Appel à contribution n 11: Codes, codeurs & codeuses. Étudier l'informatique comme elle s'écrit

 
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Appel à contribution n° 11: Codes, codeurs &
codeuses. Étudier l’informatique comme elle s’écrit
Date limite d’envoi des propositions : 17 janvier 2020

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/reset/1848
ISSN : 2264-6221

Éditeur
Association Recherches en sciences sociales sur Internet

© Association Recherches en sciences sociales sur Internet
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                Codes, codeurs & codeuses.
   Étudier l’informatique comme elle s’écrit

        DATE LIMITE D’ENVOI DES PROPOSITIONS : 17 JANVIER 2020

Numéro coordonné par Gabriel Alcaras (CMH, ENS-EHESS), Manuel
Boutet (GREDEG, Université de Nice Sophia Antipolis) et Antoine
Larribeau (EXPERICE, Université Paris 13).

Note aux contributrices & contributeurs

Les propositions d’article se font d'abord sous la forme de résumés de 3 000 signes
maximum (espaces comprises, bibliographie exclue). Rédigées en anglais ou en français,
elles présentent de façon précise la question de recherche, la méthodologie utilisée
et le cadre théorique employé. Elles insisteront sur l'intérêt scientifique de l'article
proposé au regard de la littérature existante et, le cas échéant, de l'appel à
communication. Elles veilleront également à préciser les matériaux empiriques
mobilisés (nombre et type d’entretiens, échantillonnage et traitements statistiques,
justification du corpus de sites étudiés, etc.). Elles pourront être accompagnées d'une
courte bibliographie. Les propositions sont à envoyer avant le délai indiqué dans l'appel,
aux quatre adresses suivantes :

Revue RESET reset@openedition.org
Gabriel Alcaras gabriel.alcaras@ehess.fr
Manuel Boutet manuel.boutet@gmail.com
Antoine Larribeau antoine.larribeau@ens-lyon.fr

Ces courtes propositions sont anonymisées puis font l'objet d'une première sélection par
le comité de rédaction et par les coordinateurs du numéro afin d'assurer la pertinence
scientifique et thématique des articles à venir. Les auteur·e·s des résumés retenus sont
ensuite invités à soumettre un article complet.

