2019 ANNUAIRE FRANÇAIS DE RELATIONS INTERNATIONALES
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ANNUAIRE FRANÇAIS
DE
RELATIONS
INTERNATIONALES
2019
Volume XX
PUBLICATION COURONNÉE PAR
L’ACADÉMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES
(Prix de la Fondation Edouard Bonnefous, 2008)
Université Panthéon-Assas
Centre Thucydide
AFRI_2019_v3_1124p.indd 3 24/04/2019 11:44CAP VERS LE SUD :
LA COOPÉRATION FRANCO-ALLEMANDE
EN AFRIQUE DE L’OUEST
par
C l a i r e DEME SM AY ( * ) et M i c h a e l STA ACK ( ** )
Dans le courant des années 2010, la France et l’Allemagne ont intensifié
leur coopération en Afrique de l’Ouest, en particulier sur les questions
de sécurité. Si on se fie aux déclarations du Président français et de la
Chancelière fédérale après la réélection de cette dernière en mars 2018,
cette tendance est appelée à se poursuivre (1). Y contribue le fait que
l’Allemagne ait accru sa présence dans la région, alors que la France aspire
à un rééquilibrage de ses positions sur le continent africain. Or, bien que
les deux Etats se soient indéniablement rapprochés, ils ont en la matière
des traditions très différentes et sont, aujourd’hui encore, loin d’avoir
des intérêts identiques. Ce n’est que s’ils dépassent un certain nombre de
malentendus et acceptent les compromis qu’ils parviendront à élaborer une
stratégie commune vis-à-vis de l’Afrique qui soit constructive et porteuse
d’avenir. Cet article esquisse quelques pistes. Il revient tout d’abord sur la
politique africaine des deux pays, en soulignant leurs continuités et leurs
récentes évolutions. Dans un deuxième temps, il s’intéresse aux récentes
convergences franco-allemandes dans des champs politiques d’intérêt
commun : d’une part, les migrations et l’aide au développement ; de l’autre,
les questions de défense et de sécurité. Pour finir, il explore les attentes de
Paris et de Berlin l’un vis-à-vis de l’autre en matière de politique africaine
et évoque des sujets où les synergies sont possibles, sur lesquels il serait à
la fois nécessaire et réaliste d’approfondir la coopération.
(*) Directrice du programme franco-allemand de l’Institut allemand de politique étrangère (DGAP,
Allemagne).
(**) Professeur de Science politique à l’Université de la Bundeswehr (Hambourg, Allemagne).
(1) Conférence de presse commune d’Angela Merkel et d’Emmanuel Macron, Paris, 16 mars 2018.
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Lignes f lu c t ua n t e s e t pr é s e nc e s a s y m é t r i qu e s
Un nouvel intérêt allemand pour l’Afrique
Bien que l’Allemagne soit présente en Afrique de l’Ouest depuis plusieurs
décennies, elle n’avait jamais considéré cette région comme une priorité.
Du moins jusqu’à récemment. La donne est en train de changer depuis
qu’elle s’est engagée, en 2013, auprès de la Mission multidimensionnelle
intégrée des Nations Unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA), la plus
importante opération de paix des Nations Unies à laquelle elle n’ait jamais
participé (2). Et surtout depuis qu’elle a accueilli un très grand nombre
de réfugiés et migrants à partir de l’été 2015. Avec l’accroissement de la
pression migratoire, Berlin a en effet pris conscience des conséquences que
peut avoir sur l’Europe l’instabilité de certaines régions africaines. De plus
en plus, les décideurs et acteurs de la politique étrangère de l’Allemagne
perçoivent l’Afrique de l’Ouest comme ce qu’elle est depuis longtemps pour
la France, c’est-à-dire un voisinage immédiat. Comme le note un diplomate
allemand : « Les développements dans cette région nous affectent directement.
Une déstabilisation économique et politique accrue, en particulier au
Sahel, peut conduire à une recrudescence des migrations et de la menace
terroriste. Mais dans l’hypothèse d’un développement durable, l’Afrique de
l’Ouest offre aussi des opportunités de croissance économique et de nouveaux
marchés. » (3) Pour le dire en d’autres termes, « la stabilité et la sécurité en
Afrique de l’Ouest contribuent à la stabilité et à la sécurité en Europe ».
La radicalisation du discours sur l’immigration, en particulier à droite
de l’échiquier politique, a aussi contribué à ce que le gouvernement fédéral
s’intéresse davantage à l’Afrique et multiplie les initiatives pour stabiliser
le continent et donc limiter les mouvements migratoires vers l’Europe.
C’est ainsi que la présidence allemande du G20, en 2017, a érigé le
partenariat avec l’Afrique en priorité. La politique allemande en Afrique de
l’Ouest répond à deux grands principes : d’une part, soutenir les initiatives
individuelles et la bonne gouvernance, en accompagnement de l’aide
humanitaire, pour permettre aux Etats concernés d’avoir un développement
économique autonome ; d’autre part, les aider à gérer par eux-mêmes
leur sécurité. Dans cette logique, l’accent est mis sur le renforcement de
l’intégration régionale, en particulier dans le domaine de l’économie et de
la sécurité. Ce dernier apparaît comme la plus haute des priorités dans les
« lignes directrices de la politique africaine allemande » (4), le document de
référence du gouvernement fédéral. Conformément à cela, Berlin considère
(2) Stefan Brüne / Hans-Georg Ehrhart / Heinz Gerhard Justenhoven (dir.), Frankreich, Deutschland und
die EU in Mali. Chancen, Risiken, Herausforderungen, Nomos, Münster, 2015.
