs ressortissants ;
l’Algérie se renferme sur elle-même.

Les services de sécurité, eux, mettent en place une politique de lutte
antiterroriste brutale, ratissant le pays pour éliminer les maquis. L’état d’urgence
est proclamé, la presse muselée. La violence se déchaîne, aveugle, absurde.
Comme cet enseignant assassiné devant ses élèves, un jour de février 1994, dans
un petit village du Nord-Est. « Pas une famille en Algérie n’a été épargnée par
cette tragédie, qui a traumatisé la société dans son ensemble, rappelle l’historien
Emmanuel Alcaraz. De nombreux jeunes appelés ont été témoins de crimes de
guerre ; d’autres se souviennent des cadavres mutilés sur le chemin de l’école, ou
d’une amie tuée parce qu’elle ne portait pas le voile… »

Voitures piégées, bombes sur les marchés et jusque dans les hôpitaux, la violence
est partout, quotidienne, sidérante. Mais peu à peu, le régime, vacillant au début
du conflit, reprend le dessus. Certains villages refusent leur soutien aux
islamistes. Les représailles sont sanglantes : en 1997, les massacres de villageois
prennent l’allure d’une « hécatombe », écrit l’historien Benjamin Stora dans La
Guerre invisible. Algérie, années 90. Des villages entiers de l’arrière-pays algérois
sont la cible de tueries. Le carnage de Bentalha, dans la nuit du 22 au 23
septembre, marque particulièrement les esprits. Plusieurs centaines d’hommes,
de femmes et d’enfants y sont méthodiquement assassinés, sans que l’on sache
exactement par qui. La guerre civile algérienne, jusqu’ici relativement ignorée
par les médias occidentaux, débarque sur les écrans de télévision.

Lorsque Abdelaziz Bouteflika arrive au pouvoir, en 1999, avec l’appui de l’armée,
sa tâche est immense. « Dès son arrivée, il fait adopter une loi de “concorde
civile”, détaillant les conditions d’une amnistie pour tous, terroristes armés et
forces de sécurité, afin de dédouaner l’État de toute responsabilité dans la spirale
de la violence, explique l’historienne Karima Dirèche, directrice de recherche au
CNRS. En 2005, Bouteflika propose une charte pour la paix et la réconciliation,
qui va plus loin dans l’amnistie : le régime accepte d’indemniser les familles
d’islamistes qui ont déposé les armes, ainsi que les familles de disparus ; les
forces de sécurité bénéficient, elles, d’une totale immunité. »

Mais cette politique, si elle fut nécessaire et a permis la fin de la guerre civile, fut
aussi pour la chercheuse une « politique d’amnésie », faisant l’économie d’une
nécessaire justice transitionnelle. La charte punit ainsi de prison toute personne
qui « par ses déclarations, écrits ou tout autre acte, utilise ou instrumentalise les
blessures de la tragédie nationale ». Malgré cette chape de plomb posée sur la
décennie noire, son souvenir se transmet dans les familles. De nombreuses
blessures – comme la question des milliers de disparus – n’ont pas cicatrisé. Et le
régime, avec un cynisme consommé, n’hésite pas à utiliser cette mémoire à son
avantage.

« Occultée par les politiques officielles, cette mémoire a dans le même temps été
instrumentalisée par le régime pour légitimer son emprise sur la vie politique et
le maintien du statu quo, indique le politiste Thomas Serres. Le gouvernement n’a
cessé ces dernières années de répéter que la population connaissait le prix de
l’anarchie, en faisant référence à la fois aux conflits en Syrie et en Libye et à la
guerre civile, qui était alors présentée comme une leçon pour la société. Ces
discours ont été accompagnés d’une série de dispositifs sécuritaires et
redistributifs visant à garantir la paix sociale. »

Un désir de dignité
Ce sont notamment les raisons qui avaient été avancées, en 2011, pour expliquer
pourquoi l’Algérie n’avait pas connu de réel « printemps arabe », à la différence
de ses voisins. Pour le chercheur, la mémoire de la guerre civile a profondément
affecté la culture politique de l’Algérie, en faisant du besoin de maintenir la paix
et la stabilité du pays une « exigence » largement partagée. C’est sans doute dans
cette optique qu’il faut lire la volonté farouche des manifestants d’insister sur le
pacifisme de leur mobilisation, tant ils connaissent le prix de la violence. Cette
volonté, toutefois, doit aussi se comprendre par un autre facteur : le désir de
dignité des Algériens.
« S’auto-organiser pour agir pacifiquement, c’est comme un message direct
adressé à un État qui a toujours pensé que les Algériens étaient un peuple
consumériste et dépolitisé, relève Karima Dirèche. Les manifestants ont
conscience que le monde entier les regarde, et veulent montrer qu’ils sont
civilisés, résilients. »