Les algorithmes s’invitent dans le débat public et scientifique avec une
régularité croissante ; la question des enjeux de pouvoir, politique ou
économique, n’est alors jamais bien loin (Cardon, 2015). Ces
questionnements sur la nature, les usages et les effets des algorithmes,
essentiels pour les interroger en tant que dispositifs politiques, tendent
parfois à laisser de côté le travail, sans cesse renouvelé, de production et
de maintenance de ces infrastructures techniques. Or l’écriture
informatique concerne aussi bien les activités amatrices (programmer sa
calculatrice    scientifique)   qu’expertes (l’ingénierie  logicielle), les
professions de l’industrie numérique (les développeurs web ou jeux vidéo)
que celles où le code a fait irruption (Gollac & Kramarz, 2000), le rapport
esthétique des hackers à la technique (Coleman, 2012) que son emploi à
des fins politiques (Vicente, 2017).
Si algorithmes et codes sont liés en pratique, une étude précise de chaque
objet demande une articulation théorique et méthodologique différente.
L’analyse des algorithmes s’intéresse à la programmation et aux
dispositifs qu’elle crée. En tant qu'activité intellectuelle, la programmation
n'est pas nécessairement liée au numérique, ni même aux ordinateurs.
Alan Turing (1937) emploie d’ailleurs le terme computer pour désigner un
« calculateur », c’est-à-dire non pas une machine, mais un être humain qui
calcule (Mélès, 2015). À ce titre, l’informatique s’inscrit dans le
prolongement de l’histoire des écritures administratives (Agar, 2003 ;
Gardey, 2008). Enquêter sur les codes invite plutôt à se pencher sur l’acte
concret d’écriture des programmes, dont le but est de produire un texte
qui sera interprété ou compilé par les machines, inséré dans des
infrastructures matérielles et logicielles, lu et amendé par des collègues,
copié-collé par des hobbyistes et ainsi de suite. Les propriétés
fonctionnelles de ces inscriptions méritent d’être examinées, notamment
par les collaborations originales qu’elle favorise, par les coûts
environnementaux qu’elle engendre ou par sa participation à la
construction scripturale de la réalité (Denis, 2018).
En ce sens, « coder » n'est pas la même chose que « programmer ». Cette
précision analytique permet de repérer comment des différences
techniques sont redoublées de distinctions au sens sociologique du terme.
Par exemple, une différenciation entre coder et programmer se formalise
avec l’administration du superordinateur ENIAC dans les années
1950 (Ensmenger, 2010 : 124). Elle permet alors de dévaloriser le travail
des femmes qui codent ces machines comme une activité matérielle
triviale, peu qualifiée et assimilable au secrétariat ou à la dactylographie,
par opposition à la programmation qui, revue à la hausse comme une
activité intellectuelle, qualifiée et planificatrice, avec sa part de
responsabilités, nécessiterait l’emploi d’hommes et justifierait une
supériorité hiérarchique. De nos jours, cette distinction paraît moins
opérante, tant le codage est communément assimilé à la programmation,
ce qui pourrait expliquer en partie la surreprésentation des hommes dans
ces métiers.
Ce numéro de RESET se donne donc pour but d’encourager des travaux
originaux et empiriques qui abordent le numérique sous l’angle des codes
et de ses auteur·e·s, mettant en lumière le travail concret d’écriture des
programmes, les rapports différenciés à l’informatique et, plus largement,
les conditions de production du code. L’objectif est de dialoguer avec les
nombreuses approches déjà mobilisées par les sciences humaines et
sociales, qu’il s’agisse des algorithmes, des programmes (Méadel & Sire,
2017), des interfaces (Galloway, 2012), des plateformes (Abdelnour &
Bernard, 2018 ; Bastard et al, 2017), des API (Ermoshina, 2017), des
software studies (Manovich, 2013) ou encore des code studies (Marino,
2010).
L’appel est ouvert à l’investigation d’un large éventail d’activités liées aux
codes sources. Ces derniers ne s’arrêtent pas aux langages de
programmation, tels que le C ou le Python −dont la diversité des
philosophies et des communautés interroge − ni même aux laboratoires
de recherche en informatique (Jaton, 2019). Ils peuvent également inclure
les langages de markup comme le HTML, Latex ou BBcode ainsi que
l’ensemble des textes qui accompagnent le code source, de la
documentation technique aux fichiers de configuration. Ces textes