(3) Entretien au ministère fédéral des Affaires étrangères, Berlin, juin 2018.
(4) Gouvernement fédéral, Eine vertiefte Partnerschaft mit Afrika. Fortschreibung und Weiterentwicklung
der Afrikapolitischen Leitlinien der Bundesregierung, 27 mars 2019, disponible à l’adresse www.auswaertiges-
amt.de/blob/2204146/61736c06103e9a28e328371257ee34f7/afrikaleitlinien-data.pdf.
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la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO)
comme un acteur privilégié.
L’intérêt accru de l’Allemagne pour la région se traduit sur le plan
diplomatique par des visites de haut rang. Après cinq ans d’absence en
Afrique, la Chancelière s’est rendue au Mali, au Niger et en Ethiopie
(2016), puis en Côte-d’Ivoire (2017) et enfin au Ghana, au Nigeria et au
Sénégal (2018). L’Allemagne y est appréciée. Son image est celle d’un
Etat qui fonctionne bien et n’a pas de lourd passé colonial, qui mène une
politique étrangère fiable et équilibrée, mais n’a pas d’intérêts économiques
et géostratégiques explicites en Afrique. Cela étant, si la présence accrue
de l’Allemagne est saluée, elle suscite également des attentes en matière
d’engagement durable et d’indépendance vis-à-vis du partenaire français.
Pour le reste, la République fédérale est loin d’être aussi visible que la
France en Afrique de l’Ouest. Outre sa présence diplomatique (5), elle
n’entretient de centres culturels que dans six de ces pays (6). Quant aux
investissements directs des entreprises allemandes et à leur présence
économique en général, ils restent faibles malgré une légère tendance à
la hausse. Le volume des échanges commerciaux entre l’Allemagne et
l’ensemble de l’Afrique ne s’élève qu’à 40 milliards d’euros, au même niveau
qu’entre l’Allemagne et la Hongrie ou encore la Russie.
Indépendamment de son réseau diplomatique, l’Allemagne coopère
avec l’ensemble des Etats d’Afrique de l’Ouest en matière d’aide au
développement, que cela soit dans le cadre de l’Union européenne (UE)
ou au niveau bilatéral. La crise migratoire a contraint Berlin à revoir les
principes de cette politique, ce qu’il a surtout fait durant la présidence
allemande du G20 entre décembre 2016 et novembre 2017. Dans ce contexte,
l’Allemagne a présenté trois documents : les « Key Points for a Marshall
Plan with Africa » du ministère fédéral de la Coopération économique et
du Développement, le « Compact with Africa » du ministère fédéral des
Finances et le « Pro ! Afrika » du ministère fédéral de l’Economie et de
l’Energie (7). Ces trois documents sont d’accord sur un point : à l’avenir,
l’aide au développement – qu’elle soit nationale ou internationale – devra
faire davantage appel au secteur privé et créer des conditions-cadres et
des incitations appropriées pour rendre les investissements en Afrique
plus attractifs. « Davantage d’investissements privés, de développement
(5) L’Allemagne maintient une présence diplomatique dans treize Etats d’Afrique de l’Ouest (Bénin,
Burkina Faso, Côte-d’Ivoire, Ghana, Liberia, Mali, Mauritanie, Niger, Nigeria, Sénégal, Sierra Leone, Togo,
Tchad) ; il n’y a qu’au Cap-Vert, en Gambie, en Guinée et en Guinée Bissau qu’elle ne dispose pas d’ambassade.
(6) Ses Instituts Goethe se trouvent en Côte-d’Ivoire, au Burkina Faso, au Ghana, au Nigeria, au Sénégal
et au Togo.
(7) Ministère fédéral de la Coopération économique et du Développement, L’Afrique et l’Europe. Un
nouveau partenariat pour le développement, la paix et l’avenir, Berlin, 2017, disponible à l’adresse www.bmz.
de/en/publications/languages/french/marshallplan_africa_fr.pdf ; Ministère fédéral allemand des Finances,
« Partnerschaft mit Afrika : Startschuss für G20 Afrika-Konferenz in Berlin », communiqué de presse, 12 juin
2017 ; Ministère fédéral de l’Economie et de l’Energie, Pro ! Afrika. Perspektiven fördern, Chancen nutzen,
Wirtschaft stärken. Eckpunkte für einen Marshallplan mit Afrika, Berlin, 2017.
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économique par le bas, d’essor entrepreneurial et, surtout, d’emplois », comme
le formule le « Plan Marshall avec l’Afrique ». Le concept a également été
adopté, en substance, par le G20.
L’un des nouveaux instruments de cette politique avancés par l’Allemagne
sont les « partenariats de réforme » (Reformpartnerschaften) conclus avec
des Etats prêts à faire davantage pour la bonne gouvernance, la protection
des droits de l’homme et le développement économique. Ce sont deux Etats
d’Afrique de l’Ouest, la Côte-d’Ivoire et le Ghana, qui se sont les premiers
engagés dans un tel partenariat, ensuite rejoints par le Sénégal. A Berlin,
on est conscients qu’il faudra du temps pour que la priorité accordée à
l’initiative entrepreneuriale porte ses fruits. Dans le meilleur des cas,
elle permettra d’apporter des réponses au défi migratoire à long terme.