« La rue a repris à son compte le slogan du printemps tunisien, “karama”, qui
signifie “dignité”, dignité contre la “hogra”, le mépris souverain du régime à
l’encontre de sa population, ajoute Emmanuel Alcaraz. Les manifestants ont
jusqu’à présent fait part d’une grande maturité dans leur rapport à la violence.
Mais la société algérienne ne pourra pas indéfiniment faire l’économie d’un
travail sur son passé, étape indispensable dans la perspective d’une pacification
mémorielle. »

Car si l’incertitude règne en Algérie sur ce qui naîtra des semaines à venir, le
traumatisme né de la décennie noire reste lui bien présent.

À lire

Les lieux de mémoire
de la guerre d’indépendance algérienne
Emmanuel Alcaraz Karthala, 2017.

L’Algérie face
à la catastrophe suspendue
Thomas Serres Karthala, 2019.

L’Algérie au présent. Entre résistances et changements
Karima Dirèche
IRMC-Karthala, à paraître le 20 avril.

La Guerre invisible.
Algérie, années 90
Benjamin Stora, Presses de Sciences-Po, 2001.
Crise algérienne : la France
marche sur des œufs
Sursis inconstitutionnel pour le régime algérien : plus d’élections le 18 avril, le 4e
mandat du président Bouteflika prolongé avec un gouvernement dit de
« compétences nationales » tenu par des caciques du statu quo. Le régime joue
donc la montre face à la rue dont une partie réclame une Constituante et un
gouvernement de transition.

Le ministre français des Affaires étrangères semble pourtant vouloir y croire et «
salue » la déclaration du président Bouteflika tout en exprimant l’espoir d’« une
nouvelle dynamique à même de répondre aux aspirations profondes du peuple
algérien ». Ce faisant, Jean-Yves Le Drian s’engage un peu mais avec grande
prudence.

Car Paris marche sur des œufs, comme toujours avec l’Algérie, pays qui fut tout à
la fois colonie et département français (à la différence du Maroc et de la Tunisie)
jusqu’à son indépendance en 1962. Tandis que notre territoire compte 2,5
millions de ressortissants ou binationaux franco-algériens.

Dès lors, critiquer le gouvernement algérien, c’est pour Paris s’exposer au risque
de se faire accuser d’ingérence « impérialiste ». Tandis que ne rien dire c’est
encourir le reproche d’indifférence de la part de la diaspora solidaire avec la rue.
D’où les propos du Premier ministre Édouard Philippe, déclarant sur BFM TV le 6
mars que la France n’a « aucune indifférence » envers la situation de l’Algérie, sa
« voisine », mais ne veut se « livrer à aucune ingérence ». Le contraste est
frappant avec les États-Unis et l’Union européenne, lesquels se sont clairement
exprimés en faveur de la liberté des Algériens à manifester.

De plus, une dégradation de la situation algérienne peut avoir des effets directs
en France, comme on l’a vu avec les attentats des années 90. Et dans le domaine
sécuritaire Paris ne peut se permettre de perdre le soutien d’Alger au Sahel.

Enfin, en cas de débordements, le gouvernement français est mal placé pour
protester contre l’usage excessif de « lanceurs de balles de défense » puisqu’il en
est, face aux gilets jaunes, désormais lui-même accusé.•

Algérie : le régime de Bouteflika
peut-il se réformer ?
C’est une lettre qui ne passe pas. Une provocation, selon de nombreux
manifestants à Alger. Abdelaziz Bouteflika, dans un texte adressé aux Algériens et
lu par son directeur de campagne, maintient sa candidature et promet une future
élection présidentielle anticipée s’il est élu. Selon Abdou Semmar, journaliste
algérien réfugié à Paris depuis quelques semaines pour avoir dénoncé le niveau
de corruption du régime, le pouvoir algérien a manqué une nouvelle fois une
occasion de répondre aux attentes de la rue. Cette idée d’une transition douce
vers un autre homme, sans doute issu du régime actuel, reste en dessous des
aspirations des manifestants.