favorisent le réemploi des codes suivant des réseaux et des chaînes de
solidarité technique très ouverts et étendus aujourd’hui grâce à
internet (Dodier, 1995). De même, les figures emblématiques et parfois
fantasmées, notamment hackers et geeks, peuvent être intéressantes à
analyser. Nous invitons toutefois aussi à regarder au-delà pour décrire un
ensemble de pratiques différenciées, des programmeurs virtuoses aux
petites mains du code (Dagiral & Peerbaye, 2012).
Nous remarquons ainsi que peu de travaux sociologiques abordent de
front la figure professionnelle, pourtant devenue ordinaire, du
développeur. Symétriquement, les enquêtes sur les pratiques du code
dans des professions non expertes de l’informatique, comme l’emploi des
macros excel dans le secrétariat, brillent par leur absence. Enfin, ces
pratiques du code s’expriment dans des contextes également variés : les
codes peuvent être ouverts ou propriétaires ; écrits par des amateurs ou
des professionnels, par des ingénieures auto-entrepreneures ou par des
développeurs salariés, travaillant à domicile, en espace de co-working ou
en open space ; imbriqués dans des logiques marchandes ou des
contextes militants ; gérés à petite échelle par quelques contributeurs
occasionnels ou insérés dans des infrastructures scripturales quasi-
bureaucratiques. Les contributions pourront traiter ces nombreuses
facettes du code en gardant à l’esprit deux types de préoccupations.
Premièrement, le numéro invite à faire une place tant à la matérialité
propre des codes sources, dans une démarche de sciences sociales
soucieuses des techniques (Dagiral & Martin, 2017) qu’aux conditions
matérielles de leur production. Entre autres ressources utiles,
l’anthropologie et la sociologie de l’écriture permettent ainsi d’analyser les
relations entre la matérialité de l’écriture du code, les processus cognitifs
liés    à   la   programmation       et    les   rapports    sociaux   entre
développeurs (Goody, 1979; Olson, 1998). Sans aller jusqu’à établir une
équivalence entre le code source et les codes juridiques (Lessig, 1999), le
code source peut être qualifié d’acte d’écriture (Fraenkel, 2007), c’est-à-
dire de texte performatif, ce qui introduit de nombreuses contraintes dans
sa rédaction. La pertinence de la notion de performativité pourrait
d’ailleurs être questionnée dans le contexte du code. Plus largement, les
conditions de production des codes mériteraient également d’être prises
directement pour objet. De nombreux travaux ont déjà jeté des bases pour
une compréhension des imbrications entre code et politique, que ce soit à
travers l’éthique hacker (Coleman 2012 ; Auray, 2013), les publics
récursifs des geeks (Kelty, 2008) ou la gouvernance par et pour le
code (Auray, 2009 ; Ermoshina, 2017). En revanche, ces travaux ont deux
limites : d’une part ils étudient le domaine du logiciel libre en le
considérant comme une sphère politique indépendante, laissant ainsi de
côté les conditions d’emploi de la majorité des travailleurs du code ;
d’autre part ils ignorent largement les modèles économiques dans
lesquelles cette activité est inscrite, dans le logiciel libre et l’open
source comme ailleurs (Demazière, Horn, & Zune, 2008, 2013).
Le numéro encourage également les perspectives historiques qui
replacent le code source dans des évolutions de long terme. Si l’image du
codeur courbé sur son clavier et happé par son écran nous apparaît
aujourd’hui aller de soi, c’est seulement à la fin des années 1960 qu’il
devient possible d’écrire, de compiler et d’exécuter un programme sur la
même machine (Waldrop, 2002: 142-147), des années avant que la
plupart des codeurs commencent à visualiser sur un écran le code qu’ils
éditent. Enfin, le rôle d’internet dans la transformation du travail du code
occupe une place de premier choix pour l’analyse socio-historique, que ce
soit dans l’émergence de communautés en ligne, le changement d’échelle
de la coopération logicielle ou encore l’entrée dans le code par
l’autodidaxie. Dans l’esprit de la revue RESET, les propositions prendront
soin d’interroger les propriétés a priori révolutionnaires d’internet, en
prenant au sérieux les continuités des pratiques, comme le partage des
codes sources, pour mieux mettre en valeur leurs transformations
effectives et les éventuelles ruptures.
Les contributions pourront s’inscrire dans trois pistes de recherches.
Pistes de recherche