Ce constat a conduit le gouvernement fédéral à également intensifier
ses efforts pour lutter à court terme contre les mouvements migratoires
irréguliers et pour offrir « à la population africaine un meilleur accès aux
possibilités de migration régulière existantes » (8). Pour l’Allemagne, cela
passe par un renforcement des forces de sécurité du G5 Sahel pour lutter
contre les djihadistes et faire entrave aux migrations, ainsi que par des
« partenariats de mobilité » (Mobilitätspartnerschaften (9)), dont le but
est le retour des migrants dans leur pays d’origine. Ces derniers sont loin
de faire l’unanimité (10). Lors du voyage d’Angela Merkel au Ghana, au
Nigeria et au Sénégal en août 2018, l’Allemagne s’est vue félicitée pour
ses initiatives en termes d’aide au développement. En revanche, l’idée de
« partenariats de mobilité » a été accueillie avec réserve. Seul le petit Etat
insulaire du Cap-Vert a jusqu’à aujourd’hui conclu un tel accord avec l’UE.
Continuités et ruptures françaises
En France, la conscience que l’Afrique relève du voisinage immédiat de
l’Europe et donc que l’instabilité du continent la concerne directement
est à la fois plus ancienne et plus vive. Cela s’explique, d’une part, par
la forte présence politique, culturelle et militaire française en Afrique
occidentale, en grande partie issue de l’histoire coloniale et, d’autre part,
par une longue tradition de l’immigration issue d’Afrique et l’importance
de la diaspora africaine dans le pays – une expérience que ne partage pas
l’Allemagne. L’antériorité de l’analyse n’empêche pas une convergence de
vues franco-allemande et des préoccupations similaires. Dans les deux
pays, celles-ci portent en premier lieu sur une recrudescence des flux
migratoires, liée non seulement à la détérioration de la sécurité et de la
situation économique et sociale dans plusieurs Etats d’Afrique, mais aussi
(8) Gouvernement fédéral, Afrikapolitische Leitlinien der Bundesregierung, 2019.
(9) Les « partenariats pour la mobilité » visent à aider les Etats africains à renforcer leurs capacités en
matière de protection des frontières, de gestion des migrations et de protection des réfugiés. En retour, ils
sont censés prendre des mesures pour réadmettre ou réintégrer les migrants en situation irrégulière.
(10) Bob Koigi, « Merkel’s Africa visit provokes mixed reaction », EurActiv, 14 oct. 2016, disponible à l’adresse
www.euractiv.com/section/development-policy/news/merkels-africa-visit-provokes-mixed-reaction/?_
ga=2.231917279.1349614807.1545819256-1594087618.1525722137.
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à la transition démographique très rapide au Sahel et aux problèmes de
ressource qu’elle induit (11). En France, l’autre préoccupation récurrente
porte sur le terrorisme islamiste, d’autant plus difficile à contrôler que
son extension est étroitement liée à un vaste trafic transsaharien (traite
humaine, drogue, voitures volées, etc.). Avec la question migratoire, la
menace djihadiste a transformé en profondeur la politique française vis-à-
vis de l’Afrique au cours de la dernière décennie. Sa raison d’être ne réside
plus dans le maintien d’un statut de grande puissance, comme autrefois,
mais principalement dans la gestion des risques.
Cette préoccupation s’accompagne d’un sentiment d’urgence aiguë,
sans doute plus marqué qu’en Allemagne, et place la France dans une
situation paradoxale : Paris joue la carte militaire, jugée indispensable
pour stabiliser le Sahel et notamment éviter une remontée des opérations
djihadistes au Mali, tout en souhaitant à moyen terme sortir de ce
paradigme et rééquilibrer sa politique vis-à-vis de l’Afrique. Si la logique des
interventions militaires a changé, passant d’une présence prépositionnée
à des déploiements ponctuels de l’armée française, le prisme sécuritaire
est quant à lui assumé. En témoigne la décision d’Emmanuel Macron de
rendre visite aux forces françaises déployées au nord du Mali quelques
jours à peine après son élection en mai 2017. Cela étant, la France est bien
consciente des limites de l’exercice. Son image, souvent associée au soutien
d’anciennes élites corrompues, continue à se détériorer dans plusieurs pays
d’Afrique. Comme le dit un chercheur à propos du Mali, « l’armée française
a été accueillie avec des fleurs, aujourd’hui avec des pierres » (12). De plus,
la France n’a plus les moyens humains, politiques et financiers pour
multiplier des interventions coûteuses – d’autant qu’elle agit dans un cadre
budgétaire contraint et que son appareil militaire est mobilisé en interne
pour la lutte antiterroriste.
C’est dans ce contexte qu’Emmanuel Macron a annoncé une rupture
dans la politique française en Afrique (13). Il s’agit non seulement d’« en
finir avec un paternalisme bien-pensant » (14) et d’entretenir une relation
d’égal à égal entre Européens et Africains, mais aussi de prendre ses
distances avec la logique du tout militaire – imposée par les situations de
crise, pour se concentrer davantage sur le potentiel économique des pays
africains. Déplacer le curseur thématique a des conséquences directes sur le
positionnement géographique. L’idée est de ne pas se laisser enfermer dans
les alliances traditionnelles, mais d’approfondir la coopération avec des
Etats avec lesquels la France n’a pas de passé colonial commun, tels que
(11) L’absence de registres rend les projections difficiles, mais les Nations Unies estiment que d’ici à 2100,
la population du Sahel serait multipliée par six. Cf. World Population Prospects: The 2017 Revision, New York,
2017, disponible à l’adresse esa.un.org/unpd/wpp/publications/files/wpp2017_keyfindings.pdf.
(12) Entretien avec un expert français, Paris, 4 avr. 2018.
(13) Emmanuel Macron, Discours à l’Université de Ouagadougou, 28 nov. 2017, disponible à l’adresse
www.elysee.fr/emmanuel-macron/2017/11/28/discours-demmanuel-macron-a-luniversite-de-ouagadougou.