« Les Algériens ne veulent plus se contenter des logements, du pain et des aides
sociales financées à coups de milliards de dollars par le régime en place. Les
Algériens veulent, désormais, la liberté. La volonté de changement est tout
d’abord politique », explique le journaliste algérien.
Corruption du régime
En 2011, lors du printemps arabe, le régime algérien, grâce à la manne
pétrolière, avait réussi à calmer la rue à coup de subventions. « L’État a réalisé
d’énormes investissements pour moderniser les infrastructures et encourager la
relance économique, indique Brahim Oumansour, chercheur à l’Iris, spécialiste de
l’Algérie contemporaine. Il n’a pas réussi cependant à sortir l’économie de sa
dépendance au pétrole et au gaz. Et il n’a pas permis de développer une économie
productive pour absorber une proportion importante des jeunes demandeurs
d’emplois. À partir de 2014, les cours du pétrole ont été divisés par deux, la
manne pétrolière a fondu et n’a plus suffi pour instaurer un traitement social du
chômage. »

L’État algérien pouvait compter sur une cagnotte de près de 200 milliards de
dollars en 2014. Celle-ci n’est plus que de 25 milliards aujourd’hui. Le modèle
économique, basé exclusivement sur les exportations d’hydrocarbures, est viable
selon la Banque mondiale si le cours du baril de pétrole reste à 80 dollars. Il est
descendu à 40 dollars et dépasse à peine les 50 dollars aujourd’hui. Le
gouvernement a dû mettre en place des mesures d’austérité. Des produits de base
comme l’huile ou le sucre ne sont pratiquement plus subventionnés par la
puissance publique. Ce sont les jeunes chômeurs qui sont aujourd’hui dans les
rues d’Alger et manifestent contre le pouvoir en place. La colère est également
nourrie par les malversations du régime. « La corruption et le clientélisme créent
un sentiment d’injustice au sein des populations qui ne profitent pas des richesses
du pays », affirme Brahim Oumansour.

Le pays ne produit plus de biens manufacturés et de produits agricoles et, ces
dernières années, les caciques du régime se sont partagés les filières
d’importations avec de belles prises de commissions. L’importation d’huile est
ainsi contrôlée par un des généraux du régime, celle des voitures par un autre.
Ces comportements en pleine crise économique ne sont plus acceptés par la
population.

Le pays a cependant connu une brève embellie économique dans les années 2000
grâce à des cours du baril qui dépassaient les 100 dollars. « Cette embellie a fait
émerger une classe moyenne qui fait preuve de maturité politique et porte des
aspirations et des revendications politiques et sociales plus ambitieuses que ce
que lui propose le gouvernement actuel. On ne peut pas nier le rôle des nouvelles
technologies. L’existence d’Internet et des réseaux sociaux qui couvrent
aujourd’hui le territoire national concourt à l’extension des manifestations. De
nouveaux médias sur le net plus libres ont émergé, notamment en 2011. Ces
manifestations n’ont pas ébranlé le régime mais elle ont permis de créer une
blogosphère, un espace médiatique indépendant du régime en place », note
Abdou Semmar.

Guerre des clans
Face à cette maturité politique nouvelle d’une très grande partie des citoyens
algériens, le pouvoir en place a choisi pour candidat, pour un cinquième mandat,
un homme qui fut ministre des Affaires étrangères de Ahmed Ben Bella en 1963,
et qui n’est manifestement plus en condition de gouverner. « C’est
incompréhensible. Je ne vois qu’une seule raison, celle d’une guerre des clans au
sein du régime. Les généraux et l’appareil sécuritaire n’ont pas réussi à se mettre
d’accord sur un nom », estime le journaliste Abdou Semmar, dont le travail,
comme celui de ses collègues, est salué par les manifestants.

Les portes de sortie de crise semblent étroites pour le régime. « Face à cette
situation, le pouvoir va devoir chercher l’apaisement par le dialogue. Les
protestations risquent de durer et de se renforcer, notamment avec la
mobilisation des universitaires qui ont décidé de rejoindre le mouvement »,
indique Brahim Oumansour. Le régime doit en priorité tenter de trouver un
modèle économique et social bien plus inclusif. « Il y a urgence à prévoir des
réformes structurelles », ajoute le chercheur. La fin d’un modèle basé sur la rente
pétrolière, en partie accaparée par quelques membres du régime, pourrait à
terme modifier la nature de ce dernier.
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