   1. Coder comme activité et comme travail
Ce numéro encourage tout d’abord les contributions qui pourront fournir
une description détaillée et située en réponse à la question : « qu’est-ce
que coder » ? Une première approche consiste ici à s’intéresser au
contenu même de cette activité. En particulier, l’acte d’écrire du code
source se distingue d’autres formes d’écritures par son caractère
performatif (Denis & Pontille, 2010), dont il conviendra de préciser les
conditions pour saisir ce qui le rapproche ou le distingue d’autres actes
d’écriture. L’émergence et la gestion de la « dette technique », c’est-à-dire
des contraintes liées à l’accumulation de code ancien (legacy code) et de
bugs non résolus qui pèsent sur l’écriture présente, est un des nombreux
cas qui pourraient être mobilisés. Par ailleurs, l’apprentissage de la
programmation suppose aussi de se confronter à différentes formalisations
des savoirs. Dès lors, cet apprentissage rejoint les travaux sur le « rapport
scriptural-scolaire » au langage (Lahire, 2008), qui suppose de savoir
passer d’un rapport pratique à un rapport plus réflexif afin de parvenir à
« maitriser » le code.
Une deuxième piste suggère d’explorer le « rapport opératoire » des
développeurs au « monde écran » (Bidet, 2011), par exemple à travers les
outils, matériels ou logiciels, qui sont employés par les programmeurs
pour percevoir, écrire et manipuler le code. Le monde foisonnant des
éditeurs de texte en fournit un bon exemple, à commencer par les
fameuses querelles qui opposent les défenseurs de Vi et les champions
d’EMACS, jusqu’au marché des IDE (Integrated Development Environment)
que de gigantesques corporations investissent, comme Microsoft ou IBM,
mais qui ont aussi leurs concurrents − et leurs marchés de niches.
Par ailleurs, le travail du codeur ne peut pas être résumé à l’écriture pure
et simple du programme. On pourra par exemple se pencher sur les
longues périodes de lecture (du code source des collègues, de la
documentation), sur les recherches sur Stack Overflow, sur le processus
critique de débogage, la nécessité d’être à jour sur les nouvelles
techniques en adoptant « une attitude de veille permanente » (Lelong,
Thomas et Ziemlicki, 2004), etc. Le travail des codeurs déborde souvent
ce qui relèverait du strict nécessaire pour finaliser un programme, et peut
inclure, selon les contextes historiques et organisationnels, de la
maintenance d’infrastructures ou du service client. Or si l’écriture de mails
et l’écriture de code peuvent avoir un air de famille pour l’analyste, ce
n’est pas toujours vécu ainsi par les professionnels.
Enfin, coder s’avère souvent être une activité d’écriture à plusieurs mains.
Parfois pratiquée à grande échelle comme dans le cas des logiciels libres,
elle a alors été étudiée sous l’angle de la cognition distribuée (Conein,
2004). Quelles sont les modalités pratiques et les conditions matérielles de
cette écriture collective ? Ce changement d’échelle a été permis par des
innovations conceptuelles, comme la modularité introduite par le système
UNIX, des mouvements juridiques et politiques, comme le logiciel libre et
les licences GPL, mais aussi des infrastructures de collaboration et de
partage. Rappelons le rôle important des Bulletin Boards Systems ou des
listes de diffusion (Paloque-Bergès, 2018), au point que la gestion de la
messagerie électronique devient l’une des tâches principales d’un
développeur, à l’instar d’autres métiers (Akrich, Méadel, & Paravel, 2001;
Bretesché, Corbière, & Geffroy, 2012; Denis & Assadi, 2005). Plus
récemment, de nouveaux outils ont gagné le milieu du développement
logiciel, comme le contrôle de version, bouleversant les pratiques
collaboratives des ingénieurs (Couture, 2012). Comment comprendre,
dans le monde de Git et de ses plateformes, les formes de coordination,
les valeurs, les normes et les rituels qui permettent la gestion des
collectifs d’écriture du code, professionnels comme militants ? Pour
apporter des réponses situées et empiriques, on pourra ainsi s’intéresser à
la place qu’y occupe le télétravail (voir axe 2), ou encore aux nouvelles
articulations entre écrit et oral au sein de ces espaces de travail, les deux
ayant connu des formes de systématisation − l’écrit avec les outils de
gestion de version et des tickets, l’oral avec les méthodes dites “agiles” et
les réunions fréquentes qu’elles prescrivent et cadrent.