(14) Entretien au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, Paris, 5 avr. 2018.
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l’Afrique du Sud et le Nigeria, où elle a davantage d’intérêts commerciaux
qu’en Afrique de l’Ouest et où, comme le dit un diplomate, « on peut aller
sans difficulté, on n’a pas à défricher » (15). Au-delà, il s’agit d’opérer
dans un cadre multilatéral, en particulier pour les opérations militaires,
et d’y associer systématiquement les partenaires africains et européens. Il
est aujourd’hui difficile de savoir dans quelle mesure le tournant annoncé
sera effectif. Le discours sur le nécessaire rééquilibrage de la politique de
la France vis-à-vis de l’Afrique n’est pas récent. Or il n’a jusqu’à présent
jamais abouti (16). Au cours des dernières décennies, les dirigeants français
se sont fait rattraper par les crises ou, pour citer un diplomate familier de
la politique africaine, ont été « piégés par le poids du passé » (17). Une chose
est certaine : pour opérer une telle transition, qui suppose une stabilisation
de la zone sahélienne, la France a grand besoin de partenaires solides.
S’il est un domaine dans lequel cette rupture trouve aujourd’hui à
s’appliquer, c’est celui de l’aide publique au développement, dont la France
a elle aussi révisé les principes. Le budget qui lui est dédié est censé
augmenter tout au long du quinquennat pour atteindre 0,55% du revenu
national brut d’ici 2022 (contre 0,43% en 2017) (18). A cette fin, il est
prévu que l’Agence française de développement (AFD) reçoive d’importants
crédits budgétaires supplémentaires et renforce ainsi sa capacité d’action,
notamment pour la mise en œuvre de l’Accord de Paris sur le climat. Ses
engagements s’élevaient en 2017 à 10,4 milliards d’euros, dont la moitié à
destination de l’Afrique (19), et devraient augmenter à 14 milliards en 2019.
De plus, l’équilibre entre prêts et dons est appelé à évoluer. Jusqu’à présent,
les prêts, souvent accordés à des Etats peu risqués, dominaient largement
la politique française de développement. Avec l’augmentation prévue de la
part du budget octroyé aux dons, destinés aux Etats les plus pauvres, la
France se rapproche du modèle de ses partenaires nord-européens, dont
l’Allemagne. Cela ne peut que contribuer à améliorer la coopération entre
l’AFD et la Kreditanstalt für Wiederaufbau (Etablissement de crédit pour
la reconstruction, KfW), qui aujourd’hui déjà est son premier partenaire
multilatéral.
(15) Entretien au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères par téléphone, 18 sept. 2018.
(16) Sur ce point, cf. Thiam Assane, « La politique africaine de Nicolas Sarkozy : rupture ou continuité ? »,
Politique étrangère, 2008/4, pp. 873-884 ; Aline Lebœuf / Hélène Q uénot-S uarez, La Politique africaine de la
France sous François Hollande. Renouvellement et impensé stratégique, IFRI, Paris, 2014.
(17) Entretien au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, Paris, 12 nov. 2018.
(18) Virginie R obert, « La France va multiplier par quatre les dons pour l’aide au développement », Les
Echos, 3 sept. 2018.
(19) Agence française de développement, Groupe AFD – Résultats 2017, 2018, disponible à l’adresse
www.afd.fr/sites/afd/files/2018-07-11-28-13/AFD%20chiffres%202017-VFR.pdf.
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Intérêts c o m m u n s e t c o n v e r g e nc e s f r a nc o - a l l e m a n de s
Migration et développement
Le nouvel intérêt de l’Allemagne pour le continent africain, en particulier
sa région occidentale, a eu un impact direct sur la coopération franco-
allemande. Elle a conduit à ce que les deux Etats cherchent le dialogue,
se rapprochent dans leur analyse et approfondissent leur coopération
en matière de politique africaine. Certes, leurs perceptions des défis
– notamment le rapport migration/terrorisme – et des solutions à y
apporter diffèrent encore largement et diffèreront longtemps. Cela étant,
les stratégies des deux Etats sont devenues en quelques années « largement
compatibles, voire congruentes surtout en ce qui concerne la sécurisation
de l’Afrique et de ses frontières, conçue comme un lieu de menaces et de
risques » (20). Cela vaut tout particulièrement pour la maîtrise du territoire
et la limite des flux migratoires, à propos desquelles un connaisseur de la
politique africaine de la France parle d’un « engagement très fort en franco-
allemand » (21). Dans les deux pays, comme d’ailleurs chez la plupart de
leurs voisins européens, le discours sur les questions migratoires s’est
sécurisé, s’articulant autour de l’idée selon laquelle l’immigration est
en soi une menace pour l’ordre social et politique et des mécanismes
d’exclusion sont par conséquent justifiés. Cette tendance, qui se traduit
par une exigence de contrôle accrue de la part des responsables politiques
et de l’opinion publique, explique que la maîtrise des flux migratoires
et la fermeture de ce que le Président français nomme les « routes de la
nécessité » (22) soient aujourd’hui une priorité commune pour Paris et
Berlin (23). Dans cette perspective, les deux gouvernements tablent sur un
contrôle renforcé des frontières extérieures de l’Union européenne, ainsi
que sur une coopération accrue avec les pays de transit.