   2. Le code : professions et industries
Les propositions qui se pencheront sur l’émergence des professions et des
industries du code sont également les bienvenues. En 1969, IBM décide de
séparer (unbundling) matériel et logiciel. Ce dernier devient alors un objet
marchand à part entière et le travail du code devient la compétence d’une
nouvelle profession, les ingénieurs logiciels. Ces reconfigurations pourront
être étudiées à travers leurs conséquences, par exemple sur les
caractéristiques    socio-démographiques      des    employées    −    Marie
Hicks (2017) montre comment la revalorisation du métier de programmeur
en Grande Bretagne s’est accompagnée de sa masculinisation. Une
approche en terme de carrières pourrait quant à elle mettre en valeur des
parcours de professionnalisation différenciés, à l’instar des développeurs
de logiciels libres (Vicente, 2015) ou des ingénieurs qui deviennent des
capital-risqueurs. On pourra enfin s’attacher à décrire les situations
d’emploi. La question du lieu de travail est souvent centrale et les
configurations sont très variées : en effet, dans une industrie globalisée,
une équipe peut partager le même open space ou bien être « multi-
située » en favorisant le télétravail ou encore mêler ces deux
configurations. De même, les statuts des codeurs mériteraient une
analyse à part entière, pour distinguer les ingénieurs-actionnaires des
grandes entreprises de la Silicon Valley (Lecuyer, 2007) des auto-
entrepreneurs plus précaires qui peuvent collaborer sur un même projet.
Le management du code et des ingénieurs constitue un autre point
d’entrée intéressant sur ces professions. En 1975, Frederick Brooks publie
un livre qui fait date dans l’histoire du management informatique, The
Mythical Man-Month (Brooks, 1995 [1975]). Lui-même codeur et
responsable d’équipe chez IBM, il fait un portrait du code comme une
activité par essence artisanale (craft) et, dans ce cadre, il fait l’éloge des
petites équipes et des start-ups mobiles qu’il oppose aux grandes
entreprises monolithiques. Aujourd’hui, si les projets et les start-ups sont
loin d’avoir disparu, force est de reconnaître que le code est devenu
depuis une activité industrielle, massive et rationalisée. Des techniques de
management spécifiques (Agile, SCRUM) et des formes de contrôle par les
pairs originales (code reviews, pull requests) ont été inventées et se sont
généralisées, en permettant d’augmenter les cadences et de maximiser la
productivité de chaque développeur, au détriment pour certains de ce qui
faisait l’attrait propre d’une pratique artisanale (Kraft, 1977). À l’étude de
ces différentes méthodes et de leur mise en oeuvre pratique, on pourrait
adosser une analyse du rôle des managers et de la structuration des
équipes.
Enfin, le numéro invite les propositions à étudier l’irruption du code dans
des milieux professionnels qui lui sont connexes (jeu vidéo) ou étrangers.
On peut penser à l’investissement de plus en plus important de la part de
certains milieux universitaires dans des langages comme Python ou R, la
valorisation du machine learning dans les disciplines biologiques ou
encore les nouvelles compétences requises par les simulations en sciences
physiques. Même dans des milieux où le code est présent depuis
longtemps, le poids croissant des industries numériques peut générer des
reconfigurations radicales. La gouvernance des projets open source, au
demeurant déjà bien étudiée (Auray, 2003, 2005 ; Broca, 2013), mériterait
d’être à nouveau évaluée à l’aune de ses ambiguïtés (Kelty, 2016), entre
responsabilisation néolibérale et participation citoyenne, d’autant que de
nombreux projets open source dépendent des ressources humaines et
économiques des grandes corporations numériques, comme Google ou
Microsoft (Berry, 2008: 134, 159).

   3. Quels rapports aux codes ?
Le numéro invite également les contributions à interroger le rapport entre
le code et les personnes qui l’écrivent. En la matière, le thème de l’éthique
hacker est devenu incontournable (Himanen, 2001). Coder constituerait
ainsi une activité créative, à mi-chemin entre bricolage et pratique
ludique, guidée par le plaisir de la résolution de problèmes logiques. En
bref, coder serait fondamentalement fun. À rebours de cet enthousiasme
sans borne, il ne faudrait pas voir dans « l’engouement pour le faire [...]
que la simple expression d’une nouvelle ruse de la raison
capitaliste » (Lallement, 2015: 20). La question de l’engagement dans le
travail du code devient alors centrale pour expliquer et comprendre les
investissements considérables de certains codeurs. Il faudrait parvenir à
une description fine de ce qui constitue et ce qui sépare le « sale boulot »
du « vrai boulot » (Bidet, 2011), et restituer autant les formes
d’engagement valorisantes que des rapports aux codes plus routiniers,
déplorés par certains depuis la fin des années 1970 (Kraft, 1977). Entrer
dans le sens que les professionnels donnent à leur pratique du code
pourrait demander d’explorer ces communautés professionnelles qui se
constituent autour de chaque langage et de sa « philosophie », et les
« bonnes pratiques » qu’elles mettent en avant et qui varient
remarquablement de l’une à l’autre. La pluralité des rapports à
l’informatique pourra également être examinée au regard des rapports
aux sciences et en questionnant par exemple la séparation entre une
dimension instrumentale ou à l’inverse « esthétique », reliée au goût du
défi intellectuel mathématique (Zarca, 2009).
La question du rapport aux infrastructures est également une piste à
suivre. D’un côté, les infrastructures logicielles seraient invisibles tant
pour les utilisateurs, qui ne les remarquent que lors des pannes, que pour
les programmeurs qui y entretiennent un rapport familier et presque
ordinaire (Star, 1999). D’un autre côté, une part importante des
développeurs constitueraient des « publics récursifs » (Kelty, 2008), qui
veillent sur les infrastructures dont ils se servent, qui connaissent
l’interdépendance de ces dispositifs et, surtout, qui sont compétents pour
ouvrir la boîte noire des programmes. Une étude précise du souci et du
soin des infrastructures permettrait d’expliquer pourquoi deux
programmes essentiels au fonctionnement d’internet, le noyau Linux qui
alimente la majorité des serveurs, et OpenSSL qui chiffre les échanges sur
le web, bénéficient pourtant de visibilités radicalement différentes : Linux
abrite des célébrités du milieu, comme Linus Torvalds, et attire des
milliers de contributions chaque mois, tandis qu’OpenSSL n’est sorti de
l’ombre qu’après avoir été identifié comme responsable de Heartbleed,
l’une des plus importantes failles de sécurité qu’internet ait connue.
Une autre piste pour l’enquête serait d’interroger les rapports aux codes
sources, en démêlant les liens entre appréciation esthétique, normes et
légitimité des codes. De nombreux informaticiens ont qualifié le code
d’art (Knuth, 1974), tout en le mettant en tension avec la science
informatique. Le langage Python donne une illustration intéressante de
cette tension opposant, d’une part, un standard rigide connu sous le nom
de PEP8 qui dicte par exemple la longueur maximale des lignes, et,
d’autre part, une appréciation des emplois « idiomatiques » du
Python (pythonic code) qui reflèterait au mieux la « philosophie » du
langage. Ces jugements posent la question de la légitimité et du prestige
différentiels des pratiques à l’intérieur et entre différentes communautés
de code − les frontières entre ces communautés demandant sans doute à
être interrogées.
Enfin, ce numéro encourage les propositions autour des rapports non
professionnels au code et de ce que l’on peut appeler des « contributions
ordinaires » (Rankin, 2018), telles que programmer sa calculatrice
scientifique en recopiant des programmes tout prêts, rédiger et partager
des macros excel, écrire des messages dans des langages de
markup (HTML, Markdown, Wikicode ou Bbcode) sur des sites, wiki ou
forums. Il peut aussi s'agir d'examiner les ressorts d'une pratique amateur
de la programmation, qu'il s'agisse de loisirs ou d'un "travail-à-
côté" (Weber, 1989 ; Flichy, 2010).

       Note aux contributrices et contributeurs
Les résumés des articles (3 000 signes maximum) sont attendus pour le
17 janvier 2020. Ils sont à envoyer aux quatre adresses suivantes :
Revue RESET reset@openedition.org
Gabriel Alcaras gabriel.alcaras@ehess.fr
Manuel Boutet manuel.boutet@gmail.com
Antoine Larribeau antoine.larribeau@ens-lyon.fr
Ces courtes propositions sont anonymisées puis font l'objet d'une
première sélection par le comité de rédaction et par les coordinateurs du
numéro afin d'assurer la pertinence scientifique et thématique des articles
à venir. Les auteur·e·s des résumés retenus sont ensuite invités à
soumettre un article complet.

Calendrier
     Date limite pour les propositions d’articles (résumé de 3 000 signes
      maximum, espaces compris et bibliographie exclue) : 17 janvier
      2020.
     Réponse aux auteur·e·s : début février 2020.
   Date limite de remise des articles (40 000 à 60 000 signes, espaces
       compris et bibliographie exclue) : 10 avril 2020.

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