Sur la protection des frontières extérieures de l’UE, la France et
l’Allemagne n’ont pas ménagé leurs efforts. Dès décembre 2015, les deux
ministres de l’Intérieur écrivaient à la Commission européenne, appelant
à renforcer les compétences de l’Agence européenne pour la gestion de
la coopération opérationnelle aux frontières extérieures et évoquant la
possibilité, pour Frontex, de prendre elle-même l’initiative d’intervenir.
Cette option était jusqu’alors inexistante, car Frontex ne disposait pas de
corps de réservistes et était uniquement responsable de la coordination des
activités des gardes-frontières. De son côté, la Commission européenne n’a
guère tardé à faire une proposition très proche de l’idée franco-allemande.
(20) Denis Tull, La Coopération franco-allemande au Sahel : conséquences et perspectives du « tournant
africain » de l’Allemagne, IRSEM (Note de recherche de l’IRSEM, n°45), 27 sept. 2017, p. 6.
(21) Entretien à l’Agence française de développement, Paris, 12 nov. 2018.
(22) Emmanuel Macron, Déclaration lors du mini-sommet euro-africain avec les chefs d’Etat et de
gouvernement, Paris, 28 août 2017.
(23) Dans une lettre commune adressée à la Commission européenne le 3 décembre 2015, les deux
ministres de l’Intérieur se disent ainsi « fermement convaincus » que les flux migratoires « doivent être réduits ».
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Elle l’a soumise mi-décembre aux Etats membres, qui l’ont approuvée à la
majorité qualifiée en septembre 2016. Quelques semaines plus tard, ce corps
européen de gardes-frontières et de gardes-côtes pouvait être déployé, soit
sur initiative de l’agence, soit à la demande d’un Etat membre.
L’idée de nouer des partenariats avec des Etats d’émigration et de transit
en Afrique a d’emblée fait l’objet d’un consensus franco-allemand, très vite
élargi à d’autres partenaires européens. Le principe en a été formulé dès
novembre 2015 lors du sommet sur la migration de La Valette. Partant
du constat que la gestion des migrations relève d’une « responsabilité
commune », les chefs d’Etat et de gouvernement africains et européens
ont adopté un plan d’action ambitieux pour améliorer leur coopération
sur l’immigration régulière et irrégulière, ainsi que sur les questions de
retour, de réadmission et de réintégration (24). Dans ce cadre, des Etats
comme le Niger se sont engagés à lutter contre les migrations clandestines
en échange d’un soutien financier européen. Quant à l’Union européenne,
elle a créé à La Valette un instrument financier qui lui est dédié, le Fonds
fiduciaire d’urgence pour l’Afrique (FFU) (25). La France et l’Allemagne
ont voulu approfondir le sujet par la suite. Lors d’une rencontre précédant
le sommet européen de Bratislava en septembre 2016, à laquelle elles ont
associé l’Italie, elles se sont prononcées pour des partenariats de migration
visant à stabiliser certains pays d’Afrique. Cette initiative a été élargie en
août 2017 à l’Espagne, lors d’un mini-sommet à Paris, auquel ont aussi
participé les représentants de trois pays africains (Niger, Tchad, Libye) et
la Commission européenne. Les échanges se sont poursuivis en mars 2018
à Niamey, lors d’une réunion de coordination sur la lutte contre le trafic de
migrants et la traite humaine (26).
Toujours dans l’objectif d’améliorer la sécurité et la stabilité en
Afrique de l’Ouest et ainsi de limiter les flux migratoires en provenance
de la région, la France et l’Allemagne cherchent à mieux coordonner les
politiques de développement. C’est dans ce sens qu’elles ont lancé, lors du
Conseil des ministres franco-allemand de l’été 2017, de concert avec l’Union
européenne, une « Alliance pour le Sahel » (27) centrée sur six domaines
prioritaires : l’emploi des jeunes, le développement rural et la sécurité
alimentaire, l’énergie et le climat, la gouvernance, la décentralisation et
l’accès aux services de base, la sécurité. Grâce à cette initiative, à laquelle
se sont ralliés la Banque africaine de développement, la Banque mondiale,
(24) Cf. le plan d’action adopté lors du sommet sur la migration, La Valette, 11-12 nov. 2015, disponible à
l’adresse www.consilium.europa.eu/media/21838/action-plan-fr-2.pdf.
(25) Sur les modalités de cette coopération, cf. Mathieu Tardis, « Les partenariats entre l’Union européenne
et les pays africains sur les migrations. Un enjeu commun, des intérêts contradictoires », IFRI (Note de l’Ifri),
mars 2018, disponible à l’adresse www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/tardis_partenariats_ue_
afrique_2018.pdf.
(26) Commission européenne, Communiqué 18/2067, disponible à l’adresse europa.eu/rapid/press-
release_STATEMENT-18-2067_en.htm.
(27) Conseil des ministres franco-allemand, « Une alliance pour le Sahel », 13 juil. 2017, disponible à
l’adresse www.france-allemagne.fr/IMG/pdf/fiche-alliance-sahel.pdf.
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le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) et d’autres
pays européens, les Etats du G5 Sahel et les alentours doivent en principe
bénéficier de plusieurs milliards d’euros d’investissements d’ici à 2022.
Défense et sécurité
L’autre volet sur lequel Paris et Berlin ont intensifié leur coopération en
matière de politique africaine est le militaire. Etant donné les différences
de cultures stratégiques entre les deux pays et les contraintes politico-
institutionnelles auxquelles est soumise la Bundeswehr, cela n’a rien
d’évident. Et pourtant, depuis le lancement de la mission au Mali en
2013, l’Allemagne a sensiblement accru sa présence militaire en Afrique
de l’Ouest (28). Cinq années plus tard, plus d’un millier de soldats de la
Bundeswehr participaient à la MINUSMA, composée principalement de
forces armées africaines, ainsi qu’à la Mission de formation de l’Union
européenne au Mali (EUTM), dont elle a pris le commandement en
novembre 2018. Le plafond du mandat combiné de ces deux missions de
stabilisation est de 1 450 soldats, soit le deuxième contingent de l’Allemagne
à l’étranger après l’Afghanistan. En outre, depuis le printemps 2016, la
Bundeswehr offre un soutien logistique à l’opération Barkhane que l’armée
française mène à l’encontre des forces djihadistes au Sahel (transport de
matériel et de soldats).
Si le gouvernement fédéral assume et soutient ces missions, ces dernières
font aussi l’objet de controverses en Allemagne. De ce point de vue, la
détérioration du contexte dans lequel elles prennent place n’aide pas.
Depuis 2016, le niveau de sécurité a empiré, le nord du Mali n’est plus que
partiellement sous contrôle gouvernemental et la mise en place de forces
armées maliennes opérationnelles ne progresse que lentement. L’élection
présidentielle du 12 août 2018, qui a débouché sur la réélection d’Ibrahim
Boubacar Keita, n’a pas permis de prendre un nouveau départ. Alors qu’elles
sont en grande partie responsables de la crise actuelle, les anciennes élites
ont été confirmées. « Le gouvernement de Bamako compte sur la protection
des troupes étrangères et sur l’aide internationale. Les réformes nécessaires
à l’unité du pays et à son développement peinent à se faire », déclare un
officier supérieur de la Bundeswehr familier de la MINUSMA (29). Les
frustrations allemandes sont aussi liées à l’idée que la France continue à
soutenir les anciennes élites pour pouvoir affirmer son influence, ce qui
est jugé très problématique. De même, on estime insatisfaisant le niveau de
communication et de coopération entre l’opération antiterroriste française
Barkhane et la MINUSMA en général.
A Paris, on apprécie le soutien de l’Allemagne. Non seulement la
participation de la Bundeswehr à ces différentes missions permet de délester
(28) Dans certains Etats comme le Sénégal, la Bundeswehr est présente depuis longtemps avec de petits
groupes de conseillers spécialisés dans les questions de formation et d’assistance technique.
(29) Entretien à la Bundeswehr, Berlin, mai 2018.
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une armée française très mobilisée par la lutte contre le terrorisme, arrivée
aux limites de ses capacités, mais en outre l’appui de Berlin sur les dossiers
politiques se traduit par un « effet levier » (30) lorsqu’il s’agit de convaincre
la Commission et d’autres partenaires européens. Cela étant, on s’agace
aussi de la frilosité du partenaire allemand, en particulier de son « aversion
[…] contre les risques pour les soldats déployés », en vertu de laquelle « le
contingent au sein de la MINUSMA reste largement enfermé dans son camp
à Gao » (31). Comme on le dit à Paris avec amertume, « la France se tape les
cadavres pour l’Europe » (32). De fait, la Bundeswehr a beau participer à des
missions en Afrique, il ne s’agit pas d’opérations de combat. Privilégiant
les instruments politiques et civils de gestion de crise à l’action militaire,
l’Allemagne s’est spécialisée dans la formation de troupes étrangères et
l’envoi d’équipement dans des régions en crise, qu’elle a conceptualisés en
2011 dans l’« initiative d’entraînement » (Ertüchtigungsinitiative) (33). Il
est très probable que cette approche reste valable à l’avenir, invalidant un
approfondissement de la coopération militaire franco-allemande.
En revanche, Paris et Berlin se retrouvent dans la volonté d’aider les
Etats de la région à gérer leur sécurité de façon plus autonome. Jusqu’en
2016, le gouvernement fédéral considérait que ce processus passait par un
renforcement de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest
(CEDEAO). Entre-temps, il accorde la priorité au G5 Sahel, la nouvelle
organisation régionale initiée par la France. Cette structure a été créée
en février 2014 pour que les cinq Etats participant (Burkina Faso, Mali,
Mauritanie, Niger et Tchad) puissent mieux coordonner leurs politiques de
sécurité et la lutte contre la pauvreté. La priorité ne va plus à la « sécurité
par le développement », comme c’était le cas au début, mais pour la
première fois à la coopération entre les forces de sécurité de ces Etats, en
particulier à la cogestion des frontières. Ainsi, lors du sommet du G5 Sahel
en février 2017, il a été décidé de constituer d’ici le printemps 2018 une
force d’intervention composée de 5 000 soldats et officiers de police sous
commandement conjoint afin de pouvoir lutter contre le terrorisme, le
trafic de drogue et la traite des êtres humains (G5 Sahel Joint Force).
Au sein du gouvernement fédéral, ce sont surtout la Chancelière et la
ministre de la Défense Ursula von der Leyen qui se sont engagées pour
que l’Allemagne participe activement à ce projet. L’étroite concertation
franco-allemande à propos du renforcement du G5 Sahel a contribué à
revitaliser la coopération franco-allemande en matière de défense après
l’élection d’Emmanuel Macron. Les deux Etats ont ici pu démontrer leur
capacité à s’unir et à agir, ce qui dans d’autres domaines s’avère beaucoup
plus difficile. Pour la mise en place de la Force commune du G5 Sahel,
(30) Entretien au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, Paris, 5 avr. 2018.
(31) Denis Tull, op. cit., p. 8.
(32) Entretien au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, Paris, 6 avr. 2018.
(33) Sur l’« initiative d’entraînement », cf. Claire Demesmay , Idées reçues sur l’Allemagne : un modèle en
question, Le Cavalier bleu, Paris, 2018, pp. 177-184.
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d’importantes ressources financières ont été mobilisées à court terme, au
niveau international et national (432 millions de dollars US, provenant
principalement des Etats membres de l’UE, mais aussi d’Arabie saoudite à
hauteur de 100 millions). La contribution de l’Allemagne consiste à équiper
l’Académie de défense du G5 Sahel en Mauritanie, à monter un réseau de
formation régional dans le domaine de la biosécurité et à mettre en place
un commandement régional à Niamey (Niger). A Paris, on considère que
le G5 est une idée intéressante, qui à terme pourrait prendre le relais de
l’opération Barkhane. Cela étant, on souligne aussi qu’il sera très compliqué
de créer une véritable armée du G5 Sahel et que les troupes locales auront
encore longtemps besoin d’aide, notamment de celle de l’armée française.
Synergies e t m é s e n t e n t e s f r a nc o - a l l e m a n de s
La coopération vue de France…
Il ne fait aucun doute que la coopération franco-allemande en matière
de politique africaine répond à un besoin réciproque. Dans cette région
hautement stratégique, où les défis en termes de développement et de
sécurité sont immenses, la France ne peut évidemment agir seule. Or les
partenaires potentiels sont rares. Vu de Paris, le Royaume-Uni commence
à se désintéresser du Sahel et les Etats-Unis, concentrés sur des opérations
de contre-terrorisme, sont peu demandeurs de mesures comme le G5 Sahel.
Quant à la coopération avec la Chine, malgré certaines convergences, elle
n’a pas encore donné lieu à des projets communs. Dans ces conditions, le
nouvel intérêt de l’Allemagne pour la région est perçu comme une chance,
bien qu’on s’interroge sur sa vision d’ensemble du continent africain. Si
la coopération franco-allemande est la bienvenue, c’est d’abord parce
qu’elle s’accompagne d’une aide logistique et financière pour les opérations
militaires et de stabilisation au Sahel. C’est aussi parce qu’elle représente
une vraie plus-value politique puisque des propositions franco-allemandes
ont en général plus de poids vis-à-vis des instances de l’UE et des
partenaires européens.
En revanche, sur l’intérêt de travailler avec l’Allemagne en termes
d’image, les avis sont partagés. Certains le jugent de façon positive,
y voyant un « gage de neutralité car l’Allemagne a oublié son passé
colonial » (34). D’autres, au contraire, soulignent que cela ne joue aucun
rôle. Quoi qu’il en soit, il ne s’agit pas là d’un critère déterminant pour
les décideurs français. Quant aux critiques adressées à l’Allemagne, elles
sont de deux ordres. D’une part, et comme évoqué plus haut, sa frilosité
sur le terrain militaire agace, voire suscite l’incompréhension. De l’autre,
il lui est reproché un certain aveuglement vis-à-vis des priorités politiques,
la conduisant à mettre l’accent sur des sujets tels que l’éducation civique
(34) Entretien avec un expert français, Paris, 6 avr. 2018.
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et l’émancipation des femmes, jugés secondaires eu égard à la situation
d’urgence. Par effet de contraste, la France assume traditionnellement son
pragmatisme et cherche à parer au plus urgent, c’est-à-dire à sécuriser la
région. A Paris, le « soupçon d’une France cynique, alors qu’on essaie juste
d’éviter les catastrophes » (35) est d’autant plus mal accepté.
… et d’Allemagne
Du côté de Berlin, la coopération avec la France est vue comme
indispensable pour mener à bien deux objectifs prioritaires liés à la gestion
des migrations : contribuer à la stabilisation de l’Afrique de l’Ouest et
approfondir les nouveaux partenariats initiés avec les Etats de la région.
C’est la raison pour laquelle les décideurs allemands se disent prêts, à long
terme, à poursuivre l’engagement politique, militaire et économique de
leur pays aux côtés de la France. Cela étant, ce plaidoyer ne va pas sans
réserve ni critique. Tout d’abord, l’idée que l’Allemagne n’a aucun intérêt
à maintenir des structures de dépendance postcoloniales est récurrente.
Les acteurs de la politique étrangère, en particulier les diplomates,
souhaitent qu’à l’avenir Paris prenne ses distances vis-à-vis de sa politique
d’influence traditionnelle, autrement dit, qu’il soit plus ouvert qu’à l’heure
actuelle au renforcement des capacités régionales en Afrique de l’Ouest.
Pour l’Allemagne, cela passe à la fois par une autonomisation du G5 Sahel
plus poussée et par un soutien accru à la CEDEAO en tant qu’institution
de coopération politique et économique censée œuvrer à la stabilité de la
région à long terme – plutôt qu’à la recherche de solutions rapides, comme
le fait le G5 Sahel.
Ensuite, pour assurer la soutenabilité de l’engagement franco-allemand et
européen en Afrique de l’Ouest, Berlin souhaite mettre davantage l’accent
sur le développement économique et l’amélioration des infrastructures,
plutôt que sur l’outil militaire. Le recours à l’armée pour combattre le
terrorisme et former les forces de sécurité locales est jugé nécessaire, mais
on considère que, sans stabilisation économique, les opérations militaires
n’auront qu’un effet limité. D’où le souci qu’on rencontre aussi bien à
l’Auswärtiges Amt qu’au ministère de la Coopération économique, de porter
la composante développement de l’Alliance pour le Sahel (création rapide
d’emplois, soins de santé et d’éducation garantis, etc.) à un niveau au
moins aussi important que l’aspect sécurité du G5 Sahel. Pour finir, Berlin
espère une meilleure coordination en termes de politique de sécurité, non
seulement entre les contingents français et allemand, mais aussi entre
les missions multilatérales EUTM Mali, MINUSMA et Barkhane. Des
officiers de la Bundeswehr estiment en effet que leurs collègues français
sont trop peu enclins à transmettre les informations – malgré une certaine
amélioration entre les opérations MINUSMA et Barkhane.
(35) Entretien au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, Paris, 12 nov. 2018.
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De telles critiques n’ont rien d’étonnant étant donné les différences de
cultures politique et stratégique entre la France et l’Allemagne. Cependant,
elles ne tiennent pas compte de l’évolution de la politique française vis-
à-vis de l’Afrique telle qu’elle est aujourd’hui revendiquée à Paris. Si
l’élection d’Emmanuel Macron ne s’est certes pas accompagnée d’une
rupture, ne serait-ce que parce que la sécurité reste au cœur de cette
politique, les inflexions sont bien réelles. Pour commencer, l’exécutif table
sur une approche multilatérale, cherchant systématiquement à impliquer
ses partenaires et les instances internationales concernées, et joue en
particulier la carte de l’européanisation. Ensuite, bien conscient des
limites du tout militaire, il accorde davantage d’importance aux questions
économiques, à l’éducation et à l’évolution des sociétés africaines – ce
dont témoigne notamment la réforme de l’aide au développement. Enfin,
il cherche à ne plus se focaliser uniquement sur les élites dirigeantes,
mais également à dialoguer avec des représentants de l’opposition et de la
société civile. De telles inflexions rendent la politique française vis-à-vis
de l’Afrique plus compatible avec celle de l’Allemagne et ne sauraient être
sous-estimées. Si les différences entre les deux approches persistent, les
complémentarités sont devenues plus évidentes.
A u - de l à de l a l o g i qu e de c r i s e
A court et moyen terme, la coopération franco-allemande sur le terrain
militaire demeurera indispensable. En raison des réticences de l’Allemagne
concernant de nouvelles opérations de la Bundeswehr, elle ne s’intensifiera
sans doute pas, mais restera à un niveau d’engagement similaire. De
plus, il est vraisemblable que la France et l’Allemagne poursuivent et
approfondissent la coordination de leur politique en matière d’aide au
développement. Au-delà, trois dossiers se prêtent particulièrement bien à
la coopération franco-allemande et européenne.
En premier lieu, lutter contre l’insécurité implique de renforcer, voire de
reconstruire le système régalien des pays concernés. Dans nombre d’Etats
d’Afrique de l’Ouest, l’appareil d’Etat est tellement fragilisé qu’il n’a pas
l’autorité nécessaire pour lutter contre la criminalité organisée et assurer
la sécurité de la population. Dans les situations les plus détériorées,
les djihadistes profitent du vide d’autorité étatique et les trafics se
développent, notamment la traite d’êtres humains. Il est par conséquent
urgent de les aider, par des moyens techniques, mais aussi et surtout
financiers, à consolider leur appareil de sécurité (armée et gendarmerie),
à reconstruire un système de justice efficace et crédible, ainsi qu’à lutter
contre la corruption.
De plus, la stabilité passe par l’économie. La France et l’Allemagne
soutiennent toutes deux la politique commerciale de l’Union européenne
à l’égard de l’Afrique, pourtant considérée sur le continent comme
asymétrique, injuste et nuisible au développement local. La grande
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majorité des Etats d’Afrique de l’Ouest rejette l’accord de partenariat
économique (APE) conclu en 2014 avec l’UE, auquel ils reprochent de
protéger les exportations agricoles européennes et d’étouffer les velléités
d’industrialisation africaines (36). L’Accord de Cotonou sur lequel repose
l’APE expire en 2020 et les négociations pour un nouvel accord ont débuté.
Elles devraient être l’occasion d’ajuster le partenariat, pour le rendre plus
compatible avec un développement économique durable de l’Afrique.
Enfin, pour les Européens, il est indispensable de mieux comprendre
les dynamiques des sociétés africaines. La France et l’Allemagne disposent
de réseaux très différents, mais complémentaires sur le continent africain
(notamment grâce à la diaspora pour l’une, aux fondations politiques pour
l’autre (37)). Il serait dans leur intérêt d’instaurer un espace de dialogue
consacré aux évolutions sociétales en Afrique et de faire jouer les synergies
pour approfondir leurs relations avec les sociétés civiles locales.
Qu’il s’agisse de gestion de crise ou de collaboration sur des dossiers
de long terme, les divergences d’intérêts, de priorités politiques et de
choix des instruments continueront à compliquer leur coopération. Paris
et Berlin devront donc continuer à déployer d’importants efforts pour
améliorer leur communication et concilier leurs positions aux différents
échelons ministériels, ainsi qu’au niveau le plus élevé de l’Etat. A cette
fin, les mécanismes de concertation prévus par le traité bilatéral que la
Chancelière et le Président français ont signé le 22 janvier 2019 à Aix-la-
Chapelle leur seront utiles pour rapprocher les cultures stratégiques des
deux Etats et être à l’écoute de l’autre.
(36) Salif Koné, « L’Accord de partenariat économique entre l’Union européenne et l’Afrique de l’Ouest.
Leçons d’une négociation », Négociations, vol. XXIX, n°1, 2018, pp. 121-141.
(37) Considérées comme des ONG privées mais financées par des fonds publics, ces dernières ont un accès
direct à la société civile et aux représentants des partis politiques des pays dans lesquels elles sont implantées
– y compris ceux de l’opposition.
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